Cheikh al-Mahdî (1737-1815), uléma, médiateur et businessman
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« C'était un rêveur ; cela se devinait tout de suite. J'avais peine à croire que ce rêveur était toutefois un homme d'affaires avisé, qui avait su concilier son amour de l'art et la bonne santé de son portefeuille. »
Léo Mallet, Le Dé de jade.
1De par son origine copte, sa double formation musulmane mamelouke et azharite, sa triple carrière administrative, « universitaire » et « commerciale », cheikh Muhammad al-Mahdî a été sans conteste le premier des Égyptiens aux yeux des principaux acteurs et témoins de l’expédition française. S’il fait l’unanimité chez les auteurs et les responsables français, son rôle et sa personnalité sont fortement controversés chez ses compatriotes qui évoluent entre la neutralité bienveillante, la réserve ou la franche hostilité.
2Nous disposons de deux sources importantes d’information sur ce cheikh qui, par plus d’un point, ne ressemble pas aux autres. Toutes deux émanent de contemporains qui l’ont connu de près et ont été ses collègues et amis : l’orientaliste Jean-Jérôme Marcel, traducteur d’un ouvrage qu’il lui attribue et imprimeur de l’expédition ; et le célèbre historien Abd al-Rahmân al-Gabartî. Par chance, les deux sources se complètent, bien que chacune ignore l’autre. Tous les biographes ultérieurs de cheikh al-Mahdî s’y réfèrent, même si la plupart feignent d’ignorer la copieuse notice biographique que Marcel lui a réservée1. Aussi allons-nous ici exposer cet apport majeur à la connaissance de la carrière d’al-Mahdî et, en nous servant des renseignements fournis par Gabartî, tenter de reconstituer un itinéraire à plusieurs égards singulier. Les détails donnés par Marcel ont été « en partie communiqués par le cheikh lui-même », et estimés, à ce titre, « totalement inédits » par leur auteur2.
Une double généalogie
3Cheikh Muhammad al-Mahdî est né à Nahia, dans la province de Gîza, en l’an 1150 de l’hégire, correspondant en partie à l’an 1737 de l’ère chrétienne3. D’une famille copte, il reçoit en naissant le nom de Hibatallâh et suit la religion chrétienne durant les premières années de son existence. Abifanyûs Fadlallâh, son père, exerçait les fonctions d’administrateur financier dans la maison du Mamelouk Sulaymân al-kâshif (lieutenant-général), lui-même élevé dans la maison d’Ibrâhîm al-kikhya où il devient chef des gardiens de la pipe (chouboukchy pachy), alors que son compagnon ‘Alî – le futur ‘Alî bey al-Kabîr – est encore préposé aux armes (selahdar agha). C’est à l’occasion du pèlerinage de 1163/1750, dirigé par leur maître en tant que amîr al-hajj, et où ils s’illustrèrent par de hauts faits d’armes, que Sulaymân accéda au titre de kâshif et que ‘Alî fut promu bey par ordre du divan4. Hibatallâh avait à peine treize ans quand son père devint intendant du premier ; lequel remarqua le jeune homme, le prit en amitié et voulut « le mettre au nombre des mamelouks attachés à sa maison »5.
4L’adolescent n’avait, cependant, aucun goût pour les armes ; comme il en éprouvait un « très vif pour l’étude des sciences et des lettres, il préféra la carrière des fonctions civiles »6. Sulaymân résolut alors de le faire recevoir au nombre des étudiants d’al-Azhar. Mais pour entrer dans cette mosquée-université il faut être musulman : « Le jeune copte, écrit Marcel, fut donc forcé d’embrasser l’islamisme... Il changea alors son nom de Hebat-Allah en celui de Mohammed, et reçut le surnom d’El-Mohdy (le bien conduit) qui faisait allusion à son entrée dans le sentier des vrais croyants. »7
5Nous savons, par la notice nécrologique que lui consacre Gabartî8, que la conversion d’al-Mahdî eut lieu sous les auspices de cheikh Muhammad al-Hifnî (ou Hifnâwî9, mort en 1767) qui « le couvrit de ses attentions et l’illumina de ses lumières ». Il est à remarquer que Marcel ne souffle pas mot de cet illustre cheikh qui éleva le jeune converti comme un fils, et ne dit pas qu’il « a renié sa famille », comme l’affirme Gabartî. Celui-ci, par contre, ignore totalement le rôle de Sulaymân al-kâshif dans le bouleversement de la vie d’al-Mahdî et insiste sur l’amour dont le combla et l’intérêt que lui porta son père adoptif.
6Al-Mahdî, après avoir appris le Coran, suivit les cours des plus grands professeurs d’al-Azhar. Il étudia les autres grands textes (mutûn)10 et apprit par cœur le manuel de fiqh shâfi’ite d’Abû Shujâ‘, la fameuse Alfiyya11 d’Ibn Mâlik.
7Parmi ses maîtres, Gabartî cite, outre cheikh al-Hifnî et son frère Yûsuf, les cheikhs al-’Adawî, ‘Atiyya al-Ajhûrî, al-Dardîr, al-Bîlî , al-Kharashî, Abd-al-Rahmân al-Muqri' et al-Sharqâwî. « Il travailla nuit et jour, réussit bien et fut remarqué ; après la mort de cheikh al-Hifnî, il suivit avec assiduité les séances de zikr de cheikh al-Dardîr. »12
8Il ne tarda pas à être jugé digne d’être nommé cheikh lui-même, résume Marcel, tandis que Gabartî, tout aussi laconique, rapporte qu’il accéda à l’enseignement en 1190/1776. Si l’on suit la date de naissance donnée par son ami Marcel, cheikh al-Mahdî avait alors quarante ans. Ce qui nous semble bien tardif pour un esprit aussi brillant.
9De fait, les années « perdues » pour l’enseignement furent loin d’être « chômées » par notre cheikh. Marcel nous fournit des informations précises que Gabartî néglige totalement. Mais qu'il serait étonnant qu’il ignorât.
10Les deux histoires d'al-Mahdî et de ‘Alî bey13 étant intimement liées, comme le souligne Marcel14, il faut, pour retrouver la carrière du cheikh, revenir à celle, fulgurante, du prince mamelouk. Ce favori d’Ibrâhîm al-Kikhya accède au titre de shaykh al-balad (« bey des beys ») en 1760 et « entreprend de faire de sa maison la plus importante des maisons mameloukes »15. Comme il compte beaucoup d’ennemis, il croit « se mettre à l’abri des événements futurs, en faisant conférer le titre de bey à dix-huit de ceux qui composaient sa maison »16. Parmi les nouveaux promus se trouve Sulaymân al-kâshif, ancien protecteur d’al-Mahdî qui procurera à ce dernier, à l'âge de vingt-six ans, quelque fonction dans l’administration civile et religieuse. Al-Mahdî entrera ainsi en contact avec ‘Alî bey qui, appréciant son dévouement et ses talents, ne tarde pas à l’attacher au secrétariat du divan général du Caire17. C’est là que, retrouvant en quelque sorte une fonction familiale, il s’initie aux arcanes de l’administration financière mamelouke, et qu’il assiste aux intrigues incessantes et aux complots meurtriers que les beys montaient les uns contre les autres. On peut supposer que c’est à cette période de sa vie qu’al-Mahdî apprend les règles de prudence et de sagesse nécessaires à la prospérité, sinon à la survie, de « l’homme de cour » : celles de servir des maîtres successifs sans jamais se compromettre avec aucun d’entre eux ; de savoir gagner l’estime et l’affection de tous, dans le simple exercice des fonctions qui lui sont attribuées, sans se mêler des luttes politiques qui les sous-tendent. Au retour de son second exil (au Yémen), ‘Alî bey investit al-Mahdî des hautes fonctions de secrétaire en chef du divan général des beys. « Il conserva cette place sans interruption pendant trente-trois ans, c’est-à-dire jusqu’à l’arrivée en Égypte des Français qui s’empressèrent de l’y maintenir. »18 On ne sait à quel âge il se maria. Gabartî dit simplement : « Il se maria avec la fille de cheikh Muhammad al-Harîrî al-Hanafî ; le monde vint à lui et il se mêla aux grands », comme s’il y avait là un rapport de cause à effet. Sans nommer personne, le biographe égyptien continue : « Il obtint auprès d’eux beaucoup de biens, grâce à sa bonne conduite avec eux et à la beauté de ses paroles ; avec cela il était beau, il avait la figure souriante, la parole facile, la réponse prompte et une brillante conversation. »19 Ce que tous ses futurs interlocuteurs français ne manqueront pas de souligner.
11Pendant le règne de ‘Alî bey, puis de celui de son mamelouk, rival et successeur, Muhammad Abû Dahab, cheikh al-Mahdî reste « inviolablement fidèle à son bienfaiteur »20, notamment, souligne Marcel, durant les années de lutte entre les deux princes, après la « trahison d’Abû Dahab ». Lors de la guerre russo-turque de 1182/1768, ‘Alî bey déclare l’indépendance de l’Égypte et cherche à composer avec les Russes et les autres puissances européennes. Il ressuscite l’idéologie des dynasties mameloukes, et tente de convaincre les autres beys de « secouer le joug que la politique criminelle du Sultan avait fait peser sur ce beau royaume ». Le divan le suit et intime au pacha ottoman l’ordre de quitter le territoire de l’Égypte, désormais indépendante. À cette occasion, nous apprend Marcel, cheikh al-Mahdî fut chargé d’aller à Saint-Jean-d'Acre faire part de cette décision à cheikh Dâhir al-’Umar al-Zaydânî, gouverneur de cette ville, « avec la mission expresse de chercher à faire appuyer par lui cette audacieuse entreprise »21. Le secrétaire général du divan réussit dans son ambassade ; il parvient à décider le prince de Saint-Jean-d'Acre à joindre ses forces, celles de ses fils et de ses gendres, aux forces de ‘Alî bey22.
12Sans entrer dans les détails de la carrière de ‘Alî bey, contentons-nous de signaler les événements et les personnages auxquels cheikh al-Mahdî fut appelé à se mêler. Sa victoire acquise, ‘Alî bey boulout qapan (destructeur des orages), « Sultan d’Égypte et souverain des deux mers », appelle à la tête de ses finances l’ancien ami et protecteur de la famille d’al-Mahdî, mu‘allim Mîkhâ'îl Farhât23, en remplacement du juif Yûsuf ben Levy « qui paya de sa tête ses malversations »24. Il confie aussi « les affaires arabes » à son conseiller et ami cheikh Muhammad al-Hilbâwî al-Damanhûrî25, grand uléma et expert des finances musulmanes. Aussi peut-on affirmer que, trente ans avant l’arrivée des Français, cheikh al-Mahdî avait déjà accès aux hommes les plus puissants de l’État et avait appris auprès d’eux « les secrets de la profession ».
13Durant son dernier exil, consécutif à la trahison d'Abû Dahab, ‘Alî bey, proscrit et détrôné, avait conservé l’attachement de treize beys et du « fidèle cheykh el-Mohdy » qui avait déjà, en plus d’une circonstance, montré son dévouement et sa reconnaissance pour son protecteur »26. C’est donc lui qui est choisi pour accompagner Sulaymân bey (son premier protecteur et ami), dans sa mission pour négocier une aide russe à ‘Alî bey27. Malgré le succès relatif de la mission et nonobstant quelques victoires militaires remportées en Syrie, ‘Alî bey al-Kabîr ne peut résister aux stratagèmes et à la puissance de son rival et vassal Abû Dahab. Cheikh al-Mahdî accompagne jusqu’au bout son maître. Il fait partie de la petite troupe à laquelle celui-ci « ordonna impérieusement de prendre la fuite avant l’arrivée de l’ennemi, et de l’abandonner seul à son sort ». C’est à Gaza, bien plus tard, que les rescapés apprennent les détails de la fin tragique de ‘Alî bey28.
14Marcel ne dit rien des relations de cheikh al-Mahdî avec le nouveau maître de l’Égypte, Abû Dahab, tandis que Gabartî, dans sa chronique, comme dans sa notice nécrologique, délaisse totalement le rôle joué par le cheikh durant les deux règnes.
