1Depuis nombre d'années, les « syndicats professionnels » égyptiens font parier d'eux. Ils se sont multipliés à partir des années cinquante, ont eu des relations agitées avec le pouvoir politique pendant la période nassérienne et sont aujourd'hui le théâtre d'intenses batailles entre opposition islamique et pouvoir. Les politologues les ont étudiés à diverses reprises dans la perspective d'une analyse des modes de modernisation de la société, de son contrôle par l'État, de la formation des élites.
2L'identité des groupes professionnels (c'est-à-dire proclamés tels par la vertu de l'existence du syndicat) qu'ils mobilisent reste cependant incertaine. C'est sur cette question que je voudrais revenir. Les pages qui suivent ne sont qu'une entrée en matière. Dans un premier temps, je passerai rapidement en revue les travaux existants avant de proposer un renouvellement de l'approche, en considérant la question sous un angle sociologique plutôt que politique. Ma réflexion s'inscrit en effet dans le cadre d'une sociologie des groupes professionnels et cherche à mettre à jour ce qui, derrière des désignations communes, fait la spécificité de la situation égyptienne. Puis je reviendrai sur les problèmes de terminologie et de définition avant de faire un bref retour en arrière, qui me permettra de proposer une typologie provisoire de l'ensemble habituellement regroupé sous le qualificatif de « syndicats professionnels » (niqâbât mihaniyya).
3Je m'étendrai ensuite quelque peu sur la définition juridique du syndicalisme professionnel et sur les aspects formels de leur fonctionnement, en m'efforçant d'en dégager des pistes de réflexion quant à la signification ou aux implications de ces réglementations. Je pars en effet de l'hypothèse que les catégories juridiques ont des effets pratiques en termes de classification et de distinction, autant qu'elles sont l'expression de représentations ou de volontés politiques. L'étude empirique doit ensuite montrer comment la réalité sociale s'inscrit dans ces classifications, en tire parti ou au contraire les ignore ou les contourne.
4Je terminerai en évoquant quelques conflits récents et en m'interrogeant sur la lecture qui peut en être donnée.
5Les travaux qui ont été produits sur les syndicats professionnels en Égypte, essentiellement par des politologues, me paraissent marqués autant par le moment que par le contexte de leur production. J'en proposerai donc dans un premier temps une brève lecture critique, avant de proposer une nouvelle direction de recherche qui tiendra compte à la fois de l'évolution de la réalité et de celle des paradigmes dominants qui tentent d'en rendre compte, précisément en m'intéressant plus à la société qu'à l'État.
6C'est dans les années soixante-dix que paraissent les premières études portant sur les syndicats professionnels (professionnal syndicates) en tant que tels (Reid, 1974 ; Moore, 1974 ; Springborg, 1978). C'est la grande époque des théories de la modernisation et des nouvelles classes moyennes. La question posée est celle du rôle de ces nouvelles classes dans le processus de modernisation sociale, économique et politique. Le contexte, celui de la libéralisation contrôlée sous Anouar al-Sadate et de l'émergence de nouveaux acteurs. En 1980, Clement H. Moore publie la première édition de son ouvrage sur les ingénieurs, suivi en 1983 par la publication en arabe de celui de Mustafa Kamal al-Sayyid. Enfin, en 1989, Robert Blanchi renouvelle radicalement l'approche en considérant les syndicats professionnels comme un exemple du phénomène de corporatisation de la société, à côté de la fédération ouvrière, des coopératives agricoles ou mêmes des associations d'hommes d'affaires et des groupes religieux.
7L'historien Donald Reid comme le politologue Clement H. Moore s'appuient sur le modèle fonctionnaliste classique des professions, définies par un haut niveau de compétence professionnelle, un système de normes et valeurs propres et la priorité de l'évaluation par les pairs ; leur analyse se fonde, en dernière instance, sur l'existence d'un modèle occidental (en fait anglo-saxon, ou même américain), et revient à mettre en exergue, sinon expliquer, l'écart par rapport à ce modèle. Le premier, ayant défini des indices de professionnalisation, cherche à repérer leur existence et à les mesurer, ceci dans le cas de cinq professions (droit, médecine, journalisme, génie, enseignement). Mais il conteste l'analyse en termes de classes moyennes — « It would be misleading to suggest that professionals were a cohesive groupe with a shared social outlook » — et conclut sur leur échec à fournir l'élite dirigeante du développement économique et social dont le pays avait tant besoin (« they failed to provide constructive leadership for the economic and social development which the country so desperately needed »).
8Moore, au contraire, se situe dans la lignée des analyses d'Halpem sur la « nouvelle classe moyenne », définie par ses compétences techniques et sa conscience historique, donc par sa capacité à jouer un rôle dirigeant dans le processus de modernisation ; il s'intéresse aux syndicats comme élite professionnelle et s'interroge sur leur aptitude à mettre en œuvre une politique modernisatrice. Son ouvrage, qui porte sur les ingénieurs et non plus sur les syndicats, poursuit et approfondit la réflexion sur la question de la modernisation. Le syndicat est considéré comme outil, lieu et expression de la professionnalisation, et comme ayant vocation à être l'organisation d'une élite professionnelle, affirmant une fonction d'expertise et jouant un rôle dans la définition et la mise en œuvre d'une politique. Moore, comme Reid, conclut sur l'échec des syndicats à réaliser une telle ambition modernisatrice.
9Springborg déplace l'angle de l'analyse. Il ne parle plus de modernisation mais de développement, et considère les syndicats professionnels comme lieu d'observation du « développement politique » (ici synonyme de « modernisation » politique), comme « baromètre du changement à l'intérieur de l'élite » : c'est donc aussi en politologue, s'intéressant aux processus d'émergence des élites politiques et à leur dynamique interne, qu'il les étudie. Ce faisant, son cadre conceptuel est radicalement différent de celui des auteurs précédents : son objet n'étant pas le syndicat en tant que tel (ni même la profession), mais les élites, il peut prendre en considération les différentes conceptions en jeu, les batailles autour de l'existence de ces syndicats, les efforts des acteurs politiques pour les instrumentaliser, mais aussi — donc — pour les modeler en vue de servir un certain projet social et politique (en particulier, les enjeux du débat concernant l'alternative intégration des professionnels dans le syndicalisme ouvrier versus organisation d'une élite professionnelle), alors que ses prédécesseurs étaient prisonniers d'un modèle, d'une conception monolithique de la profession comme élite, que le pouvoir s'efforçait de dénaturer pour la contrôler. Il considère le syndicat non comme objet de son étude, mais comme champ et enjeu d'une lutte politique.
10Bianchi se situe dans la même lignée fonctionnaliste, imposée par la réalité du fonctionnement des organisations professionnelles. La nouveauté de son apport est l'introduction du paradigme corporatiste. Toutefois, comme ses prédécesseurs, il continue à centrer son analyse sur les rapports entre organisations syndicales et pouvoir, plus qu'entre celles-ci et la société, et fait largement l'impasse sur les contradictions internes à ces organisations, les tiraillements concernant leur nature, etc. Il part d'une interrogation sur la validité des paradigmes mis en œuvre à partir du modèle latino-américain dans l'analyse du « développement dépendant », c'est-à-dire de ce que certains auteurs ont défini comme un « syndrome périphérique » dans lequel développement dépendant, autoritarisme et corporatisme seraient liés. Le corporatisme étant considéré comme un instrument du contrôle social dans un système autoritaire, et les organisations syndicales devenant des outils d'encadrement de la société, Bianchi montre le caractère contradictoire du phénomène corporatiste en Égypte, à la fois instrument de contrôle et lieu de cristallisation d'une opposition. L'originalité de son analyse est non seulement de centrer son propos sur le phénomène corporatiste, mais aussi d'abandonner l'américano-centrisme de ses prédécesseurs. Il n'est plus — il est moins ?— prisonnier du modèle occidental et a renoncé à la problématique de la modernisation ou du développement.
11Il en reste cependant au niveau de la forme des organisations et ne s'interroge pas sur leur relation avec la société elle-même (les groupes et catégories sociales qu'elles sont censées représenter). Tout à sa préoccupation de montrer le processus de « corporatisation » des organisations syndicales (synonyme d'une prise de contrôle par le pouvoir), il gomme les contradictions et les hésitations, et voit un processus linéaire et continu là où Springborg notait les divergences et les luttes entre conceptions différentes. Inversement, il suit ensuite l'évolution des organisations professionnelles, qui se sont transformées en tremplin pour une opposition au régime, sans s'interroger sur les éventuelles contradictions internes à ces organisations. Ce qu'il peut faire en en restant à une analyse événementielle de leur action. Du coup, il réduit l'analyse en traitant de la même manière des organisations fort différentes à l'origine : le phénomène de corporatisation ne me semble pas en effet avoir le même sens pour les syndicats ouvriers et pour des organisations dont la logique, le principe d'origine, sont corporatistes.
12Mustafa Kamal al-Sayyid, dès 1983, avait introduit le concept de « groupe d'intérêt », qui sera repris par Amâni Qandîl dans le Rapport Stratégique d'al-Ahrâm à partir de 1986. Sous ce même chapeau, il regroupe toutes les organisations syndicales et professionnelles, ainsi que les associations de tout acabit, des hommes d'affaires aux associations religieuses. Son souci est de montrer comment, derrière la façade du parti au pouvoir, une multiplicité d'intérêts continue, bon an mal an, à s'exprimer. À la différence des auteurs étrangers, il ne cherche pas à tester la validité et l'universalité d'une grille d'analyse élaborée ailleurs. II instrumentalise un concept emprunté à la politologie américaine pour mesurer et analyser les modes d'expression autonomes de la société face à l'État. Ce faisant, il annonce les débats qui domineront quelques années plus tard, avec la montée du courant islamique, sur l'affirmation de la société civile face à l'État. Il conclut que la tendance à la politisation des syndicats n'est que le résultat des limites imposées à l'expression démocratique par le système politique.
