« Pour le meilleur et pour le pire »
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1Les obstacles de la religion et de la langue ont peut-être entravé l'instauration d'un nouvel ordre social durant la courte occupation de l'Égypte par les Français (1798-1801). Mais ils n'ont certainement pas réussi à empêcher que s'établissent, entre les habitants et les occupants, des relations qu’il a bien fallu aménager pour maintenir l'ordre social. C'est ce qui explique, d'une part, la création, au sein de l'Institut d'Égypte, d'une commission chargée d'étudier les systèmes juridiques égyptiens, et, d'autre part, l'ardeur des débats, au premier divan, sur le régime des successions et autres questions de droit.
2La Loi religieuse (sharî’a) est dans le monde musulman, dont l'Égypte fait partie, la source principale de l’édiction des règles juridiques en matière de ce que nous appelons le droit du statut personnel – objet de la présente étude. Mais ici comme ailleurs, les textes sont forcément contournés lorsque le législateur se trouve dans l'incapacité d'établir l'équilibre entre les besoins et les exigences de la société d'une part, la législation garante de l'ordre social, d'autre part. Entre ces deux contraintes, de la fidélité à la Loi et de l’adaptation à la société, la nécessité s'est très vite faite sentir, au temps de l’expédition, de mettre au point des formules juridiques assurant une certaine conformité entre les règles de la Loi et l'esprit législatif français ou, du moins, de faire relever certains actes juridiques d'un cadre qui ne contredise en rien les principes du droit islamique.
3Dans quelle mesure est-on parvenu à réaliser cette adaptation des règles juridiques, régissant, par le biais des tribunaux sharî’ (tribunaux religieux) – seule autorité officielle compétente en matière de statut personnel –, non seulement les relations sociales entre Français et Égyptiens, mais aussi des Égyptiens entre eux ? Et dans quelle mesure la société devait-elle recourir à divers subterfuges pour contourner le texte de loi ? Voici les questions auxquelles on se propose d’apporter ici quelques éléments de réponse. L’enquête est centrée sur les questions de statut personnel1, parce que c’est dans ce domaine que la confrontation entre les deux pensées juridiques, musulmane et française, est la plus nette. Trois questions sont particulièrement révélatrices en la matière : l’héritage et sa répartition ; le mariage entre Français et musulmanes et ses conséquences en matière de dot (sadâq), de succession, de droit pour l’épouse d'obtenir le divorce contre renonciation à ses droits (haqq al-khal’), de filiation, de tutelle des enfants mineurs et d'administration légale de leurs biens ; les successions en déshérence, et le droit pour les Français de les placer sous séquestre sous le couvert du Trésor public (Bayt al-mâl), institution contrôlée par le grand cadi (qâdî al-qudât).
Les sources
4La présente étude s'appuie sur un ensemble de documents de première main cités dans les notes. Nous nous contenterons ici de mentionner quelques fonds d'archives, pour montrer l'intérêt qu'ils présentent et les raisons du choix que nous en avons fait.
5Les registres des tribunaux sharî’ : bien que ces registres soient considérés par les spécialistes de la période ottomane comme une source de première ordre, ils ont été rarement consultés dans les études portant sur l'expédition française. Ils sont pourtant d'une grande richesse et donnent une bonne image des pratiques juridiques établis à l'époque par ces hommes de la Loi (rijâl al-shar’) que sont les juges de la Loi religieuse (qudât al-shar’), principal relais entre la société et le pouvoir. Là est le véritable intérêt de ces documents, qui permettent d'étudier, dans ses multiples dimensions, la relation que l’exercice du droit construit entre ces deux pôles.
6Les procès-verbaux du divan créé par le commandement de l'expédition française : ils sont une source primordiale pour comprendre la nature des relations entre les musulmans, grands ulémas ou hommes de la Loi d'une part, et les généraux français d'autre part ; pour observer la confrontation de cultures différentes et le choc intellectuel qu'elle engendre ; pour saisir, enfin, les compromis auxquels on dut parvenir et les moyens mis en œuvre pour arriver à une conformité de vues. Connus depuis peu par les chercheurs, ces procès-verbaux n'ont pas encore été bien exploités2.
