L'image des Bédouins dans « La Description de l’Égypte »
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1Depuis le Moyen-Âge, les Bédouins sont considérés par les pèlerins comme une épreuve sur le chemin de la Terre Sainte. Entourés d'infidèles dans un voyage qui les soumet à toutes sortes de tentations, les chrétiens qui se rendent à Jérusalem craignent d'être attaqués dans le désert. Figure démoniaque dans un monde hostile, insoumis au pouvoir, le Bédouin (qu'on appelle en général Arabe à cette époque) inspire la peur aux Européens. Un voyageur anonyme, parti en 1480 de Venise, renonce à s'arrêter à Ramleh lorsque se propage la rumeur de la présence de nomades arabes près de ce village de Palestine : « et ne y fusmes point, pour ce qu'il y avoit des Arabes qui sont mauvaises gens et nous eussent pillés et batus, car ils ne sont point subgects et ne craignent rien »1.
2Cependant, au xviiie siècle, on assiste à un renversement de cette image négative : en même temps que le terme de Bédouin se répand dans les récits de voyage, se forme un véritable mythe du bon nomade, hospitalier et vertueux, vivant librement et simplement, comme les patriarches de l'Ancien Testament2. Ce nouvel imaginaire, qui correspond à une rupture dans l’épistémè classique vers 17503, fait du désert un espace qu'il est désormais concevable de décrire autrement qu'en termes de vide angoissant ou de danger pour l'étranger qui le parcourt. Dès lors, il faut se poser la question de savoir quelles sont les images préexistantes qui permettent de percevoir et de représenter le monde bédouin à l'aube du xixe siècle.
3L'héritage des Lumières laisse-t-il transparaître une attirance pour les Bédouins chez certains auteurs de la Description de l’Égypte ? Peut-on, à l'inverse, déceler une résurgence des vieilles peurs qui hantaient les voyageurs jusqu'au XVIIe siècle ? Ces deux visions, euphorique et dysphorique, sont-elles conciliables avec l'ambition scientifique de la Description ?
4Le répertoire des auteurs de cette dernière qui parlent des Bédouins a été établi, de manière quasiment exhaustive, par René Maunier4. Je retiendrai de sa Bibliogiaphie essentiellement les deux textes centraux que sont le « Mémoire sur les tribus arabes des déserts de l’Égypte » (1809), de Du Bois-Aymé, et les « Observations sur les Arabes de l’Égypte moyenne » (1809), de Jomard, textes qui constituent deux points de vue le plus souvent opposés5.
Du Bois-Aymé et l'héritage du mythe bédouin
5Jean-Marie Joseph Aymé-Dubois, dit Du Bois-Aymé (1779-1846), membre de la Commission des sciences et des arts d'Égypte, est engagé dans l'expédition à titre d'officier du génie et de naturaliste6. Son « Mémoire sur les tribus arabes » constitue le texte le plus important de la Description de l’Égypte concernant les Bédouins7. Le début de ce mémoire laisse croire à une hostilité de l'auteur à l'égard de ceux-ci, attitude qu'on peut interpréter comme une concession rhétorique à Jomard, secrétaire général de la Commission d'Égypte, et selon lequel les nomades représentent un danger perpétuel pour la population sédentaire : « On les voit rôder autour de l’Égypte, comme des animaux affamés autour d'une riche proie. »8 En fait, toute la suite de ce texte témoigne au contraire de la séduction qu'exerce sur Du Bois-Aymé le mode de vie des nomades arabes. Cette fascination transparaît notamment dans un certain nombre d'observations dispersées mais cohérentes, et qui tendent à illustrer les valeurs fondamentales des Lumières. Il y a d'abord le sentiment qu’ont les Bédouins de « leur liberté », qui les conduit à regarder « avec mépris les nations d'esclaves dont ils sont entourés »9. Cette insistance sur le goût de l'indépendance des Arabes nomades apparaît, dès la seconde moitié du xviiie siècle, dans le contexte de la critique du « despotisme ottoman ». Les Bédouins sont ainsi, pour Savary, des « martyrs de la liberté » préférant la solitude des déserts à toute domination étrangère10. Cette conception pré-révolutionnaire s'intègre sans difficulté dans le cadre de l'expédition d'Égypte, dont le chef se présente comme le libérateur de la tyrannie mamelouke. Du Bois-Aymé se livre ensuite à un éloge de la fraternité bédouine, éloge qu'on trouve déjà en germe chez des voyageurs comme Choiseul-Gouffier et Volney (thème de l'hospitalité des nomades arabes), mais qui se cristallise dans le « Mémoire sur les tribus arabes » pour contester de manière énergique un discours stéréotypé sur le goût du pillage chez les Bédouins. Du Bois-Aymé évoque ainsi un épisode rapporté par Vivant Denon sur un cheikh qui, bien que poursuivi dans le désert par l'armée française, avait partagé son dernier pain avec un soldat qui l'avait fait prisonnier : « De pareils traits honorent l'humanité, et nous ne devrions pas autant médire d'une nation qui compte des hommes si généreux parmi ses citoyens », conclut Du Bois-Aymé11. Enfin, la description de l'anatomie des Bédouins conduit leur auteur à faire de ceux-ci des êtres prédestinés à incarner l'égalité de l’ère nouvelle : « II règne une grande uniformité dans leur taille, qui ne varie guère que de cinq pieds quatre pouces : on ne voit point, comme parmi nous, de pygmées à côté de géants, d'avortons à côté d'athlètes ; on ne rencontre point d'estropiés de naissance : les forces physiques, comme les forces morales et politiques, ne se rapprochent nulle part autant de l'égalité. »12
6Les Bédouins apparaissent ici comme un peuple exemplaire, frère de cette Révolution française dont Bonaparte prétendait être le continuateur. Mais ils ne servent pas seulement à faire une critique implicite de l'Ancien Régime. Certaines remarques de Du Bois-Aymé montrent que celui-ci considère aussi les Arabes nomades comme supérieurs, sur certains plans, à ses contemporains européens. Ainsi le topos de l’immobilité orientale, qui empêcherait tout progrès en Orient13, acquiert ici une valeur positive pour donner à voir les Bédouins comme une nation unie, dont la fidélité à ses traditions empêcherait les conflits de génération. Alors que « le costume [bédouin] ne varie jamais, qu'il est ce qu'il était dans les temps les plus reculés », la mode, en Europe, « porte encore son empire sur tous les usages de la vie, et il en résulte trop souvent une opposition pénible entre la Jeunesse et la vieillesse »14.