13Aujourd'hui, alors que les syndicats les plus prestigieux sont passés les uns après les autres aux mains de directions islamistes, les politologues égyptiens situent tous leurs études sur le syndicalisme professionnel, implicitement ou explicitement, dans le cadre de la réflexion sur l'affirmation nouvelle de la société civile face à l'État. Nadia Abu-Ghâzi (1992), dans un article sur le syndicat des artistes, considère leur lutte comme « symbolique de la nouvelle conscience démocratique de certains secteurs de la société égyptienne » et s'y intéresse de ce point de vue1. Amâni Qandîl, qui a tenu la chronique sur les « groupes d'intérêts » dans le Rapport stratégique d'al-Ahrâm de 1986 à 1991 et publié un certain nombre d'articles sur la question, s'attache à l'analyse du phénomène islamiste dans les syndicats, à leurs méthodes et aux raisons de leur succès. Si elle ne manque pas d'établir une relation entre ce succès et les difficultés croissantes des « classes moyennes », son intérêt reste limité aux formes de l'action politique. Mustafa Kamal al-Sayyid, dans un récent numéro de Maghreb-Machrek, pousse plus loin l'analyse de l'évolution de la situation des ingénieurs et de leurs problèmes et de la manière dont la direction du syndicat les prend en charge. Mais la problématique de ces auteurs reste centrée sur l'étude des modes de mobilisation des groupes professionnels dans la bataille pour la démocratie.
14Les travaux cités, privilégiant un questionnement politique, ont en commun de ne pas mettre en question l'identité des groupes concernés. Or, à y regarder de plus près, on est frappé par l'hétérogénéité de l'ensemble de ces groupes désignés, sous le qualificatif de « professionnels » (mihaniyyîn), et par la variabilité des frontières entre les uns et les autres selon les périodes (voir plus loin).
15Mon projet vise donc à déplacer le regard vers la société en me demandant sur quel type d'identité sociale s'appuient ces organisations et dans quelle mesure elles contribuent ou non à les cristalliser. Mon point de départ est celui d'une sociologie des groupes professionnels telle que de récents travaux français et étrangers tentent de la renouveler.
16La sociologie des professions telle qu'elle a été développée par les auteurs américains à la suite de Talcott Parsons est marquée par le paradigme fonctionnaliste ; elle propose un modèle de la profession définie par une compétence spécialisée acquise lors d'une formation longue, combinée à une vocation de service public et un esprit de corps. La médecine en offre un archétype à l’aune duquel sont évaluées les autres professions (cf. Dubar, 1991, chapitre 6). La tradition française, partant de la sociologie du travail, a une conception plus large de la profession, considérée essentiellement comme catégorie statistique. Un courant récent propose un renouvellement de la réflexion sous la forme d'une sociologie de la professionnalisation et de la construction des identités professionnelles qui croise l'héritage précédent avec une réflexion sur la formation et la qualification et s'appuie sur une démarche résolument comparatiste2. C'est de ces derniers travaux que je m'inspire, non pas tant pour tenter d'appliquer un modèle peu pertinent dans le contexte égyptien que pour les questionnements qu'ils me suggèrent.
17En effet, parce que les conditions historiques de formation du marché du travail, de structuration de la société, d'émergence des élites, de constitution du politique sont, en Égypte, totalement différentes de ce qu'elles sont dans les pays développés, on ne peut, sans risquer le contre-sens, s'aventurer à transposer tels quels les paradigmes d'une sociologie des groupes professionnels, même renouvelée, au cas égyptien. Inversement, le discours sur les syndicats professionnels tel qu'il s'est développé depuis une vingtaine d'années dans ce pays est nécessairement marqué par les conditions spécifiques dans lesquelles il est produit. La différence entre le cas égyptien (ou celui de tout autre pays dépendant, ou anciennement colonisé) et le cas français (ou américain, ou de tout autre pays européen industrialisé) est qu'il se dédouble en un discours d'origine exogène et un discours d'origine endogène, le premier ayant plus d'influence sur le second que l'inverse. Dans les deux cas toutefois, le fait de parler des syndicats, plus que des groupes professionnels eux-mêmes, renvoie à la prééminence des enjeux politiques dans la réflexion des chercheurs.
18Les travaux des chercheurs du Cedej, en privilégiant une approche génétique (historique) par laquelle ils cherchent à dévoiler les mécanismes d'émergence et de construction des pratiques et des institutions « modernes », offrent l'exemple d'une réflexion s'efforçant, loin des schémas a priori, de rendre compte de ce qui fonde l'originalité de la réalité égyptienne et de la rendre intelligible avant de s'aventurer dans des généralisations hâtives3.
19C'est entre ces deux pôles -celui du questionnement d'une sociologie spécialisée et celui d'une analyse concrète respectueuse de la réalité étudiée - que j'essaie de développer ma réflexion en gardant en permanence à l'esprit la nécessité d'interroger les conditions spécifiques de construction de l'objet étudié et de mise en œuvre, implicite ou explicite, des paradigmes d'analyse. Partant de là, mon postulat de départ est que le système des « professions » à l'égyptienne est le produit d'un double mouvement d'importation et d'acclimatation d'un modèle étranger et de production endogène de pratiques et d'institutions répondant à la dynamique propre de la société.
20Les hypothèses que je propose privilégient la dimension symbolique, mais aussi l'analyse des conflits et de leurs enjeux. Pierre Tripier, à l'issue d'une exploration rigoureuse des paradigmes fondateurs de ce qu'il définit comme la matrice disciplinaire de la sociologie du travail, conclut : « Si le monde est fait à partir d'interactions, le passé est toujours présent, avec ses légendes, ses mythes, son histoire reconstruite, ses normes et ses prescriptions, mais la créativité individuelle, de nouvelles rencontres bouleversent à tout moment l'ordre des choses. Toute théorie générale de la société devient alors inutile… Seule la recherche de terrain, le stock de connaissances amassées dans des protocoles rigoureux, peut permettre des généralisations circonspectes d'une réalité aussi susceptible de changements… » Et plus loin : « Ainsi, à défaut de dire la vérité sur le monde, peut-on dire la vérité sur la conception que les hommes s'en font. » (Tripier, 1991, p. 178) En m'inspirant de sa méthode, je me propose d'orienter ma recherche à partir de la double interrogation suivante :
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Quelle est la signification de cette forme spécifique de « syndicalisme », quels sont ses effets en termes d'identité sociale, à quels enjeux est-elle confrontée, dans quel sens évolue-t-elle ? Pourquoi, mais aussi comment et, surtout, dans quelle mesure cette forme d'organisation contribue-t-elle ou non à cristalliser des solidarités ?
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Comment se traduit (quels sont les effets de) l'hétérogénéité croissante de cette population de professionnels et de diplômés ?
21Cette interrogation est guidée par deux hypothèses complémentaires :
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Si la corporatisation du mouvement syndical est sans aucun doute très largement le produit d'une volonté politique (thèse de Bianchi), l'élargissement du syndicalisme professionnel à des catégories de plus en plus larges de diplômés, sur la base du diplôme plutôt que sur celle d'une pratique professionnelle clairement identifiée, serait l'expression d'une volonté de distinction, d'une revendication de reconnaissance de la part de ces diplômés, les plaçant au-dessus de la masse des travailleurs non qualifiés. Ce faisant, je ne fais que reprendre à mon compte des remarques déjà faites par certains auteurs comme Moore qui, en 1974, évoquait déjà la « dynamique irrésistible qui poussait étudiants et familles à revendiquer l'égalité des chances et l'équivalence entre instituts et université », ou Springborg, qui suggérait que les syndicats professionnels permettaient à des groupes de statut inférieur à l'intérieur de la profession — essentiellement les salariés du secteur public — de se faire entendre (1978, p. 278-279).
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Les syndicats professionnels sont aujourd'hui le lieu d'un conflit multiforme — d'intérêts, de culture, etc. — entre anciennes élites professionnelles et nouveaux diplômés. Ce conflit se manifeste à l'intérieur des syndicats les plus anciens (ingénieurs, médecins, juristes, diplômés de commerce) et entre ceux-ci et les nouveaux syndicats créés dans les années soixante-dix (entre les ingénieurs et les syndicats de professions techniques…). Les changements successifs de législation, ceux qui modifient le fonctionnement d'un syndicat, comme ceux qui créent de nouveaux syndicats, en sont une expression et marquent les étapes de cette lutte.
22Au début de cette étude, il était nécessaire de faire le point sur ce qui est désigné sous la catégorie de syndicalisme professionnel en Égypte et sur les conditions historiques de son émergence. C'est l'objet des pages qui suivent.
23Le paysage syndical égyptien se répartit entre deux grands ensembles d'organisations :
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une fédération syndicale ouvrière (al-ittihâd al-'amm li niqâbât al-'ummâl) regroupant un ensemble de syndicats de branche, dont les adhérents sont employés dans un type donné d'entreprise, quelle que soit la nature de leur qualification et de leur travail ;
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un nombre croissant d'organisations dites « syndicats professionnels » (niqâbât mihaniyya), regroupant en principe chacun un secteur de la population active défini par la qualification et le métier, quel que soit le secteur ou le type d'emploi ; ils sont créés par décision législative.
24Ce deuxième type d'organisation, malgré la même désignation en arabe (le terme niqâba est utilisé dans les deux cas, spécifié par l'adjectif 'ummâliyya, ouvrier, ou mihaniyya, professionnel), est régi par un ensemble de textes spécifiques définissant des missions assez différentes de celles d'un syndicat ouvrier. Nombre d'auteurs écrivant en français préfèrent les désigner comme « ordres professionnels ». Une telle option peut se justifier au moins pour deux raisons :
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l'antériorité des organisations professionnelles d'avocats, de médecins, d'ingénieurs et de pharmaciens, qui eurent d'abord les fonctions d'un ordre tel que la tradition des professions libérales les connaît en France, et qui servirent de modèle aux suivants ;
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plus fondamentalement (ceci découlant de cela), quelques-unes des caractéristiques de ces organisations les rapprochent de l'ordre : leur création par voie législative, l'obligation d'adhésion, leur rôle dans la définition de règles pratiques et morales codifiant la pratique professionnelle, la fonction disciplinaire4.