7Les registres des églises : ils sont une source précieuse pour l'histoire sociale en général, pas seulement celle des minorités chrétiennes ou des coptes. Les alliances entre Français et Égyptiennes, musulmanes ou chrétiennes, que signalaient divers témoins oculaires de l’expédition, arabes ou français, sont longtemps restées pour moi un mystère, car je ne parvenais pas à en trouver trace dans les archives. Jusqu'au jour où j'appris, par Ghislaine Alleaume, que la bibliothèque des pères franciscains au Caire conservait les actes des mariages passés entre des Français et des Égyptiennes chrétiennes, qu'elles soient coptes ou qu'elles appartiennent à d’autres rites. Ces documents, que les prêtres de l'église m'ont permis de consulter, montrent à quel point les soldats de l’armée d’Orient tenaient au caractère religieux et officiel de la cérémonie du mariage. Ils révèlent également que la période de l’occupation française a été marquée par une forte augmentation du nombre de mariages mixtes (20 fois plus qu'avant ou après l'expédition).
Les juridictions musulmanes
8Dans l'État ottoman, le pouvoir judiciaire est du ressort du sultan ou du calife qui délègue un pouvoir, absolu ou partiel, à la personne de son choix3. Le juge n'est que « le représentant du sultan en matière légale ; il appose son sceau et son insigne sur tous les documents officiels (tamkînât) : actes, rapports et autres documents. »4 En plus de ses prérogatives judiciaires, le juge avait, à l'époque ottomane, des compétences administratives. Le décret de nomination (buyruldu) précisait qu'il devait « statuer dans les questions judiciaires, dans les affaires religieuses et civiles, dans les ordonnances sultaniennes (al-mahâmât al-sultâniyya al-sharîfa), et les instructions administratives (al-ta’lîqât al-dîwâniyya) »5. Ses compétences judiciaires étaient cependant limitées, sauf en matière de statut personnel : mariage, divorce, pension alimentaire (nafaqa), partage de la succession, désignation des tuteurs, etc. En matière pénale, son rôle se réduisait à « examiner les faits et à établir la culpabilité ou la non-culpabilité de l'accusé »6.
9À Bonaparte qui avait occupé la ville du Caire, le 22 juillet 1798, et créé le premier divan formé de notables et d'ulémas, se posaient de multiples questions : quel système fallait-il appliquer en matière civile et criminelle ? quelle législation devait régir les successions ? comment mettre un terme aux plaintes suscitées par les iniquités du système d'alors7 ? Lorsqu’est fondé l'Institut d'Égypte, le 22 août de la même année, « une commission formée de Tallien, Coztaz, Sulkowski et Susy fut chargée de faire le point sur la législation en vigueur, les juridictions civiles et criminelles en Égypte, l'enseignement, et de définir les réformes à apporter au système et qui correspondaient aux souhaits de la population »8. Quelle que soit la position de cette commission, les mesures prises par l'État ottoman pour combattre les Français et le blocus commercial dressé autour de l'Égypte ne firent qu'aggraver les difficultés financières dont souffrait l’armée d’Orient, depuis qu'elle s'était vue coupée de toute communication avec la France par la destruction de sa flotte dans la bataille d'Aboukir. Ces problèmes entraînèrent une augmentation des impôts par la réorganisation du réseau commercial et du système fiscal égyptien. Le 10 septembre 1798, Bonaparte institua un tribunal de commerce, placé sous la présidence de Malatî et composé de six coptes et de six musulmans. Mais la mesure qui eut les conséquences les plus désastreuses fut la création d'un bureau d'enregistrement des propriétés. Celui-ci était chargé d'enquêter sur les propriétés des Mamelouks, confisquées par la République, et sur les propriétés individuelles, ces dernières devant être attestées par des actes dûment enregistrés. Toute cession de propriété et tout document légal devenait imposable. L'administration française intervenait par conséquent dans les affaires privées de la famille9 avec ce que cela impliquait pour le statut personnel.