7Cette valorisation des Bédouins fait parfois appel à des arguments qui peuvent paraître contradictoires, raison pour laquelle on est autorisé à parier d'un mythe (constitué d'éléments hétérogènes) à leur égard. En voici un autre exemple : l'accent mis par Du Bois-Aymé sur la permanence des usages chez les Bédouins n'exclut pas, à un autre endroit du texte, une réflexion sur l'histoire des sciences (donc sur une Histoire en développement), où la hiérarchie habituelle de la supériorité européenne se trouve renversée : « Bien avant que nos botanistes eussent découvert les sexes des plantes, les Arabes employaient déjà les dénominations de mâles et de femelles pour distinguer les dattiers qui portent des fleurs seulement, de ceux qui portent des fleurs et des fruits »15.
8À cette tentation, plutôt rare chez Du Bois-Aymé, d'inclure les Bédouins dans une Histoire universelle, s'oppose le modèle d'une société archaïque inspiré du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755), de Rousseau. C'est en effet l'image d'une humanité n'ayant pas encore connu la civilisation ni ses contraintes, qu'on trouve dans l'éloge de l'« imagination vive et ardente » des Bédouins : leur langage serait « celui de l'enfance des peuples, comme de l'enfance de l'homme ; peu d'abstractions, beaucoup d'images »16. On retrouve d'ailleurs, dans d'autres textes de la Description de l’Égypte, des accents rousseauistes comparables lorsqu'il est question des Bédouins17.
9Il arrive que l'éloge des vertus naturelles des Bédouins donne lieu, par contrecoup, à une critique de l'attitude brutale des soldats français en Égypte. Du Bois-Aymé admire par exemple la patience et la franchise d'un groupe de nomades venus se plaindre de l'injustice qu'ils avaient subie, alors qu'ils auraient pu user de représailles18. Mais le plus souvent, c'est bien la France dans son ensemble (et pas seulement celle de l'Ancien Régime) qui est le terme de comparaison servant à construire une opposition : « Chez les peuples que nous nommons sauvages, l'homme n'est gêné que par les événemens ; une foule de lois, de règlemens, d'entraves de tout genre, ne lui ôte point l'usage de ses facultés : il n'est pas même obligé d'obéir à la majorité ; ayant peu de besoins, il fuit s'il est mécontent, et trouve partout un asile»19.
10Il s'agit là, bien entendu, d'une vision illusoire du monde bédouin, où l'individu est en réalité fortement soumis à la communauté et aux pressions de sa famille. L'image de cette société primitive, où les rares conflits semblent se régler sans la médiation des lois (dont l'existence est un symptôme de décadence pour Rousseau), apparaît ici comme un contre-modèle aux secousses post-révolutionnaires.
11On voit que Du Bois-Aymé utilise deux stratégies de représentation concurrentes, l'une consistant à idéaliser les Bédouins en les opposant aux Français, l'autre à souligner les points de ressemblance entre les deux peuples, en particulier lorsqu'il s'agit des valeurs prônées par la Révolution. On peut rattacher à cette deuxième stratégie le patriotisme dont il crédite les tribus arabes : « Elles ont pour ces affreuses solitudes le même amour qu'un Français éprouve pour les beaux champs »20. Mais il arrive aussi que Bédouins et Français soient présentés à travers leurs « défauts » communs, ce qui permet de relativiser une altérité négative qu'il ne paraît pas possible de contester comme telle. Du Bois-Aymé reprend ainsi l'une des critiques les plus souvent formulées à l'endroit des cheikhs arabes, à savoir la façon dont ils monnayent leur protection en exigeant un tribut des voyageurs qui traversent leur territoire. Or cette pratique, dit-il, est « conforme au droit des nations ». En effet, l'auteur du « Mémoire sur les tribus arabes », qui est directeur des douanes pour les provinces italiennes au moment où il rédige ce texte, est bien placé pour savoir que les Européens connaissent parfaitement le système de la taxation aux frontières : « N'avons-nous pas aussi des lois sévères sur les passe-ports, et des douanes pour les marchandises étrangères qui traversent notre territoire ? Ne punit-on point par la confiscation, l'emprisonnement, les fers et la mort, même, ceux qui emploient la ruse ou la force pour s'y soustraire ? »21
