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Être, devenir et ne plus être janûbi : parcours de l’identité « sudiste » entre le CPA et l’après 2011 dans un quartier populaire de la ville de Khartoum (Deim)

Barbara Casciarri
p. 65-84

Résumé

The paper is an attempt to apply the constructive and anti-primordialist approach to the issues of ethnicity and identity - an approach introduced in anthropology as a fruitful interpretative framework since the seminal work of F. Barth (1969) - to the analysis of ethnographical data collected between 2008 and 2015 in a lower-class quarter of central Khartoum, Deim. More precisely, we focus on the labels of « Southerner » (janûbi) and « Northerner » (shimâli), and how they are conceived and performed by the inhabitants of this quarter. By embedding the identity categorizations of local inhabitants in the particular history of the quarter’s genesis, during the colonial period, and its further development, parallel to urbanization dynamics of the capital, we underline two of the main issues regarding ethnicity and other identity dynamics. First, the active process of the construction of an overarching identity as « Dayâma » taking into account the plurality of ethno-tribal cultural representations through the insistence of an underlying class dimension. Second, the shifting borders of the ambiguous dichotomy of “Southern”/”Northern” and its cultural contents, whose political value is enhanced within the wider context of identity reconfigurations after the benchmark of South Sudan’s separation in 2011.

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Texte intégral

1L’affirmation du caractère historiquement et socialement conditionné de l’ethnicité n’a rien d’inédit à l’heure actuelle quels que soient le pays ou le contexte particulier d’observation des phénomènes de cet ordre. La fluidité et la nature relationnelle des identifications ethniques, l’osmose qui caractérise leurs frontières, le rejet de toute approche essentialiste, sont désormais des acquis pour les sciences sociales depuis l’œuvre pionnière de F. Barth (1969), dont l’analyse constructiviste « messianique » a passé le test du temps (Hummel 2014 : 47) et, en dépit des critiques, a fixé une grille de lecture qui demeure incontournable pour la compréhension de ces dynamiques. L’approche inaugurée par Barth a également le mérite d’avoir déplacé le regard des contenus de l’ethnie à ses frontières : c’est justement en observant ces espaces mouvants de la délimitation entre « nous » et les « autres » que l’on peut saisir le jeu complexe des négociations par leurs ancrages dans des relations sociales entre individus et groupes, ainsi que les enjeux sous-jacents aux combinaisons particulières de l’auto- et hétéro-identification. Toutefois, si la force de cette approche anti-essentialiste de l’ethnicité réside dans son caractère durable et élusif à la fois (Hummel 2014 : 57), il apparaît nécessaire d’en alimenter la valeur par l’illustration de cas d’étude variés qui seuls peuvent permettre de décrypter les agencements contextuels des mécanismes de production des ethnicités (Haaland 2014).

  • 1 Lors d’une permanence prolongée au Soudan (2006-2009), nous avons commencé un recueil de récits de (...)
  • 2 Bien que l’étiquette de janûbi (aussi bien que celle de shimâli) englobe une pluralité d’identifica (...)

2Dans cet article nous appliquons l’approche constructiviste de l’ethnicité à un corpus de données recueilli entre 2008 et 2015 parmi les habitants d’un quartier central de Khartoum, Deim. Si à l’origine les entretiens ne visaient pas spécifiquement l’étude de l’ethnicité1, leur analyse apparaît intéressante à l’heure actuelle, le recueil s’étant fait à cheval entre les périodes du CPA (Comprehensive Peace Agreement) et de l’indépendance du Soudan du Sud. Plus précisément, nous nous focalisons sur les catégorisations de janûbi (sudiste) et shimâli (nordiste)2 telles qu’elles sont exprimées et vécues par les habitants de Deim. Nous souhaitons par-là contribuer au débat plus large sur la complexité des discours et des pratiques autour de l’ethnicité dans un pays qui, par son histoire, constitue un laboratoire idéal de cette problématique. De plus, il s’agit de décrypter, derrière ces identifications, la valeur politique renforcée du dualisme sudiste/nordiste lorsque l’on situe l’analyse dans le cadre des reconfigurations identitaires que la séparation du Soudan du Sud a pu apporter.