Le statut personnel : entre le débat et la pratique
Le régime successoral
10Le débat sur le régime et le partage des successions s'envenima avec l’élargissement des compétences juridiques du tribunal de commerce. En plus de ses attributions commerciales, ce tribunal fut, en effet, chargé du règlement des successions et de l'enregistrement des plaintes. Désormais, il ne portait plus seulement atteinte « aux intérêts financiers des Égyptiens, il touchait aussi à leurs lois fondamentales »10, puisqu’il associait des chrétiens au règlement de questions qui avaient été jusque-là du ressort exclusif des tribunaux sharî’. Aux yeux de Gabartî, tout cela avait « pour principe la malveillance, pour base l'impiété, pour support l'iniquité et pour essence l'hérésie »11. À l’en croire, lorsque Malatî demanda, au cours de la réunion du tribunal, le dimanche 4 octobre 1798, comment était partagée la succession chez les musulmans et qu'il fut informé de ce que prescrivait la religion, « les Francs répondirent : "Chez nous, le garçon n'hérite pas, seule la fille hérite et nous faisons ainsi par égard à la nature de leur intelligence, car les garçons sont plus capables que les filles de gagner leur vie" »12. Il fallut l’intervention d’un chrétien syrien, Mîkhâ'îl Kahîl al-Shâmî, pour faire pencher la balance en faveur des musulmans : « Pour nous, aussi bien que pour les coptes, ce sont les musulmans qui se chargent de partager nos successions. »13 Les Français demandèrent alors que leur soient remises les minutes de ces liquidations de succession et c’est ainsi, termine Gabartî, que l’on put couper court au différend entre les Français et les cheikhs relativement au régime successoral.
11Mais ils n’abandonnèrent pas le sujet sans y trouver quelque avantage, puisqu’ils réussirent à imposer, en invoquant les droits du Trésor public (Bayt al-mâl), une taxe de 5 % sur les successions. Le grand cadi (qâdî al-qudât) Ahmad al-’Arîshî et le cheikh Ismâ’îl al-Zarqânî furent chargés de son recouvrement14. Dans les archives de certains tribunaux de province, comme celui d’Alexandrie15, on trouve bien trace d’une taxe appelée « droit de la République française » (sâyil li-jumhûr al-faransâwiyya). Mais il n’est pas facile de savoir s’il s’agit vraiment de l’impôt sur les successions invoqué par Gabartî. En utilisant une expression aussi vague, le grand cadi exprimait-il sa répugnance à couvrir du nom du Bayt al-mâl un impôt prélevé au seul profit de la République ? ou s’agit-il d’une autre taxe, les Français se substituant simplement aux milices ottomanes, qui prélevaient un pourcentage sur toutes les successions de leurs membres ? Pourquoi n’apparaît-elle que dans certaines provinces, et seulement pour certaines périodes ? On le voit, bien des questions restent sans réponse. La mesure alimenta les doléances, des riches plus que des pauvres, mais les plaintes restèrent sans effet. « Même si mon père sortait de sa tombe, aurait dit le secrétaire français du divan, pour témoigner contre ‘Arîshî et Zarqânî, et nier tout ce que je sais [d’eux], je ne le croirais pas davantage. »16
Le mariage de Zubayda et Menou
12Si les musulmans durent en rester là sur ce point, dans d'autres affaires, comme la question du mariage, ils purent, dans la pratique, aller beaucoup plus loin. L'un des points sur lesquels aucune concession n'était faite était celui du « mariage d'un non-musulman avec une musulmane ; l'enfant né d'un mariage mixte devait obligatoirement être musulman »17. Le « célibat forcé »18 imposé aux Français qui avaient accompagné Bonaparte dans sa campagne d'Égypte, les instructions formelles qui leur intimaient de respecter les habitudes et les coutumes des musulmans, et la crainte de la syphilis19 que la fréquentation des prostituées répandait parmi la troupe, expliquent le choix fait par certains d’épouser des Égyptiennes musulmanes, après avoir prononcé les deux professions de foi par lesquelles ils se convertissaient à l'islam. C'est ce dont témoignent les sources françaises et arabes, en particulier Nicolas Turc et Gabartî. Mais, à l'exception de celui de ‘Abdallah Jacques Menou, on ne trouve aucune trace de ces mariages dans les archives des tribunaux sharî’.