12Du Bois-Aymé oscille donc entre une anthropologie universaliste et une ethnographie de la différence. Cependant, toute la fin du « Mémoire sur les tribus arabes » semble opter pour une mise en valeur des spécificités culturelles. Cette apparente mise à distance des Bédouins a en réalité pour fonction de créer un espace symbolique de rencontre qui va permettre un rapprochement progressif du narrateur. En effet, celui-ci s'implique de plus en plus comme personnage de son propre récit, et donne une image de soi comme voyageur ouvert à l'altérité, voire fasciné par la société dans laquelle il tente de s'intégrer. La rencontre avec les Bédouins Terrâbins est à cet égard révélatrice. Elle est placée d'emblée sous le signe de la confiance mutuelle : « Tu auras un guide, j'ai fait la paix avec les Français », assure le cheikh de cette tribu à Du Bois-Aymé qui se trouve un jour seul dans un camp arabe22. Un mois plus tard, l'officier français revient avec quelques soldats chez ses hôtes bédouins. Ils assistent alors au fameux jerid, qui leur rappelle les tournois des chevaliers au Moyen-Âge23 : « Je m'y étais déjà exercé plusieurs fois ; et aimant avec passion ces sortes de jeux, je ne pus résister au désir d'y prendre part ; je me mêlai parmi eux », note le narrateur avec un plaisir manifeste24. Ce motif de l’imitation des rituels bédouins sera repris et amplifié jusqu'à la fin du « Mémoire sur les tribus arabes », qui se transforme ainsi en une sorte de récit de voyage de type presque nervalien, donnant lieu à la représentation euphorique d'un voyageur momentanément immergé dans une société étrangère. Cela va de l'image des soldats français mangeant à la façon arabe avec des Bédouins25, à celle des salutations de départ scellant leur amitié26, en passant par la peinture d'une véritable « scène du désert »27 où le narrateur se peint complaisamment dans l'attitude d'un nomade écoutant des improvisations poétiques : « Combien de fois, assis avec eux, n'ai-je pas vu le soleil disparaître à l'extrémité du désert ! […] Que l'on se représente tous ces hommes drapés de la manière la plus pittoresque, leur barbe noire, leurs dents blanches comme l'ivoire […] : qu'on se représente encore un Français dans le costume de son pays, admis avec confiance aux plaisirs de la tribu… »28
13C'est là, avant la mode romantique, un véritable tableau orientaliste aux couleurs contrastées que veut évoquer cette description imagée renforcée par l'anaphore du qu'on se représente. La « douce ivresse » que procurent les tasses de café passant de main en main, ainsi que l'évocation des « contes dans le genre des Mille et une Nuits »29, qui suit directement ce passage, trahissent le statut quasiment onirique d'une telle scène. Celle-ci est du reste le développement d'un passage sur la poésie des Bédouins qu'on trouvait déjà chez Volney. Ce dernier, malgré la volonté de rationalité qui anime tout son Voyage en Égypte et en Syrie (1787), n'avait pu résister au plaisir d'esquisser lui-même une de ces « histoires dans le genre des Mille et une Nuits »30. Ce qui distingue le texte de Du Bois-Aymé est la position du narrateur, qui se représente, contrairement à Volney, comme l'un des membres du groupe. Toutefois, il précise qu'il a conservé « le costume de son pays », ce qui indique la limite de ce fantasme d'intégration.
14Le désir de nomadisme, au début du xixe siècle, ne s'accomplit le plus souvent que par projection. C'est sans doute un tel mécanisme qu'il faut voir à l’œuvre dans l'anecdote qui termine ce « Mémoire sur les tribus arabes », et où le narrateur dit avoir été témoin de l'enlèvement par des Bédouins d'une Italienne, qui préféra « rester parmi eux »31 bien qu'elle eût la possibilité de revenir parmi les siens. La vie nomade exerce sur Du Bois-Aymé une réelle séduction, qu'il rappellera encore, dans sa correspondance d'Italie, plusieurs années après son retour en Europe, au moment de la parution des premiers volumes de la Description de l’Égypte : « On dit que dans les états romains, nous allons nous trouver de nouveau au milieu des troubles qu'une réunion forcée entraîne presque toujours ; je n'en suis pas effrayé ; on jouit peut-être mieux de l'existence, on vit plus, là où il est quelques dangers à courir, que lorsque tout est calme autour de nous. La vie de l'Arabe dans le désert m'a toujours paru préférable à celle de certains riches dans toute la mollesse de leur luxe efféminé. »32
15Cet aveu montre en même temps que les Bédouins, au-delà du contexte scientifique de l'expédition d’Égypte, peuvent continuer d'alimenter le mythe primitiviste d'une liberté vertueuse à laquelle Du Bois-Aymé pouvait s'identifier, lorsqu'il vivait dans un village des Apennins, en marge des fastes de l'Empire. Pour donner un fondement solide à ce mythe, Du Bois-Aymé fait appel à deux types de références antiques qui ont pour fonction de prouver que la société bédouine n'a pas varié au cours des âges. Ce sont, d'une part, les géographes grecs, d'autre part, la Bible et ses interprètes, qui sont sollicités. Quant aux premiers, c'est Diodore de Sicile qui est longuement cité dans le « Mémoire sur les tribus arabes ». On retrouve en effet dans la Bibliothèque historique l'une des composantes qui servira à la formation du mythe des Bédouins, puisque ceux -ci sont déjà décrits par Diodore comme « extrêmement jaloux de leur liberté »33. Mais on remarque aussitôt que la pauvreté vertueuse n'apparaît pas encore comme une de leurs caractéristiques. La nourriture ne semble pas manquer pour ces nomades arabes — « ils vivent de chair, de lait, et de fruits communs et ordinaires »34 —, que Diodore peint du reste comme de riches commerçants transportant en Égypte les épices provenant de l'Arabie Heureuse35.