Dyûm Ash-Shargiya : genèse du quartier et pluralité des identifications par les habitants

  • 3 Si l’étymologie du mot en arabe présente des zones d’ombre, nous constatons la concordance dans les (...)
  • 4 Dans la dénomination et l’organisation administrative de l’époque, Dyûm Ash-Shargiya (Eastern Deims(...)

3Un bref historique de la genèse du quartier s’avère indispensable à la mise en perspective de nos données d’enquête. La création de Deim3 est liée à l’œuvre de planification urbaine de la capitale mise en place par les Britanniques dans la dernière phase de la colonisation (Arango 2009). Dans son étude sur la formation de la première classe ouvrière coloniale au Soudan, l’historien A. Sikainga (1996) focalise son attention sur ces agglomérations, dans divers espaces de la future capitale, où des individus provenant de plusieurs régions du pays, voire d’autres pays africains, s’étaient concentrés entre les périodes de la Turkiyya (1821-1884) et de la Mahdiyya (1884-1898). Cette dernière est d’ailleurs une époque cruciale dans la formation du quartier en ce qui concerne la présence importante d’anciens esclaves (surtout militaires) qui, affranchis après la chute du Mahdi, se trouvent coupés des lieux et groupes d’origine, prêts à fournir une main d’œuvre salariée pour la nouvelle division du travail impulsée par la colonisation. Avec l’avancée du processus d’urbanisation de la Khartoum coloniale, pendant lequel se précisent les « identités » des trois villes (Dubois 1991), les Old Deims continuent d’attirer des populations d’origines multiples jusqu’au moment où les Britanniques en décident le déplacement, sous des impératifs visant à la fois à consacrer les zones centrales de la ville à l’habitat des classes moyennes en formation, et à résoudre les problèmes d’ordre social liés à la précarité de ces quartiers, en affichant l’objectif d’améliorer les conditions de vie des déplacés. Ce déplacement planifié est mis en place entre 1949 et 1952 : en ce qui concerne le quartier de l’enquête, ce sont surtout les anciens habitants des actuels Khartoum 2 et 3 qui sont relogés dans les Dyûm Ash-Shargiya4, correspondant à ce qu’on appelle encore « Deim ».

4Ces lignes générales de l’histoire de la formation de Deim permettent de noter des éléments cruciaux dans l’analyse des questions d’ethnicité : d’une part, la multiplicité des affiliations ethniques et tribales des habitants ; d’autre part, la connotation précaire et populaire du quartier. Certaines remarques s’imposent toutefois pour mieux en saisir la configuration actuelle. En premier lieu, dans le passage des Old Deims aux New Deims, il ne s’agit pas d’une reproduction à l’identique : les anciens habitants qui ne pouvaient pas affronter les coûts (quoique réduits) des nouveaux lotissements en furent exclus et, malgré la tendance à reproduire les anciennes proximités (liées aux affinités ethno-tribales), la redistribution spatiale des habitants fut variée. En deuxième lieu, la population qui forma le noyau le plus important de Deim, en dépit de son origine première, ne pourrait pas être étiquetée simplement de « marginale » : l’inclusion dans une classe ouvrière naissante (et la politisation conséquente) se coupla avec l’insertion professionnelle dans de nombreux métiers de service civil liés à la présence de l’administration coloniale. Finalement, le profil du quartier sera remodelé par l’impact d’une intégration continue de « nouveaux habitants », allant des migrants ou réfugiés (principalement Ethiopiens) jusqu’aux nouvelles classes moyennes en phase récente de « gentrification », lorsque le développement de la ville et de ses infrastructures change progressivement la connotation de Deim, allant d’ancienne périphérie à centre de Khartoum.