13L’hypothèse que les mariages franco-musulmans étaient enregistrés uniquement devant l'administration française ne résiste pas à l’analyse. D’abord, parce que les soldats français devaient nécessairement, aux termes de l'avis juridique (fatwâ) autorisant ce type de mariage, se convertir préalablement à l'islam : ils étaient donc musulmans au moment de la signature du contrat et relevaient en conséquence des juridictions musulmanes. D’autre part, les mariages mixtes souscrits avec des Égyptiennes chrétiennes étaient, eux, consignés dans les églises et la trace en est conservée dans les registres paroissiaux20. Enfin, on comprendrait mal, si l’administration française avait exigé que les mariages franco-musulmans soient passés devant un notaire français, que le seul contrat enregistré devant les tribunaux sharî’ soit précisément celui de ‘Abdallah Jacques Menou, troisième commandant en chef de l'expédition. La seule explication plausible à ce silence des documents d’archives est que bon nombre des mariages franco-musulmans aient été faits selon la procédure du mariage sans contrat, dit « coutumier » (‘urfî), que la loi musulmane reconnaît, mais qui, par définition, ne laisse pas de trace écrite. Pour les musulmanes qui acceptaient de passer alliance avec les Français, il n’était pas facile, en effet, de faire enregistrer officiellement un type de mariage que beaucoup réprouvaient. Gabartî, bon représentant de la culture et de la pensée de son temps, exprime un mépris, sans doute largement partagé, en commentant d’un mot acerbe le mariage de Menou : « Il a suffi, écrit-il, qu'il prononce la profession de foi pour qu'ils le marient. »
14Le fait est que le seul document sur lequel on puisse se fonder pour étudier les unions franco-musulmanes, est le contrat de mariage unissant ‘Abdallâh Jacques Menou et Zubayda, fille du sayyid Muhammad al-Bawwâb21. Cet unique témoignage, du reste, n'a pas échappé à une tentative de destruction : il a été entièrement et soigneusement raturé, peu de temps après l’expédition (voir la reproduction du fac-similé page suivante), et l’on pourrait voir, dans cette volonté de l’anéantir, le plus sûr aveu de la singularité du document. Il fut examiné en 1945 par un expert chargé de vérifier l'authenticité des actes au ministère de la Justice22. « Sur chaque ligne, précise le rapport d’expertise, des ratures parallèles ont été tracées dans les deux sens, horizontal et vertical, sans jamais déborder sur les marges supérieure et inférieure du document, ce qui indique que ces ratures ont pris beaucoup de temps et de patience et qu'elles ont été volontairement tracées dans le but de cacher les termes utilisés dans le document. »23 C’est donc un des greffiers du tribunal – nul autre n'aurait pu disposer d'assez de temps –, homme de la Loi par conséquent, qui s'est efforcé d'anéantir le document. Le même expert signale, en outre, que « l'encre utilisée à l'origine est la même que celle de l'acte de mariage suivant »24. Les ratures sont donc contemporaines de l'expédition ou de peu postérieures.
15Le mariage du troisième commandant en chef de l’expédition nous est en réalité connu par deux documents distincts. Le premier consigne la conversion de Menou et son mariage avec Zubayda, après consultation des muftis sur la légalité de ce mariage ; le second est un contrat conclu entre les deux époux, deux jours après le mariage, comme l’indique l’incipit : « Entre [4 noms] agissant en qualité de représentant (wakîl) de la femme Zubayda et [1 nom] agissant en qualité de représentant de ‘Abdallâh pacha Menou, actuellement25 général en chef (sârî ‘askar) de la province d'Égypte, [...] époux de ladite Zubayda en vertu de l'acte de mariage enregistré au tribunal de Rosette, le 25 du mois courant, il a été convenu ce qui suit. »26 En dépit de son importance, ce « contrat par consentement mutuel » ne peut donc être considéré comme constituant le contrat de mariage à proprement parler, comme le fait le rapport de l'expert chargé d’en vérifier l'authenticité, pour lequel le premier document est la déclaration de la conversion de Menou et le second son acte de mariage27. ‘Imâd Abû Ghâzî estime que « le contrat de mariage a été établi en deux temps »28 et il voit dans le second document « l’avenant consignant les clauses et conditions du mariage de ‘Abdallah Jacques Menou et Zubayda al-Rachîdiyya »29. Sumayya Ramadân reconnaît de même que ce deuxième contrat, qu’elle publie comme étant « les clauses du contrat de mariage de Menou et Zubayda », a été rédigé deux jours après le mariage, soit en un moment où Zubayda était déjà l’épouse de Menou30.
