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Tribune

« Si tu le sais, alors c’est une catastrophe… ». La commémoration : pourquoi, pour qui ?

Laïla Enan
p. 13-24

Texte intégral

1Pourquoi les Français veulent-ils changer le nom de la célèbre station londonienne « Waterloo » ? Et si les Égyptiens leur demandaient de changer le nom des rues d’Aboukir, des Pyramides, et autres défaites égyptiennes ? Et si on leur demandait pourquoi ils n’ont pas fêté le centenaire de 1870, ou le cinquantenaire de 1940 ? « Hénaurme », aurait répondu le bon Flaubert… pour ne pas dire plus. Alors, peut-on demander aux Égyptiens pourquoi ils refusent de commémorer le bicentenaire de 1798 de triste mémoire ? Peut-on même oser pareille question ? Bien sûr, puisqu’il est des Égyptiens qui ont applaudi à l’idée, importée de France ! Alors, que leur dire sinon ce vers arabe devenu proverbe : « Si tu le sais, alors c’est une catastrophe ; mais si tu ne le sais pas, c’est bien pire encore » ; et comme il n’y a pas de loi Gayssot en Égypte, on les écoute, pétrifiés.

2S’agissant de « Bonaparte en Égypte » ou de « l’expédition de Bonaparte », comme on dit en France, de « l’expédition française », comme on dit en Égypte, les réponses affirmatives à la question de la commémoration reposent toujours sur d’étranges présomptions, tirées pour la plupart de ce que les Français eux-mêmes, après leurs historiens, répètent à satiété depuis plus d’un siècle. Baudruches qui n’attendent qu’un coup d’épingle, quand une étude sérieuse y répond : il suffit de lire Henry Laurens ou, mieux, André Raymond1. Mais on n’aime pas se fatiguer et lire ; et il est tellement plus simple de répéter ce que l’on a toujours dit. Et l’on en entend de belles… L’énormité de l’absurde fait souvent se taire l’auditeur ahuri, quand un de ces historiens, égyptien (sic!), béni-oui-oui, dit, entre autres trouvailles, que sans Bonaparte, Muhammad ‘Alî n’aurait jamais pensé à introduire, par exemple, la culture des pommes et des poires en Égypte... (nonobstant le fait que les Égyptiens attendent toujours, deux siècles après, que ces dits poiriers et pommiers offrent enfin de vraies pommes et de vraies poires, non achetées au prix fort au Liban)... Entre-temps, fêtons l’expédition qui poussa Muhammad ‘Alî à planter pommiers et poiriers stériles en Égypte.

3Il aurait été pourtant bien simple de répéter ce que l’on dit, que Muhammad ‘Alî fut l’élève de Bonaparte : Laurens, dans son Royaume impossible2, a révélé que ce n’était qu’une légende inventée par Muhammad ‘Alî lui-même pour mieux amadouer ses visiteurs français. Ce à quoi Napoléon répond dans le Mémorial de Sainte-Hélène, qu’à chaque problème pratique, il n’y a qu’une seule solution. Pour créer un État centralisateur moderne, Muhammad ‘Alî, génie politique s’il en fut, n’avait pas besoin de l’antécédent malheureux de Bonaparte ; il n’avait nul besoin de modèle, par exemple, pour se débarrasser des Mamelouks et des fermiers-généraux (multazim). Sans compter qu’il venait d’Istanbul où la modernisation forcée avait coûté la vie au sultan Sélim III.

4Mais n’ai-je pas appris moi-même, en 1948, dans le manuel d’histoire utilisé au lycée franco-égyptien d’Héliopolis, qu’après le départ des Français en 1801, « la population du Caire, puisant dans le souvenir des années de sécurité française la force de réagir, trouvera un instrument dans la personne (…) de Muhammad ‘Alî »3 ? En effet, « l’expédition de Bonaparte, si courte qu’elle ait été (1798-1801), est pourtant la base de la transformation de l’Égypte, par le modèle qu’elle a offert au créateur de l’Égypte moderne, Muhammad ‘Alî »4. Car « l’occupation française [qui] n’a duré qu’un peu plus de trois ans (…) est pourtant le début d’une transformation qui, d’une province turque livrée à l’anarchie, devait faire un État moderne et national. C’est que l’objet même de l’expédition n’était pas une simple opération militaire »5… Et de ne parler que des savants : à peine va-t-on rencontrer le mot « soldats », pudiquement nommés une seule fois ! Et de développer, sur les huit pages de ce chapitre consacré aux « Français en Égypte », les activités de « la Commission des Sciences et des Arts [qui] entreprenait une étude passionnée du pays dans toutes les manifestations de sa vie antique ou actuelle »6. Conclusion logique : « Une telle ardeur créatrice avait de quoi bouleverser l’indolence égyptienne. Quelques maladresses de forme qui heurtaient des habitudes ou des croyances (…) venaient contrarier les efforts d’assimilation. Deux révoltes assez sanglantes au Caire, bien que très étroitement localisées dans quelques groupes (…) témoignèrent que l’hostilité persistait. »7