25Mais l’« ordre professionnel » est de conception typiquement française ; hérité de l'ancien régime5, il est caractéristique des professions libérales. Il a pour fonction première le contrôle des conditions d'exercice, donc d'accès à la profession, la définition d'un code de déontologie et le maintien de la discipline ; l'adhésion y est obligatoire. Au contraire, la tradition anglo-saxonne respecte scrupuleusement le principe de la liberté d'adhésion, y compris pour des organisations qui jouent par ailleurs un rôle essentiel dans le contrôle des conditions d'exercice d'une profession et dans la définition des diplômes et des titres y donnant accès. L'Angleterre comme les États-Unis en effet ne connaissent pas l'ordre mais seulement l'association professionnelle, à laquelle l'adhésion est libre6. En revanche, aux États-Unis, les « professions » sont reconnues comme telles par une législation spécifique qui réglemente leurs relations avec la société7.
26Il est vrai que les ordres professionnels à la française ont une autre référence, moins glorieuse, celle du corporatisme fasciste8. Mais ce modèle concernait l'ensemble des « corps » socio-professionnels, y compris les ouvriers, dont les syndicats ne sont pas pour autant considérés comme des ordres9.
27Dans le cas des organisations professionnelles égyptiennes telles qu'elles se sont développées depuis les années cinquante, se sont en outre adjointes un certain nombre de fonctions de nature économique et sociale, qui relèvent de l'entraide ou de la défense de la profession et ne sont pas traditionnellement associées à l'idée d'ordre. Pour toutes ces raisons, les désigner par le terme d'« ordre » me paraît peu pertinent et susceptible de prêter à confusion.
28La terminologie anglaise en matière de syndicalisme a des connotations encore différentes, héritées d'une tout autre histoire. Le terme qui s'est imposé pour désigner les syndicats ouvriers étant celui d'union, les auteurs anglo-saxons, pour rendre la spécificité du syndicat professionnel égyptien, ont choisi d'exhumer le vieux terme syndicate — « groupe de gens qui coopèrent dans un but requérant des fonds importants et qui ont mis des ressources en commun »10 —, ce qui le . rapproche de la notion de corps ou de corporation.
29Ces difficultés terminologiques produisent des flottements récurrents : la presse francophone ou anglophone parlera parfois indifféremment, dans un même article, d'ordre ou de syndicat pour l'une, de union ou de syndicate pour l'autre ou, selon les journalistes, choisira l'un ou l'autre terme. Pour le lecteur averti, c'est sans doute sans grande importance. Pour le profane, la confusion est en revanche totale11.
30Mon parti pris est donc, dans la mesure du possible, de m'en tenir à la manière dont les intéressés se désignent en conservant les ambiguïtés produites par l'usage arabe d'un terme unique, niqâba ; je le traduirai donc dans tous les cas par syndicat, quitte à examiner dans un second temps les équivoques qui en découlent du fait du parallèle implicite avec d'autres situations, en particulier occidentales. Quelques exemples illustreront le sens de ce choix : lorsque, en 1961, lors de la réunion préparatoire au Congrès national des forces populaires, Gamal Abdel Nasser s'attaque aux syndicats professionnels, un de ses arguments est l’impossibilité, ou l'absurdité, de regrouper dans une même organisation employeurs et employés : ce faisant, sa référence est bien le syndicat ouvrier12.
31De même, quand le journal al-Wafd du 15/02/95 propose un historique du mouvement syndical, il commence par les guildes13, continue avec les syndicats ouvriers puis débouche sur la situation d'aujourd'hui, qu'il caractérise par l'existence de « trois sortes de groupes d'intérêt (syndicats), professionnels, ouvriers, patronaux » : si l'analyse distingue trois sortes de syndicats, tous ont une filiation unique, le syndicat ouvrier, lui-même héritier des corporations…
32Enfin, dans un autre registre, lorsque le journal al-Ahrâr du 16/02/95 annonce en gros titre « Grève générale des syndicats », il parle évidemment — dans l’Égypte d'aujourd'hui, personne ne le comprend autrement — des syndicats professionnels : cependant, je ne peux m'empêcher de lire, dans une telle annonce, une référence symbolique aux moments forts du mouvement syndical ouvrier. Un plus bel exemple encore est donné par le journal al-Sha‘b du 30/09/94 dans un petit article sur le « Rôle des syndicats dans le mouvement national égyptien », signé d'un universitaire, 'Abd Allah Shâmi, dont nous donnons de larges extraits en annexe.
33Il me reste à dire un mol du concept de « groupe d'intérêt » emprunté à la science politique américaine et introduit par Mustafa Kamal al-Sayyid dans un ouvrage paru en 1983 (voir supra). Le Rapport stratégique d'al-Ahrâm l'adopte en 1986, au lieu de « groupes de pression » utilisé dans le même sens l'année précédente : sont compris dans cet ensemble les syndicats et les associations de toutes sortes, professionnelles, culturelles, caritatives ou autres, c'est-à-dire toute forme de regroupement institutionnalisé visant à prendre en charge et à défendre les intérêts d'un groupe quel qu'il soit. Je préfère pour ma part ne pas l'utiliser, car en rassemblant sous un même vocable des organisations extrêmement diverses, représentant des intérêts trop différents et parfois même opposés, il me paraît relever d'un choix fonctionnaliste qui aboutit à brouiller les enjeux véritables de leur activité et contribuer, de ce fait, à obscurcir l'analyse plutôt qu'à l'éclairer.
34Le paysage syndical tel qu'il se présente à nous aujourd'hui est composé de strates superposées, constituées à des moments historiques différents, de sorte que les enjeux de la création des différents syndicats étaient chaque fois différents.
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La question de l'héritage des corporations ottomanes est posée par certains auteurs. Donald Reid pense que s'il n'y a pas d'emprunt explicite, il ne fait guère de doute que le modèle corporatif traditionnel a influencé les nouvelles organisations professionnelles (Reid, 1974, p. 37). Quant à Robert Blanchi, s'appuyant sur Gabriel Baer, il suggère que les similitudes ne sont pas le simple fait du hasard (Baer, 1989, p. 60 et s.). Baer avait en effet montré que les corporations égyptiennes (à la différence des syriennes) avaient acquis, tout au long du xixe siècle, de nouvelles fonctions qui en faisaient les intermédiaires de l'État pour le contrôle du marché du travail, de l'application des réglementations, le prélèvement des taxes, etc. (Baer, 1969, p. 151). Avec le développement de l'appareil administratif, elles disparaîtront progressivement (ibid. p. 159).
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Les premières organisations professionnelles naissent dans le contexte de la lutte nationale pour défendre les droits des nationaux face aux praticiens ou aux experts étrangers. Le syndicat des avocats, le plus ancien, est créé en 1912 sur le modèle du barreau des tribunaux mixtes qui date de 1876 14 (Reid, 1974, p. 40). En 1920, médecins et ingénieurs font une première tentative, avortée, de se donner une association professionnelle nationale. Il faudra attendre 1940 pour obtenir la légalisation des premiers, 1946 pour celle des seconds. Bianchi souligne le caractère contradictoire des relations de ces organisations avec le pouvoir à l'époque libérale : si l’instrumentalisation des organisations professionnelles et syndicales par les parts politiques et particulièrement le Wafd, dans l'entre-deux-guerres, est sans doute un frein à l'autorisation de nouvelles associations (Blanchi, 1989, p. 66), inversement, les créations des années quarante (journalistes, médecins, pharmaciens, vétérinaires) sous le gouvernement de ‘Ali Maher, parallèlement à celle du ministère des Affaires sociales, correspondent clairement, selon le même auteur, à une volonté de contrôle social (ibid. p. 72).
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Le pouvoir nassérien poursuit la « corporatisation » de la société en supprimant toute forme de pluralisme et en attribuant de nouvelles fonctions aux organisations professionnelles et syndicales. « Nasser ne crée pas le corporatisme, il en hérite, mais l'étend à de nouveaux secteurs » (ibid., p. 77). L'« innovation est l'élaboration d'une vision organique de la société » (ibid., p. 79). Il unifie le syndicalisme ouvrier en remplaçant la multitude de syndicats faiblement reliés en une fédération regroupant un petit nombre de syndicats fortement centralisés.
35Mais tandis que Blanchi insiste sur le projet nassérien de corporatisation de la société, Springborg montre que celui-ci ne s'est pas imposé sans conflit ni hésitations : en effet, les relations entre les syndicats professionnels et le pouvoir ont été cahotiques et conflictuels tout au long de la période, et l'on a assisté à l'affrontement de logiques contradictoires, qui ont différemment prévalu selon les moments.
36La première décennie (1952-61) est marquée par l'ambivalence du pouvoir à l'égard des syndicats, par les mesures administratives, la manipulation des élections, la promotion de leaders proches du régime, sans que soit remise en cause la nature des syndicats ni même réellement leur autonomie. Au début des années soixante, le conflit se radicalise ; médecins, avocats et journalistes se battent pour défendre l'indépendance syndicale ; les médecins luttent contre la socialisation de la médecine ; Nasser dénonce le caractère bourgeois des syndicats. La mise en place de l'Union socialiste arabe en 1964 marque un tournant ; Nasser pose alors dans ces termes, rapportés par Springborg, la question de l'utilité des syndicats : « L'existence des syndicats est-elle nécessaire ? L'Union socialiste arabe (USA) est la principale organisation et les membres des syndicats sont membres de l'USA. La question est alors : devons-nous supprimer l'USA, ou les syndicats ? » Mais la gauche de l'USA réagit en défendant au contraire l'idée du rôle nécessaire des organisations professionnelles dans la mobilisation pour le socialisme (Springborg, 1978, p. 286-287). Cette hésitation entre une logique de classe (suppression des organisations bourgeoises) ou une logique corporatiste (les transformer en instrument de mobilisation) se résout en faveur de la seconde option. Mais celle-ci se double du même coup d'un effort de « démocratisation » par l'élargissement à de nouvelles catégories moins qualifiées (donc moins prestigieuses), en abaissant le niveau du diplôme exigé à l'entrée du syndicat : en 1966, une réforme du syndicat des agronomes l'élargit aux techniciens diplômés des instituts agricoles ; le syndicat des avocats s'ouvre en 1968 aux conseillers juridiques salariés du secteur public. En revanche, les ingénieurs et les médecins résistent avec succès à l'élargissement de leur syndicat, pour les premiers aux techniciens, pour les seconds aux infirmières et autres professions paramédicales (Moore, 1974, p. 27).