16Dans son « Mémoire sur la ville et la vallée de Qoçeir et sur les peuples nomades », paru également dans le tome 1 (1809) de la Description de l’Égypte, Du Bois-Aymé reprend en détail ce texte du géographe grec pour en faire une véritable grille de lecture de la tribu des A'babdeh, et conclut : « Diodore de Sicile, qui écrivait il y a dix-huit siècles, semble craindre que l'on ne prenne pour des fables ce qu'il raconte des Troglodytes ; et nous venons de les retrouver sur le même sol, avec le même costume, les mêmes armes, et la plupart de leurs anciens usages. »36
17Curieusement, cette conviction d'une pureté de race qui se serait maintenue à travers l'histoire est illustrée par un exemple présenté comme exceptionnel et décrit en termes de métissage : « Les Arabes sont blancs, se rasent la tête, portent le turban, sont vêtus, ont des armes à feu, des lances de quatre à cinq mètres, des sabres très courbes, etc. Les A'babdeh sont noirs, et leurs traits ont beaucoup de ressemblance avec ceux des Européens. »37
18Étonnante ressemblance, si l'on songe au rejet quasi généralisé qu'inspire le physique des Noirs chez les voyageurs occidentaux du XIXe siècle. Mais Du Bois-Aymé insiste sur cette comparaison qui fait des A'babdeh un véritable mixte culturel : « Ils en mettent [de la graisse] même une telle quantité sur la tête qu'avant qu'elle soit entièrement fondue, on croirait qu'ils se sont poudrés à la manière des Européens. »38 Plutôt qu'une stratégie de réduction de l’altérité, il faut sans doute lire dans ce parallèle provoquant une « contamination » réciproque du sujet et de son objet, le « sauvage » semblant imiter un « civilisé » qui, par contrecoup, devient lui-même ensauvagé.
19Ce regard sur les Bédouins comme peuple mixte permet sans doute à Du Bois-Aymé de réaliser imaginairement un secret désir de rester parmi eux et de s'adapter à leur mode de vie. D'ailleurs, on trouve la trace de ce fantasme d'intégration dans un autoportrait en nomade qui figure dans une version antérieure de ce texte, parue de manière presque confidentielle en Italie, peu avant la publication de la Description de l’Égypte : « Devenu, en quelque sorte, un nouvel habitant du camp des A'babdeh, je passois parmi eux des journées entières ; j'étois le seul françois qu'ils voyoient habituellement, je fis avec eux quelques courses, et ils me regardèrent bientôt comme un de leurs amis. Reste avec nous, me dirent-ils plusieurs fois, tu sais manier le sabre, jetter [sic] le javelot, et t’élancer sur un dromadaire sans l'arrêter dans sa course. »39
20Ce passage est en fait repris de Volney, qui l'emprunte peut-être lui-même à Laurent d'Arvieux40. Sa reprise par Du Bois-Aymé dénote la persistance d'un mythe qui, dès l'aube des Lumières, conduit certains voyageurs français à rêver, selon un mode quasiment rimbaldien, de rompre les amarres. Mais quitter l'Europe pour le désert, cela peut aussi signifier, à l'inverse, faire un voyage dans le temps pour mieux retrouver ses propres origines judéo-chrétiennes. En effet, depuis les Travels (1738) de Thomas Shaw41, les Bédouins sont considérés par de nombreux voyageurs comme les descendants des patriarches de l'Ancien Testament. Abraham, figure du Père à double titre (il donne naissance aux Juifs par sa femme Sara, et aux Arabes par sa servante Agar), apparaît à cinq reprises dans le « Mémoire sur les tribus arabes » : « II est une tradition conservée chez les Arabes et consacrée par le Qorân, qui les fait descendre d'Ismaël, de ce fils d'Abraham dont le Seigneur a dit : "Ce sera un homme fier et sauvage ; il lèvera la main contre tous, et tous levèrent la main contre lui ; et il dressera ses pavillons vis-à-vis de tous ses frères : je te bénirai, et lui donnerai une postérité très-grande et très-nombreuse". »
21« Dans ce portrait d'Ismaël, on reconnaît les Bédouins », conclut Du Bois-Aymé42. Celui-ci exprime à plusieurs reprises, après bien d'autres, l'idée d'une parenté entre Juifs et Arabes43. Dans une longue note, il présente ainsi le texte sacré comme une sorte d'ethnographie primitive : « La loi du talion, le droit de vengeance dévolu aux plus proches parens, le rachat du sang, l'autorité des vieillards, la punition des blasphémateurs, la circoncision, les sacrifices sur les hauts lieux, les preuves de la virginité des filles exigées au jour de leur mariage, la stérilité regardée comme une malédiction du ciel, le désir d'une nombreuse postérité, les droits de propriété et d'héritage, la préparation des alimens, l'horreur pour la chair de porc, les bijoux, les vêtemens, la manière de faire la guerre, le partage des dépouilles enlevées sur l'ennemi ; l'usage d'habiter sous des tentes, même dans les pays fertiles couverts de villes et de villages ; celui de jeter de la poussière en l'air dans les grands dangers, dans les grands chagrins ; tout cela est aussi commun aux deux peuples… »44
22À vrai dire, ce n'est pas la référence biblique en soi qui est ici originale (bien qu'on puisse s'interroger sur son statut dans la Description de l'Égypte), mais plutôt le fait qu'elle coexiste avec d'autres références, notamment celle du déisme voltairien. En effet, Du Bois-Aymé avance que les Bédouins mêlent peut-être à leurs prières « un peu de cette vénération qu'ils ont pour tous les astres, reste probable de leur ancienne religion, qui fut aussi simple que naturelle ; ils adoraient un Être suprême, et regardaient comme des médiateurs entre eux et lui les corps célestes, qui, "sous un ciel si beau et si pur, semblaient leur annoncer la grandeur de Dieu avec plus de magnificence que le reste de la nature". »45
23La référence à une religion naturelle n'a rien de surprenant dans le contexte post-révolutionnaire de l'expédition d'Égypte. Mais il ne faut pas oublier que la Description de l’Égypte commence à paraître sous l'Empire, qui inverse totalement, à certains égards, les valeurs officielles. Dans une note de sa correspondance, qu'il fait paraître à la fin de sa vie, Du Bois-Aymé rappelle qu'à l'époque impériale, « les journaux avaient reçu l'ordre, la consigne d'attaquer Voltaire, de le dépopulariser »46 afin de ménager les milieux catholiques. Or, considérer la Bible du simple point de vue historique, comme prétendait le faire Du Bois-Aymé après le philosophe, pouvait donner lieu à une accusation d'irreligion.