5Pas un mot, bien sûr, de la défense désespérée des habitants d’Alexandrie dans la nuit du 1er au 2 août 1798, qui n’avaient pas attendu, eux, de voir « une telle ardeur créatrice » pour « bouleverser [leur] indolence » et essayer de repousser l’envahisseur qui ne débarquait pas seulement avec 167 savants ; pas un mot non plus des révoltes qui, jour après jour, et dès le débarquement de 38 000 soldats avec leurs armes, troublèrent cette « tolérance réciproque et [cette] bonne humeur [qui s’] établirent rapidement entre les habitants et les occupants »8, dont parle mon livre d’histoire, spécialement écrit pour les élèves égyptiens des écoles françaises. Alors, grâce à Bonaparte, son expédition « laissait des traces ineffaçables : elle avait incorporé l’Égypte à la pensée française ; elle avait mis l’Égypte en contact avec la civilisation d’Occident ; elle avait en quelque sorte révélé l’Égypte à elle-même »9.

6Après ces pages idylliques, c’est un nouveau chapitre intitulé : « Muhammad ‘Alî, Pacha turc », et le coup du tournevis pour l’élève qui avait appris la leçon précédente. Car il lit tout à coup que « Muhammad ‘Alî ressuscita le pays. Il n’apporta dans son œuvre ni plan systématique ni copie de l’étranger : elle n’en fut que plus efficace. Car elle est sortie en quelque sorte du sol et elle fut commandée par les circonstances. Elle présente de grandes ressemblances avec celle de Bonaparte, mais c’est que des problèmes analogues se sont posés et ont naturellement trouvé des solutions analogues… »10 Le lecteur n’en revient pas : une vérité historique objective et logique après ce tableau où les Français en Égypte ne jouaient que le rôle des dieux grecs descendus incognito sur terre pour aider leurs héros favoris… Comment ? Pourquoi ? Mystère !

7L’élève que je fus en 1948 a récité sa leçon. D’autres que moi aussi ; mais eux ne l’ont pas oubliée ou remise en question ; seulement, le paradoxe de la dernière citation leur a toujours échappé, et ce n’est que justice : après tous ces services rendus par des Français, un si petit paragraphe ne peut se faire remarquer. Dois-je leur en vouloir ? Personnellement, et jusqu’à mon doctorat d’État à la Sorbonne, je n’ai eu que des maîtres français à qui je dois tout ce que je sais… et ce que je ne sais pas. Alors, une fois déchargée du souci d’obtenir mon grade de professeur à l’université du Caire, je décide, en hommage à mes anciens maîtres, d’appliquer la rigueur scientifique et objective qu’ils m’ont inculquée, à élucider un problème quelque peu troublant : la voix populaire égyptienne maudit les Français de l’expédition, celle des intellectuels francophones les encense… alors ? Alors, s’atteler à la tâche et lire ce que les Français eux-mêmes ont écrit. C’était énorme. Commençons par le commencement et voyons ce que les témoins eux-mêmes racontent : première surprise ahurissante. Je savais de longue date qu’il n’est de pire sourd que celui qui ne veut entendre ; mais comment imaginer que cela puisse atteindre ce degré ? Et ce, dès le retour des Français en 1801 : les pages, les mots sont là, sans aucune équivoque ; et pourtant…

8Car c’est en 1802 que Vivant Denon publie son Voyage dans la Basse et la Haute-Égypte, livre qui eut un tel succès qu’il allait donner lieu à « 40 éditions, traductions et adaptations »11. Grâce à lui, l’Europe s’extasie sur la révélation de cet art pharaonique merveilleux qui ne doit rien au classicisme gréco-romain, et que Denon dessine en un volume magnifique. Il est rare qu’une histoire de l’expédition ne cite pas l’œuvre magistrale de cet artiste voyageur. Mais il faudra attendre 1989 pour que Jean-Claude Vatin, rééditant la célèbre relation de Denon, relève dans son introduction les pages qui donnent une vision réaliste et cruelle de l’expédition : admirateur enthousiaste de Bonaparte et de ses projets colonialistes, Denon n’en révèle pas moins les aspects peu glorieux de l’armée républicaine, partie au pays mythique des pharaons, pour donner la liberté aux Égyptiens, au nom des grands principes de la Révolution, en guerre contre tous les tyrans du monde.