37- Les années Sadate se caractérisent par une politique d'ouverture économique qui s'accompagne d'une brève tentative de libéralisation politique ; mais l'agitation qui s'ensuit provoque un raidissement du pouvoir, une volonté renforcée de contrôle politique et un recours accru aux systèmes d'allégeance personnelle (Waterbury, 1983, chapitre 15). De nouveaux syndicats sont créés, de nouvelles lois sont promulguées. Apparaissent ainsi successivement le syndicat des « commerciaux » (diplômés des facultés et instituts de commerce) en 1972, le syndicat des professions sociales en 1973, le syndicat des techniciens (professions techniques appliquées) en 1974, puis le syndicat des diplômés des instituts d'arts appliqués en 1976 et le syndicat des professions soignantes en 197615. On peut faire l'hypothèse que les créations syndicales des années soixante-dix sont à la fois dans le droit fil des évolutions en cours depuis les années soixante, et l'indice de nouveaux développements liés aux réorientations politiques amorcées par Sadale, tant dans le domaine économique que dans le domaine politique et institutionnel.
38Un responsable du syndicat des ingénieurs analyse la période de Sadate, en ces termes (il parle en 1995) : « On peut appeler l'époque de Sadate époque de l'ouverture économique (infitâh) ou époque de l'utilitarisme (intifâ'), au sens où les dirigeants politiques ont eu soin de récompenser les syndicats qui faisaient allégeance au pouvoir. » (Muhammad 'Ali Bishr, Congrès des syndicats professionnels, 08/04/95)
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La présidence de Hosni Moubarak voit se poursuivre ce même mouvement contradictoire : une libéralisation économique qui s'accompagne de mesures nouvelles en faveur d'un pluralisme de l'expression politique, mais aussi d'une répression accrue des forces contestataires et de toute tentative de jonction entre contestation politique et mouvement social. De même, les syndicats se trouvent tiraillés entre crispation corporatiste et politisation extrême. Les effectifs connaissent une croissance inégalée, et la différenciation sociale interne à la population des professionnels et diplômés est croissante16.
39En 1986, pour la première fois, le syndicat des médecins se donne une direction islamiste. Les ingénieurs suivent leur exemple un an plus tard, puis les scientifiques, les pharmaciens et, plus récemment, les avocats. Le courant islamiste voit son influence grandir dans les syndicats professionnels, en particulier les plus anciens. Cependant, jusqu'à présent, par consensus entre toutes les forces en présence, la fonction de président reste entre les mains de personnalités du pouvoir, ou proches de lui (voir A. Qandil, 1994, p. 283).
40De nouveaux syndicats sont créés dans les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix, dans une logique que l'on est tenté de décrire comme purement corporatiste.
41Le tableau publié en annexe donne une liste des syndicats professionnels existants, de leur date de création, de leurs effectifs et des textes législatifs régissant leur fonctionnement. Cet ensemble se caractérise par la grande variété des catégories représentées : de la profession libérale — ou de tradition libérale — clairement identifiée (avocats, médecins) à l'association de diplômés (des facultés de commerce, d'écoles et instituts techniques industriels), en passant par les métiers artistiques ou diverses professions salariées (enseignants, infirmières…).
42Un certain nombre de ces syndicats — les plus anciens — regroupent des professions à l'origine libérales, bien que comptant un nombre de plus en plus grand de salariés : c'est le cas des avocats, des professions de santé (médecins, dentistes, vétérinaires, pharmaciens) ainsi que des comptables, dont l'organisation est créée un peu plus tard, en 1955. Professions indépendantes, ayant affaire à une clientèle personnelle et non à l'État ni à des sociétés ou organismes publics ou privés, ce sont elles qui fournissent le modèle de la « profession » et de l'organisation professionnelle ; cette dernière a pour première fonction de définir et réglementer les conditions de la pratique, plus encore que celles de l'accès au marché. À l'origine existait également une mission de défense et de protection des nationaux face à la concurrence des étrangers (Chiffoleau, 1992 ; Botiveau, 1994). Elles connaissent aujourd'hui un double processus de salarisation et de paupérisation relative qui produit des clivages très forts en leur sein et affaiblit l'esprit de corps, la solidarité professionnelle et, du même coup, l'identité professionnelle.
43Ingénieurs et agronomes ont une position différente des précédents : sauf pour une minorité (les architectes, inclus dans l'ensemble « ingénieur », ainsi que quelques ingénieurs-conseil), il ne s'agit pas de professions libérales mais plutôt de professions d'expertise, constituant des corps au service de l'État ; cependant, comme les précédentes, elles ont une identité professionnelle historiquement forte et prestigieuse et, de ce point de vue, s'en rapprochent. Leurs organisations, créées dans les années quarante sur le modèle des précédentes, avaient de même une double finalité de défense des nationaux en même temps que de promotion de la profession et de développement d'un esprit de corps (Moore, 1980).
44Eux aussi connaissent un processus de déclassement par élargissement. À côté d'une petite élite de hauts fonctionnaires, mais aussi de cadres dirigeants du secteur privé, se développe une masse de cadres salariés de l'administration, des services publics, etc. Dans les années soixante, ils ont subi une forte pression de la part des métiers techniques ayant un moindre niveau de qualification et qui demandaient leur intégration ; les ingénieurs résistèrent victorieusement à ces pressions, les techniciens devant se contenter d'un statut d'observateur pendant quelques années avant d'obtenir, sous la présidence d'Anouar al-Sadate, la création de leur propre syndicat (Moore, 1974, p. 30 et 1980, p. 59) ; au contraire, les agronomes durent accepter l'association de tous les diplômés d'écoles agricoles (Springborg, 1978, p. 288 ; Moore, 1980, p. 58), le titre d'ingénieur agronome restant protégé et accessible aux techniciens au bout de dix ans de pratique.
45Les professions artistiques telles que comédiens, musiciens, métiers du cinéma… doivent gérer les conditions d'embauche : la réglementation du marché du travail et de l'accès à la profession est une fonction essentielle de leurs syndicats.
46Sur un plan strictement professionnel, les journalistes sont dans une situation comparable. Mais leur rôle dans la formation de l'opinion publique et les dimensions politiques de leur métier leur donnent une position particulière. Sous Nasser, la nationalisation de la presse transforme radicalement leurs conditions de travail. Leur histoire récente est jalonnée de conflits avec le pouvoir.
47On notera que les écrivains n'ont pas de syndicat mais une « union » (ittihâd) : certains demandent la création d'un syndicat mais pour l'instant, la communauté résiste : cela ne présente sans doute guère d'intérêt pour la gestion de conditions de travail trop différenciées. Il est peut-être intéressant, malgré tout, de s'interroger sur les enjeux sous-jacents à ce choix : peut-on le résumer à l'alternative caisse de retraite versus contrôle politique ?
48Les professionnels du sport, qui se sont dotés d'un syndicat en 1987, sont peut-être, dans une certaine mesure, assimilables aux professions du spectacle.
49On peut regrouper sous cette étiquette les enseignants, les infirmières, les professions sociales. S'il s'agit dans les trois cas de professions salariées peu prestigieuses, travaillant dans des organismes publics, leur histoire et leur importance sont très différentes.
50Les enseignants sont les plus nombreux et surtout, ils ont une longue histoire de lutte et d'organisation. Les premières associations datent de la fin du xixe siècle et le premier syndicat, créé en 1920, n'avait rien d'un « syndicat professionnel » du type corporatiste que l'on connaît aujourd'hui. C'est dans les années cinquante, à l'époque nassérienne, qu'il subit un processus de « corporatisation » et se voit imposer le modèle du syndicat professionnel (Abu-l-As'ad, 1994).
51Professions sociales et professions soignantes ont été dotées d'un syndicat à peu près à la même époque (respectivement en 1973 et en 1976). Les premières avaient eu dans les années quarante, un syndicat qui avait participé aux luttes ouvrières de l'époque. Ce syndicat avait disparu avec la centralisation syndicale des années cinquante, sous Nasser, tandis que les infirmiers et infirmières se retrouvaient au sein du syndicat de la santé, avec l'ensemble des personnels dépendant du ministère de la Santé, qualifiés et non qualifiés. Dans les années soixante, il avait été question de fondre l'ensemble des professions de santé, de l'infirmière au médecin (Moore, 1974), dans un seul syndicat, selon le principe qui poussait au regroupement des techniciens agricoles et des agronomes, des diplômés d'écoles et d'instituts industriels et des ingénieurs. On a vu plus haut que seuls les premiers avaient obtenu gain de cause. La création d'un syndicat professionnel relève donc d'une tout autre logique, ayant entre autres choses une forte valeur symbolique, de reconnaissance d'une distinction par rapport à la masse des salariés non diplômés, et de rapprochement à l'égard des professions les plus prestigieuses. Inversement, un tel processus de distinction peut aussi avoir un effet de séparation, c'est-à-dire de division des différentes catégories de salariés, à moins qu'il n'en soit la conséquence. Pour les professions sociales, indissociablement liées aux projets réformistes (Roussillon, 1994), la création d'un syndicat a sans doute une signification plus politique de mobilisation et d'encadrement
52Le quatrième groupe est apparenté pour une part au précédent, sauf que le contour en est flou et la définition des métiers encore davantage : les scientifiques, les commerciaux, les professions techniques. Leurs syndicats sont créés à des époques très diverses et regroupent des catégories ayant une place dans la société, un statut, un prestige très différents les uns des autres. Leur caractère commun est d'avoir pour critère d'identification un diplôme donnant accès à des métiers et des emplois trop divers pour que puissent véritablement se développer des solidarités professionnelles au sens strict.