Parcours urbains entre multi-ethnicité et dépassement de l’ethnicité à Deim

5La nécessité de sortir d’une vision primordialiste de l’affiliation ethnique a fait son chemin à partir des approches constructivistes des années 1960, mais les chercheurs ont dû aussi rapidement abandonner l’idée que la force de cette identification s’effacerait simplement sous « …la triple action de l’urbanisation, de l’industrialisation et de la bureaucratisation » (Poutignat & Streiff-Feinard 1995 : 31). S’appuyant sur l’observation de contextes urbains en Europe et aux Etats-Unis, de même qu’en Afrique ou en Asie, l’anthropologie a ainsi fait depuis longtemps de l’« ethnicité urbaine » (Cohen 1974) un nouveau champ d’analyse pertinent. Dans ce cadre, il est intéressant d’étudier les arènes de négociation où se confrontent le recours, par les urbains, à des identifications ethniques originaires, et leur désir de les indiquer comme dépassées par des nouvelles identifications plus inclusives. Mais du moment que « la ville » ne constitue pas une notion et un espace homogène, et que ses frontières « …ne sont ni plus vraies ni moins construites que celles de l’ethnicité » (Agier 1996), il revient à l’anthropologue d’illustrer les agencements pratiques du référent ethnique en contexte urbain. Nous essayons de retracer la place que les habitants de Deim enquêtés reconnaissent aux identifications ethno-tribales, ainsi qu’aux connotations d’une identification supra-ethnique propre au quartier comme préalable à l’analyse des catégorisations de shimâli et janûbi.

  • 5 Le terme Dayâma, pluriel de dayâmi, suit le mode de formation des noms collectifs des groupes triba (...)
  • 6 En dépit du développement d’approches constructivistes, la littérature anthropologique sur l’identi (...)
  • 7 Ces diverses temporalités d’arrivée à Khartoum ou à Deim sont en correspondance avec le degré de ma (...)
  • 8 Nous citons les appartenances évoquées par nos interlocuteurs en ordre purement alphabétique : Arak (...)

6Si en l’espace d’environ un demi-siècle, celui de la création du quartier de Deim, ses habitants ont pu se forger une identité relativement forte et partagée, reconnue également de l’extérieur, les appartenances ethno-tribales sont loin d’y être oubliées. Tout en revendiquant leur catégorisation en tant que « Dayâma »5, dans la presque totalité des récits, les interlocuteurs font aussi référence à une identité qui puise ses racines dans d’autres espaces que celui de la ville, et dans des ascendances couvrant une vaste gamme de groupes du pays. Le terme le plus fréquemment utilisé en arabe vernaculaire pour indiquer ces origines « d’ailleurs » est celui de gabîla6, et le paramètre pour indiquer son inscription la parenté consanguine, plus habituellement par filiation patrilinéaire. Etre identifié par rapport à un groupe de filiation, en terme d’ethnicité, n’est pas perçu comme étant en contradiction avec la revendication de son « urbanité », ni avec celle d’un sentiment d’appartenance nationale, comme soudanais, ou locale, comme dayâmi. La variation se situe plutôt à deux niveaux de manifestation de cette ethnicité. D’une part, il s’agit de la temporalité de l’arrivée des ascendants du territoire d’origine au quartier ou à Khartoum : pour certains, le déplacement s’est fait à la génération des grands-parents (les parents étant déjà nés dans la capitale, dans les Old Deims ou ailleurs) ; pour d’autres, il s’est fait à la génération des parents (eux-mêmes première génération née à Khartoum) ; et finalement, une partie des interlocuteurs est née dans les lieux d’origine du groupe ethno-tribal d’appartenance7. D’autre part, il s’agit de la présence d’une « mixité » ethno-tribale visible dans les mariages – et dans la diversification des origines des lignes paternelles et maternelles. De fait, quoique le principe patrilinéaire prime pour les groupes enquêtés, les locuteurs tiennent à rappeler la diversité d’origine des deux côtés, une attitude qui est d’ailleurs éloignée du discours identitaire en contexte rural où l’homogénéité d’ascendance paternelle et maternelle est souvent mise en avant comme preuve de « pureté ». Dans notre échantillon, nous avons recensé plus d’une trentaine de groupes ethno-tribaux8, ce qui conforte l’expression récurrente que « à Deim, il y a tout le Soudan, toutes les tribus sont là » (kullu qabîla fi), portée par les locuteurs avec une sorte de fierté de leur faculté de garder la conscience de leurs origines, tout en faisant de cette pluralité ethnique un élément de richesse et de spécificité du quartier, différente à la fois de la multi-ethnicité rurale des zones des transition (comme les Monts Nouba) et de celle des zones de marginalité tels les camps habités par les IDPs.

  • 9 Ce sens du commun et du partage est bien illustré par l’étude de L. Arango (2015) focalisé sur les (...)
  • 10 A cela s’ajoute souvent l’affirmation que les Dayâma ont le « gout de la vie », la capacité de bien (...)
  • 11 Certains interlocuteurs vantent cette capacité d’accepter les cultures différentes, sorte d’ouvertu (...)