16Pris ensemble, l'un et l'autre documents appellent un certain nombre de remarques. Notons d’abord qu’ils laissent sans réponse la question de savoir ce qui poussa Zubayda, ou son père, à accepter ce mariage : était-ce la crainte de l'occupant ou y trouvaient-ils quelque intérêt économique, il demeure impossible de le savoir. Notons ensuite que dans les deux cas, le mufti hanafite n’est ni présent ni représenté. La conversion et le mariage de Menou eurent lieu au début de la campagne de Syrie qui met fin à la fiction des bonnes relations entre Bonaparte et la Sublime Porte. Le grand cadi hanafite en profita pour quitter Le Caire et, durant quelques mois, le poste resta vacant. Durant cette période d’affrontement direct entre Français et Ottomans, le mufti hanafite a peut-être préféré rester à l’écart. Son absence tient peut-être aussi à sa réticence à confirmer la fatwâ autorisant le mariage de Menou après sa conversion.
17L’insistance avec laquelle les trois muftis présents ou représentés affirment, dans l’acte de conversion, la légalité des fiançailles et du mariage d'une musulmane avec qui se convertit « par amour de l'islam » et prononce les deux professions de foi, montre à quel point un tel mariage suscitait des réticences. Les ulémas étaient visiblement soucieux d’établir que la conversion – l’incontournable condition à la réalisation du mariage – n’était pas que de simple convenance, mais qu’elle était bien un acte de conviction. Leur application sur ce point est comme un aveu, en creux, de la suspicion dans laquelle étaient tenues ces conversions. Le même document insiste également beaucoup sur la légalité, au regard de la Loi religieuse, du contrat et de ses clauses (al-‘aqd al-sharî’ bi-shurûti-hi al-shar’iyya), comme pour faire oublier que, de fait, l’avenant au contrat qui forme le second document comporte des clauses qui ne sont pas, nous le verrons, strictement conformes à l’usage. Ces réticences, du reste, semblent avoir été partagées : si l’avenant au contrat de mariage est bien enregistré en présence de témoins français, aucun d’entre eux n’assistait à la conversion du futur général en chef.
18Le contrat relatif aux conditions du mariage comporte onze clauses, dont les cinq premières n’appellent aucun commentaire : relatives au consentement des deux époux, à la dot, au divorce, elles sont rigoureusement conformes aux préceptes de la loi musulmane. La sixième et la septième concernent l’héritage. Si elles reconnaissent bien à l’épouse le droit d’hériter des biens de sa famille et de les transmettre à ses enfants si elle décède avant son époux, elles la privent, en revanche, d’hériter de lui, s’il disparaît avant elle. Seule sa dot (mu'akhkhar al-sadâq) lui serait alors reversée. Sur ce point, le contrat s’inspire des dispositions régissant, en France, les contrats de mariage sous le régime de la séparation des biens. La même inégalité marque les articles huit à onze, relatifs à la tutelle des enfants mineurs. Si Menou survit à Zubayda, la tutelle des enfants et l’administration de leurs biens lui revient. Dans le cas contraire, la charge des enfants est confiée à deux tuteurs, l'un arabe et l'autre français, ce dernier étant désigné par le gouvernement français. En cas de disparition des deux époux, les enfants sont placés sous la tutelle de la République française, en contradiction avec le principe sharî’ selon lequel il est « dénié au non-musulman tout droit sur un musulman » (lâ wilâya li-ghayr al-muslim ‘alâ-l-muslim).
19Ces contradictions avec les usages musulmans expliquent peut-être la forme particulière donnée à l’enregistrement du mariage en deux actes distincts. Les deux parties avaient du mariage une représentation radicalement opposée. Pour les musulmans, l’acte essentiel était celui consignant la conversion de Menou. Celui-là seul donnait un caractère légal au mariage (premier document). Le second n’était qu’un accord mutuel sur les clauses matérielles de l’union. On pouvait le transformer, ou l’annuler, sans annuler le mariage. Pour les Français, au contraire, la conversion restait un acte privé, du reste mal accepté par la majorité des officiers de l’entourage de Menou. Seul avait un caractère légal le contrat de mariage (deuxième document). Ce sont eux, peut-être, qui suggérèrent ce compromis assimilant le premier acte à un mariage « religieux » et le second à un mariage « civil ». Mais la solution convenait également aux cheikhs, qui pouvaient rejetter, dans le second acte, toutes les clauses contraires aux dispositions de la loi musulmane. Pris ensemble, les deux textes illustrent bien le type de compromis entre deux cultures juridiques auquel on pouvait parvenir.