53Les « scientifiques » (al-mihan al-'ilmîyya) regroupent tous les diplômés — niveau licence, ou bakâlûrius, en quatre ans et plus — des facultés de sciences, quelque soit leur emploi, sauf les enseignants du secondaire : on trouve donc parmi eux des chercheurs dans divers organismes publics et ministères et des enseignants du supérieur. Ils revendiquent un prestige égal à celui des ingénieurs et se plaignent de ne pas bénéficier des mêmes avantages et de la même reconnaissance.
54Les « commerciaux » (tugâriyyîn) sont tous les diplômés des facultés de commerce, y compris économie et science politique. Leur syndicat a été constitué en phagocytant le petit syndicat des experts-comptables, qui était quant à lui un véritable syndicat professionnel constitué sur le modèle d'un ordre de profession libérale. Aujourd'hui, les diplômés de commerce se comptent par centaines de milliers et occupent diverses catégories d'emplois de cadres de gestion et d'administration (outre les postes de comptables) ; ils se trouvent souvent en concurrence avec diverses sortes de diplômés, en particulier de langue, du fait de la faible définition des postes et de la logique de fonctionnement du marché de l'emploi, où les relations comptent souvent davantage que la compétence17. D'où un mélange de frustration massive et une absence de solidarité professionnelle encore plus grande que dans d'autres catégories.
55Les professions techniques (al-mihan al-fanniyya al-tatbîqîyya) regroupent les diplômés des écoles et instituts industriels, quel que soit leur emploi, public ou privé, en entreprise, dans l'administration ou dans le secteur artisanal. La création de leur syndicat aboutit à « distinguer » les ouvriers qualifiés (en fait, diplômés) des autres ouvriers, et elle est considérée par les militants ouvriers comme une opération de division de la classe ouvrière.
56Dans les années quatre-vingts, de nouveaux syndicats sont créés dans des domaines très divers : des lecteurs du Coran (1983) aux sportifs (1987) en passant par les guides touristiques (1983). En 1993 est créé le syndicat des physiothérapeutes. Plus récemment, un syndicat des « ingénieurs technologues » aurait obtenu sa reconnaissance (al-Wafd, 29/08/94 et 26/09/94). D'autres groupes réclament leur syndicat : les pédagogues (al-Sha'b, 26/05/95), les archéologues (al-Akhbâr, 26/08/94), etc. Il y a là sans doute conjonction de plusieurs facteurs favorisant une logique de morcellement corporatiste à la base, n'ayant plus grand chose à voir avec le corporatisme de l'époque nassérienne : effet, d'un côté, de l'aggravation des conditions d'emploi, durcissant la concurrence, mais aussi, de l'autre, d'une politique de libéralisation au moins formelle facilitant la multiplication des organisations sociales, culturelles ou syndicales.
57Ces « syndicats professionnels », constitués sur la base d'un métier, d'une qualification ou d'un diplôme, n'ont pas une véritable vocation à prendre en charge les intérêts de groupes de salariés définis par une position commune sur le marché de l'emploi. Une seule exception : les enseignants, tous employés et rémunérés par le ministère de l'Éducation. Mais il est frappant que ni le syndicat des ingénieurs, ni celui des commerciaux, ni celui des professions techniques — pour prendre trois exemples parmi d'autres — ne sont en mesure de fournir des statistiques précises sur l'emploi de leurs adhérents, sur la proportion de ceux qui travaillent dans le secteur public ou dans le secteur privé, dans telle ou telle branche ou secteur d'activité.
58Inversement, si dans la plupart des entreprises ou organismes, publics ou privés, c'est le syndicat ouvrier qui est censé se préoccuper de questions de salaires ou de conditions de travail18, certaines institutions manquent de véritable structure syndicale. C'est par exemple le cas des enseignants du supérieur qui, pour pallier ce manque, ont créé en 1974, au plus fort des luttes étudiantes et de l'influence de la gauche dans les universités, des associations, les « clubs des corps enseignants » (nâdî hay'at al-tadrîs) ; ces « clubs » sont régis par la loi de 1964 sur les associations, ce qui en principe devrait leur interdire toute action syndicale. L'adhésion y est facultative. À la même époque, de façon plus discrète, les chercheurs du Centre national de la recherche se donnaient une structure équivalente, le « club des corps de la recherche » (nâdî hay'at al-bahth al-'ilmî).
59Si, sauf exception, on ne peut en principe adhérer à deux syndicats professionnels19, il est au contraire normal et bienvenu d'être membre à la fois d'un syndicat professionnel et d'un syndicat ouvrier. Dans les entreprises publiques, l'adhésion au syndicat ouvrier est automatique et la cotisation est prélevée à la source, avant versement du salaire, sauf demande expresse du salarié concerné. Ainsi les ingénieurs, techniciens, juristes, comptables ou même médecins travaillant dans une entreprise adhèrent-ils généralement au syndicat dont relève leur entreprise. C'est que les deux types de syndicalisme ne relèvent pas, en principe, de la même logique et ne sont pas censés avoir la même fonction. Les relations entre employés et employeurs ne relèvent que du comité syndical d'entreprise (structure de base du syndicat ouvrier), et le syndicat professionnel n'a pas à intervenir à ce niveau. Le seul interlocuteur du second est l'État, par exemple sur des questions de statut, donc concernant essentiellement la fonction publique. Dans les faits, pas plus le syndicat ouvrier que les syndicats professionnels ne jouent le rôle de porte-parole des luttes revendicatives, comme on le constate périodiquement lorsque éclatent des mouvements de grève ou de protestation : ils se font tous en dehors de lui, voire contre lui20. En revanche, comme les syndicats professionnels, les comités syndicaux d'entreprise sont des prestataires de services, d'aides sociales et médicales diverses, d'organisation de loisirs, etc. Mais outre cela, ils ont des représentants au conseil d'administration de l'entreprise et les élus syndicaux jouent un rôle de médiateur entre l'employé et le patron. Ils ont donc une position stratégique et, à la différence des dirigeants des syndicats professionnels, sont connus des salariés. Selon des témoignages divers, c'est ce qui explique que la participation de ces derniers aux élections syndicales soit forte et que les professionnels ne restent pas à l'écart.
60Pour autant, ceux-ci ne sont pas tout à fait considérés comme des salariés semblables aux autres : cela se traduit par une sous-représentation dans les conseils syndicaux. En effet, l'art. 35 du code du travail promulgué en 1976 (deux ans après la création du syndicat des professions techniques appliquées) limite à 20 % la représentation des « professionnels » dans les conseils syndicaux21. Lors des élections syndicales, cela signifie que si, par exemple, pour 20 postes à pourvoir, plus de 4 « professionnels » se trouvent bénéficier d'un nombre de voix suffisant pour être élus, le cinquième et les suivants seront déclassés au profit d'ouvriers se trouvant en 21e position d'éligibilité ou plus : c'est souvent ce qui se passe. Avec la création du syndicat des professions techniques (diplômés d'écoles et instituts industriels), c'est parfois la moitié des salariés d'une entreprise industrielle (par exemple la Société du fer et de l'acier de Helwan) qui entrent dans la catégorie de « professionnels » et se trouvent donc sous-représentés dans les instances dirigeantes du syndicat.
61Le 15 avril dernier, le Conseil constitutionnel s'est avisé qu'une telle restriction était anticonstitutionnelle, car contraire à l'égalité des citoyens et à la liberté syndicale22. Ce jugement faisait suite à une plainte déposée, après les élections de 1991, par une salariée appartenant à la catégorie des « professionnels » et qui avait obtenu le nombre de voix nécessaire pour être élue, mais avait été déclassée en faveur d'un « ouvrier ». Il concluait à la nullité des élections syndicales depuis 1976 et à l'obligation de procéder dans les plus brefs délais à de nouvelles élections.
62Définies par la loi, les missions du syndicat n'ont cependant pas toutes la même réalité et leur importance a pu varier selon les époques. Dans ce qui suit, nous allons passer en revue les principaux aspects du fonctionnement dès syndicats en mettant en valeur leurs caractéristiques communes et en relevant les spécificités de certaines professions. Pour illustrer notre propos, nous nous étendrons plus particulièrement sur deux exemples, a priori assez différents, celui des ingénieurs et celui des enseignants, sans nous interdire d'en évoquer d'autres. Il ne s'agit donc que d'un premier dépouillement indicatif ; un travail d'analyse comparative systématique des textes pourrait être faite apporterait, me semble-t-il, un éclairage intéressant à la compréhension des enjeux sous-jacents à la définition de la nature de ces organisations et de leurs relations avec l'État.
63Chaque syndicat est régi par une législation spécifique, construite à peu près sur le même modèle, qui en définit les missions (représentation et promotion de la profession ou du groupe, protection d'un titre, mission d'expertise) ainsi que les conditions d'adhésion, l'organisation et le mode de fonctionnement, le régime financier et la gestion des caisses de retraite, les règles disciplinaires ; la présentation. le volume, le développement des différents chapitres varient selon les cas, peut-être en fonction de la date de promulgation, mais également selon la nature du groupe concerné, professionnels ou diplômés.
64« The raison d'être of syndicates is to protect the professional interests of their members, including salaries, pensions, conditions of work and regulation of entry into the profession. » (Springborg, 1978, p. 278) Cette affirmation est en fait un raccourci plus ou moins approximatif selon les périodes et les syndicats. II est tout à fait intéressant et instructif de revenir à ce qui apparaît dans les textes juridiques comme la mission officielle du syndicat, qui varie non seulement selon la nature du syndicat mais, plus encore, selon le moment où il est fondé, et de la comparer avec la pratique réelle du syndicat et avec la vision qu'en ont les adhérents.