9Pages « secrètes » que nul avant n’avait lues ? Hélas, pages aussi claires et évidentes que les descriptions des monuments et leurs dessins. Pages si diffamantes pour l’armée que plus d’un siècle plus tard, un Jean-Marie Carré (entre autres) les occultera allègrement dans son fameux livre sur les Voyageurs et écrivains français en Égypte12.

10Lisons quelques spécimens des remarques que fait notre artiste, pourtant colonialiste : « Nous avions à la vérité chassé les Mamelouks ; mais, à notre arrivée, éprouvant toutes sortes de besoins, en les chassant, ne les avions-nous pas remplacés ? »13 ; « Après treize heures de marche, nous vînmes coucher à Guemaressim, malheureusement pour ce village ; car les cris des femmes nous firent bientôt comprendre que nos soldats, profitant des ombres de la nuit, malgré leur lassitude, prodiguaient des forces superflues, et, sous le prétexte de chercher des provisions, arrachaient en effet ce dont ils n’avaient point besoin : volés, déshonorés, poussés à bout, les habitants tombèrent sur les patrouilles qu’on envoyait pour les défendre, et les patrouilles attaquées par les habitants furieux, les tuèrent, faute de s’entendre et de pouvoir s’expliquer… »14 : on ne compte pas les villages qui, révoltés ou pas, ont été ainsi pillés avant d’être livrés aux flammes ; mais « n’ayant pas le temps de les catéchiser, fallait-il, pour un malheur de circonstances, punir sévèrement ceux qui s’obstinaient à ne pas croire que tout ce que nous faisions n’était que pour leur bien »15… Et pour comprendre l’ironie inconsciente de cette dernière phrase pour qui n’a pas lu, comme moi, toutes les autres pages, peut-être une seule lui suffirait : « Nous qui nous vantions d’être plus justes que les Mamelouks, nous commettions journellement et presque nécessairement nombre d’iniquités (…). Le sort des habitants, pour le bonheur desquels sans doute nous étions venus en Égypte, n’était pas préférable [aux innocents commerçants injustement tués et dépouillés] : si, à notre approche, la frayeur leur faisait quitter leur maison, lorsqu’ils y rentraient après notre passage, ils n’en retrouvaient que la boue dont sont composées les murailles (…) il ne restait que les cadavres de leurs chiens, lorsqu’ils avaient voulu défendre la propriété de leurs maîtres. Si nous séjournions dans leur village on sommait ces malheureux de rentrer, sous peine d’être traités comme rebelles associés à nos ennemis, et en conséquence imposés au double de contribution ; et lorsqu’ils se rendaient à ces menaces, et venaient payer le miri, il arrivait quelquefois que l’on prenait leur grand nombre pour un rassemblement, leurs bâtons pour des armes, et ils essuyaient quelques décharges des tirailleurs ou des patrouilles avant d’avoir pu s’expliquer : les morts étaient enterrés ; et on restait amis jusqu’à ce qu’une occasion offrit à la vengeance une revanche assurée. Il est vrai que s’ils restaient chez eux, qu’ils payassent le miri, et fournissent à tous les besoins de l’armée, cela leur épargnait la peine du voyage et le séjour du désert ; ils voyaient manger leurs provisions avec ordre, et pouvaient en manger leur part, conservaient une partie de leurs portes, vendaient leur œufs aux soldats, et n’avaient que peu de leurs femmes ou de leurs filles violées »16… On ne peut tout recopier, ni les pages aussi révélatrices d’un Bernoyer ni celles d’un Moiret17, récemment publiées : l’exemple seul de Vivant Denon prouve à quel point le lecteur ne lit que ce qu’il veut seulement. Et les pillages, incendies et viols se répétant…

11Voyons plutôt ce qu’un voyageur aussi objectif que Gérard de Nerval (grand admirateur de Bonaparte) a trouvé comme vestiges du passage français dans le Caire de 1848 – ou Flaubert aussi, racontant bénévolement, dans ses lettres, son séjour à la même époque ; ce qu’un Edward Lane ou un Clot Bey, vivant beaucoup plus longuement en Égypte, présentent à leurs lecteurs ; car si l’expédition avait laissé des traces, bénéfiques ou pas, il semble que les graines tombées des bottes républicaines auraient largement eu le temps de germer, un demi-siècle plus tard.