15Lorsque Ismâ‘îl bey succède à Abû Dahab dans les fonctions de shaykh al-balad, il forme, avec Ibrâhîm et Murâd, les derniers survivants de la maison d’Ibrâhîm kikhya. Il rappelle les proscrits de Syrie et les rétablit « dans les honneurs et dans les dignités qu’ils avaient possédés sous Aly bey. Cheykh el-Mohdy se trouva parmi ces derniers ; il reprit donc ses fonctions de Secrétaire général du divan et il ne tarda pas à mériter toute la confiance d’Ismayl bey »29.
16Comme la carrière de ce dernier a été entrecoupée de destitutions, d’exils, de victoires et de revers, dans ses démêlés avec ses deux rivaux, Gabartî ne parle de cheikh al-Mahdî qu’après l’arrivée au Caire de Hasan pacha al-Gazâ'irlî (l’Algérien) en 1200/1786 et la nomination d’Ismâ‘îl bey, chef du parti des ‘Alawiyya, à la tête de l’Égypte, soit plus d’une décennie après la mort subite d’Abû Dahab30.
17C’est durant cette décennie que cheikh al-Mahdî remplit ses fonctions de professeur à al-Azhar. On sait par Gabartî qu’il commence son enseignement en 1190/1776 et que, deux ans plus tard, il occupe la chaire devenue vacante de cheikh Muhammad al-Hilbâwî, celui-là même qu’il connut dans le divan de ‘Alî bey. C’est dire les filiations et les jeux d’influence. Là, « il expliqua les commentaires d’Ibn ‘Aqîl31 sur la Alfiyya et continua à faire assidûment ses cours avec une grande éloquence et une méthode excellente »32. C'est alors qu'il prend de l’ampleur et que sa réputation s'établit.
18Marcel ne parle nulle part de la carrière universitaire de cheikh al-Mahdî, alors que Gabartî y revient à plusieurs reprises dans sa notice. Mais l’un et l’autre insistent sur ses fonctions civiles et administratives. Pour Gabartî, ce fut Ismâ‘îl bey, devenu katkhuda (lieutenant) de Hasan pacha, qui fit la fortune de cheikh al-Mahdî. Lorsque le vizir ottoman arriva en Égypte à la tête d’une expédition militaire « pour faire rentrer la province dans l’obéissance »33, les beys, pris de panique, envoyèrent en vain une délégation d'ulémas d’al-Azhar pour implorer sa clémence34. Contrairement à ce qu'affirme Marcel, cheikh al-Mahdî n'en fit pas partie. Hasan pacha se rendit maître du Caire et pacifia une partie des provinces ; mais il dut quitter l’Égypte une année après son arrivée, en octobre 1787, en la laissant aux mains d’Ismâ‘îl bey. Le règne de celui-ci prit fin au milieu des troubles et des calamités, en 1791, « avec l’épidémie de peste qui faucha un grand nombre de Beys, parmi lesquels l’emir dominant »35. Durant les années de pouvoir d’Ismâ‘îl, d’abord en tant que katkhuda puis en tant que shaykh al-balad, cheikh al-Mahdî devint un de ses intimes : « Il allait continuellement le voir à la citadelle et passait souvent la nuit chez lui. » Le prince « le couvrit de présents, lui donna des pelisses et lui assigna des fonctions à l’hôtel des monnaies, à l’abattoir et à la perception des jawâlî »36.
19La peste de 1205/1791, ne fit que fortifier la richesse et la puissance de cheikh al-Mahdî qui fit main basse sur un grand nombre de fermages urbains, d’iltizâm (concessions fiscales) et d'administrations de waqf (biens de mainmorte ou fondation pieuse), devenus vacants après la mort des émirs : « Il s’empara de tout ce qu’il voulut dans les concessions et les terres de mainmorte... augmenta ainsi sa fortune, mais aussi sa convoitise et son amour des richesses de ce monde... Il se livra à des spéculations et à des associations commerciales fructueuses sur le lin, le coton, le riz, prit des iltizâm à al-Buhayra, Shabûr, Minufiyya, Gîza et Gharbiyya », et se fit construire une maison grandiose dans la rue Ruway‘î à Azbakiyya37.
20Marcel ne retient de cette décennie d’enrichissement et de prospérité sans limites de cheikh al-Mahdî que sa capacité de « conserver son indépendance entre les partis rivaux qui se disputaient la suprême puissance et de se ménager en même temps l’estime et la considération de chacun d’entr’eux »38. Son approche, résolument apologétique, ne retient que les aspects « moraux » du personnage dont il trace le portrait. Jamais il ne fera allusion à sa fortune ni aux moyens douteux employés pour l’acquérir. De fait, pour lui, tout préparait al-Mahdî à accueillir favorablement l’arrivée triomphante de l’armée de Bonaparte, à joindre le parti des Français et à l’embrasser « franchement, sans aucune des arrière-pensées d’une politique perfide »39.
21Gabartî, froid et lucide, écrit qu’à l’arrivée des Français, « cheikh al-Mahdî n’eut pas peur et ne s’enfuit pas du Caire comme beaucoup d’autres grands personnages ; il se mit, au contraire, en rapport avec eux, rejoignit leurs rangs, les flatta et les suivit dans leurs desseins »40.
Le scribe et le général
22C'est un homme d'une soixantaine d'années beau, riche et intelligent, ayant à son actif une carrière administrative et universitaire de plus de trente ans et un petit empire commercial et financier, qui vient, le 21 juillet 1798 41, avec ses collègues d’al-Azhar à la rencontre de Bonaparte pour lui faire part des intentions pacifiques de la population du Caire, après avoir dissuadé celle-ci de toute résistance.
23Il était sûrement déjà connu des Français du Caire, tels que Magallon et Baudeuf ; peut être aussi de Venture42, traducteur-interprète et conseiller de Bonaparte. Marcel et Gabartî sont d’accord : « Son zèle et son dévouement aussi profitables aux Français qu’aux Égyptiens, furent appréciés »43, écrit le premier ; « les Français l’aimèrent, l’honorèrent, exécutèrent ses désirs et eurent confiance en ses paroles. Il devint l’homme de référence dans leur gouvernement, durant leur séjour en Égypte, et le grand intermédiaire entre eux et les gens. »44 Avec eux, il atteindra le faîte de sa puissance et de sa renommée.
24Le divan turco-mamelouk du Caire venait de disparaître. Dès le 25 juillet, Bonaparte décide d’en constituer un nouveau où ne figurent plus que ceux qu’il considère comme les représentants authentiques de la nation égyptienne, et qui soit une sorte de compromis entre les traditions locales d’administration et le système révolutionnaire de gouvernement établi en France. Il pense ainsi trouver les médiateurs nécessaires pour étendre l’ère des gouvernements représentatifs à l’Orient45.
25« Le Caire sera gouverné, dit l’ordre de Bonaparte, par un divan composé de neuf personnes. » La liste ne comprend que les grands ulémas, conseillés par Venture et Magallon46. Cheikh al-Mahdî n’y figure pas, mais le chef français avait manifestement pensé à lui dans le rôle de secrétaire, puisqu’il enjoignait aux membres du divan de nommer « un secrétaire pris hors de leur sein ». Pour Bonaparte, fort influencé par la lecture de Volney, les ulémas sont les seuls à avoir la confiance et l’affection de tous les habitants de l’Égypte ; « C’est ce qui a, dans tous les temps, écrit-il, inspiré aux Turcs et aux Mameluks tant de jalousie contre eux, et les a décidés à les tenir loin du maniement des affaires publiques. Je n’ai pas cru devoir imiter cette politique. » Comme il est impossible de prétendre à une influence immédiate sur « des peuples pour qui nous sommes si étrangers, continue-t-il, nous devons leur donner des chefs, sans quoi ils s’en choisiront eux-mêmes. J’ai préféré les ulémas et les docteurs de la loi. »47 Cheikh al-Mahdî fut le prototype des ulémas qui ont séduit Bonaparte « parce qu’ils ont des mœurs douces, sont riches et sont animés de bons principes de morale ». Il ne cessera, tout au long de son séjour, de les cajoler, de leur donner, en toutes circonstances, les plus grandes marques de respect, et surtout d’accroître leur fortune. Il pensait « qu’en flattant leur vanité, [il satisferait] celle de tout le peuple »48.
26À peine constitué, le divan allait servir à justifier la présence française et permettre à Bonaparte de parler au peuple d’Égypte et aux autres peuples musulmans. « Obtenir de ces notabilités religieuses une déclaration en faveur des Français, était une victoire morale qui devait compléter celle des Pyramides. »49 Pour accréditer la « politique musulmane » de Bonaparte, le divan multiplia les déclarations et les lettres. La plus significative fut celle adressée au sharîf de la Mecque, datée du 20 rabî‘ I 121350, que Gabartî résume à peine51 et que les sources françaises se plaisent à citer in extenso dans sa version « traduite »52. Reybaud dit qu’elle fut « visiblement écrite sous l’influence de Bonaparte »53 mais Marcel qui affirme en posséder l'original autographe, soutient « qu’elle paraîtra d'autant plus précieuse comme pièce officielle qu'elle fut rédigée par le Cheykh el-Mohdy et que sa rédaction servira à nous le faire connaître »54. En réalité, elle nous informe plus sur les intentions et le jeu politique de celui qui l’a dictée que sur celui qui l’a réécrite, c’est-à-dire « arabisée ».
27Cheikh al-Mahdî, en tant que secrétaire du divan et le plus proche, parmi les ulémas, de Bonaparte et de ses collaborateurs, prit l’habitude de rédiger la version arabe des proclamations que l’armée et son chef allaient multiplier à l’adresse de la population. Il sera en quelque sorte le rewriter officiel des textes conçus par Bonaparte et mal traduits par Venture et son équipe55. Gabartî, qui n’a pas manqué de se gausser de l’arabe des premières déclarations56, reconnaît dans les suivantes le style et les mots de cheikh al-Mahdî57.
28Toutefois, il nous paraît vain de chercher la moindre trace personnelle, la moindre nuance de pensée propre à cheikh al-Mahdî dans les diverses déclarations qu’il a, certes, écrites de sa main, mais qui furent voulues et dictées par Bonaparte. Il n’a fait qu’accomplir, avec loyauté et élégance, la fonction plus que millénaire de scribe, dans la tradition administrative arabo-musulmane58.
29Napoléon, dans ses mémoires sur les Campagnes d’Égypte et de Syrie, le salua comme étant « le plus éloquent, le plus instruit et le plus jeune de ceux de Gâma el-Azhar » et « aussi celui qui était le plus dans sa confiance ». Il alla jusqu’à travestir la réalité en prétendant qu’il traduisit les proclamations en vers arabes : « Des strophes, fabule-t-il encore, ont été apprises par cœur et sont encore récitées au fond des déserts de l’Afrique et de l’Arabie. »59 Les sources arabes, pourtant toujours prolixes en citations poétiques, n’ont conservé le souvenir d'aucun vers de ces fameuses strophes !