7En même temps que la reconnaissance par les habitants de Deim de leurs affiliations ethno-tribales variées, ces derniers reviennent sur la présence d’une identité forte en tant que Dayâma – entité parfois assimilée à la gabîla - et connotent cette communauté récréée avec un ensemble de caractéristiques qui se retrouvent avec cohérence au-delà de la diversité des locuteurs. Un premier élément consiste en la présence d’un mode de vie partagé, un sens du commun, qu’on pourrait définir comme une manière d’habiter la ville qui fait la particularité du quartier : la commensalité inter-domestique, l’échange non-marchand de biens et de services9, le libre accès aux maisons du voisinage, le contrôle social conjoint sur les enfants de sa rue, la gestion autonome des conflits et de la micro-criminalité10. Un deuxième élément peut être défini par le binôme d’une culture de l’ouverture couplée à l’ouverture à la culture : quant à la première, il s’agit de la revendication d’être tourné vers « les étrangers »11, d’en accepter la diversité culturelle comme nulle part ailleurs dans le pays, et d’être touché par la curiosité plus que par la peur vis-à-vis de l’altérité. Quant à la seconde, il s’agit de la valorisation de l’éducation, les habitants de Deim faisant noter que depuis l’existence du quartier, en dépit de leurs origines modestes et des difficultés financières, ils se sont investis dans la scolarisation et continuent d’instruire leurs enfants jusqu’à l’université. Le troisième élément touche plus particulièrement à une caractérisation de classe, historiquement documentée par la genèse du quartier, avec sa première working-class d’époque coloniale (Sikainga 1996) : à ce sujet – qui n’est pas sans liaison avec une politisation forte du quartier, ancien bastion du Parti Communiste Soudanais – deux termes reviennent souvent, caractérisant Deim comme « populaire » (sha’abî) et ses habitants comme « ouvriers, travailleurs » (‘ummâl). Le quatrième marqueur identitaire récurrent concerne l’inscription en terme d’Etat-nation : parmi les enquêtés, beaucoup insistent sur le fait d’être principalement des Soudanais – une valeur forte dans un pays où le nation building et la conscience nationale demeurent inaccomplis (Manger 2012) – ou du moins de l’être « devenus » par l’histoire de la migration et de l’installation urbaine de leurs parents et grands-parents, de même qu’ils revendiquent avoir été les premiers Khartoumois (nâs medîna, galb al-Khartoum). Cette revendication d’urbanité se fait sciemment en même temps que celle des origines ethniques rurales, preuve d’une conception dynamique et non dichotomique des représentations identitaires. Finalement, un dernier élément complète l’ensemble des paramètres d’une identité locale, dépassant les affiliations particulières, en tant que Dayâma : la centralité attribuée au déplacement forcé ayant eu lieu à l’époque coloniale, qui est considéré un événement fondateur. Vécu par les grands-parents, les parents, en première personne ou simplement réapproprié par ceux qui sont arrivés par la suite, celui-ci devient un monument commun, capable d’ancrer dans la mémoire la conscience du rapport de domination à l’origine de la création de Deim (et, à son tour, du déplacement et du détachement de groupes et territoires d’origine), et la connotation comme classe dominée - mais non marginale et souvent insoumise - de ceux qui ont continué à peupler le quartier.

  • 12 De fait, la résidence dans l’espace du quartier n’est pas toujours suffisante pour être considérés (...)
  • 13 Par son analyse historique des récits coloniaux sur la révolution de 1924, E. Vezzadini (2015 : 81) (...)

8C’est là surtout que l’on peut déceler le catalyseur de l’indifférenciation ethno-tribale historiquement construite et la véritable « origine commune » dépassant les liens biologiques et parentaux. Le label de « Awlâd Ad-Deim » (littéralement « les enfants de Deim »), porté souvent avec fierté, est à ce sujet intéressant : paraphrasant l’idiome parental qui caractérise la définition des groupes ethno-tribaux au Soudan, on y remplace le nom d’un ancêtre présumé par le nom du quartier, un glissement de l’anthroponyme au toponyme qui révèle toute sa saillance lorsqu’on connaît la signification dense de se dire être un produit historique de ce quartier. Sans sous-estimer l’existence de nuances dans cette inscription sous un label identitaire commun12, et tout en considérant l’héritage des stigmatisations de l’époque coloniale qui voudraient voir dans « l’oubli » des origines ethniques la simple portée d’une mixité raciale due à l’origine servile (Vezzadini 2015)13, les représentations identitaires de nos locuteurs convergent dans la construction d’un profil aux identités multiples et plurielles dont le catalyseur serait l’acquisition d’une identité supra-ethnique comme « Dayâma ».