12Le premier en date est, évidemment, l’Anglais Lane18 : ayant vécu au Caire comme un Turc musulman, de 1825 à 1828, et 1833 à 1835, parlant parfaitement la langue du pays, sa relation est autrement plus fiable que les impressions chauvines et racistes d’un Chateaubriand, dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, tranchant comme un sabre de Croisé, résultats d’un bavardage de quelques heures avec cinq Mamelouks déserteurs français ; ou les récits aussi fantaisistes d’un Alexandre Dumas dans son Quinze jours au Sinaï voulant, avec l’imagination qu’on lui connaît, glorifier la mémoire de son père, le général Dumas, dans un pays où le fils n’a jamais mis les pieds. Lane n’a pas le souci de l’expédition, bien sûr ; il a mieux à faire en donnant des Égyptiens contemporains un portrait quasi complet, qui va des recettes de cuisine au niveau de l’enseignement, beaucoup plus florissant avant l’expédition, et ce, non pas à cause d’une quelconque action spécifique des Français, mais à cause des troubles inhérents à cette période19 ; parlant des nombreuses mosquées devant lesquelles aucun Franc ou tout autre chrétien, ni même un juif, n’était autorisé à passer avant l’invasion d’Égypte20 ; mentionnant incidemment des sarcophages pris aux Français après leur défaite21. C’est peu, très peu même. Mais nous comprenons ainsi l’implicite : pour les Égyptiens de l’époque, déjà, l’histoire de l’expédition est un passé révolu ; et une remarque nous fait toucher du doigt le fin mot de l’affaire : les boursiers de retour de France lui ont dit qu’ils étaient incapables de faire pénétrer les notions acquises à l’étranger dans l’esprit même de leurs amis les plus intimes22. Les Français de l’expédition auraient donc été vus comme les voyageurs d’une autre planète, par une Égypte étonnée ou révoltée, mais certainement pas touchée par une mentalité, des mœurs qui lui sont trop étrangères ; ceci, dans le cas où elle aurait vu autre chose que des soldats agissant en toute impunité dans un pays conquis (cf. Vivant Denon). Et quels soldats ? Ceux d’une Révolution ayant institué la Terreur en gouvernement, en France même, ayant réduit la Vendée à un désert brûlé, et vaincu Lyon et Toulon comme un pays ennemi.

13Clot Bey, médecin français au service de Muhammad ‘Alî, dira explicitement qu’il a voulu écrire comme Lane, peut-être mieux. D’où son Aperçu général sur l’Égypte23 : lui parlera, et avec quelle gloire, de l’expédition de Bonaparte. Hélas, ayant affirmé que le seul but du grand homme avait été de transformer la Méditerranée en un « lac français » et exprimant ses regrets pour l’échec de cette entreprise, Clot Bey assurera avec autant de force avoir vu partout les vestiges de la civilisation importée par Bonaparte ; mais nulle part, il ne dit que ce but avait été celui de l’expédition ; et, pas plus que Chateaubriand dans son Itinéraire ou les historiens de la Troisième République, il ne dira quels vestiges il a vus, ou n’en citera un seul.

14Nerval, lui, au contraire, verra ces vestiges qu’il nous raconte dans son Voyage en Orient24 : un boulet dans le mur de la mosquée du sultan Hasan ; une inscription à l’intérieur de la grande pyramide, face à celle d’une expédition prussienne… savante, celle de Lepsius ; et un « Monsieur Jean » qui avait, le premier, ouvert un estaminet au Caire ; à comparer les pages de ses « Femmes du Caire » avec ce que Chateaubriand assurait dans son Itinéraire, on mesure à quel point ce dernier avait fantasmé. Et le séjour de Nerval au Caire finit sur une scène où il raconte ses larmes versées, « les noms glorieux de Kléber et de Menou » ne suscitant aucun souvenir chez son interlocuteur ; or, celui-ci, vieillard sénile, lui avait chanté la gloire de Bonaparte… avec un poème écrit pour Barthélémy le Grec ! Entre-temps, dans Mémoires d’Outre-Tombe, Chateaubriand reconnaissait enfin – un peu tard, il est vrai – n’avoir vu, au Caire, qu’un jardin planté de palmiers par les soldats français…

15Quant à Flaubert, un passage de sa correspondance25 nous suffit : il y raconte comment les Égyptiens fuient devant tout Européen ; souvenir, pour lui, des soldats de Bonaparte ; ce qui lui semble normal, ceux-ci étant les soldats de la Terreur ! Le bon Flaubert, génial comme toujours, avec ce raccourci terrible, a tout dit, un siècle en avance sur les « nouveaux historiens », enfin sortis des mythes de la Troisième République.