65Le syndicat des ingénieurs (loi n° 66 de 1974, amendée par la loi n° 7 de 1983) voit ses objectifs ainsi définis :
Art. 1 : II est fondé un syndicat, dit syndicat des ingénieurs, bénéficiant de la personnalité morale, considéré comme l'instance de représentation des ingénieurs de nationalité égyptienne et comme organe consultatif auprès de l'État dans le domaine de sa spécialité (…).
Art. 2 : Le syndicat travaille à la réalisation des objectifs suivants :
- élever le niveau scientifique et professionnel des ingénieurs, protéger l'honneur de la profession, définir et appliquer les règles appropriées à l'organisation de la pratique de la profession et à l'accomplissement, par les membres du syndicat, de leurs devoirs au service du pays, et contrôler leur application ;
- mobiliser les membres du syndicat (…) au service de la société (…) ;
- développer l'esprit de fraternité et d'entraide parmi les membres, œuvrer à l'amélioration de leur niveau professionnel, social et matériel, assurer leur vie et prendre soin de leur famille sur les plans social, économique, sanitaire, culturel ;
- contribuera l'étude des plans de développement économique et aux projets industriels et technologiques ;
- contribuer à la définition des programmes de formation technique et d'ingénieurs (…) ;
- travailler à la diffusion et au développement des recherches et études (etc.).
66Pour les enseignants (loi n° 79 de 1969), on note quelques différences :
Art.1 : II est fondé un syndicat pour les métiers de l'enseignement, bénéficiant de la personnalité morale, qui englobe tous ceux qui travaillent dans le métier (mihna) de l'éducation et de l'enseignement, ou qui ont travaillé antérieurement dans ces métiers, et dont l'activité est placée sous le signe de la politique générale de l'Union socialiste arabe (…)23
Art. 2 : Le syndicat agit pour la réalisation des objectifs suivants ;
- se mettre au service de la société pour réaliser ses objectifs nationaux, et plus particulièrement :
a) mobiliser ses membres au service de la société ;
b) travailler à diffuser la culture et l'enseignement ;
c) contribuer aux plans de développement et aux projets éducatifs (…)
- travailler à élever le niveau de la profession, et en particulier :
a) défendre l'honneur de la profession, élever le niveau des enseignants et leur compétence;
b) contribuer au développement de l'enseignement ;
c) encourager la publication et le développement scientifique (…) ;
d) nouer des liens avec les organisations d'enseignants.
- offrir des services aux membres, et en particulier :
a) des services économiques, sociaux, culturels et de loisirs ;
b) une aide (financière) en cas de besoin ;
d) la gestion de pensions de retraite, d'invalidité et de décès…
67On note qu'il est question de promotion de la profession, de contribution à l'organisation de la profession (pour certaines professions comme les ingénieurs), à la définition des programmes de formation, et aussi d'entraide, de services, mais pas à proprement parier de « protection des intérêts professionnels, salaires ou conditions de travail » (selon les termes de Springborg). Si, dans la pratique, au cours de la dernière période, les syndicats professionnels n'ont pas été sans s'en préoccuper, il me paraît intéressant de noter que ce type d'action n'est pas inscrit dans leurs missions telles que définies initialement par la loi.
68Sur un autre plan, il existe aussi des différences notables d'un syndicat à l'autre, dont les deux cas ici choisis donnent un exemple : assez remarquablement, on relèvera que le syndicat des ingénieurs bénéficie de la qualité d'instance de représentation des ingénieurs et d'organe consultatif auprès de l'État, ce dont le syndicat des enseignants, en revanche, n'est pas gratifié. Comme si le second n'avait ni autonomie ni personnalité propre, et en était réduit à des fonctions d'encadrement et de mobilisation pour la mise en œuvre d'un projet qu'il n'est pas censé contribuer à définir. L'énumération des missions du syndicat et l’ordre dans lequel elles sont présentées va dans le même sens : à travers la vocation à « définir et appliquer les règles (…) de la pratique », les ingénieurs se voient reconnaître un contrôle de la profession sur elle-même24 dont les enseignants sont privés. Inversement, si, dans les deux cas, le syndicat a une mission de mobilisation au service de la société, cette mission apparaît prioritaire pour les enseignants, et l'insistance y est plus marquée dans leur cas.
69À côté des objectifs ainsi définis, les syndicats ont deux fonctions importantes, celles que l'on attribue habituellement à un « ordre » : la protection du titre et le contrôle de l'accès à la profession, d'une part, et, d'autre part, la fonction disciplinaire.
70L'existence d'un titre protégé est mentionné pour six professions : les avocats — art. 2, loi n°17 de 1983 —, les médecins — art 11. loi n°415 de 1954 25 —, les ingénieurs — art 98, loi n° 66 de 1974 —, les professions agricoles (l'usage du titre d'ingénieur agricole est défini par l'art 4 et protégé par l'art 90 de la loi n° 31 de 1966), les professions techniques appliquées (qui bénéficient d'un titre de « spécialiste » — akhissâ’î — défini et protégé par les art 103 et 104 de la loi n° 67 de 1974), enfin les diplômés d'arts appliqués (art 97, loi n° 84 de 1976). Cette question du titre peut être associée à celle de la protection d'un marché de l'emploi, mais elle a aussi une fonction symbolique26. Sa signification n'est évidemment pas du tout la même pour un médecin et pour un… technicien. Dans un cas, il s'agit de freiner le déclin provoqué par l'accroissement numérique et la transformation des conditions de travail et d'emploi ; dans l'autre, à l'inverse, il s'agit de chercher la reconnaissance d'une distinction par rapport au commun des salariés ou des fonctionnaires peu qualifiés. Dans trois cas, la législation attribue au syndicat une mission d'expertise auprès de l'État ; il s'agit des ingénieurs, techniciens et diplômés d'arts appliqués, auxquels un article de loi donne expressément une telle mission (cf. plus haut, l'art. 1 de la loi sur le syndicat des ingénieurs). Une telle qualité n'est mentionnée ni pour les médecins ni pour les diplômés de commerce, dont on aurait pu penser qu'ils peuvent être consultés ou sollicités pour la définition des politiques de santé, ou pour les finances ou l'économie, par exemple. Cependant, les syndicats professionnels ont, à diverses périodes, été sollicités ès-qualité : ainsi, en 1979, est formé un « conseil des naqîb » que le président consulte pour les décisions importantes (al-Ahrâm, 15/08/79). Cette qualité d'expertise peut être considérée de deux points de vue complémentaires : du point de vue de l'État, comme l'expression de l'effort pour se donner les moyens de contrôler ses ressources économiques et humaines27 ; du point de vue de la société, comme la légitimation du pouvoir d'une élite.
71L'adhésion est en principe obligatoire pour exercer (mais pour exercer quoi ?) — ou pour prétendre à être recruté sur un poste correspondant à la qualification et au titre possédés ; cependant cette obligation n'est pas toujours explicitée de la même façon. Inversement, la condition nécessaire et suffisante pour adhérer est généralement de posséder le diplôme donnant accès à l'exercice de la profession considérée. Le diplômé de médecine ou de génie civil doit adhérer pour pouvoir exercer, s'il ne réussit pas à vivre de l'exercice de sa profession et se trouve réduit à exercer une autre activité, il peut rester membre. La plupart des syndicats distinguent en effet deux catégories d'adhérents : les membres actifs et les non actifs. Dans d'autres cas, l'adhésion implique l'exercice, comme chez les enseignants (voir plus bas), ou dans des professions où le métier ne correspond pas à un diplôme précis, comme pour les journalistes ou les professions artistiques ; il y a alors une période intermédiaire, de mise à l'épreuve, où le candidat ne peut travailler qu'avec l'autorisation du syndicat, mais ne devient membre à part entière qu'après un certain temps d'activité. Pour les avocats, il y a une période de stage, principe que certains souhaiteraient voir étendre à d'autres professions28.
72L'adhésion signifie inscription sur un registre donnant le droit d'exercer. Les syndicats tiennent en général au moins deux registres : l'un pour les membres « actifs », l'autre pour les « non-actifs ». Parfois, les « actifs » se répartissent entre plusieurs registres en fonction du niveau ou du type de qualification : ainsi les professions agricoles ont-elles deux registres, un pour les ingénieurs agronomes, un autre pour les techniciens agricoles29.
73Dans la pratique, l'obligation d'adhésion n'a donc pas le même sens et ne s'applique pas de la même façon, selon la réalité des conditions d'emploi des différentes catégories considérées, selon que la profession a les moyens de contrôler l'accès au marché du travail (professions indépendantes) ou non (professions salariées) ; selon que l'emploi dépend de l'État ou du secteur privé ; selon qu'il s'agit de professions clairement définies ou de diplômés aux métiers mal définis. Trois exemples illustreront ces différences ;
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Pour les enseignants, l'obligation est relativement facile à appliquer : « L'adhésion est obligatoire pour tous ceux qui travaillent dans le métier (mihna) de l'éducation (tarbiyya) et de l'enseignement (ta'lîm), à l'exception des membres du corps enseignant des universités azhari, des instituts supérieurs, des facultés et des écoles militaires, pour lesquels elle est facultative » (art. 4, loi 79 de 1969), et la cotisation est prélevée sur le salaire par l'organisme pour lequel travaille l'adhérent (art. 13). C'est bien l'activité qui est première et qui détermine l'adhésion. L'introduction de l'obligation d'adhésion au syndicat, comme pour le syndicat ouvrier, avait dans ce cas le sens d'une corporatisation d'une profession qui ne l'était pas auparavant, à la différence des vieilles professions.