24Par aiileurs, l'auteur du « Mémoire sur les tribus arabes » avait, initialement, rédigé tout un chapitre de ce texte en se basant largement sur un ouvrage polémique de Voltaire. Ce chapitre, intitulé « Des Hébreux considérés comme une des plus anciennes tribus Arabes », avait été presque entièrement censuré par la Commission d'Égypte, seule habilitée à « être instruite des convenances à garder », comme le rappelait un correspondant de Du Bois-Aymé47. Or, il se trouve que ce chapitre avait paru en Italie avec le reste du mémoire, dans une version non expurgée, et avant sa parution dans la Description de l’Égypte48. La provocation de ce texte venait non tant de l'hypothèse d'une origine commune aux Juifs et aux Arabes que d'une volonté délibérée de confondre ces deux peuples en une même tribu nomade, ainsi que l'indique clairement la terminologie employée par Du Bois-Aymé pour décrire l'arrivée des Hébreux en Égypte : « Les Bédouins Israélites errèrent quelque temps, dans les déserts de la Syrie et de l'isthme de Souès, et finirent, par consentement du Pharaon de l’Égypte, par s'établir dans la terre de Gessen, aujourd'hui vallée de Sabah-byâr. »49
25On note la même volonté de brouiller les pistes dans les différents noms que Du Bois-Aymé donne à Abraham50, dans un passage qui semble avoir fait sourciller les membres de la Commission d'Égypte51.
26Il faut dire que le texte de Voltaire, dont s'inspire l'auteur du « Mémoire sur les tribus arabes » sans en citer le titre, était particulièrement virulent à l'égard des Hébreux, qualifiés, dans La Bible enfin expliquée, de « horde d'Arabes Bédouins, qui errèrent longtemps entre les rochers du mont Liban et les déserts, et qui tantôt subsistèrent de leur brigandage, et tantôt furent esclaves… »52. Voltaire reprend à son compte les stéréotypes négatifs traditionnellement associés aux Bédouins pour les appliquer, par contamination, aux Hébreux. Il va même plus loin dans son pamphlet en niant à la fois la prééminence et la spécificité du peuple juif — « On prétend que les Arabes-Bédouins, dont les Juifs étaient évidemment une Colonie… »53. Un tel renversement hiérarchique ne pouvait qu'ébranler, du même coup, la religion chrétienne comme héritière du judaïsme. Du Bois-Aymé défend ainsi, via Voltaire, l'idée d'une parenté entre Hébreux et Arabes, mais il écarte les remarques du philosophe hostiles aux deux peuples, au profit d'une représentation idéalisée des tribus nomades, toutes religions confondues.
27C'est donc une censure essentiellement religieuse qui se manifeste à propos du « Mémoire sur les tribus arabes ». La Commission d'Égypte n'a visiblement pas été choquée par les déclarations de Du Bois-Aymé sur « les justes raisons de reprendre les armes » qu'auraient pu avoir un groupe de Bédouins maltraités par des soldats français54. C'est sans doute l'indice d'une distance prise par les savants (ou du moins par certains d'entre eux) à l'égard des méthodes brutales inévitablement employées par les militaires de l'expédition pour atteindre leurs objectifs.
28Pour terminer le survol de ce texte, je mentionnerai un autre phénomène de censure, qui montre à quel point la constitution du mythe de la liberté bédouine peut aller de pair avec une critique indirecte d'un système politique autoritaire. Dans son « Mémoire sur les tribus arabes », Du Bois-Aymé écrit ; « Plus on y réfléchit, moins on voit de moyens d'oppression dans le gouvernement des cheikhs ; iI n'existe point dans leurs camps de prisons où l'innocence abandonnée puisse gémir, confondue avec le crime ; il n'y a point là de sérail où le souverain puisse cacher ses actions à tous les regards : le cheikh arabe, sans gardes, sans cortège, passe sa vie en plein air ; ses actions, ses discours, ont pour témoin tous les hommes de sa tribu ; il ne peut rien dérober à la censure de l'opinion, il ne peut pas couvrir un abus de pouvoir du masque de l'intérêt public, et ses sujets ne sont pas assez nombreux pour qu'il puisse, en les divisant d'intérêts, les subjuguer les uns par les autres. »55
29Or, dans une note de sa correspondance, Du Bois-Aymé indique que sur le conseil de plusieurs amis, il a substitué dans ce passage le mot sérail à celui de palais, qu'il avait primitivement écrit, et conclut : « L'article entier, on le voit, pouvait bien être un peu regardé comme une critique de quelques gouvernements, celui de l'empereur compris »56. Même s'il n'assume pas directement une intention polémique, l'auteur avoue que cette image « démocratique » des Bédouins aurait pu être comprise par les contemporains comme un langage codé : cette société idéale qui semble issue du Contrat social, parfaitement transparente et où règne l'intérêt général (le peuple, seul Souverain, est l'unique censeur !) apparaît comme une arme potentielle contre l'arbitraire du régime impérial.