30Par le truchement de Venture, avec lequel cheikh al-Mahdî « était intimement lié et se concertait ordinairement »60, Bonaparte pouvait communiquer avec ce dernier et se faire entendre de lui. N’ayant plus, après l’élimination des Mamelouks, que les ulémas du divan pour interlocuteurs, il s’attacha à leur reconnaître un pouvoir qui dépassait toutes leurs espérances afin d’augmenter leur crédit auprès du peuple. Aussi, « tous leurs villages, toutes leurs propriétés particulières » furent-ils « ménagés avec une délicate attention ». Bonaparte savait que parler d’argent aux prêtres, c’était toucher leur corde sensible ; le résultat ne se fit pas attendre : « Il y avait à peine un mois que l’armée était entrée au Kaire, que déjà les sentiments des Cheiks avaient changé. » Cheikh al-Mahdî occupait une place de choix parmi ceux dont la protection était désormais « recherchée, non seulement par les musulmans, mais même par les chrétiens coptes, Grecs, Arméniens établis dans le pays ». Il savait, par son habileté et son expérience des caprices des princes, trouver les parades, les compromis et les issues dans les situations délicates où les gouvernants se trouvent aux prises avec les principes sacrés de la religion et leurs porte-parole. Ainsi, lorsque Bonaparte demanda « un fetfa à Gâma el-Azhar qui ordonne au peuple de prêter le sermon d’allégeance » c’est-à-dire, en fait, une bayca en bonne et due forme (chose inimaginable sans la conversion de Bonaparte et de son armée à l’islam), ce fut cheikh al-Mahdî qui proposa, après avoir ramené les difficultés de la conversion à deux problèmes difficilement surmontables – la circoncision et le vin – de « permettre aux soixante cheikhs de Gâma el-Azhar de poser la question publiquement et de délibérer sur cet objet ». Puis, quand les quatre muftis admirent que la circoncision n’était qu’une perfection, « simplement recommandée », cheikh al-Mahdî proposa encore une fois de séparer cette partie de la fatwâ de l’autre partie concernant le vin soumise à une future discussion. « Cet avis fut adopté. La publication du fetfa eut lieu dans toutes les mosquées. » On accorda une année « au Sultan el-Kebir pour éclairer les esprits et vaincre les résistances ». Celui-ci se hâta de faire faire des dessins, des plans et des devis d’une mosquée assez grande pour contenir toute l’armée, le jour où elle reconnaîtrait la loi de Mahomet61. Bonaparte venait de gagner sinon la confiance des grands cheikhs, du moins leur tacite complicité. Trois grandes fêtes furent ainsi célébrées en présence de toutes les notabilités, avec la participation de la population et de l’armée : celle des crues du Nil (wafâ' al-nîl), celle de la naissance du prophète (mawlid al-nabî) et celle de la République française. Dans chacune de ces fêtes, le « Sultan el-Kebir se prêta avec sincérité à toutes les fonctions que l'usage prescrivait au souverain du pays »62. C’était l’époque où les soldats français se promenaient sans armes dans les rues du Caire.
31À la fête de la République, « un spectacle nouveau, et dont les Français attendaient un grand résultat, fut un ballon que Conté lança. Il s’éleva et disparut dans le grand désert de Libye (...). Il fut cependant l’objet de divers bruits : c’était, disaient les fidèles, un moyen de correspondance du Sultan el-Kebir avec Mahomet. Le Mohdi rit beaucoup de cette rumeur populaire. Il composa sur ce sujet de très beaux vers arabes, qui se répandirent dans tout l’Orient. »63 Mais cheikh al-Mahdî ne se contentait pas de son rôle de scribe et de poète de cour ; on le vit surtout intervenir pour faire rentrer les exilés et protéger ceux qui avaient refusé de partir, notamment les femmes des émirs mamelouks. La défense du harem et de la propriété privée était au centre de ces intercessions multiples, où l’atteinte aux biens des Mamelouks fugitifs ou morts et de leurs alliés équivalait, dans l’imaginaire de l’armée, aux confiscations opérées en France sur les biens des nobles en exil64. Les spoliations et les exactions se répétèrent et ne contribuèrent pas à la paix civile tant recherchée par Bonaparte. Mais cheikh al-Mahdî, employa son influence et les pouvoirs dont il se sentait investi « soit pour calmer les esprits au Kaire, soit pour découvrir et déjouer les complots que quelques mécontents et quelques fanatiques ne craignaient pas d'y tramer encore »65.
32De fait, le divan ne fut définitivement établi que le 7 octobre 1798. Il se composait d’un divan général (‘umûmî) de soixante membres et d’un autre particulier (khusûsî), comprenant des ulémas et des chrétiens (coptes et syriens)66. Il eut à peine le temps de se réunir et de débattre de quelques mesures relatives à l’héritage, à l’enregistrement des propriétés et à l’assiette des impôts67, que la première révolte du Caire éclata le 21 octobre et remit tout en question.
33Cette révolte68 fut instantanée et prit tout le monde au dépourvu. Malgré les insinuations françaises, elle ne fut pas préméditée ; comme la plupart des émeutes urbaines, elle fut le fait des couches les plus défavorisées de la population et fit autant peur aux étrangers et aux chrétiens qu’aux riches musulmans de la ville : « Une partie de la populace se rassembla sans chef ni commandant pour la conduire ; et le dimanche, les gens se réunirent, décidés au Djihad, et montrèrent les armes et les instruments de combat qui étaient cachés. »69
34Le pillage opéré par ce que les Français appelèrent « la canaille » et Gabartî, la « vermine » (hasharât) de Husayniyya et les « voyous des faubourgs » (zu’r al-hârât al-barrâniyya)70, toucha non seulement les chrétiens syriens et grecs, mais aussi les maisons des musulmans, leurs femmes et leurs filles, les dépôts, et le souk des draps71.
35Nous supposons que la désapprobation de Gabartî et les mots peu tendres qu’il emploie pour parler de la révolte sont partagés par ses collègues ulémas du divan qui ne trouvèrent, pendant les premiers jours, aucun moyen de se faire entendre des insurgés. Il aura fallu la féroce répression, le déluge de boulets déversés sur le centre du Caire et la menace de réduire al-Azhar lui-même à l’état de décombres pour que la griserie fasse place à la terreur, et la fierté des rebelles aux prières et aux supplications. Alors les cheikhs retrouvèrent aussitôt leur rôle : ils supplièrent Bonaparte d’arrêter les tirs d’artillerie qui pleuvaient sur la coupole de la mosquée et d’accorder son pardon aux égarements de la foule.
36Ils furent d’abord copieusement injuriés par lui, puis une fois la pacification générale acquise, il accéda à leurs demandes72. Beaucoup de généraux étaient mécontents et souhaitaient « une terrible exécution militaire » afin d’étouffer dans le cœur des habitants tous les ferments qui auraient pu, par la suite, y faire éclore une nouvelle rebellion73. « Pourquoi, disaient-ils, toujours ménager ces vieux cheiks, ces cafards ? C'étaient eux les auteurs de tout. Qu'avait-on besoin de tant les cajoler ? Il ne restait plus qu'à donner à ces vieillards hypocrites des récompenses pour l'horrible conduite qu'ils avaient tenue. »74
37Pourtant, ils savaient, comme Vivant Denon et beaucoup d’autres témoins français, que la « classe moyenne » à laquelle appartenaient ces « vieillards », « celle où dans tous les pays réside la raison et la vertu, fut parfaitement humaine et généreuse, malgré les mœurs, la religion et la langue qui nous rendaient si étrangers les uns aux autres. Tandis que des galeries, des minarets on excitait saintement au meurtre, tandis que la mort et le carnage parcouraient les rues, tous ceux dont les Français habitaient les maisons s’empressaient de les sauver, de les cacher, de venir au devant de leurs besoins »75.
38Le 24 octobre 1798, le corps entier des ulémas s’assembla « spontanément » et rédigea en langue arabe une circulaire qu’il adressa aux habitants des provinces. Quelques jours plus tard, le même corps adressa une seconde proclamation destinée à tout le peuple d’Égypte. Les deux textes quasi identiques furent rédigés par cheikh al-Mahdî, ou plutôt, écrits de sa main.
39Marcel dit là aussi en posséder l’original arabe76. Mais Ryme affirme que « les deux proclamations que Bonaparte rédigea probablement lui-même et qu’il fit signer par les principaux gens de loi et les principaux Cheiks du Caire, furent imprimées en arabe... et répandues à un nombre immense d’exemplaires dans toute l’Égypte ». Il n’est pas sûr, comme il l’écrit, qu’elles aient produit « partout le meilleur effet »77.
40En tout cas, la teneur du message contenu dans ces proclamations est à la fois conforme : à la doctrine musulmane de la sédition (fitna) ; au désir de Bonaparte de faire savoir que c’était lui le grand bienfaiteur sans lequel « tous les habitants du Kaire n’existeraient plus » ; et à la fonction des ulémas de rappeler à l’ordre et aux devoirs « imposés par la Sainte religion ». Cheikh al-Mahdî n’a fait que trouver les versets et les hadiths adéquats, les mots que pouvaient entendre les oreilles égyptiennes, et souligner le rôle, toujours essentiel pour le peuple, des ulémas en tant qu’intercesseurs obligés auprès de toute autorité constituée. C’est à ce titre, quelques jours plus tard, qu’il sauvera de la prison78 et des persécutions le fils de Sulaymân al-Gawsaqî79 et Ibrâhîm effendi, le préposé aux épices.
41Le général en chef, pour toute mesure de répression, se borna à « frapper une contribution extraordinaire sur le Kaire, et à supprimer son divan qui n’a su, ni pu, ni peut-être voulu prévenir la révolte »80. Mais bientôt, ne trouvant ni les interlocuteurs ni les intermédiaires nécessaires pour faire appliquer leurs dispositions administratives et financières, les Français s’aperçurent que la suppression du grand divan leur était encore plus nuisible que pénible pour les habitants81. Bonaparte préparait sa campagne de Syrie. Il savait que sa politique ottomane avait échoué ; que le Sultan lui avait déclaré la guerre ; que rien de cela n’avait échappé aux populations égyptiennes qui avaient entendu parler du firman où le Sultan accablait les Français de tous les maux et les accusait de nombreux crimes contre l’islam82. Il dut donc de nouveau faire appel aux cheikhs et commença par rétablir le divan. Il annonça sa décision dans une déclaration solennelle adressée aux habitants du Caire. Reybaud écrit en la présentant : « Cette proclamation importante, jusqu’à présent défigurée dans les diverses relations, est ici traduite de l’original arabe », celui-là même qu’a rédigé cheikh al-Mahdî83. On y trouve des accents messianiques et des prétentions prophétiques que Gabartî condamne et tourne en dérision84. Bonaparte y prétend, entre autres prodiges, lire l’avenir, être investi d’une mission céleste maintes fois signalée dans le Coran, et deviner les sentiments les plus secrets du cœur de chacun, « car, dit-il, je sais tout ». Cheikh al-Mahdî a-t-il pu prendre un instant au sérieux cette page d’élucubrations, reproduite par son collègue Gabartî ? Le lecteur des Contes qui portent son nom peut en douter. Il poursuivit donc sa tâche de scribe et l’exercice de sa principale fonction, celle d'homme à tout faire du divan ; il fut, d'après le mot de Reybaud, « l'âme de cette représentation égyptienne qui croyait agir par elle-même, tandis qu'elle ne procédait, presque toujours, qu'à la suite d'une impulsion reçue »85.
42Bonaparte devait quitter Le Caire pour la Syrie ; il désigna le général Dugua pour assurer l’intérim et lui recommanda de « traiter avec beaucoup d’égards » les membres du nouveau divan et surtout « d’avoir une confiance particulière dans le commissaire Zulfukiar (sic) et dans le Cheykh el-Mohdy »86. Il réunit les cheikhs et les notables pour leur expliquer le but de sa campagne syrienne et leur demander de « contrôler la ville et les sujets durant son absence ». Il fit ensuite publier une proclamation pour rassurer la population sur ses bonnes intentions, lui conseiller de bien se comporter et la menacer de ses foudres en cas de trouble87.
43Le divan publia encore plusieurs proclamations sur les victoires remportées par l'armée d'Orient à al-’Arîsh, Gaza et Jaffa et les cheikhs furent obligés de faire suspendre les drapeaux pris aux « Mamelouks » de ces villes aux minarets d’al-Azhar et d’autres mosquées. Le mois de Ramadan fut l'occasion de plusieurs dîners et festins organisés par les responsables français, les cheikhs et les notables, auxquels ils s'invitaient les uns les autres88. La célébration de la victoire de Jaffa coïncida avec la fête de l'Aïd : Reybaud rapporte que « le matin même, le Cheyk el-Cherqâouy fit les prières solennelles du Khotbeh89 dans la grande mosquée, prononçant un discours rédigé par le Cheyk el-Mohdy ; il y prêcha les vertus de Bonaparte et son génie inspiré par Dieu ; il fit entrevoir au peuple que, tôt ou tard, cet homme extraordinaire se convertirait à l’Islamisme comme au seul culte venu du ciel »90, alors que Gabartî y voit « une des plus affreuses nuits d’Aïd qu’aient connues les musulmans » et ne retient de la cérémonie décrite ci-dessus que l’oubli par l’imam d’al-Azhar de lire la sourate liminaire du Coran (fâtiha) et comment il fut obligé de refaire la prière91.