Le mariage et le divorce : du texte législatif aux solutions alternatives
20La présence française eut aussi des effets, moins directs sans doute, sur d’autres questions relatives au statut personnel. L’évolution des mariages et des divorces en est un exemple.
Le recul apparent du mariage
21Les mariages entre musulmans étaient enregistrés dans les tribunaux sharî’.. Les décrets de nomination des juges, sous la domination ottomane, stipulent clairement que « marier les musulmans » relevait de la compétence du cadi31. Mais, comme l’a noté Nûr Farahât, « la coutume (‘urf), qui était l’une des sources fondant les jugements en droit musulman, pouvait fournir un moyen de trouver un compromis entre une norme juridique fixe et une réalité sociale changeante. En intégrant la coutume dans sa pratique juridique, l'époque ottomane reconnaissait ainsi les contraintes du réel »32. La loi musulmane, d’autre part, accordait une grande importance au témoignage verbal33 et il existait, en conséquence, dans la société égyptienne de l'époque ottomane, bien d'autres moyens de conclure un mariage. Il pouvait suffire, par exemple, d'une poignée de main pour que le mariage soit scellé et admis, tant par la société que par les hommes de loi. Les archives du tribunal d’Alexandrie conservent ainsi le cas d'une femme qui porta plainte contre son mari au prétexte que « leur mariage avait été scellé par une poignée de main, mais n'avait pas été consommé ». Interrogé par le juge, l'homme confirma qu'il ne l'avait pas épousée, mais qu'« il avait seulement serré la main de son frère et tué une brebis en son honneur »34. Le juge décida néanmoins que le mariage était valide, même s’il n’avait pas été enregistré et n’avait fait l’objet d’aucun acte consigné par écrit, le mariage étant considéré comme un contrat consensuel conclu par le seul échange des consentements, en dehors de tout écrit ou autre formalité. Parce qu’il régissait les rapports, les droits et les obligations des deux époux, il était cependant fréquent que le mariage soit conclu devant le cadi et que le contrat en soit porté au registre du tribunal. C’était un moyen de garantir les droits de l'un et l’autre des époux si, pour une raison ou l'autre, ils ne pouvaient produire leurs témoins. Pour autant, les autres formes de mariage n’en étaient pas moins valides devant la loi.
22Durant les trois années de l'occupation française, l’enregistrement des actes de mariage devant les tribunaux sharî’ baisse de façon spectaculaire : nous n’en avons trouvé aucun dans les archives des tribunaux d’Alexandrie, de Damanhûr, de Damiette, de Mansûra et du Caire, régions placées sous le contrôle de l’armée française, alors qu'il en existe pour les tribunaux de Haute-Égypte ou dans les régions restées à l'écart de la domination française. Cette cessation soudaine pose un certain nombre de problèmes. Il paraît peu probable que les Égyptiens, dans la majeure partie du pays, aient cessé de se marier : ils ont, plus simplement, cessé de faire enregistrer leurs actes de mariage devant le cadi, peut-être parce que, tout en restant le représentant des juridictions locales, il relevait en même temps de l'administration française, non musulmane. La réforme du système judiciaire imposée par Bonaparte n’avait pas privé les cadis de leur prérogative en la matière : les décrets de nomination des juges sous la domination française, celui du cheikh Ahmad al-’Arîshî et ceux de plusieurs cadis de province, stipulent bien que « marier les musulmans » continuait à relever de leur compétence35. Elle établissait, en revanche, un bureau d'enregistrement qui avait la double charge d’enregistrer les mariages et de prélever une taxe sur chacun d’entre eux. Ces deux mesures ont-elles eu un effet dissuasif ? L’hypothèse en est plausible, mais elle reste peu probable. Le caractère obligatoire de l’enregistrement devant le bureau créé par Bonaparte est démenti par le mariage de Menou, comme par les mariages entre chrétiens dont on trouve trace dans les registres ecclésiaux. Dans la pratique, cette réforme comme beaucoup d’autres, semble être restée lettre morte. Du reste, à l’extrême fin de l’expédition, Menou dut réitérer au divan l’ordre d'établir des registres spéciaux pour l’enregistrement des naissances, des décès et des mariages. Les taxes perçues sur les actes juridiques ont peut-être eu plus d’effet. En ce qui concerne les actes de mariage, elles restaient toutefois limitées à 2 % seulement36 et la mesure, en outre, ne semble pas avoir été appliquée dans tout le pays. Le montant perçu était du reste inférieur à celui que les Ottomans avaient imposé sur le mariage des filles vierges, au moment de la conquête de l'Égypte. À l'époque, cette taxe nouvelle avait fait beaucoup de bruit. Non pas que la somme fût exorbitante, puisqu'au maximum (60 nisf fadda) elle correspondait au prix de trois livres et demie de viande de bœuf, ou de sept livres et demie de sucre, selon les prix indiqués par Ibn Iyâs. Ce qui révoltait aussi bien les ulémas que la population, était l’idée même que l'État puisse imposer une taxe sur le mariage : une telle mesure était perçue comme une hérésie et un acte contraire à la Tradition (sunna)37. La réforme française suscita sans doute une réaction similaire.