Reconfigurations et repolitisations de la dichotomie janûbi/shimâli

Des fausses ‘identités régionales’ : Sudistes et Nordistes à Deim

  • 14 Il faut noter que non seulement la catégorie janûbi ne tient pas compte de la variété des groupes e (...)
  • 15 En confirmant le caractère relationnel des inscriptions identitaires, on constate que l’auto-défini (...)
  • 16 Le terme shimâli est employé aussi comme synonyme de « bourgeois », de manière analogue au faux eth (...)

9Les catégories de janûbi et shimâli, au Soudan comme ailleurs, ont un statut de fausses ‘identités régionales’ : leur origine vient d’une définition géographique prétendument neutre, des termes indiquant les points cardinaux du sud et du nord en arabe standard, ce qui nous conforte dans leur traduction en tant que « sudiste » et « nordiste ». Néanmoins, l’histoire du pays a imprégné ces deux étiquettes d’autres connotations qui disent d’emblée la prégnance politique conflictuelle et l’ethnicisation hiérarchisante de l’altérité de ses populations. Ainsi, le passé esclavagiste et les guerres civiles qui ont sévi dans le Sud pendant plus d’un demi-siècle font que le terme janûbi évoque aussi un statut général de dominé et de marginalisé (Deng 1995 : 409 ; Woodward 2014), qui accompagne le sous-entendu d’une ethnicité plurielle14 mais distinguée des groupes dominants du pays15. De manière spéculaire, le terme shimâli évoque un statut de groupe dominant, relié à une identité arabo-musulmane dont l’hégémonie s’est affirmée progressivement au Soudan en l’espace de cinq siècles et qui s’impose brutalement depuis l’accès au pouvoir du régime islamiste en 198916. S’il est ainsi évident que janûbi et shimâli connotent bien plus qu’un habitant du Sud ou du Nord Soudan, que les valeurs de l’ethnicité se cachent derrière la fiction géographique des catégories et que leur signification condense des rapports de pouvoir, notre objectif est d’analyser les manières par lesquelles ces catégories sont véhiculées, vécues et transformées à Deim dans la période concernée par cette étude.

  • 17 La dernière phase de notre travail de terrain dans le quartier de Deim a été consacrée à l’étude de (...)

10Avant de ce faire, nous voudrions apporter deux exemples de notre ethnographie qui illustrent cette mobilité contextuelle de l’attribution d’une identité sudiste ou nordiste. Le premier concerne les groupes Nouba du Kordofan du Sud, dont la présence est assez significative à Deim, et qui, pendant nos entretiens, ont parfois été assimilés aux janubîn. Dans les discussions qui ont suivi cet équivoque (il ne s’agissait pas de véritable méconnaissance), les locuteurs affirmaient qu’il s’agissait en tout cas de gens « proches » (garîb), en précisant que cette proximité n’était pas ethno-tribale (la diversité entre groupes Nouba et du Sud étant connue) mais celle d’un parcours marqué par la guerre, l’exil, la répression. Certains allaient jusqu’à évoquer la fréquence de mariages entre groupes Nouba et du Sud pour conforter l’inclusion des Nouba dans la catégorie de « sudistes »17. Le deuxième exemple concerne un homme d’origine Ja’aliyyn (archétype du shimâli), commerçant au marché de Deim et habitant du quartier, qui se définit comme janûbi, en motivant ce choix identitaire par le fait qu’il ait grandi et vécu très longtemps au Sud (à Juba) et qu’il se soit marié avec une femme d’un groupe du Sud ; revenu à Khartoum en 2012, il continue de se revendiquer comme sudiste, et ne cache pas ses positions politiques anti-régime et de gauche, qui accompagnent son mépris de toute identification avec un groupe (les nordistes Ja’aliyyn) qu’il définit d’anciens esclavagistes et d’exploiteurs contemporains. Il ne s’agit que de deux exemples parmi d’autres de ce glissement des frontières de la distinction ethnicisée entre nordistes et sudistes qui, dans le cas de Deim, font écho à une gestion de la multi-ethnicité dynamique sous-entendant une lecture en termes de classe, telle que nous l’avons illustré plus haut.