Jomard et la peur de la tyrannie nomade
30Edme-François Jomard — 1777-1862 57 — accomplit dans le cadre de l'expédition d'Égypte des travaux de topographie et d'archéologie. À son retour en France, il prend en charge la publication de la Description de l’Égypte, où il insère ses « Observations sur les Arabes de l’Égypte moyenne » (1809). Dans ce texte, il divise les Arabes en tribus « qui se sont adonnées à l'agriculture » et celles « qui ne cultivent pas »58. À vrai dire, toute la première partie de ces « Observations », consacrée aux tribus sédentarisées, contient également de nombreuses réflexions sur les Arabes nomades. Pour Jomard, « le sang arabe s'est si bien perpétré dans leurs familles [celles des tribus anciennement établies] sans aucun mélange, qu'on ne peut discerner leurs traits d'avec ceux des Arabes guerriers »59. Les différentes catégories introduites dans ce texte n'ont finalement que peu d'incidence sur la représentation des Arabes qui, anciennement ou nouvellement établis, semblent porter en eux la marque indélébile de cette bédouinité imaginaire : « On se plaint des voleurs effrontés qui habitent les bords du Nil dans la Thébaïde : c'est à tort qu'on accuse les naturels du pays ; ces voleurs sont les habitans des villages arabes. »60 Et Jomard d'amplifier cette image stéréotypée en généralisant son propos à des villages entiers dont « tous les habitans sans exception, et les cheykhs eux-mêmes, font métier de voler »61.
31Le chapitre II des « Observations », consacré spécifiquement aux nomades, ne fera donc que développer cette image démonisée des Arabes. À propos de ceux-ci, Jomard affiche d'emblée un bel optimisme épistémologique62, que contredira rapidement la suite du texte. Le titre même de ce chapitre (« Arabes guerriers et pasteurs, ou Arabes errans »), traduit, dans son redoublement et dans les différents qualificatifs employés, un certain embarras terminologique. Présentés comme une « nation singulière »63, les Bédouins constituent un objet mouvant qui résiste aussi bien à l'enquête systématique qu'à la domination militaire : « Le déplacement continuel de ces tribus, qui se succèdent dans un même lieu, ne permet pas de connaître exactement leurs noms. »64 À quoi s'ajoute leur environnement, dont les Européens ne maîtrisent pas les repères ; la configuration et les limites incertaines du désert semblent déterminer une perception trompeuse : « On les voit souvent fort loin, quand ils sont tout près de l’Égypte et de ceux qui les poursuivent, cachés derrière une colline sablonneuse. »65 Les Arabes nomades apparaissent comme une figure antagoniste et dangereuse parce qu'insaisissable. À la confiance exprimée initialement par le narrateur, qui prétendait avoir fait ses observations « avec loisir et sécurité » au milieu des tribus bédouines, s'oppose la peur latente que traverse tout son texte. Il s'en dégage une vision largement dépréciative des Bédouins, présentés comme des êtres à la fois criminels et rusés : « En effet, qu'ils vivent en paix ou en guerre, ils n'en exercent pas moins de violences et de pillages, sauf à le faire un peu loin de leur résidence connue et avec plus de circonspection. »66
32C'est leur nomadisme même qui est jugé responsable des déprédations dont ils sont accusés. D'autres auteurs le notent également dans la Description de l’Égypte : le mode de vie errant s'opposerait à la vie sédentaire comme le crime à l'honnêteté67. Menaçant à la fois les paysans dont ils dévastent les cultures et les soldats français qui tentent de s'imposer dans le Delta68, les Bédouins constituent en outre un défi au pouvoir local, qui ne parvient pas à les contrôler ni à leur faire payer des impôts. Sans doute apportent-ils, dans un premier temps, un soutien bienvenu aux chefs de districts et à Mourad-Bey, qui les recrutent en toute hâte au moment de l'arrivée des Français en Égypte. Mais ils en profitent rapidement pour effectuer impunément des razzias. Du reste, c'est également ce dont les accuse l'Égyptien 'Abd al-Rahmân al-Jabarti, dont le point de vue citadin présente la particularité de faire des paysans les alliés des nomades dans leur entreprise de pillage : « Quand les gens [les habitants de Guizeh en fuite], après avoir passé les portes de la ville, arrivèrent en plein désert, les Bédouins et les fellahs les dépouillèrent de leurs affaires ; ils leur prirent vêtements et bagages, ne leur laissant même pas de quoi couvrir leur nudité ou calmer leur faim. Ce que les Bédouins dérobèrent alors est incalculable. »69
33Jomard ne se contente pas de répéter quelques clichés sur les Arabes nomades, hérités d'une vision archaïque qui trouve son répondant oriental dans une tradition remontant à Ibn Khaldoun70, il peint les Bédouins comme un danger pour la survie même de l’Égypte. Conformément à une technique bien connue consistant à projeter la source du mal supposé à l'extérieur, il les représente comme « des étrangers campés aux portes d'un pays »71. Tout se passe au fond comme s'il n'y avait pas de Bédouins proprement « égyptiens », mais des ennemis campés aux frontières de l’Égypte, et toujours prêts à envahir les espaces habités. Les Bédouins, dont les tentes sont implicitement comparées à celles d'une armée en campagne, apparaissent comme des parasites venus du Maghreb : « Qu'annoncent toutes ces émigrations de la Barbarie, si ce n'est la pauvreté des familles qui en sortent, et le dessein qu'elles ont de s'enrichir aux dépens de l’Égypte, ce qui ne leur est que trop facile par la mollesse du gouvernement ? »72
34Pour rendre crédible son obsession d'une cavalerie bédouine qui « menace d'envahir insensiblement toutes les terres ou même l'empire du pays »73, Jomard doit construire une véritable image de l'ennemi. Dès lors, les razzias pratiquées de temps à autre par les Bédouins deviennent prétexte à peindre ceux-ci comme des spéculateurs vampirisant une population pauvre et sans défense : « L'avidité d'argent est chez les Arabes la première passion. La vue seule d'une pièce d'or les déride et les fait sourire. […] J'ai vu les malheureux Alexandrins, livrés à une horrible famine, implorer d'eux, presque à genoux et l'argent à la main, quelques mesures de blé pour faire vivre leurs familles à peine pendant deux jours ; mais les Arabes refusaient pour un médin. Le cœur d'un Bédouin est un rocher que l'or seul peut amollir. »74
35On remarquera le passage du pluriel (les Arabes) au singulier (le Bédouin), qui marque le glissement d'une appellation ethnique vers un type abstrait propre à véhiculer des stéréotypes. Suit du reste un portrait caricatural rappelant l'imaginaire des pèlerins médiévaux, et où le physique des Bédouins est supposé refléter leur noirceur morale : « Pour la plupart, ils sont mal vêtus, leur teint est plus hâlé [que celui des fellahs], ils sont aussi plus durs à la fatigue ; en général, ils ont la physionomie plus ingrate, toujours fausse et méchante »75. Enfin, les Bédouins sont « animalisés » — « Semblables aux bêtes fauves, ils s'en vont toujours cherchant leur proie… »76 —, dernier degré de la déprédation qui permet de les considérer, littéralement, comme un fléau dont on doit se débarrasser par tous les moyens.