23Mais plus encore, l’occupation et le contrôle – même relatif, établi par l’administration française sur le système judiciaire – imposèrent une sorte de défiance générale à l’égard de toutes les institutions publiques, un repli vers les formes plus privées d’exercice du droit. En l’espèce, le mariage « coutumier » sans acte notarié mais légal, offrait un refuge commode contre toute ingérence. Après le départ des Français, beaucoup de ceux qui avaient opté pour cette solution et s'étaient mariées durant l'occupation, firent, du reste, enregistrer leurs unions devant les tribunaux.
L’augmentation des divorces
24L’augmentation du nombre des demandes de divorce présentées par les femmes est le second phénomène révélé par les registres des tribunaux sharî’. Elles sont faites dans tous les cas par des femmes que leurs époux ont abandonnées et elles sont motivées par deux raisons. La première est que leurs maris les ont laissées sans pension alimentaire (nafaqa), et qu’elles sont dans l'impossibilité de faire un emprunt pour attendre leur retour. Bien que rejetée par la doctrine hanafite qui est celle de l'État ottoman, cette demande est légitime et reconnue par certaines écoles juridiques musulmanes, le malikisme notamment. L’épouse devait prouver la véracité de ses dires. Il lui incombait d'apporter la preuve de son mariage, de l'abandon du foyer conjugal par son époux et de la durée de cet abandon, elle devait établir que ce dernier ne lui avait laissé ni pension alimentaire, ni autres ressources légales, et qu'elle était dans l'incapacité de faire un emprunt. Le cadi malikite pouvait alors prononcer la dissolution du mariage. Variant entre deux et huit cas par an dans la province d'Alexandrie avant et après l'expédition, le nombre de ces divorces augmente sensiblement durant l'occupation, pour atteindre 20 à 25 cas par an.
25L'autre raison donnant à la femme le droit d'obtenir le divorce au motif de l'absence de son époux, était le préjudice causé par l'absence de relations sexuelles et la crainte de sombrer dans la débauche. Le cadi d’Alexandrie accorda ainsi la dissolution de son mariage « à la dame Khadîga, surnommée Khaddûga, fille du sayyid al-Sharîf ‘Abd al-Fattâh Tchûrbadjî, qui s'étant présentée comme l'épouse du sayyid Muhammad al-Dûbâtî, avait déclaré que celui-ci était absent, qu'elle désirait avoir des relations sexuelles, qu'elle souffrait de ne pouvoir satisfaire son désir et qu’elle craignait de commettre l'adultère »38. Le cheikh malikite Muhammad Husayn al-Mîqât avait rendu un avis (fatwâ) confortant le point de vue du juge d’Alexandrie : « Si le divorce peut être accordé à la femme pour défaut de pension alimentaire, écrit-il, a fortiori faut-il le lui accorder pour crainte d'adultère, vu la gravité du préjudice qu’engendre le défaut de copulation s’il pousse à la fornication. La femme peut renoncer à son droit à la pension, et elle est alors obligée de s'y tenir, alors que si elle renonce à son droit à la copulation, elle n'est pas obligée de s'y conformer et a le droit de revenir sur sa parole. De plus, la pension alimentaire peut être obtenue par voie d'emprunt auprès d'un tiers, ce qui n'est pas le cas de la copulation [sic]. Aussi cette femme a-t-elle droit au divorce. »39 La difficulté, évidemment, était d’évaluer l’urgence du risque encouru par l’épouse abandonnée : « Elle est seule à le savoir » estima un autre cheikh malikite, Muhammad ‘Alî al-Masîrî, qui confirmait ainsi que la seule déclaration de l’épouse suffisait à valider la procédure.