44Durant l’absence de Bonaparte, Dugua eut une fois à se plaindre de cheikh al-Mahdî, à propos de l’affaire de Khadîja, ancienne esclave concubine de Sulaymân kâshif al-Bawwâb. Le général l’accusa d’avoir fait sur cette affaire, « sans l’avoir approfondie, un rapport chaud » devant le divan. Il saisit l’occasion « pour représenter au shaykh al-Mahdi le danger qu’il y avait à faire des sorties précipitées sans avoir approfondi les faits, l’imprudence qu’il y avait à ne [lui] parler d’une affaire qui pouvait influer sur la tranquillité de la ville » ; il lui expliqua aussi « la hiérarchie des autorités militaires », idée, qu'à l'évidence, le cheikh « n’avait pas encore pu arranger dans sa tête »92. En fait, dans cette affaire comme dans beaucoup d’autres semblables, ce qui était en cause, ce n’était pas l’opposition aux autorités françaises mais, comme le remarque l’administrateur Poussielgue, « les scrupules des Musulmans relativement à leurs femmes »93 ; c’est-à-dire, la sacralité et l’inviolabilité de leur espace privé, chose commandée et protégée par des principes coraniques, et, surtout, fortement ancrée dans les esprits. Et que cheikh al-Mahdî n’avait fait que rappeler. Parce qu’ils ne s’étaient pas soulevés durant son absence, Bonaparte estima « que les Égyptiens, pendant la guerre de Syrie se montrèrent bons Français »94. Il marqua donc son retour « triomphal » par des défilés et des festivités et mit aussitôt cheikh al-Mahdî au travail. Il lui fit rédiger une première proclamation, dont le style fleuri n’a pas échappé à Gabartî95, pour faire un récit circonstancié de toute la campagne ; fustiger les malfaisants bédouins ; et décrier les lâches Mamelouks ; dresser ensuite un panégyrique du chef français « que Dieu le guide vers l’Islam », « qui a tenu ses promesses, qui lit chaque jour des passages du Coran, qui a l’intention de construire une grande mosquée au Caire... et d’entrer dans la religion du prophète »96.
45La deuxième proclamation était conçue pour apprendre à la population la nomination par les ulémas du premier cadi égyptien depuis l’arrivée des Ottomans, et lui signifier que le règne de ces derniers était « terminé et révolu ». Quant aux membres du divan, il leur incombait de guider et d’éclairer les gens, de dénoncer les hypocrites et les opposants97...
46Il reviendra aussi à cheikh al-Mahdî d’intercéder en faveur de Sayyid ‘Umar Makram, autorisé par l’armée française à quitter Jaffa et à rentrer en Égypte, et de l’accompagner auprès du Général en chef, lequel lui sourit et lui rendit une partie de ses propriétés98.
47La campagne de Syrie ne fut pas une véritable victoire, mais ne changea rien à la situation en Égypte. La nouvelle du débarquement ottoman à Aboukir, en juillet 1799, provoqua par contre un changement dans les dispositions et les intentions, et ce, même chez les cheikhs les plus favorables aux Français. La proclamation envoyée de Rahmâniyya au divan par Bonaparte n’avait manifestement pas été « rewritée » par al-Mahdî, et N. Turc n’avait pas tort d’écrire à son propos : « Les musulmans surent parfaitement que les termes de cette lettre étaient mensongers. »99
48Dans sa lettre du 6 août 1799 adressée à Bonaparte, Poussielgue se fait l’écho du changement constaté chez les cheikhs du divan. Après avoir relevé la « tiédeur » avec laquelle ils publièrent la nouvelle de la défaite ottomane100, il écrit que « le divan se déclare chaudement et ouvertement le protecteur de tout Turc qui est pris en faute ou accusé de délit concernant notre sûreté » et qu’il a accusé l’agha des janissaires, préfet de police du Caire chargé de la répression, « d’être vendu aux Français » et « de n’être pas lui-même un bon musulman » ; autrement dit, que « tous ces gens-là conspirent secrètement contre nous »101. La population du Caire, qui n’avait pas caché ses sympathies envers les Ottomans, était en ébullition, et quelques disputes éclatèrent avec des chrétiens. Ceux-ci dénoncèrent les musulmans hostiles aux Français, et Dugua demanda des comptes au cheikh al-Mahdî. Dans une réunion du divan, le cheikh prit la parole : « Il parla beaucoup, dissipa les doutes, démentit les dires des adversaires. Il innocenta fermement les musulmans de ce qu’on leur reprochait et alla loin dans la dépréciation et le rabaissement des chrétiens », écrit Gabartî, qui reconnaît là « une des attitudes les plus honorables »102 du cheikh. Aussi n’est-il point étonnant que Poussielgue, content du cheikh al-Sâdât, et satisfait de la conduite de ‘Umar Makram, put écrire dans la même lettre à Bonaparte : « Le Cheykh el-Mohdy est un ambitieux qui vise à la popularité et à la célébrité, et qui sacrifierait tous les Français plutôt que de perdre un seul degré de son crédit. Il continue pourtant à nous voir assidûment. »103
49Plus de trente ans après ces faits, Marcel écrivait pour défendre son ami contre ces accusations : « Plus tard, le Cheykh el-Mohdy fut mieux apprécié ; et sa conduite dans des circonstances difficiles fit disparaître toute espèce de doute sur son sincère attachement à la cause des Français. »104
50Mais l’appréciation de « l’observateur judicieux et fin » (dixit Reybaud) que fut Poussielgue peut être difficilement révoquée en doute. Il connaissait bien cheikh al-Mahdî et était un des « ses amis les plus intimes »105. En tant qu'administrateur général des finances, il le rencontrait régulièrement au divan et aimait aussi le recevoir chez lui106. Ce fut pour lui un collaborateur et un conseiller : « Il se plaisait, lit-on dans l'Histoire scientifique..., à faire causer ce docteur égyptien, plus instruit que le commun de ses confrères, sur les mécanismes des gouvernements orientaux, sur l’action des dogmes religieux dans les choses privées, détails si précieux pour l’armée conquérante qui venait s’imposer à un pays inconnu. »107 Un autre témoin de l’époque confirme la familiarité de Poussielgue avec les cheikhs qui se trouvaient honorés de la compagnie et de la protection du « Vizir Français », car « c’est le titre qu’ils se faisaient un plaisir de lui donner ». On peut supposer que cheikh al-Mahdî n’a pas été épargné par le jugement porté par le même témoin : « Tant est puissant l’empire de la flatterie, qu’il maîtrisait même les sentiments de haine que tout musulman, et particulièrement les chefs de la loi devaient porter en ce moment aux Français. »108
51À son retour d’Aboukir, Bonaparte reçut les cheikhs et ne manqua pas de les tancer sévèrement pour leur mauvaise volonté durant sa courte absence, et leurs vœux secrets de voir les Français mourir « jusqu’au dernier ». Il cita nommément les cheikhs al-Mahdî et al-Sâwî qui « ne sont pas bûnû, c’est-à-dire pas bons » comme le rapporte Gabartî109.
52Le général en chef aurait même dit aux ulémas, pensant sans doute à son prochain départ et, celui, prévisible, de son armée : « Un jour viendra où vous déterrerez les ossements des Français pour les arroser de vos larmes. »110 Mais les cheikhs surent l’amadouer et lui faire raconter ses exploits d’Aboukir111. Sa dernière rencontre avec eux eut lieu chez cheikh Khalîl al-Bakrî à l’occasion de la fête de l’anniversaire de la naissance du prophète112 de cette année 1214/1799.
Le « secrétaire perpétuel »
53Bonaparte quitta subrepticement l’Égypte et la laissa entre les mains de Kléber, alors que les relations entre Français et Égyptiens étaient faites de défiance et d’hypocrisie mutuelles. Lors de la première réception qu’il leur accorda, Kléber frappa les cheikhs du divan par son air sérieux et sévère qui contrastait avec la jovialité méditerranéenne de son prédécesseur : « Ils ne perçurent en lui, écrit Gabartî, ni le sourire ni l’affabilité de Bonaparte », ni sa tendance à « mettre à l’aise ses interlocuteurs et à rire avec eux »113. Aussi, les rapports entre le général alsacien et les cheikhs furent-ils placés sous le signe d’une raideur tant militaire que germanique. Cheikh al-Mahdî signa, avec les autres membres du divan, et probablement rédigea la première proclamation où cette assemblée apprit à la population le départ de Bonaparte, la rassura sur les intentions de son successeur au sujet de « notre religion, nos commerces, nos biens et nos moyens d'existence » et conseilla au peuple « de ne point obéir aux fauteurs de corruption et d’abondonner les discordes et la désobéissance »114.
54La première audience que Kléber donna au divan eut lieu le 2 septembre 1799. Cette corporation traversa la ville avec une pompe inusitée, nous informe Reybaud, et se rendit au quartier général115. Le cheikh al-Mahdî se présenta d’emblée comme le premier interlocuteur du nouveau maître de l’Égypte : « Portant la parole au nom de l’assemblée, il réclama protection pour la religion musulmane, temoigna le regret qu’éprouvaient les vrais croyants du départ du général Bonaparte, et la confiance qu’ils avaient dans la justice et la bonté de son successeur. » Tel fut le court compte rendu que fit le n° 38 du Courrier de l’Égypte de cette intervention d’al-Mahdî, alors qu’il cite in extenso le discours prononcé par le général Kléber à cette occasion et où se mêlent, comme à l’ordinaire, promesses et menaces. Il y dit à l’intention des hommes de la loi : « Bonaparte, mon prédécesseur a acquis les droits à l’affection des ulémas, des Cheykhs et des grands, par une conduite intègre et droite ; je la tiendrai aussi cette conduite, je marcherai sur ses traces et j’obtiendrai ce que vous lui avez accordé. »116 Aucun témoin, aucun historien, français ou égyptien, ne dit qu’il ait jamais pu obtenir cette affection.
55Devant les difficultés financières insurmontables, la menace de mutinerie des soldats qui étaient de moins en moins payés, Kléber prépare les esprits à une prochaine évacuation. Il laisse écrire dans le Courrier de l’Égypte que « l’expédition d’Égypte, faite au mépris de la constitution et de la représentation nationale, est donc la conspiration la plus réelle et la plus sérieuse qui ait encore existé contre la sûreté intérieure et extérieure de la République »117.
56Rien de tout cela n’arriva à la connaissance de l’élite égyptienne, tellement sont étanches les frontières de la langue. Par contre, les nouvelles de négociations entre les Français et les Ottomans, la signature de la convention d’al-’Arîsh le 23 janvier 1800, où l’armée française s’engage à évacuer l’Égypte « avec armes, bagages et effets » sont vite divulguées et mettent la population dans un état d’excitation qui ne laisse à Kléber aucune latitude en matière de fiscalité118.
57Il se contente d’informer le divan, le 1er février 1800, de la convention signée avec les représentants du Sultan, dont le texte avait déjà été placardé dans les rues du Caire119. Son message ressemblait à un testament. L’Égypte, y était-il dit, est remise « entre les mains de notre ancien allié » ; les Français qui « ont maintenu et respecté votre religion, vos lois, vos usages, la jouissance de tous vos biens » se félicitent de ne laisser « parmi vous le souvenir d’aucune violence ». La passation des pouvoirs était clairement formulée, et il ne restait plus au général qu’à rappeler aux cheikhs leurs rôles de protecteurs et d'intermédiaires entre les Français et les habitants de l’Égypte », et donc leurs droits à continuer à jouer le même rôle sous « le gouvernement qui va nous remplacer ». Il finit par les menaces d’usage : tout désordre sera reprimé « par la voie des armes »120.