16Comment voit-on, maintenant, ces « martyrs de la liberté », dans leur triste réalité historique, révélée en 1796 durant la « glorieuse campagne d’Italie », et suscitant (comme plus tard en Égypte, mais on ne le dira jamais !) des émeutes et des révoltes sanglantes chez le peuple italien, « libéré » entre autres peuples aussi révoltés ? Furet et Richet le disent sans ambages dans leur livre sur la Révolution française, à propos des révoltes anti-françaises : « Les Français, dans leur naïve bonne conscience, attribuaient volontiers ces troubles à une populace rebelle à la liberté, fanatisée comme en Vendée par les moines et les prêtres. Des historiens ont partagé ces illusions et attribué à la contre-révolution l’élémentaire défense d’un peuple contre des pillards étrangers... » 26

17Ce n’est pas ce que nous avions appris à l’école, l’école de Lavisse et de Jules Ferry. Car les principes de la Révolution n’avaient eu besoin que des trois ans et deux mois de l’expédition pour éduquer l’Égypte, mais il leur avait fallu cent ans pour triompher en France ; et la Troisième République, enfin instaurée vers 1880, entreprit de créer des générations de citoyens-soldats français, pour porter, avec le colonialisme triomphant partout, « la civilisation » européenne, dans son arrogante unicité.

18Or, Bonaparte n’avait-il pas été le premier à achever une aussi noble tâche dans un pays aussi arriéré que l’Égypte ? Et son expédition, militairement défaite, n’a-t-elle pas triomphé des ténèbres musulmanes avec cette expédition commencée sous le noble signe altruiste de « la propagation des Lumières », comme le feront les héros colonisateurs de la Troisième République, en Afrique, en Asie, et même en Océanie ?

19Et c’est le déferlement des fantasmes racistes, chauvins et colonialistes des historiens, dont je ne prendrais pour exemple unique, et plus que suffisant – une vraie « épiphanie », dirait James Joyce – que les dires du très fameux, et très célèbre, Charles-Roux. Pour ce dernier, les Égyptiens sont « un peuple grossier, ignorant, superstitieux et cruel »27 ; résultat logique d’une telle assertion (Descartes oblige), ils n’ont pas compris que Bonaparte était venu à eux plein de bonnes intentions, en vrai ami ; d’où leur résistance stupide, forçant le pauvre homme à user de moyens dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils furent violents. Mais est-ce la faute de Bonaparte si, débarquant en pleine nuit avec 40 000 hommes, armés jusqu'aux dents, ces Alexandrins débiles n’ont pas réalisé que c’était un libérateur ami qui venait à eux ? Les villages brûlés en chemin (mais on n’en parle pas), ne pouvaient que leur confirmer sa mission amicale : pardonnez l’ironie, et n’oubliez pas que l’esprit caustique m’a été inculqué par Voltaire et Anatole France, que j’ai longuement étudiés pour mon doctorat français. Devant tant de bêtise égyptienne (dixit Charles-Roux), comment lui reprocher (à Bonaparte) sa main de fer « après » ? De là à savoir s’il y avait eu un « avant »... Quant à Bonaparte « avant », en Italie28 ; quant aux soldats de « la Grande Nation » colonisant « les républiques sœurs libérées » mais en révolte ; quant à la Vendée, transformée en terre brûlée (« génocide » ou pas, on en discute encore) par Kléber et Menou29, on n’en parlera que deux siècles plus tard.

20Et les historiens égyptiens qui voyaient la France avec les yeux de Chimène, en bons colonisés du tiers-monde, avalant sans sourciller tout ce que « le dieu blanc » dit, même contre eux, de répéter ces leçons, même après qu’en 1964, l’Algérie eut révélé, avec son indépendance, les effets d’une colonisation française de plus d’un siècle... Les historiens français, comme Spillmann30 et d’autres, n’ont-ils pas continué à rêver au paradis que serait devenue l’Égypte si l’expédition avait réussi dans sa mission colonisatrice ? Tulard, le très célèbre pourfendeur du mythe de Napoléon31, n’a-t-il pas écrit que les révoltes des Égyptiens étaient dues aux « privilèges accordés aux Juifs »32 (sic). On voit jusqu’où peut aller la fabulation. Napoléon à Sainte-Hélène, au moins, avait son excuse (n’en déplaise à Tulard) en dictant à Las Cases les fantasmes du Mémorial.