36Jomard envisage pour cela plusieurs solutions, dont il montre en même temps les difficultés d'application. Il y a d'abord l'option radicale, c'est-à-dire une destruction physique qui n'ose pas dire son nom, et qui n'est écartée que pour des raisons pragmatiques77. Jomard est visiblement marqué par les réflexions du voyageur Sonnini, qui avait posé crûment la question suivante : « L'existence des Bédouins, exemple et fléau de la société, est-elle plus funeste qu'utile ? »78 II répondait que « leur destruction, outre qu'elle seroit très lente, et, pour ainsi dire impraticable, deviendroit désavantageuse à l'Égypte », car les Bédouins sont pourvoyeurs de chameaux, moyen de transport indispensable à l'économie du pays79. Sonnini en concluait qu'en créant artificiellement des besoins auprès des Arabes nomades, on les rendrait dépendants des autres habitants, avec lesquels ils finiraient par vivre en harmonie. Jomard, quant à lui, examine aussi l'hypothèse d'une élimination « douce », à savoir une sédentarisation forcée : « On devrait […] leur enlever leurs terres, les réduire à la condition de simples cultivateurs, les faire renoncer à leurs armes, à leurs chevaux, à leurs chefs, à leur régime de tribu, enfin les confondre avec la population. »80
37Mais cette solution se heurte au fait que, selon Jomard, les chefs de village sont souvent les otages des Bédouins, qui les terrorisent pour les obliger à conserver les produits qu'ils viennent de leur voler81. Moins optimiste que Sonnini sur ce point, Jomard voit la difficulté d'obliger toute une population à changer de mode de vie. En revanche, l'action qu'il propose, au cas où les Arabes nomades refuseraient de renoncer à leurs tentes, est encore plus irréaliste, puisqu'il envisage de les « expulser tout à fait »82, sans en préciser les modalités, bien entendu.
38C'est donc uniquement sur le plan imaginaire que se joue cette tentative de maîtriser une population nomade. Mais l'analyse des « Observations sur les Arabes » révèle, au-delà des intentions avouées de son auteur, une série de déplacements symboliques quant au rôle des différentes parties en présence sur le sol égyptien. Ainsi le pouvoir mamelouk, qui est en général représenté comme une forme de « despotisme oriental » dont les Français viendraient libérer les Égyptiens, est surtout caractérisé dans ce texte par son absence. Ceux qui seraient les véritables maîtres du pays, ce seraient en réalité ces « marchands de chevaux »83 que sont les Bédouins, intermédiaires incontournables entre les citadins et les paysans : en profitant des situations de crise pour vendre leurs marchandises « à un prix excessif », ils auraient démontré leur talent de spéculateurs capitalistes avant la lettre84. Quant à l'insolence avec laquelle ils pillent ou détruisent les récoltes, elle témoigne, toujours selon Jomard, de la « tyrannie » qu'ils exercent sur les habitants85. Tout se passe, dès lors, comme si l'armée française se donnait pour mission de libérer l'Égypte non tant du despotisme des Mamelouks que de la tyrannie bédouine86.
39On note par ailleurs une seconde inversion des rôles. Les pillages dont sont accusés les nomades semblent être envisagés par Jomard comme parfaitement légitimes en tant que tactique de l'armée française, dès lors que celle-ci mène une action contre les Bédouins : « Est-il donc impossible d'atteindre une tribu ennemie ? Si l'on avait plusieurs corps d'hommes bien équipés et bien armés, montés sur des dromadaires et portant avec eux des vivres et de l'eau, de manière à poursuivre, au besoin, les fuyards jusqu'à cinq ou six journées dans le désert, si l'on entretenait en outre des espions fidèles, il n'y a pas de doute que l'on n'atteignît à la fin les chameaux chargés. L'appât du butin est assurément plus qu'il ne faut pour soutenir les soldats dans ces courses fatigantes. »87 II y a là une sorte de mimétisme trouble qui témoigne sans doute, beaucoup plus que d'une stratégie rationnelle de combat, de la fascination secrète exercée par la pratique de la razzia sur un archéologue chargé de récolter une moisson culturelle en terrain étranger88.