58La première réunion que le divan eut avec le nouveau représentant de l’autorité ottomane ne rappela aux ulémas et aux notables chrétiens (coptes et syriens) rien que des choses traditionnelles : les différents droits de douane et leur contrôle (mukûs) ; l'accaparement des denrées alimentaires (tahkîr) et la fixation de leur prix ; ainsi qu'un impôt exceptionnel de 3 000 bourses, prévu pour le départ des Français121.
59Mais il semble que les commerçants se soient acquittés des sommes dues « de bon cœur et avec soulagement » ; tandis que la « populace », autrement plus agressive, laissait libre cours à ses sentiments d’hostilité envers les Français qu'elle couvrait de mépris, d’insultes, de malédictions et de moqueries122. C’est ce qui explique, commente Gabartî, « l’inimitié et la rancœur qui s’établirent dans les cœurs des Français » et qui ne tarderont pas à éclater durant la répression de la deuxième révolte du Caire.
60Contrairement à celle d’octobre 1798, celle-ci était attendue de tout le monde123. Les cheikhs avaient perdu prise sur la population et tout ce qu’ils firent, en attendant que la revolte éclate, c’est d’aller saluer le vizir ottoman arrivé à Bilbays le 17 février 1800. Les négociations entre Français, Ottomans et Britanniques sur les conditions d’évacuation des premiers, se déroulèrent sans participation aucune de la part des « représentants » égyptiens. Aussi, quand ils commencèrent leur insurrection, les habitants du Caire n’étaient-ils nullement informés de l’écrasante défaite que venait de subir l’armée du Sultan124. Ils commencèrent par s’attaquer aux chrétiens et, en compagnie des soldats turcs qui s’étaient introduits dans la ville et des Mamelouks d’Ibrâhîm bey, ils massacrèrent nombre d’entre eux, jusqu'à ce que le mu‘allim Ya‘qûb organisât la défense des quartiers coptes, et les Français celle de leur quartier général à Azbakiyya. D'une manière ou d'une autre, toutes les classes de la population prirent part au soulèvement : « Il serait difficile, notera Kléber, de trouver dans tout Le Caire un individu qui n’y ait pris part. »125
61On peut considérer l’opinion de Gabartî sur cette insurrection générale comme reflétant celle de ses collègues ulémas du divan qui étaient restés en dehors du mouvement. Tout en marquant sa sympathie pour les raisons profondes qui justifièrent la révolte, il désapprouva les méthodes, les excès, les inconséquences et les folies des insurgés.
62Même si les ulémas estimaient légitime le jihad contre les Français, ils ne pouvaient admettre qu’il fût mené par une « populace » livrée à ses passions, ou dirigé par des démagogues et des illuminés126. Au début de l’insurrection, les Français avaient tenté de faire intervenir les cheikhs pour « faire renaître l’ordre et la tranquillité dans la ville du Kaire » ; mais ceux-ci répondirent qu’ils ne pouvaient rien faire d'autre qu’obéir aux ordres de la Sublime Porte. Cheikh al-Mahdî figure parmi les signataires de cette réponse. Marcel nous dit que pendant les hostilités, « et tandis que les divers quartiers de la ville étaient alternativement pris par les rebelles et repris par nous, le Cheykh el-Mohdy restait assidûment au quartier général, prouvant par là sa fidélité pour les Français et son éloignement du parti des révoltés »127. Gabartî cite son nom parmi les cheikhs qui furent sollicités par Kléber pour négocier l’arrêt de l’insurrection et qui accusèrent, devant ce dernier, les chefs ottomans d’avoir fomenté les troubles ; mais il ne le cite pas en décrivant la réaction des insurgés aux propositions du général en chef : « Ils les insultèrent ; frappèrent Sharqâwî et Sirsî, jetèrent leurs turbans et leur firent entendre les pires injures. » Dans l’esprit du peuple déchaîné cependant, al-Mahdî faisait partie de « ces Cheykhs qui ont renié leur foi », qui se sont faits Français, qui veulent « abondonner les Musulmans » et qui « ont touché l’argent des Français »128.
63Durant cette insurrection, cheikh al-Mahdî et Kléber gardèrent quelque humour : « Eh bien, Cheykh, lui dit un jour Kléber, que viens-je d'apprendre ? On dit que les gens de la ville veulent fabriquer des canons ; vous m'aviez dit quelque fois que le Koran renfermait toutes les connaissances utiles aux hommes, y était-il aussi question d'artillerie ? – Oui général, répondit le Cheykh el-Mohdy, Dieu a dit à son envoyé : Nous avons mis entre tes mains le tonnerre vengeur, et tu foudroyras les rebelles ; mais tu pardonneras aux égarés. L'allusion, commente Marcel, était délicate ; et le général en chef sentit qu'elle contenait pour lui, non seulement une flatterie ingénieuse, mais encore une invitation à la clémence. Ce plaidoyer indirect ne manqua pas son effet. »129
64En réalité, la répression fut terrible : d’abord Bûlâq, détruite, pillée et ses habitants livrés au massacre ; Le Caire ensuite, bombardé, incendié, et ses beaux quartiers « transformés en tas de décombres et en ruines ». Les cheikhs avaient raison de chercher à composer après la défaite ottomane. C’est donc tout naturellement qu’ils s'en furent chez Kléber pour obtenir « le pardon général et individuel aux habitants du Caire et de l’Égypte ». Le divan fut, quelques jours plus tard, convoqué ; les cheikhs arrivèrent dans leurs vêtements les plus magnifiques, écrit Gabartî, et chacun était persuadé que le général en chef allait le nommer aux plus hautes positions « et peut-être même au divan particulier ». Leur déception fut à la mesure de leur ambition. On les fit attendre longtemps et personne ne leur adressa la parole. Puis Kléber fit appeler cheikh Muhammad al-Mahdî pour lui parler en tête-à-tête130. Dans sa relation, Gabartî confond la discussion que Kléber eut ensuite avec les ulémas et dans laquelle il s'était attaqué à leur statut de représentants du peuple, à leur hypocrisie envers les Français, et à leur dévouement effectif aux Ottomans ; et le dialogue privé que Kléber eut avec al-Mahdî, dans lequel ce dernier devait faire valoir que les cheikhs n’avaient fait qu’obéir aux ordres français en se soumettant aux Ottomans, suivant la déclaration du 2 ramadân ; que l’Égypte, de ce fait, était rentrée à nouveau en leur possession, et que les Égyptiens s’étaient trouvés au milieu des Français et des Ottomans sans comprendre ce qui leur arrivait131. Les autres cheikhs se justifièrent tant bien que mal contre les attaques de Kléber qui leur dit « qu’ils mériteraient le sort des gens de Bûlâq : qu’on les massacrât jusqu’au dernier, qu’on brulât leur ville et qu’on prît leur femmes et leurs enfants ». Mais que, comme l’amân leur avait été accordé, il ne les tuerait pas mais s’emparerait de leurs fortunes132. L’entretien privé que lui accorda Kléber ne fut pas vain pour cheikh al-Mahdî. Des lourdes amendes que le général en chef avait infligées à tous les notables musulmans, seuls cheikh al-Bakrî et cheikh al-Mahdî en furent exemptés ; le premier « pour ce qui lui était arrivé »133, et le second « parce qu’on avait brûlé sa maison sous [les] yeux [des Français] »134. Nous doutons que ce fût là l’unique motif. Gabartî dit à cette occasion que cheikh al-Mahdî « employait la flatterie et la duplicité avec les deux parties, avec sa façon de faire et à son habitude »135. Les ulémas furent ensuite retenus prisonniers jusqu’au milieu de l’après-midi ; atterrés par l’énormité de l’amende qui venait de les frapper « beaucoup d’entre eux urinèrent dans leurs vêtements et d’autres pissèrent (sharshara) par la fenêtre »136. Pendant ce temps, les chrétiens, tous exemptés, et cheikh al-Mahdî étudiaient la répartition de l’impôt extraordinaire et les modalités de sa perception. Le cheikh retrouva là son activité favorite d’expert financier.
65Ce fut le cheikh al-Sâdât qui paya pour la duplicité des cheikhs. Non seulement il fut frappé par l’amende la plus lourde, mais dut subir les pires avanies et même la bastonnade. Manifestement, Kléber avait abandonné toute idée de réconciliation avec la population égyptienne. Il le paya de sa vie.
66Son successeur, Menou, qui s'était déjà converti à l'islam, voulut rétablir la politique musulmane de Bonaparte alors que personne ne croyait plus à l'avenir de l'expédition. Dès l'enterrement de Kléber, il autorisa les cheikhs Sharqâwî, Mahdî et Sâwî à fermer la mosquée d'al-Azhar, d'où était sorti l'assassin, Sulaymân al-Halabî, afin de couper court à toute tentative de provocation ou d'agitation137. Pour la première fois de son histoire, cette illustre institution resta fermée pendant plus d'un an. Cheikh al-Mahdî resta étranger à la traduction arabe des actes du procès de l'assassin et de ses complices, redigée dans une langue à peine compréhensible et que Gabartî se fait un devoir de reproduire – « malgré sa longueur et la lourdeur de ses constructions » – en tant que document historique et pour satisfaire la curiosité de ses lecteurs138.
67Menou désigna un nouveau divan de neuf membres, tous musulmans, dont cheikh al-Mahdî, toujours secrétaire, et aussi l'historien Gabartî. Dans l'esprit du nouveau général en chef, ce divan devait veiller à tout ce qui se rapportait au fonctionnement des institutions musulmanes, et n'être « qu'un tribunal d'appel en matière de droit islamique »139 ; une sorte de ministère des affaires religieuses, qui n'avait aucun droit de regard sur les questions financières. On était loin de l'organe « représentatif » voulu par Bonaparte.
68Malgré ses intentions « révolutionnaires » de « relever la classe laborieuse des fellahs »140, ses promesses de bonheur pour les habitants de l'Égypte, sa volonté de changer l'organisation financière et judiciaire de ce pays, Menou ne put éviter de continuer à pressurer la population et de laisser faire les percepteurs chrétiens141. Une partie des notables quitta alors Le Caire pour se retirer à la campagne : parmi eux se trouvaient cheikh Muhammad al-Harîrî qui partit avec sa famille et celle de son gendre, cheikh al-Mahdî142. Celui-ci ne semblait pas avoir une haute opinion du nouveau chef français, si l'on en juge par l'anecdote rapportée par Marcel143. Mais en tant que secrétaire du divan, c'est probablement lui qui rédigea la lettre envoyée à Bonaparte, à la demande expresse de Menou, pour saluer son avènement au Consulat et ses victoires européennes. Il ne fit cependant que prêter sa plume pour « les tournures orientales » désirées par le commanditaire, afin qu'elles parussent « originales et piquantes en France »144.
69Mais peut-être y avait-il aussi dans le panégyrique qu'al-Mahdî dressa de Bonaparte une certaine nostalgie pour celui qui avait fait de lui le premier des cheikhs de l'Égypte. Apparemment, ce fut le dernier texte qu'il rédigea pour les Français.
70Après une période de collaboration sans illusions, les relations commencèrent à se détériorer entre le divan et les autorités de l'occupation. Les cheikhs gérèrent comme ils purent les pouvoirs et les intérêts dont ils jouissaient, tout en essayant de sauver le strict minimum nécessaire à la survie de ceux qui souffraient, sur lesquels toutes sortes de calamités continuaient à fondre. Le divan eut une intense activité, mais le nom de cheikh al-Mahdî n'apparaît presque jamais dans les procès-verbaux encore conservés dans les archives de l'expédition, ou dans ceux cités par son collègue Gabartî145.