21Mais le plus étonnant, c’est la litanie trilogique qu’on retrouve chez tous les encenseurs de l’expédition : ayant tous reconnu son « échec militaire et [celui] de tous ses projets », ils n’en chantent pas moins ses trois « effets » bénéfiques et admirables. Et le lecteur frustré de retrouver la même antienne que répète tout un chacun : la Description de l’Égypte, la pierre de Rosette, et les travaux des savants de l’Institut d’Égypte.

22Pour ces derniers, le lecteur gagnera à lire le dernier ouvrage racontant leurs travaux et leur impact inexistant sur les Égyptiens, qui vient de paraître en France33. Mais il s’amusera en remarquant que pas un seul fait précis n’est cité pour justifier une seule ligne des laudateurs : le silence absolu quant à cette question délicate permet au moins au lecteur bienveillant de fantasmer à son aise ; car, à y regarder de plus près, il ne trouvera pas une seule indication, précise ou pas, sur l’impact ou les bienfaits recueillis par les Égyptiens, nonobstant les moulins à vent… dont personne ne parle ! Et pour cause : les savants n’étaient venus que pour découvrir un pays inconnu pour le compte de l’Europe savante ; pour continuer leurs propres travaux commencés à Paris ; et – mauvaise surprise pour eux, car ils ne le savaient pas – surtout pour servir les desseins militaires et autres de Bonaparte et de son armée. En fait, c’est dans ce seul but qu’ils avaient été appelés, et on ne manqua pas de le leur dire et de le leur faire comprendre à différentes reprises.

23Quant à la pierre de Rosette, laissée aux Anglais, et que Champollion sut si bien utiliser vingt ans après le départ des Français, fallait-il une expédition aussi sanglante et dévastatrice pour la trouver, ou pour aider Champollion à lire les hiéroglyphes ? Les savants français et anglais contemporains n’ont pas eu besoin, eux, de tant de sang versé et de tant de morts pour déchiffrer les égratignures akkadiennes dans l’ancienne Mésopotamie.

24Reste la Description, traitée comme un livre sacré. Voltaire dirait : « Et sacré[e, elle] est, car personne n’y touche. » Tout le monde en parle, combien l’ont vue ? Mais sacrée elle est, pour le prix qu’elle coûta : Kléber le comprit, qui ordonna la mise en œuvre de ce livre qui, de l’aveu de Geoffroy Saint-Hilaire, devait ajouter une ligne à la gloire de Bonaparte… ce que, maintenant, tout le monde reconnaît. Elle devait cacher l’échec patent de l’expédition dans tous les domaines… et elle y réussit !

25Que me reste-t-il après dix ans de lectures spécialisées dans le domaine de l’expédition ? Nos historiens français colonialistes et élevés, comme moi, à l’école des mythes nécessaires à l’œuvre de la Troisième République ont leurs excuses : Marc Ferro34 et François Furet35 ont bien étudié la question. De plus, ces historiens étaient de leur temps. Ils ont leurs excuses même si, comme les savants de Fontenelle, ils ont écrit des volumes avant d’aller voir de leurs propres yeux la miraculeuse « dent d’or », qui s’est avérée être un faux : n’ont-il pas relaté l’histoire d’un « demi-dieu » (plus grand même que Jésus, cf. Tulard) qui honora l’Égypte de sa présence « civilisatrice » pendant quatorze mois, avant de s’assurer du seul vrai résultat de cette expédition – la Deuxième Coalition contre la France d’une part, l’occupation anglaise de l’Égypte en 1882, de l’autre.

26Mais les Égyptiens ? Ceux qui ont lu Gabartî en entier dans le texte non traduit ? Qui sont censés avoir lu les œuvres, pourtant célèbres, d’al-Râfi‘î ? Et surtout, surtout, la relation du séjour de Tahtâwî à Paris, de 1826 à 1831 ? Tahtâwî, élève favori du cheikh (recteur) d’al-Azhar, Hasan al-‘Attâr, dont on ne sait en France qu’une chose, c’est qu’il fut ébloui par les Français, qu’il fut même leur disciple, lui qui, sur l’ordre de Bonaparte, devait leur apprendre l’arabe ?

27Le Takhlîs36, comme on dit du célèbre livre de Tahtâwî que j’appelle, moi, ses Lettres philosophiques, raconte Paris à ses amis – comme le Londres de Voltaire à ses contemporains –, étonne celui qui y chercherait des traces de l’expédition : Tahtâwî était si cher à al-‘Attâr, que celui-ci usa de toute son influence auprès de Muhammad ‘Alî pour l’envoyer, lui aussi, à Paris, avec la première fournée de Turcs envoyés étudier les sciences techniques « modernes ». Après l’Angleterre et l’Italie, c’est la France qui, maintenant, formera les boursiers égyptiens. Or, il est évident que pour le jeune cheikh azharite, tout est nouveau : son maître ne lui avait donc rien raconté de ce que ces merveilleux Français avaient légué en souvenirs glorieux à leur disciple en titre, un quart de siècle plus tôt ?