26L'accroissement du nombre de divorces demandés par des femmes, pour abandon du domicile conjugal par le mari, pouvait a priori s’expliquer aisément par la situation de guerre que connaissait le pays : les hommes pouvaient avoir fui l’occupant soit par crainte des représailles, soit pour rejoindre les troupes mameloukes ou ottomanes, soit encore pour des raisons économiques. Le phénomène s’expliquait particulièrement à Alexandrie, ville commerçante mais où la vie était rendue de plus en plus difficile par le blocus de la flotte britannique. En procédant au recensement de tous les cas, nous eûmes toutefois la surprise de constater que, pour 70 % d’entre eux, le départ du mari était antérieur à l'occupation de la ville. Plusieurs questions se posent alors, auxquelles il n’est pas facile d’apporter une réponse. Même lorsque l’abandon du domicile conjugal est antérieur, il ne fait aucun doute que les demandes de divorce, particulièrement celles qui invoquent la seconde raison, sont plus fréquentes durant l’occupation. On peut sans doute y voir le signe de l’affaiblissement du contrôle exercé par le cadi hanafite ottoman : avant et après l’expédition, la procédure aurait eu, sans doute, moins de chance d’aboutir. L'accent mis si souvent sur la question du désir et du préjudice engendré par la privation de relations sexuelles, en revanche, ne s’explique guère par des considérations de doctrines juridiques. Il faut sans doute y voir un argument d’opportunité. Les ulémas s’inquiétaient, durant l’occupation française, des risques que faisait courir aux bonnes mœurs la présence de tant de militaires, célibataires par nécessité. Les épouses délaissées leur retournaient en quelque sorte l’argument, en faisant valoir que dans cette période troublée, les risques de « sombrer dans la débauche », n’en étaient, pour elles, que plus grands.
27Les normes comportementales telles que définies par le droit (fiqh) ne constituent, bien évidemment, qu’un cadre général à la réglementation et au contrôle des relations sociales entre les individus. Elles laissent donc des opportunités pour traiter avec une grande liberté les changements imposés par le cours des événements. Le recours à la « coutume » (‘urf) peut, en la matière, être une réponse ayant le mérite de préserver les spécificités d’une société donnée. À côté des institutions établies par le pouvoir, et qui visent à garantir sa pérennité, il existe, dans toute société, d’autres institutions qui lui sont propres et qui ne sont pas nécessairement en totale conformité avec les institutions politiques. Elles peuvent, au contraire, se développer de manière parallèle pour répondre à des besoins ou des intérêts distincts. Lorsque l’équilibre est rompu, pour une raison ou une autre, la société invente des « ruses » qui permettent d’éviter que le choc entre les deux systèmes institutionnels ne soit trop violent. La société égyptienne a su, durant l’occupation française, conserver cette capacité d’invention, qui lui permettait d’éviter les ruptures radicales. Suivant l’exemple du « cheveu de Mu’âwiya »40, elle donnait du mou quand la tension était trop forte et tirait quand la pression se relâchait. Le recul de la puissance ottomane au xviiie siècle avait donné aux institutions de la société civile l’occasion de s’y exercer.
28Traduit de l’arabe par Samia Rizk.
Notes
Table des illustrations
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Titre | Contrat de mariage unissant ‘Abdallâh-Jacques Menou et Zubayda, fille du sayyid Muhammad al-Bawwâb |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ema/docannexe/image/754/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 79k |
Pour citer cet article
Référence papier
Ramadân al-Khûlî, « « Pour le meilleur et pour le pire » », Égypte/Monde arabe, 1 | 1999, 99-114.
Référence électronique
Ramadân al-Khûlî, « « Pour le meilleur et pour le pire » », Égypte/Monde arabe [En ligne], 1 | 1999, mis en ligne le 08 juillet 2008, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ema/754 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ema.754
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