71En mars 1801, les Anglais débarquèrent à Alexandrie et Menou dut quitter Le Caire, après avoir confié le commandement de la ville à Belliard. Par prévention, celui-ci se dépêcha d'enfermer cheikh al-Sâdât – qui n'était pas le plus dangereux – à la citadelle, et informa le commissaire Fourier qu'il était indispensable, « pour maintenir la tranquillité dans la ville, de s'assurer des quatre membres du divan qui jouissent de la plus grande considération »146. On fit donc aussi conduire les cheikhs Sharqâwî, Mahdî, Sâwî et Fayyûmî à la citadelle tout en les assurant qu'ils seraient bien traités : « On nous enferma avec nos frères ulémas, écrit cheikh Sharqâwî, de crainte que les gens ne se soulevassent comme ils l'avaient fait auparavant. Nous y restâmes cent jours, du 9 dhû-l-qacda jusqu'à la fin du mois de safar de l'année 1216. »
72Cet enfermement préventif, quoique relativement confortable, redonna du crédit aux ulémas, et, outre leur devoir de défendre la cause des opprimés, leur conserva le droit de parler au nom du peuple. Les Français avaient reconnu et quasi institué le rôle de représentation et de protection des cheikhs ; qu'ils viennent maintenant les brimer, cela ne pouvait que les aider à reconquérir la confiance du peuple qui avait tant besoin de leur intercession. Ils faisaient partie des victimes de l'occupation. Après « l'accord de paix entre les Musulmans et les Français »147, les cheikhs sortirent de la citadelle comme lavés de tout soupçon de « collaboration ». Mieux, ils avaient gagné un statut de résistants « objectifs », et purent, sans encombre, reprendre leur rôle, tout en conservant leurs privilèges. Cheikh al-Mahdî, par son intelligence, son prestige et son habileté sut conquérir l'estime des généraux et des administrateurs français comme il avait, auparavant, gagné celle des Mamelouks : « Il attira à nos armées, écrit Jehan d'Ivray, toutes les bonnes volontés des gens de raison, qui ne pouvaient croire qu'un homme aussi prévoyant pût se tromper. » Il fut chargé de missions particulièrement délicates, et s'en acquitta au mieux des intérêts français et de sa propre fortune148.
73Gabartî, qui sait de quoi il parle, écrit qu'al-Mahdî fut le membre le plus influent du divan, qu'il eut sous ses ordres tous les fonctionnaires de cette institution. Tous l'accompagnaient dans la rue lorsqu'il sortait, soit à pied, soit sur une monture ; et il y en avait qui le précédaient, avec des bâtons, pour dégager le chemin. Il avait acquis tous les honneurs qui étaient réservés aux princes. Les Français le chargèrent de « terminer plusieurs affaires qui les intéressaient » ; il était leur agent et leur porte-parole. Il recevait les impôts de plusieurs villages et régions et il faisait les dépenses nécessaires. De toutes parts « les paysans venaient le voir avec des cadeaux consistant en bestiaux, beurre salé (samn), miel et autres denrées habituelles, et lui présentaient leurs doléances et leurs plaintes ». Gabartî, continuant le portrait de son collègue, a rapporté que cheikh al-Mahdî agissait avec les villageois comme agissaient les anciens concessionnaires d'iltizâm, c'est-à-dire « qu'il les emprisonnait, les battait et s'emparait de leurs biens »149. Il fut en cela assisté par des agents, des collaborateurs et des serviteurs « recrutés dans les hautes comme dans les basses sphères » de la société. C'était lui qui correspondait avec les notables qui avaient fui les Français et leur promettait l'amân ; « il leur envoyait des billets pour les inviter à regagner leur patrie, sur leur demande ou bien de sa propre initiative, par bonté d'âme et par amour du bien ». Il protégeait les maisons et les femmes des émigrants pendant leur absence, et méritait ainsi leur reconnaissance et aussi « leurs généreuses récompenses »150.
74Cependant Gabartî, à l'instar de la plupart des témoins français, pense que cheikh al-Mahdî, par la position qu'il avait acquise, fit un grand bien151. Il sut, grâce à son savoir-faire, affronter les situations les plus difficiles. Au moment des explosions, des conflits et des luttes, qui excitaient les Français et les fâchaient contre les excès des sujets (ra’iyya), il savait comment les amadouer et calmer leur colère « avec le baume de ses paroles »152. En toutes circonstances, écrit un observateur contemporain, « il exerça une salutaire influence ; sa conduite dans les moments difficiles calma les passions ; elle le tint en bonne harmonie avec les amis et les ennemis »153. L'historien nationaliste ‘Abd al-Rahmân al-Râfi’î, qui suit Gabartî dans ses remarques sur cheikh al-Mahdî tout en utilisant les sources françaises, estime que ce dernier « n'a rendu aucun service aux Français » et « qu'il tenait beaucoup à défendre les intérêts de ses compatriotes durant leur gouvernement »154.
75Parmi les Français qui furent « les amis les plus intimes » de cheikh al-Mahdî, Marcel cite, outre « le vénérable Venture », Poussielgue, administrateur général des finances ; Estève, payeur général ; le « respectable Magallon » ; Beauchamps, l'ancien consul de Masqat ; Gloutier ; Santi l'Homaca ; ses collègues en orientalisme Raige et Belletête ; Jaubert, élève de Venture et « qui fut son digne successeur dans les fonctions d'interprète du général en chef » (pour une courte biographie de ces personnages, voir l'annexe III). De lui-même, il dit : « Mon voisinage et mes communications habituelles avec Cheykh el-Mohdy nous avaient inspiré une amitié réciproque, cultivée par nos relations de chaque jour, et qui ne s'est jamais démentie. »155
L'austérité dans l'opulence
76Après le départ des Français, cheikh al-Mahdî garda sa position ; les pachas qui se succédèrent en Égypte l'honorèrent tous de leur confiance ; et les révolutions qui bouleversaient leurs gouvernements ne l'atteignirent pas156. Gabartî et Mengin confirment cette analyse de Marcel. Le premier affirme que cheikh al-Mahdî fut le plus grand personnage auprès des gouvernants turcs qui succédèrent aux Français, et le plus prestigieux de leurs interlocuteurs. Il les fréquenta assidûment et « les fascina par sa ruse et son savoir-faire ». Il se lia plus particulièrement avec le deftardar Sharîf effendi et obtint de lui tout ce qu'il voulait, « c'est-à-dire le maintien de ses fonctions, de ses concessions et de ses privilèges, le tout sans aucun frais »157. Mengin est plus laconique : « El-Mohdy fut aussi courtisan avec les Turks qu'il l'avait été avec les Français. »158 Cependant, il continuait à siéger avec ses confrères ulémas et participa à toutes leurs démarches visant à sauvegarder la paix civile à travers les luttes et le choc des partis mamelouk, ottoman et albanais. À l'occasion de l'émeute de rabîc II 1219 (juillet 1804), durant laquelle les soldats arnautes attaquèrent le quartier des Francs, les femmes et les enfants européens trouvèrent une sûre protection dans la maison de cheikh al-Mahdî dont ils escaladèrent les murs de clôture, « et cet asile fut respecté comme inviolable par la soldatesque furieuse »159.
77Quant Khûrshid pacha devint vice-roi d'Égypte en 1804, il ne sut ni se faire obéir par ses soldats, ni se faire respecter par le peuple. Il excita plutôt la colère de la population et la défiance des cheikhs, désormais dirigés par Sayyid ‘Umar Makram, porte-parole et symbole du mécontentement populaire. Les multiples interventions des ulémas ne servirent à rien, et les détermina dans leurs exigences. Le mouvement de protestation atteignit son paroxysme au mois de mai 1805, lorsque les ulémas suspendirent leurs cours à al-Azhar ; les commerçants fermèrent leurs boutiques ; et de grands rassemblements se formèrent à travers tout Le Caire.
78Soutenus par un puissant mouvement de masse160, les ulémas se réunirent à la mahkama pour décider du sort du gouverneur indocile. Ils convoquèrent les représentants de Khûrshid et leur remirent une liste de revendications que Vaulabelle qualifie de « bill des droits » et Gabartî de ‘ard-hâl (supplique)161.
79Devant le refus du vice-roi de répondre à leurs exigences, les ulémas et les notables, appuyés par la population, décidèrent de le déposer et de nommer Muhammad ‘Alî à sa place. ‘Umar Makram et les cheikhs transmirent leur décision à ce dernier. Khûrshid exigea un fondement légal à cette véritable révolution. Ce fut cheikh al-Mahdî qui fut chargé par ses collègues de rédiger l'acte de déposition : « Pour donner les formes légales à la déposition du pacha, un acte solennel fut dressé et souscrit par les principaux de l'assemblée : le Cheykh el-Mohdy, secrétaire du divan, fut chargé de la rédaction ». On y lit cette phrase remarquable : « D'après les anciens usages et la législation de l'islamisme, les peuples ont le droit de placer et déplacer les princes, s'ils sont injustes et oppresseurs, car les tyrans sont rebelles à la loi et la loi seule est souveraine. » Telle est la version des événements donnée par A. de Vaulabelle, suivie par Marcel162, qui ne la cite pas cependant ; Gabartî parle de l'acte mais ne le reproduit ni ne parle de son auteur. Toutefois il en donne un écho dans le dialogue qu'il rapporte entre ‘Umar bek al-Albânî, représentant de Khûrshid, et ‘Umar Makram, désormais chef incontesté du mouvement populaire163.
80Mais très vite le peuple au nom duquel le changement eut lieu, disparut de la scène tandis que « l'action influente de ses représentants aussi bien que leurs velléités de garanties politiques furent absorbées par la puissance sans limites du chef albanais »164.
81Les ulémas ne surent pas résister aux manœuvres de Muhammad ‘Alî ; les jalousies et les haines déchirèrent leurs rangs165, et la popularité de Sayyid ‘Umar Makram leur fit de l'ombre. Aussi appelèrent-ils au désarmement de la population, et commencèrent-ils à conspirer contre son chef. Ce qui encouragea Muhammad ‘Alî, notamment après la défaite anglaise de 1807, à multiplier les impôts et à toucher aux intérêts des cheikhs eux-mêmes. La dernière manifestation de résistance des cheikhs eut lieu en 1809, lorsque le vice-roi tenta de s'emparer de l'administration des waqf et imposa de nouvelles taxes. ‘Umar Makram prit la ferme résolution de ne pas rencontrer Muhammad ‘Alî tant que ce dernier n'aurait pas renoncé à ces mesures et rallia les cheikhs. Mais ces derniers faiblirent et, à leur tête, les cheikhs Mahdî et Dawâkhlî. Marcel, toujours fidèle à la mémoire de son ami, embellit le rôle de cheikh al-Mahdî dans cette affaire : « Son esprit conciliant obtint des concessions dans les prétentions réciproques [des cheikhs et du vice-roi] : les esprits se calmèrent, et la paix intérieure fut encore une fois rétablie. »166 En fait, nous informe Mengin, les deux cheikhs susmentionnés « étaient ennemis secrets de Syed Omar, parce qu'on les avait négligés. Ils furent satisfaits de trouver l'occasion de lui porter préjudice. Dans un entretien particulier, ils dirent au pacha qu'il était le maître de faire ce qu'il voudrait, que Syed Omar n'était rien, que sans eux il ne pouvait rien faire ». Le même auteur nous révèle ensuite que les deux cheikhs « avaient ensemble des rendez-vous chez le Cheykh el-Gabarty ; el-Mohdy y passa deux nuits ; al-Dawâkhly venait le trouver »167. Cette information est implicitement reconnue par le chroniqueur lorsqu'il écrit, à l'occasion de la notice nécrologique de Dawakhlî : « Lorsqu'il se passa ce qui se passa sous le gouvernement de Muhammed ‘Alî, et que Sayyid ‘Umar effendi prit seul le commandement, sa jalousie [celle de Dawâkhlî] augmenta ; et il fut, avec al-Mahdî, parmi ceux qui complotèrent contre lui secrètement. »168
82Cheikh al-Mahdî aida donc le vice-roi à se débarrasser d'un chef gênant et en fut récompensé. Il demanda au pacha de lui payer l'arriéré de ses traitements, et celui-ci donna l'ordre de lui faire le paiement en espèces, au taux qu'il fixerait lui-même et au comptant. Il reçut vingt-cinq bourses. Gabartî ajoute que le jour même du départ de Sayyid ‘Umar en exil, cheikh al-Mahdî « demanda et obtint la direction du waqf de la mosquée de Sinân pacha à Bûlâq, et de celui du tombeau d'al-Shâficî. Ces deux directions étaient entre les mains de l'exilé et lui rapportaient des sommes considérables »169.