28Tahtâwî passe par la Corse « où est né ce Bonaparte qui, un jour, investit Alexandrie… » (sic) ; « le pont d’Austerlitz est ainsi nommé à cause d’une célèbre victoire de leur empereur Napoléon, qui occupa un jour l’Égypte ». C’est tout. Mais Tahtâwî, de passage à Marseille, a su que « Menou, qui s’était fait musulman, et avait épousé une musulmane, était revenu au christianisme »… c’est tout ! Rien de ce qu’il voit ne lui rappelle un legs français, ou un des souvenirs de son maître, disciple s’il en fut, de la civilisation importée par l’armée de Bonaparte. Il faut avouer que le lecteur en quête de vestiges bénéfiques ou pas, laissés par l’armée civilisatrice, reste sur sa faim ; comme quand il lit les œuvres historiques de ses thuriféraires français.

29Si Muhammad ‘Alî a bien profité des talents d’un docteur Clot, d’un colonel Sève, des Saint-Simoniens aussi, réfugiés en Égypte, employés entre autres Français et étrangers par son administration, ce n’est qu’avec le règne d’Ismâ‘îl pacha qui voulait faire de l’Égypte « une partie de l’Europe » que l’influence française se fera réellement envahissante. L’Égypte s’ouvre alors culturellement à la France et à ses écoles ; et les fournées de boursiers créeront une intelligentsia francophone avec les débuts du vingtième siècle : héritage de l’expédition, entend-on clamer. Car on a occulté toutes ces décennies où la France de Louis-Philippe et de Napoléon III, l’Égypte de Muhammad ‘Alî et de ‘Abbâs, n’avaient rien à voir avec ce qu’elles avaient été en 1800 : de Murâd bey et même de Muhammad ‘Alî à Ismâ‘îl pacha, il y a loin, plus loin encore que de Napoléon Ier à Napoléon III.

30Mais il n’est de pire sourd… et le rapport est vite établi chez ceux qui tiennent à tout prix à assurer que l’Égypte d’Ismâ‘îl pacha, soixante ans après l’expédition, n’est que l’héritière directe d’un Bonaparte passé en tornade sanglante en Égypte ; et si un autre que le futur empereur Napoléon, vainqueur de toute l’Europe, avait dirigé cette expédition qui finit en échec ? Qui se souvient du général Lefèvre aussi malheureux, en 1802, à Saint-Domingue ?

31Deux siècles après, l’expédition française ne peut être que « l’expédition de Bonaparte », cet homme qui, premier consul, fut reçu par ces mots : « Dieu créa Bonaparte, et puis se reposa »37... et pour la France actuelle, il semble qu’on souscrit toujours à ces mots du général Lachaise : cet homme – mais est-il seulement humain, ce Bonaparte ? – ne peut qu’avoir créé l’Égypte moderne, même si les faits historiques le dénient.

32Pour la France, pays des libertés, libre à elle de fêter ce colonisateur, dont le génie administratif et guerrier se doubla d’un génie de la propagande (cf. les livres de Jean Tulard avec leurs titres évocateurs). Mais l’Égypte ? Mais les Égyptiens qui, juste avant les Français, avaient connu ce que sera la dictature de Napoléon ? L’Italie a-t-elle fêté le bicentenaire de 1796 ?

33Pour Richet et Furet, historiens autrement plus sérieux et objectifs (malgré tout) que moi, et qui ont bien étudié cette dernière guerre de la Révolution que fut l'expédition, c'est un fait que : « La politique égyptienne de Bonaparte a été longtemps célébrée, par l’historiographie française du moins, comme une œuvre anticipatrice, l’ouverture de l’Égypte à la civilisation moderne et au progrès. À y voir de plus près, elle comportait (…) des réponses très traditionnelles à d’éternels problèmes (…). À beaucoup d’égards, il n’apparaît donc pas que Bonaparte ait été ce créateur de l’Égypte moderne dont on nous a tant parlé. Non seulement son empreinte ne fut pas durable, mais elle n’était rien d’autre qu’une réponse empirique à un très vieux problème. »38

34Plus d’un historien égyptien – et j’en connais plusieurs – étayeraient cette conclusion par leurs études… mais va-t-on leur donner la parole ou les écouter ?