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Pour les ingénieurs au contraire, l'obligation d'adhésion est beaucoup plus ancienne et a une signification différente, liée à la protection du titre et au contrôle de l'emploi. L'article 7 de la loi 66 de 1974 énonce : « II est interdit aux ministères, aux organismes, entités, régies, institutions publiques, aux sociétés et aux individus, d'employer pour une fonction d'ingénieur, ou de passer contrat pour un travail d'ingénieur, avec une personne ou avec un bureau de conseil en ingénierie qui ne serait pas inscrit sur les registres du syndicat (…) », tandis que l'article 3 impose l'obligation « pour les universités, facultés et instituts supérieurs (…) de transmettre au syndicat la liste des diplômés, le niveau de leur diplôme et le lieu de résidence dans les 60 jours suivant la proclamation des résultats des examens », et que l'article 98 prévoit une peine pouvant aller jusqu'à 6 mois de prison pour quiconque utiliserait indûment le titre d'ingénieur ou réaliserait des travaux d'ingénieur sans être inscrit au syndicat. Dans les faits, il existe sans doute une certaine proportion d'ingénieurs diplômés non inscrits (cf. al-Sayyid, 1994 ; Hanali, 1995). Il n'en reste pas moins que c'est bien le diplôme qui conditionne l'adhésion et qu'il s'agit au départ d'un moyen de contrôle de la profession sur elle-même, même si ce contrôle est négocie avec la puissance publique.
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Le syndicat des commerciaux offre un troisième cas de figure : non seulement la législation n'impose aucune obligation de ce genre, mais le règlement intérieur prévoit même la possibilité d'accueillir en son sein les diplômés d'autres facultés qui exerceraient des travaux entrant dans le cadre des spécialisations admises par le syndicat30. Quant à la masse des diplômés de commerce, ils souffrent surtout de l'absence de véritables définitions de postes correspondant à leurs compétences et, de notoriété publique, ils seraient des milliers à ne pas être inscrits au syndicat31.
74La législation syndicale comprend généralement un chapitre intitulé « Les devoirs des membres » (chap. 5 de la loi n° 66 de 1974 sur le syndicat des ingénieurs, chap. 3 de la 2e partie de la loi n° 79 de 1969 sur le syndicat des enseignants, etc.). Ce chapitre s'ouvre sur le serment que doit prononcer le nouvel adhérent au moment de son adhésion devant le conseil du syndicat. Les ingénieurs prononcent le serment suivant : « Je jure devant Dieu d'accomplir les tâches de mon métier dans la loyauté et l'honneur, de protéger le secret du métier et son honneur, d'en respecter les lois et les traditions » (art. 52 de la loi n° 66 de 1974) ; si l’évocation des « secrets du métier » rappelle les règlements corporatistes, elle ne correspond guère aux réalités de la pratique des ingénieurs, ni même à celles des architectes, aujourd'hui de plus en plus souvent salariés, donc n'ayant pas la propriété de leur travail. Celui des enseignants diffère précisément sur ce point, remplacé par le respect du « pacte de l'enseignant arabe » : « Je jure devant Dieu d'accomplir mon travail dans la loyauté et l'honneur, de respecter les principes du pacte de l'enseignant arabe, de respecter les lois et les us du métier » (art. 10 de la loi n° 79 de 1969). Il faudra donc se reporter au texte du pacte en question pour en évaluer la signification.
75Les autres devoirs concernent le paiement de la cotisation, l'information faite au syndicat de tout changement de situation, le respect de certaines règles dans les relations avec les autres membres : exigences fort disparates, relevant de la loyauté à l'égard du syndicat pour les uns, à l'égard des collègues pour les autres.
76Le chapitre suivant concerne la fonction disciplinaire : de la même façon que le serment et les devoirs, elle relève donc de la corporation et non d'une instance qui serait définie en fonction du lieu de travail ou du type d'emploi. On est une fois de plus tenté d'y voir soit la survivance d'une logique corporatiste pré-moderne, soit une volonté de corporatisation, de cristallisation d'un « esprit de corps », chaque groupe assumant une fonction dans la société, par laquelle il contribue à l'intérêt général. C'est cet effort de définir des règles déontologiques et d'organiser un contrôle disciplinaire du groupe sur lui-même, manifestation de la volonté du législateur de promouvoir un corporatisme professionnel, qui amène à qualifier ces organisations d'ordres plutôt que de syndicats.
77Il reste à vérifier si ces instances disciplinaires fonctionnent réellement et dans quelles circonstances elles sont utilisées. On peut supposer qu'elles ne le sont qu'assez rarement, sachant qu'il existe par ailleurs des instances disciplinaires dans les institutions publiques, où sont employés le plus grand nombre de ces « professionnels ». L'enquête reste à faire sur ce point, et il serait intéressant de vérifier quelle instance est sollicitée, dans quel cas, et s'il peut y avoir conflit entre elles.
78Dans les faits, la mission la plus visible au quotidien pour l'adhérent est celle qui concerne les différentes formes d'aide sociale, et d'abord — et surtout — la gestion d'une caisse de retraite. Il est frappant qu'un chapitre important de chaque législation syndicale détaille le fonctionnement de la caisse de retraite et son mode de financement32. Si sa gestion est distinguée dans l'ensemble du budget syndical, elle n'en relève pas moins du syndicat lui-même et non d'un organisme autonome et la plus grosse part des ressources du syndicat y sont consacrées (voir plus loin). Le niveau des pensions versées est variable d'un syndicat à l'autre et dépend du niveau de ressource de chaque syndicat. Ces pensions viennent compléter celles qui sont versées par l'État ou par l'entreprise pour les salariés. Dans le contexte de baisse du pouvoir d'achat des salaires et des retraites, il s'agit, même si le montant n'en est pas très élevé, d'un avantage non négligeable qui fait des « professionnels » salariés des privilégiés par rapport aux autres salariés.
79Le « syndicat général » (niqâba 'âmma) regroupe des sections (firq) syndicales, ou syndicats de province : en général un par province, sauf exception33. Par ailleurs, le syndicat est subdivisé, au niveau national, en branches (shu'ab) de spécialité : les ingénieurs ont sept « branches » (génie civil, architecture, mécanique, électricité, chimie, textile, mines), de même que les commerciaux (comptabilité, gestion, économie, statistique commerciale, science politique, assurance, métiers connexes), mais les enseignants n'en ont pas.
80Les sections locales, de même que les branches, élisent chacune un conseil, lequel envoie des représentants au conseil du syndicat général. Celui-ci est composé, d'une part, de délégués des sections et branches, d'autre part, de membres élus au niveau national. Toutes les instances dirigeantes sont élues par des assemblées générales, locales ou nationales. Les conditions d'éligibilité sont plus ou moins rigoureuses d'un syndicat à l'autre : 15 ans d'ancienneté pour tous les membres du conseil chez les ingénieurs, de même que pour les présidents des sections locales ou des branches (art. 9 de la loi 66 de 1974), pour les présidents de sections et de branches seulement chez les techniciens, mais 20 ans pour le président (naqîb) (art. 11 de la loi 67 de 1974), mais pas de conditions pour les autres membres du conseil, 5 ans d'ancienneté pour les professions du spectacle (10 ans pour le naqîb), aucune ancienneté pour les enseignants, les artistes, les diplômés de commerce, les journalistes (mais dans ce cas, il peut y avoir une exigence d'ancienneté pour les naqîb) ; parfois encore, les conseils doivent être composés pour moitié d'« anciens », pour moitié de « jeunes » (chez les scientifiques et les infirmières, le seuil étant fixé à plus ou moins 15 ans), etc. Cette question de l'ancienneté exigée pour l'éligibilité aux postes de responsabilité n'est pas anodine ; elle révèle la tension entre une conception hiérarchique plutôt associée à la corporation de métier d'ancien régime, et une conception égalitariste républicaine qui est celle du syndicalisme moderne ; la prévalence d'un modèle ou de l'autre dans tel ou tel syndicat, ou la solution de compromis d'une répartition par moitié, me semble pouvoir être considérée comme un indice de la nature et de la finalité du syndicat concerné, ainsi que de la représentation que se font les intéressés de la profession, et leurs dirigeants des intérêts qu'ils défendent.
81Les modalités d'élection des conseils et des directions syndicales sont au cœur des batailles récentes. En général, les conseils sont élus par l'assemblée générale des adhérents, au niveau des sections locales comme au niveau national. Jusqu'à la réforme introduite par la loi n° 100 de 1993, les exigences de quorum étaient très réduites : l'article 18 de la loi 66 de 1974 sur le syndicat des ingénieurs impose d'abord un quorum de 25 % des adhérents à jour de cotisation puis, si ce quorum n'est pas atteint, lors d'une deuxième réunion, la participation de 300 adhérents minimum ; pour les assemblées générales de section, cette deuxième limite descend à 50 membres. Lorsque les adhérents n'étaient que quelques milliers, cela ne posait pas de problème : depuis quelques années, avec le renversement de majorité dans un certain nombre de syndicats, certains se sont mis à contester le caractère démocratique de directions élues par un nombre trop restreint d'électeurs. La fameuse loi n° 100 de 1993, si controversée, a donc relevé l'exigence de quorum de manière draconienne, au point qu'il est quasiment impossible à tenir (voir plus loin, ainsi que le texte de la loi en annexe)34.
82Les sources de financement sont définies de manière assez précises par la loi, qui consacre un chapitre aux « finances » (al-nizâm al-mâli ou bien mâliyya al-niqâba).
83Pour le syndicat des ingénieurs, l'article 45 de la loi n° 66 de 1974 énumère les ressources suivantes : droits d'inscription et cotisations des membres ; droits d'inscription et cotisations des bureaux et sociétés d'ingénierie et de conseil ; subventions de l'État ; dons et présents ; taxe sur les sacs de ciment ; taxe sur la production d'acier (hadîd al-taslîh) ; vente des publications du syndicat et rémunération de ses activités ; revenus des timbres fiscaux sur les documents, registres et contrats d'ingénierie ; taxes sur les devis ; revenus des consultations faites par le syndicat ; toute autre ressource légitime (mashrû'a).