83Durant les années qui précédèrent la disgrâce de ‘Umar Makram, cheikh al-Mahdî se tint à l'écart des affaires. Il reprit son enseignement à al-Azhar et se passionna pour l'alchimie ; il lisait les livres qui en traitaient et faisait des expériences avec quelques-uns de ses amis : « chez eux et à leurs frais », précise Gabartî170. Mais il ne tarda pas à revenir à ses anciennes occupations dès qu'il gagna la confiance de Muhammad ‘Alî : il alla beaucoup voir le pacha et les grands dignitaires du gouvernement, afin de traiter avec eux des affaires d'intercession, de concessions, de waqf, d'impôts, et de ses propres intérêts dans le Sa‘îd et le Fayyoum. Le nombre des personnes qui avaient recours à ses services augmenta. Les gens se bousculaient à al-Azhar en attendant qu'il terminât ses cours pour s'agglutiner autour de lui, et solliciter une consultation ou une intervention. « Il écrivait pour l'un, promettait à l'autre et il accompagnait les personnes qui l'en priaient pour aller terminer leurs affaires ». Il passait ses journées et ses nuits à faire des courses, à aller et venir. Aussi devenait-il de plus en plus introuvable et seuls quelques-uns de ses domestiques pouvaient savoir où il se trouvait. Comme il avait plusieurs femmes, il passait d'une maison à une autre. Mais il quittait souvent Le Caire pour aller chez ses associés à Bûlâq ou retourner à Nahia, son village natal, où il aimait à se retirer. « C'était là toujours sa manière de vivre et si quelqu'un lui faisait quelque observation, il répondait que sa demeure était le dos de sa monture. »171
84Pourtant, il menait une vie tout à fait austère. Cet homme qui avait pu apprécier les boissons spiritueuses et ne se formalisait pas devant certains tabous religieux172, se contentait à la fin de sa vie d'un morceau de fromage ou de poisson salé. Il couchait n'importe où, même sur une natte. Ses dépenses profitaient à ses femmes et ses enfants173.
85En 1811, lorsque le pacha organisa l'expédition d'Arabie pour combattre les Wahhabites, il voulut donner à cette guerre une teinte religieuse et fit accompagner son fils Tûsûn pacha par les chefs des quatre rites orthodoxes ; parmi lesquels cheikh al-Mahdî, pour représenter les shâficites. Mais après la défaite égyptienne, à Safrâ', il profita d'un retrait à Yanbuc, pour se jeter avec ses collègues dans une barque, aborder à Qusayr et revenir au Caire174.
86L'année suivante, à la mort de cheikh Abdallâh al Sharqâwî, les cheikhs s'assemblèrent et désignèrent cheikh al-Mahdî à la direction d'al-Azhar pour un jour, en attendant de retrouver cheikh al-Shanwânî qu'ils avaient d'abord nommé. Cheikh al-Mahdî, dit Gabartî, ne montra aucun ressentiment ; il reçut le nouveau titulaire, le couvrit d'une pelisse et le combla d'honneurs175.
87Il eut l'occasion d'intervenir publiquement une dernière fois, en 1814, lorsque Muhammad ‘Alî décida de s'emparer de toutes les propriétés foncières appartenant aux particuliers. « Les Cheiks viennent réclamer auprès de son Kiâya sur l'inconvenance de cette mesure, qui privait de leur bien un grand nombre de familles pauvres... Après bien des pourparlers, on convient de rédiger une requête pour être envoyée au vice-roi »176 absent en Arabie. Ce fut cheikh al-Mahdî qui rédigea la requête « défendant avec vigueur les droits sacrés des propriétaires »177.
88Entre temps, il avait pu acheter, « suivant toujours le même système que dans ses autres achats »178, la maison de Kackiyyîn qui avait appartenu à son père spirituel, cheikh al-Hifnî... Il y installa deux de ses femmes et allait souvent y passer la nuit.
89Enfin, fatigué de tant d'agitations, pressé par les années, « affligé peut-être de voir les Cheykhs asservis à la puissance de Muhammad-Aly », cheikh al-Mahdî revint de sa retraite à Samanhûd pour terminer ses jours au sein de sa famille179. Le 25 dhû-l-hijja de l'an 1230 (28 novembre 1815), les muezzins annoncèrent du haut des minarets la mort de cheykh al-Mahdî, écrit Mengin, repris par Marcel, qui ajoute : « à l'âge de soixante et dix-neuf ans ».180
90Quant à Gabartî, il place cette annonce le vendredi 2 safar 1230 (14 janvier 1815). La veille, écrit-il, cheikh al-Mahdî avait passé la soirée chez l'un de ses amis et rentra chez lui à pied. Sa femme raconta qu'il avait fait l'amour avec elle et s'était étendu pour rendre l'âme181.
91La majorité des historiens de l'Égypte des xviiie-xixe siècles présentent cheikh al-Mahdî comme une sorte d'idéal type des ulémas qui ont accédé à la richesse grâce à leur statut religieux (Raymond, Peter Gran, A. Lutfi al-Sayyid Marsot, Delanoue, etc.). Ne disposant comme source que de la notice de Gabartî, ils ignorent généralement le fait qu'il quitta, dès l'âge de 26 ans, le métier de ‘âlim pour celui, plus lucratif, de secrétaire-intendant dans l'administration néo-mamelouke de ‘Alî bey al-Kabîr, puis de ses successeurs. C'est-à-dire qu'il préféra exercer la profession, traditionnelle chez les coptes, de son père biologique plutôt que celle, azharite, de son père adoptif. Il était déjà riche et fréquentait les plus hautes sphères de l'État, quand il commença sa carrière universitaire. Par la suite, il sut profiter des deux statuts et conjuguer leurs effets bénéfiques à l'envi. Il augmenta son prestige dans le milieu financier en tant qu'uléma et en imposa à ses confrères d'al-Azhar en sa qualité de kâtib (scribe) et d'homme de cour.
92Gabartî, à la fin de sa notice nécrologique, somme toute amicale, affirme que le cheikh al-Mahdi aurait pu être l'homme le plus extraordinaire de son temps s'il avait bien voulu suivre la voie des savants. Il regrette qu'un uléma aussi brillant dans toutes les branches du savoir n'ait laissé aucune trace écrite de ses immenses connaissances et se soit laissé entièrement absorber par les affaires de ce monde. Marcel, qui l'a connu de près et qui lui attribue les Contes qu'il a traduits, n'hésite pas à le ranger dans la classe des philosophes « dont l'esprit juste aime à consulter les lumières de la raison ». Le premier le juge du strict point de vue d'al-Azhar ; le second l'estime comme fin lettré et comme ami des Français. Les historiens égyptiens modernes (Râfi’î, M. Farîd Abû Hadîd, Shinnâwî, etc.) ne lui pardonnent pas d'avoir aidé Muhammad ‘Alî contre Sayyid ‘Umar Makram. Il y a, dans les comportements de cheikh al-Mahdî, des contradictions déroutantes, et que les uns ou les autres ne se sont pas privés de lui reprocher. Comme le manuscrit arabe des Contes a disparu, nous ne pouvons que conjecturer à partir de leur traduction. Il s'en dégage une philosophie où se mêlent sagesse, lucidité, scepticisme, cynisme et désenchantement. Le mépris que, vers la fin de sa vie, cheikh al-Mahdî manifesta pour le confort et le peu d'intérêt qu'il accorda au savoir traditionnel, sont une sorte de retour du refoulé : n'avait-il pas, de fait, reçu une éducation soufie auprès de cheikh al-Hifnî. Durant les trois dernières années, il se contenta de commenter, tous les mois de Ramadan, les belles Maximes mystiques de l'Alexandrin Ibn ‘Atâ' ; et ne fit rien d'autre.
Annexe
Le cheykh el-Mohdy était mon voisin, comme je l'ai déjà dit, et il venait presque tous les jours passer avec moi une partie de la soirée. Accroupis sur les coussins d'un divan, à l'ombre odorante des orangers et des jasmins d'Arabie, nous fumions, nous causions, et j'ai recueilli dans sa conversation, toujours vive et animée, des renseignemens circonstanciés, et des détails bien précieux sur l'histoire des derniers temps des mamlouks, surtout sur les mœurs tant intérieures qu'extérieures des habitants du Kaire.
Je pourrai, par la suite, publier quelques-unes des anecdotes qu'il m'a communiquées ; mais revenons à nos séances du soir.
Tout en causant, tout en fumant, tout en respirant l'air frais et embaumé, nous savourions d'instans en instans de petites tasses d'un moka délicieux pris sans sucre, suivant la coutume du pays ; mais ce qui plaisait encore plus au cheykh el-Mohdy, c'était quelques petits verres d'une excellente eau-de-vie de France, dont j'avais conservé quelques bouteilles, et dont l'influence ne contribuait peut-être pas peu à l'exactitude qu'il mettait à nos rendez-vous.
Un jour, ou plutôt un soir, après plusieurs libations gaiement répétées, et pendant lesquelles le cheykh avait toujours eu soin de boire deux coups pour un, voyant sa physionomie devenir de plus en plus gaillarde, j'eus avec lui le dialogue suivant :
Moi. – « Mais, respectable cheykh, le Prophète, sur qui soit le salut et la bénédiction, n'a-t-il pas, en son livre sublime, défendu expressément aux musulmans l'usage du vin ?
Le Cheykh. – Non ; vois le livre.
Moi. – Le voici ; lis : 2e sourate, verset 219. Dieu m'a dit : Ils t'interrogeront sur le vin et sur le jeu ; dis-leur que l'un et l'autre renferment les plus grands péchés...
Le cheykh. – Continue le verset... Mais que l'un et l'autre peuvent être utiles aux hommes.
Moi. – Je lirai, à mon tour, la fin du verset : ... Et cependant le péché certain en est beaucoup plus grand que l'utilité incertaine. Je lis aussi au verset 99 de la sourate cinquième:
O vous, qui croyez en Dieu et en son prophète, n'oubliez pas que le vin, le jeu, l'idolâtrie et la divination par les flèches sont une abomination et l'œuvre de Satan : fuyez-les, si vous voulez être heureux. Satan a envoyé le vin et le jeu parmi les hommes, pour y faire naître les inimitiés....
Le Cheykh. – C'est bien ! Mais je ne joue jamais, et, en buvant avec toi, je sens resserrer les nœuds de notre amitié. – Encore un petit verre. – A ta santé et à la conservation de notre amitié.
Moi. – Je te remercie : cependant, tu ne m'as pas répondu sur l'interdiction du vin.
Le Cheykh. – Ceci n'est pas du vin : – encore un petit verre !
Moi. – Le Voilà. – Cela n'est pas du vin ; mais cela en vient : d'ailleurs tous les commentateurs du Koran, et toutes les traditions se réunissent pour ordonner aux musulmans l'abstinence des liqueurs fortes qui enivrent...
Le Cheykh. – Ceci ne m'enivre pas... Encore un petit verre !... »
Je ne pus m'empêcher de rire, et la discussion finit : je me sentais désarmé.
(...)
... un grand dîner eut lieu chez le général en chef.
A ce dîner furent invités les plus marquans des généraux français, les principaux chefs d'administrations, et non-seulement les membres du divan rétabli, mais encore les personnages de la ville les plus remarquables, soit par leurs richesses, soit par leur popularité.
La réunion était brillante et nombreuse, et l'accord que présentait l'hilarité générale offrait l'image d'une belle soirée dans laquelle un air calme et un ciel pur succèdent à un violent orage.
On se place : tous les cheykhs d'un côté, leur ignorance de la langue française leur faisant préférer le voisinage de leurs compatriotes.
Jusqu'à une certaine époque du repas, tout alla bien ; mais les domestiques français ayant apporté pour le coup du milieu des verres qu'ils emplirent d'un excellent vin blanc de France, en placèrent devant chacun des convives, même devant tous les cheykhs.
Bientôt un léger murmure circule ; peu à peu la rumeur augmente, la surprise et le mécontentement se peignent successivement sur toutes les figures.
« C'est du vin ! dit l'un.
Du vin ! dit un autre, du vin ! à des cheykhs musulmans ! et en public !