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Notes

1Henri Laurens, L’expédition d’Égypte, 1798-1801, Paris, Armand Colin, 1989 (livre traduit en arabe) ; André Raymond, Égyptiens et Français au Caire, 1798-1801, Le Caire, IFAO, 1998.
2Henry Laurens, Le royaume impossible. La France et la genèse du monde arabe, Paris, Armand Colin, 1990.
3Charles H. Pouthas, Histoire de l’Égypte depuis la conquête ottomane, Paris, Hachette, 1948, p. 56.
4Ibid., p. 49.
5Ibid., p. 50.
6Ibid., p. 53.
7Ibid., p. 54.
8Ibid., p. 51.
9Ibid., p. 55.
10Ibid., p. 68.
11Vivant Denon, Voyage dans la Basse et la Haute-Égypte, présentation de Jean-Claude Vatin, Le Caire, IFAO, 1989, p. 1.
12Jean-Marie Carré, Voyageurs et écrivains français en Égypte, Le Caire, IFAO, 1965.
13Vivant Denon, op. cit., p. 31.
14Ibid., p. 99.
15Ibid., p. 105. Souligné par nous.
16Ibid., p. 159. Souligné par nous.
17François Bernoyer, Avec Bonaparte en Égypte et en Syrie, Curanda, coll. « Le temps retrouvé », 1981 ; Jean-Marie Moiret, Mémoires sur l’Expédition d’Égypte, Pierre Bellond, 1984.
18Edward Lane, Manners and Customs of Modern Egyptians, The Hague and London, Le Caire, Livres de France, 1989.
19Ibid., p. 214 : « not through direct oppression, but in consequence of the panic which this event occasioned and the troubles by which it was followed. »
20Ibid., p. 89 : « before which no Frank, or any other Christian, nor a Jew, was allowed to pass, till of late year, since the French invasion. »
21Ibid., p. 422.
22Ibid., p. 564, note 16 : « they could not instil any of the notions which they had there acquired even into the minds of their most intimate friends. »
23Clot Bey, Aperçu général sur l’Égypte, Paris, Frédéric Masson, 1840, 2 vol.
24Gérard de Nerval, Voyage en Orient, Paris, Gallimard, 1984, 2 vol.
25Gustave Flaubert, Lettres d’Orient, Bordeaux, L’horizon chimérique, 1990, p. 69.
26François Furet et Denis Richet, La Révolution française, Paris, Pluriel, (1965) 1973, p. 387. Souligné par nous.
27François Charles-Roux, Bonaparte, gouverneur de l’Égypte, Paris, Plon, 1936, p. 216.
28Cf. F. Furet et D. Richet, op. cit. ; Jean Tulard, Napoléon, ou le mythe du sauveur, Paris, Fayard, 1987 et Le Directoire et le Consulat, Paris, PUF, » Que sais-je », 1997 ; et Roger Dufraisse, Napoléon, Paris, PUF, « Que sais-je », 1987.
29Cf. Journal du Capitaine François dit le Dromadaire d’Égypte, Paris, Tallandier, 1823.
30Général Georges Spillmann, Napoléon et l’Islam, Paris, Perrin, 1969.
31J. Tulard, op. cit., 1987.
32J. Tulard, op. cit., 1997, p. 45. Souligné par nous.
33Il y a deux cents (200) ans – Les savants en Égypte, Paris, Muséum national d’histoire naturelle/ Nathan, 1998.
34Marc Ferro, Comment on raconte l’Histoire aux enfants…, Paris, Payot, 1981.
35François Furet, L’atelier de l’histoire, Paris, Champs Flammarion, 1982.
36Le titre complet de la célèbre relation de voyage de Tahtâwî est : Takhlîs al-ibrîz fî talkhîs bârîs, publié la première fois au Caire en 1831 et traduit vers le français par Anouar Louca et publié à Paris chez Sinbad en 1988 sous le titre : L’or de Paris.
37J. Tulard, op. cit., 1987, p. 86.
38F. Furet et D. Richet, op. cit., p. 241-243.
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Pour citer cet article

Référence papier

Laïla Enan, « « Si tu le sais, alors c’est une catastrophe… ». La commémoration : pourquoi, pour qui ? »Égypte/Monde arabe, 1 | 1999, 13-24.

Référence électronique

Laïla Enan, « « Si tu le sais, alors c’est une catastrophe… ». La commémoration : pourquoi, pour qui ? »Égypte/Monde arabe [En ligne], 1 | 1999, mis en ligne le 08 juillet 2008, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ema/710 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ema.710

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Auteur

Laïla Enan

professeur de civilisation française à l’université du Caire

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