40Ce ne sont là, il est vrai, que des notations isolées, où l'on est tenté de lire une identification inconsciente du narrateur à la figure du nomade voleur. L'ensemble du texte vise, quant à lui, à susciter la peur des Bédouins, auxquels est attribué le pouvoir exorbitant de créer une « révolution » généralisée que Jomard considère comme « une des plus probables dont l'Orient soit menacé »89. Vision cauchemardesque du chaos, qu'il faut rendre crédible en se référant constamment au réel observé (le titre de ce texte prend ici tout son sens). D'où la fréquence de la formule j'ai vu dans les « Observations sur les Arabes » : appartenant à la rhétorique classique du récit de voyage, elle fonctionne d'abord comme un « opérateur de croyance »90, c'est-à-dire qu'elle doit être, pour le lecteur, une garantie de véracité descriptive. Mais il suffit de se reporter au contexte pour constater qu'une telle formule joue aussi le rôle de témoignage accusateur : « J'ai vu de ces hommes, assez aveugles pour être martyrs de leur parole, conserver le bien des Arabes au prix de leurs propres biens […]. Combien ai-je vu de villages dans ce cas-là, qui aujourd'hui ne présentent plus que des ruines et sont sans habitans, pour avoir osé soutenir une querelle où les Arabes étaient les agresseurs ! »91)
41Les « Observations sur les Arabes » sont donc une forme de procès, mais un procès qui viserait aussi bien la « tyrannie » des Bédouins que la manière trop euphorique dont ceux-ci ont pu être décrits antérieurement. La critique porte notamment sur Volney, dont la présence est sous-jacente à la fin du texte. C'est en effet lui qui est mis en cause lorsque Jomard, affirmant « qu'un voyageur a un autre but qu'un historien »92, fait écho à l'épigraphe célèbre du Voyage en Égypte et en Syrie93. Malgré ses prétentions scientifiques, Volney a de toute évidence contribué à la formation d'une image idéalisée des Bédouins. C'est notamment à son éloge de l'hospitalité nomade94 que s'en prend Jomard, lorsqu'il reconnaît que sa propre peinture « s'accorde peu avec la réputation de loyauté et de franchise qu'ont donnée à cette nation la plupart des voyageurs »95. Du coup, c'est aussi sur le texte de Du Bois-Aymé que le soupçon est implicitement jeté96. La Description de l’Égypte contient ainsi, en elle-même, la critique du mythe qu'elle véhicule par ailleurs97.
42Cette vision démythifiée des Bédouins donne bien sûr naissance à un contre-mythe, celui du nomade arabe tentaculaire prêt à contrôler toute l'Égypte, voire l'ensemble du bassin oriental de la Méditerranée. À vrai dire, ce fantasme d'une invasion imminente de l'Orient semble relever d'un phénomène de projection. Tout se passe comme si l'expédition de Bonaparte suscitait, chez ceux-là même qui y participent, une peur diffuse des conséquences de leur propre action « civilisatrice », une hantise des bouleversements qui reproduiraient dans l'espace oriental le traumatisme de la Révolution française. La représentation démonisée des Bédouins par Jomard serait ainsi à la fois le symptôme de cette peur et le moyen de mettre celle-ci à distance.
Conclusion
43L'analyse des textes de Jomard et de Du Bois-Aymé a permis de mettre en évidence deux attitudes opposées face aux Bédouins. Or, il est frappant de constater que les « Observations sur les Arabes » et le « Mémoire sur les tribus arabes » se suivent (dans cet ordre-ci), à l'intérieur du même volume de la Description de l’Égypte, dans la première comme dans la seconde édition. Il semble donc très difficile d'en dégager un discours cohérent sur les Bédouins. La raison en est à chercher dans l'image plurielle de ceux-ci, image qui cristallise, à l'aube du xixe siècle, des valeurs anti-sociales comme le goût du vol aussi bien que des valeurs éminemment sociales comme le sens de l'hospitalité. Cette image à double face des Bédouins révèle ainsi les peurs et les désirs contradictoires d'une époque.
44Œuvre collective, la Description de l’Égypte répond, par la force des choses, à la structure de l’anthologie, laquelle obéit à un principe de variété. Elle est, sur le plan de la composition, proche d'un ouvrage comme l’Abrégé de l'histoire générale des voyageurs98 de Jean-François de La Harpe, lequel fait appel, dans le choix des textes qu'il propose sur les Bédouins, aussi bien à Sonnini qu'à Volney et à Savary — donc à des représentations des Arabes nomades souvent divergentes. D'autre part, la Description de l'Égypte exploite des sources variées, qui vont des géographes de l'antiquité aux voyageurs du xviiie siècle, et de la Bible à Voltaire. Ces différentes références peuvent constituer des modèles ou des repoussoirs, en tous les cas des filtres qui déterminent des orientations d'écriture, voire des choix perceptifs99.
45Héritière, à travers Du Bois-Aymé, d'une image mythique des Bédouins qui émerge au XVIIIe siècle, la Description de l’Égypte reflète aussi, par le texte de Jomard, les problèmes stratégiques et les peurs qu'ont suscités, sur le terrain, des populations nomades échappant à tout contrôle militaire. Du reste, des tensions sont également perceptibles à l'intérieur d'un même texte, notamment sur le plan des techniques de représentation : le « Mémoire sur les tribus arabes » fait ainsi coexister une image exotique des Bédouins et une tentative de réduction de l'altérité. Mais quelles que soient les contradictions à l'œuvre, ces représentations ont pour point commun d'insister sur la relation existant entre Arabes nomades et Européens au début du xixe siècle. Malgré l'objectivité revendiquée dans la Description de l’Égypte, les différents auteurs de celle-ci s'investissent dans leur objet, se projettent sur lui ou tentent de le mettre à distance. C'est en tenant compte de cette dimension fantasmatique que pourrait être posée la question d'une nouvelle anthropologie des peuples méditerranéens.
Notes
Pour citer cet article
Référence papier
Sarga Moussa, « L'image des Bédouins dans « La Description de l’Égypte » », Égypte/Monde arabe, 24 | 1995, 87-112.
Référence électronique
Sarga Moussa, « L'image des Bédouins dans « La Description de l’Égypte » », Égypte/Monde arabe [En ligne], 24 | 1995, mis en ligne le 08 juillet 2008, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ema/638 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ema.638
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