C'est une insulte, dit un troisième, un moyen inspiré par la vengeance pour essayer de nous faire perdre le respect du peuple et la considération publique.
Sortons tous, dit un cheykh plus exaspéré, allons redire à nos frères l'outrage qu'on fait, en nous, à notre religion et à notre saint prophète. »
Le cheykh el-Mohdy n'avait pas perdu un seul de ces symptômes d'irritation, et de ces propos plus dangereux encore, dont les suites pouvaient être déplorables dans une ville à peine pacifiée, et où un seul brandon jeté imprudemment pouvait si facilement rallumer le plus vaste incendie.
Il avait tout vu, tout entendu, sans avoir l'air d'y faire la moindre attention, plongé en apparence dans cette rêverie apathique et vague, à laquelle les Orientaux aiment tant à se livrer. Tout-à-coup il semble s'éveiller. « Qu'est-ce ? dit-il ; qui vous trouble ? »
On lui explique le sujet du mécontentement général : « On nous a offert du vin à boire ! – Ce n'est peut-être pas du vin, » dit tranquillement le cheykh en prenant son verre avec nonchalance ; il le regarde.
« Ce n'est pas du vin, assure-t-il hardiment ; Le vin, n'a pas cette couleur. » Les esprits commencent à se calmer, et paraissent prêts à suivre l'impulsion que leur donnera le chef habile, dont ils connaissent depuis long-temps les lumières et l'orthodoxie. Le cheykh semble réfléchir un instant, et chacun, attentif, l'observe en silence. Bientôt il flaire le verre et avale son contenu, en disant : « Voyons ce que c'est véritablement. » Il boit, savoure en vrai gourmet : « C'est du vin, mes frères ; mais il est délicieux, et s'il y a du péché pour moi et pour vous à en boire, que le saint prophète fasse retomber ce péché sur les Français. » Il redemande un second verre ; les cheykhs boivent à son exemple, en répétant : « Alay-houm el-khattà ! Que le péché retombe sur eux ! » La discorde qui avait voltigé sur la table, prête à prendre un plus grand essor, s'enfuit à tire d'ailes. La gaieté anima le reste de la soirée, et il n'y eut pas de révolte dans la ville.
Extraits de Jean-Jérôme Marcel, Contes de Cheykh el-Mohdy, I, p. 14-19.
Parmi les démarches qu'il fit en cette occasion, une est surtout remarquable : il se détermina, par le conseil de l'administrateur général des finances, Poussielgue, à venir un soir rendre une visite à l'Institut du Kaire, et à assister à une des séances.
(...)
[La visite eut lieu le 1er thermidor an VII (19 juillet 1799)]
Le Cheykh fut reçu avec honneur et invité aux honneurs de la séance. Il y assista en effet ; mais, ne comprenant pas un mot de français, il entendait parler, sans pouvoir deviner sur quelle matière roulaient les discours. Ce soir-là, M. Geoffroy Saint-Hilaire, maintenant membre de l'Académie des sciences, et professeur-administrateur du Muséum d'histoire naturelle, lisait à l'Institut du Kaire, un mémoire très-étendu sur un poisson du Nil de l'espèce des Tetrodons.
Le Cheykh el-Mohdy aurait voulu prendre part à l'intérêt général que lui paraissait inspirer cette lecture : ne pouvant contenir son impatience, il appela auprès de lui Dom-Raphaël, interprète et moine syrien, alors membre de l'Institut du Kaire, et que nous avons vu depuis à Paris professer la langue arabe vulgaire à l'école spéciale des langues orientales établie à la Bibliothèque.
« Que dit-il, dit le Cheykh ? Quel est l'objet de son discours ? – Cheykh, répondit l'interprète, il décrit les caractères distinctifs et les propriétés particulières d'un poisson. »
« Quoi, s'écria le Cheykh el-Mohdy, quoi ! tant de paroles pour un tel poisson ! je le plains véritablement, s'il est obligé d'en dire autant sur chacune des espèces qui vivent dans les eaux : que le Dieu très-haut l'en préserve ! Va, dis-lui qu'avant d'en former le dessein, il lise les commentateurs du sacré Koran ; il y verra que le Tout-Puissant a créé dans ce vaste univers, plus de cinquante mille espèces différentes de poissons, et certes alors il renoncera à son entreprise inexécutable. »
Extrait de la « Notice biographique sur le Cheykh el-Mohdy », J.-J. Marcel, Contes de Cheykh el-Mohdy, tome II, p. 102-105.
Baudeuf. – Un des notables de la communauté française en Égypte avant l'expédition.
Joseph Beauchamps (1752-1801). – Entra dans l'ordre des Bernardins, puis se passionna pour l'astronomie et se lia avec Lalande, son professeur au Collège de France. Son oncle, évêque de Bagdad et consul de France en cette ville, le nomma son grand vicaire en 1781. Il visita Bassora, le golfe Persique et la mer Caspienne. Nommé consul à Masqat (Oman) en 1795, se rendit à Constantinople en 1797 et fut appelé par Bonaparte et nommé membre de l'Institut. Envoyé en mission auprès de la Porte, il fut fait prisonnier par les Anglais et livré aux Turcs. Il passa trois ans aux Sept-Tours et en sortit altéré en 1801. Mourut à Nice la même année.
B. Belletête. – Né à Orléans en 1778. Étudia les langues orientales et devint membre de la Commission des sciences et des arts de l'Institut d'Égypte. Gravement blessé aux côtés de Kléber, il fut rapatrié et nommé secrétaire-interprète du ministère des Relations extérieures. Participa à la Description de l'Égypte, notamment dans la correction des cartes géographiques et traduisit un recueil de Contes turcs. Mourut à trente ans, en 1808.
Gloutier. – Membre de l'Institut d'Égypte dans la classe d'économie politique, commissaire français près le divan, puis administrateur général des Finances. Il mourut à Gîza le 6 floréal an VIII (1800).
Pierre Amédée Jaubert. – Né en 1779 à Aix-en Provence. Élève de Silvestre de Sacy. Accompagne la division de Desaix en Thébaïde puis fit la campagne de Syrie, où il prit la place de Venture auprès de Bonaparte. Fut adjoint à la mission politique de Sebastiani en Orient, en 1802. Chargé d'une mission en Perse en 1805, on lui doit une relation de voyage (restée célèbre) de ce pays, de même qu'une traduction du géographe arabe al-Idrîsî et une étude sur les bédouins de la frontière palestinienne dans la Description de l'Égypte. Membre de l'Institut, il termina sa carrière en tant que professeur de turc à l'École spéciale des langues orientales. Gabartî, plaisantant avec lui, disait qu'il était non seulement son homonyme mais peut-être encore un peu son parent.
Charles Magallon (1741-1820). – Élevé dans le commerce, il séjourna en Égypte pendant plus de vingt ans. Nommé consul général au Caire en 1793. On a attribué aux rapports sur l'état de l'Égypte par lui envoyés au Directoire, l'idée de l'expédition française. Il la suivit au Caire et fut un guide précieux pour l'armée. Rentra avec les derniers corps de celle-ci et n'occupa plus de fonction. Meurt le 4 décembre 1820, à l'âge de 79 ans.
Jean-Jérôme Marcel (1776-1854). – Élève de Silvestre de Sacy. Consacrera une grande partie de sa vie à l'Égypte arabe. Débuta dans le journalisme. Il fut placé à la tête de l'Imprimerie nationale du Caire, institution à laquelle Bonaparte attacha un intérêt majeur, pour les besoins de la propagande et « afin de répandre parmi les indigènes les connaissances scientifiques modernes ». Marcel imprima, en dehors de toutes les proclamations officielles, les 116 numéros du Courrier de l’Égypte et les 3 volumes de La décade égyptienne, un grand nombre de manuels de traduction. Après l'expédition, il fut nommé, en 1802, directeur de l'Imprimerie nationale de Paris, et participa à la rédaction et à l'impression de la Description de l'Égypte. De même qu'il fut le principal collaborateur de Reybaud pour L'histoire scientifique et militaire de l'expédition d'Égypte et l'auteur d'une Histoire de l'Égypte sous la domination arabe. Sa version des Contes de Cheykh el-Mohdy est, selon Guémard, très estimée. Lors de la première révolte du Caire, il fit preuve d'un grand courage, « risquant sa vie dans l'intérêt de la science » pour arracher aux flammes quelques pages arabes. « L'orientaliste Marcel se hasarda au plus fort de la mêlée, dans le seul espoir de conquérir quelques-uns des précieux manuscrits dont la mosquée (al-Azhar) était dépositaire » (Reybaud). Aussi conserva-t-il un magnifique Coran d'un format inusité calligraphié sur peau de gazelle. De fait, il rassembla lors de son séjour en Égypte près de 2 000 manuscrits.
Sur J.-J. Marcel, voir : Notice in Larousse du xixe siècle ; G. Guémard, « Les Orientalistes de l'armée d'Orient », Revue de l'histoire des colonies françaises, n° 1, 1928 ; M. Belin, « Notice nécrologique et littéraire sur M. J.-J. Marcel », Journal Asiatique, 3e série, t. III,
1854 ; A. Taillefer, « Notice historique et bibliographique sur J.-J. Marcel », Revue de l'Orient de l'Algérie et des colonies, t. XVI, 1854.
Don Raphael de Monachis. – Prêtre syrien de rite grec. Seul Oriental à faire partie de l'Institut dans la section de littérature et des beaux-arts à côté de Venture. Fut chargé avec Monge, Nouet et Beauchamps de la rédaction d'un almanach franco-égyptien. Remplit les fonctions d'interprète auprès du grand divan du Caire. Après l'expédition, il entra comme professeur d'arabe parlé à l'École des langues orientales de Paris.
Louis Rémy Raige. – Né en 1777, ami intime et condisciple inséparable de Belletête avec lequel il partit en Égypte. Ils se livrèrent aux mêmes travaux au sein de la Commission des sciences et des arts et, rentrés à Paris, occupèrent la même fonction de secrétaire-interprète pour les langues orientales. « Aucun de ceux qui ont pris part à la célèbre expédition d'Égypte n'avait approfondi davantage l'étude des mœurs du pays et de la littérature des Arabes. » (Marcel) Il était lié d'amitié avec cheikh Hasan al-‘Attâr et son ami Ismâ‘îl Khashshâb qui lui dédièrent des odes d'amour. Meurt en 1810, à 33 ans.
Jean-Baptiste Santi l'Homaca. – Ancien interprète à Salonique puis chancelier dans diverses échelles du Levant et d'Égypte ; il fut attaché à l'état-major de l'armée d'Orient. Il traduisit, avec Damien Bracevich, les déclarations du meurtrier de Kléber, Sulaymân al-Halabî. Attaché à Menou jusqu'à la fin de la campagne. On dit qu'il était le cousin du poète André de Chénier.
Michel Venture de Paradis (1738-1799). – Natif de Marseille ; il fut le doyen de l'Institut d'Égypte. Pendant des années, il remplit la fonction de drogman à l'ambassade de Constantinople. De retour à Paris, en 1790, il fut nommé secrétaire-interprète du gouvernement et chargé de la réorganisation des consulats des « pays hors chrétienté », tâche qu'il cumula avec la chaire de professeur de turc à l'École des langues orientales. L'un des principaux promoteurs de l'expédition française en Égypte, il la suivit en tant que premier interprète du général en chef, « mais il fut plutôt en effet son premier ministre pour tout ce qui concernait le pays et les populations de l'Orient ». Il mourut à Nazareth, en mai 1799, pendant le siège de Saint-Jean-d'Acre. « Sa perte a eu une action funeste sur l'expédition de Syrie et sur celle d'Égypte elle-même. », Marcel.
Notes
Pour citer cet article
Référence papier
Mustapha al-Ahnaf, « Cheikh al-Mahdî (1737-1815), uléma, médiateur et businessman », Égypte/Monde arabe, 1 | 1999, 115-150.
Référence électronique
Mustapha al-Ahnaf, « Cheikh al-Mahdî (1737-1815), uléma, médiateur et businessman », Égypte/Monde arabe [En ligne], 1 | 1999, mis en ligne le 08 juillet 2008, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ema/755 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ema.755
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