84Les ressources du syndicat des enseignants sont de nature différente du fait de l'absence de lien de leur activité avec la production de biens : l'article 58 de la loi n° 79 de 1969 énumère les ressources suivantes : droits d'inscription ; cotisations annuelles ; revenus des timbres devant être apposés sur diverses demandes adressées au ministère de l'Éducation (inscription dans les différents cycles scolaires, attestations de diplôme, cartes syndicales, formulaires de candidatures) ; taxes sur diverses primes ou augmentations touchées par les enseignants, sur les droits d'auteur et sur les frais d'impression pour les livres scolaires, sur la construction et l'entretien des bâtiments scolaires, sur l'enseignement privé ; une part des amendes imposées en cas de faute professionnelle ; revenus des publications du syndicat ; aides et dons reçus par le conseil du syndicat ; revenus des placements et investissements.
85Si l'on regarde les grandes lignes du budget du syndicat des ingénieurs tel qu'il est publié dans sa revue, en 1993, les diverses ressources fiscales représentent 70 % du total des ressources et les revenus des investissements (qui ressortiraient sans doute de la rubrique « toute autre ressource légitime ») 20 %, pour un budget de 66 millions de livres égyptiennes (£e), dont… 61 millions sont consacrés à la caisse de retraite35. Par comparaison, le syndicat des commerciaux, avec 2,5 fois plus d'adhérents, a en 1994 un budget de 20,5 millions £e, moins de la moitié (9,6 millions) de ses ressources étant d'origine fiscale, et il ne consacre que 16,9 millions £e à la caisse de retraite36.
86On voit que d'un syndicat à l'autre, l'importance des ressources peut varier très fortement : or, de ces dernières dépendent les services que le syndicat pourra rendre à ses membres. On comprend mieux l'enjeu du contrôle des plus riches d'entre eux, dont un certain nombre sont justement passés sous l'influence des islamistes. Sur le fond, l'importance des ressources que j'ai qualifiées provisoirement de fiscales me paraît mériter réflexion. En effet, tout semble se passer comme si, par le biais des caisses de retraite des syndicats professionnels, certaines catégories de la population bénéficiaient d'un privilège leur permettant de récupérer une part plus importante du produit national ; en d'autres termes, comme si l'État opérait une redistribution inégalitaire en faveur des catégories les plus aisées de la population active. Certes, d'autres formes de redistribution étaient censées, initialement au moins, privilégier les plus pauvres (soins gratuits, produits subventionnés, etc.).
87Sur un autre plan, les scandales et les polémiques se sont multipliés ces dernières années suite à des accusations de détournement de fonds lancées contre les syndicats les plus divers : des agronomes aux guides touristiques en passant par les techniciens ou les professionnels du sport37. Plus importantes, plus lourdes de conséquences, les accusations contre le syndicat des médecins (et contre l'action des islamistes dans les syndicats en général) d'utiliser des fonds sous prétexte d'aide à la Bosnie ou d'entraînement des terroristes et, surtout, celles contre les ingénieurs — suite à un rapport de la cour des comptes de 1994 faisant état de fraudes et de détournements des fonds destinés à la caisse de retraite38 — qui ont abouti à la mise sous séquestre de leur syndicat en mars 1995.
88Il est clair que la dimension financière est un enjeu fort du contrôle des syndicats professionnels, surtout pour ce qui concerne les syndicats les plus riches.
89De ce premier survol, il est possible de dégager quelques points d'homogénéité ou d'hétérogénéité de l'ensemble.
90D'un côté, un cadre législatif tendant à unifier les réglementations et les fonctionnements : le principe de mobilisation au service de la société et du projet de développement, à côté de cela, la fonction de formation scientifique et professionnelle, un rôle social important en termes de gestion de systèmes de protection et d'aide sociale, l'affirmation de la fonction disciplinaire, sont autant de points communs.
91De l'autre, des nuances dans la définition de certaines missions ou dans les conditions d'adhésion et d'exercice, des conditions différentes d'éligibilité aux postes de responsabilité, soulignent une hétérogénéité des héritages et des réalités concrètes des différents groupes concernés face à laquelle l'effort d'unification du législateur ne peut être que vain.
92En 1986, le courant islamique conquiert la majorité des sièges au conseil du syndicat des médecins, en 1987 au conseil des ingénieurs, en 1990 chez les pharmaciens et les scientifiques, en 1992 chez les avocats39. Les années quatre-vingt-dix sont jalonnées d'affrontements entre les syndicats les plus prestigieux et le pouvoir, en particulier les journalistes, les avocats, les médecins et les ingénieurs40.
93En 1992, dans l'espoir d'endiguer la montée des islamistes, le pouvoir avait promulgué une première loi (loi n°98 du 19/07/92) instituant une commission judiciaire pour superviser les élections41. Cela n'empêche pas les islamistes de conquérir le syndicat des avocats. Il contre-attaque en promulguant la loi n° 100 du 18 février 1993 (texte en annexe), qui impose des conditions de quorum draconiennes : 50 % des inscrits doivent participer à l'assemblée générale et au vote à la première convocation, faute de quoi un nouveau rendez-vous est fixé, pour lequel le quorum est abaissé à 33 %. Elle prévoit aussi la constitution de bureaux de vote pour chaque regroupement de 500 adhérents. Si ces conditions ne sont pas réalisées, l'administration du syndicat est assurée par une commission présidée par un juge, en attendant l'organisation de nouvelles élections. Des procédures analogues sont appliquées pour les syndicats locaux. De telles exigences ont abouti de fait à bloquer le processus électoral pour de nombreux syndicats ; c'est en particulier la constitution de bureaux de vote sur les lieux de travail qui pose des problèmes à la fois techniques (nécessité de recenser les lieux de travail des membres) et politiques (lorsque ces bureaux sont situés dans des casernes ou même des entreprises publiques)42.
94Cependant, l'établissement des listes électorales ne dépendant que du syndicat échappait encore au contrôle du pouvoir. Une nouvelle loi (la loi n° 5 du 13 février 1995), durcissant le contrôle administratif sur l'établissement de ces listes et sur l'organisation du scrutin, est votée à la sauvette deux ans plus tard. Ce vote relance le mouvement de protestation. Au printemps 1995, la confrontation se durcit. Après l'arrestation, en décembre, d'un certain nombre de dirigeants des Frères musulmans — parmi lesquels de nombreux médecins dont le secrétaire général de leur syndicat, 'Isâm al-Aryân, et la promulgation de la loi n° 5 — c'est la mise sous séquestre, suite à des accusations de malversations financières, du syndicat des ingénieurs, l'occupation de son siège par la police fin février, le vote de défiance de l'assemblée générale du syndicat au naqîb, Hasab Allah al-Kafrawi. Début mai, le siège du syndicat des ingénieurs est occupé par la police. À la fin du mois, une loi sur la presse prévoyant de lourdes condamnations pour les journalistes qui auraient diffusé de fausses informations provoque une réaction massive.
95Ces batailles sont essentiellement politiques ; leur enjeu est celui de la démocratie, dans le fonctionnement des syndicats comme dans le pays en général. Deux questions cependant restent taboues : celle du pluralisme syndical et de la liberté d'adhésion. La liberté syndicale est comprise comme le droit de constituer un syndicat pour tout groupe professionnel qui le souhaite, non le droit d'adhérer ou de ne pas adhérer43. Les luttes n'ont pas pour objet la situation des professionnels et ne sont guère l'occasion, pour les syndicats, d'exprimer des positions vis-à-vis des réformes économiques en cours. Ce qui ne veut évidemment pas dire que les syndicats ne se mobilisent pas sur les questions économiques : mais il est remarquable qu'ils le font sur un plan pratique, en multipliant les services et les aides, personnels ou professionnels, plus qu'en revendiquant, de la part de l'État ou des entreprises, des mesures d'amélioration de l'emploi ou des salaires44, ce qui s'explique très largement par le fait qu'ils ne sont pas structurés sur les lieux de travail.
96Dans la première partie de cette étude, je proposais d'orienter ma recherche à partir de deux hypothèses complémentaires.
97La première suggérait que l'élargissement du syndicalisme professionnel à des catégories de plus en plus larges de diplômés pouvait être considérée comme l'expression d'une volonté de reconnaissance et de distinction : les luttes autour de la définition des conditions d'adhésion, de l’élargissement de la base des syndicats les plus anciens, l'insistance sur l'usage des titres ou l'invention de nouveaux titres, me paraissent aller dans ce sens. Mais sur un plan plus matériel, les avantages qu'assure l'appartenance à un syndicat professionnel en matière sociale sont aussi une manière d'asseoir une position sociale privilégiée.
98Ma seconde hypothèse, complémentaire de la première, considérait les luttes dont ces syndicats sont le théâtre comme mettant en scène anciennes élites professionnelles et nouveaux diplômés, les premières tentant désespérément, dans un combat perdu d'avance, de protéger des positions acquises, menacées par les secondes : les différences de points de vue et de pratiques en matière de hiérarchies professionnelles et d'élection des instances dirigeantes me paraissent révélatrices d'un tel enjeu, à la lumière duquel devrait être reconsidérée l'influence croissante du courant islamiste.
99Pour aller plus loin, deux orientations de recherche devraient être poursuivies, qui auraient en commun de déplacer le regard vers la réalité des groupes socioprofessionnels concernés, plutôt que d'en rester à l'analyse de l'action des syndicats et de leur relation avec le pouvoir, jusqu'à présent dominante :
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la première s'intéresserait à révolution des anciennes professions et aux conséquences de leur différenciation interne croissante : ce sont principalement ces professions qui sont aujourd'hui sous l'emprise du courant islamiste ;
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la seconde s'attacherait à l'étude des syndicats et des groupes moins prestigieux et/ou plus récents, à leur position dans la société et à la relation qu'ils entretiennent avec les autres professionnels.