La fierté de se dire janûbi et la minimisation de l’être shimâli

11Dans les entretiens conduits avec les habitants de Deim lors de la première phase de recueil des données (2008-2011), le cadre commun d’enquête prenait la forme du récit de vie parallèle au discours sur l’histoire du quartier. Si cela menait les interlocuteurs à mettre au cœur de leur discours la question de l’identification en tant qu’habitants de Deim, très facilement et de manière spontanée chaque locuteur tenait à préciser, à un moment ou à un autre, son identité ethno-tribale spécifique, sans gêne apparente vis-à-vis d’une possible contradiction avec la revendication simultanée de son urbanité et de sa « soudanité ». Dans ces discussions, profitant de la naïveté accordée à l’enquêteur étranger, lorsque le locuteur mentionnait son appartenance à un groupe connu du Soudan du Sud, il nous arrivait de demander explicitement s’il se disait janûbi. Dans la plupart des cas, on nous répondait sans hésitation – nous dirions même avec un air de réprobation pour l’évidence perçue – « Bien sûr que je suis sudiste ! La gabîla X n’est-elle pas du Sud ? ». En cette même période, le questionnement analogue mené auprès d’interlocuteurs issus des groupes du Nord, conduisait moins souvent à l’affirmation en ton revendicatif d’une identité en tant que shimâli. Le discours revenait plus rapidement sur la gabîla d’appartenance, puis sur l’affirmation que, de toute manière, bien que chaque famille soit au courant de l’origine première de ses voisins, la distinction entre janûbi et shimâli n’était plus si importante dans un cadre où tout le monde se considérait désormais comme « Dayâma », comme soudanais ancré dans son quartier de la capitale.

  • 18 Il ne s’agissait pas uniquement d’un niveau discursif, la présence de janûbin dans le quartier étan (...)

12Un regard rétrospectif porté sur les mêmes questions dans la période d’après la séparation du Sud, et basé sur la deuxième phase de recueil des données (2011-2015), permet de revenir sur la lecture de ces discours et des attitudes des interlocuteurs par rapport aux identifications relatives au binôme nordiste/sudiste. De fait, il apparaît nécessaire de les contextualiser dans la période particulière du CPA. Dans l’euphorie de cette phase (qui commença néanmoins à décliner entre 2009 et 2010), où l’on espérait encore voir se concrétiser le « Nouveau Soudan », la plupart des habitants de Deim issus de groupes originaires du Sud semblait respirer un air de liberté et de paix retrouvé, qui les encourageait à revendiquer de manière plus ostentatoire leur identification en tant que janûbi, et à considérer cette étiquette comme émancipée du lourd poids de la phase de guerre civile18. A la même époque, l’attitude inversée vis-à-vis de l’auto-identification comme shimâli, apparaît comme cohérente dans les réajustements du binôme. Le label « nordiste » n’étant pas le simple marqueur d’une identité géographique et régionale, la portée historique de son association avec les élites arabo-musulmanes dominantes (considérées comme responsables des décennies de guerre ainsi que des problèmes économiques du pays) rendait préférable pour le shimâli de ne pas mettre en avant cette identification, à la faveur d’un accent mis sur la communauté de sentiments avec les autres Dayâma (sudistes et non). Cela s’accordait finalement bien avec l’esprit d’une multi-ethnicité imprégnée d’une identité de classe caractérisant le quartier depuis sa genèse.

Les déchirures multiples de l’après 2005 et 2011

  • 19 Malgré son intérêt pour les dynamiques de construction identitaire et leur portée politique, cet ép (...)
  • 20 Sans s’attarder sur les ambiguïtés de la catégorisation en tant que « arabe » au Soudan (Casciarri (...)

13Mais si la première phase du CPA, analysée par le prisme du quartier, peut apparaître comme un moment particulièrement favorable au renforcement d’un processus graduel de construction d’une nouvelle « citoyenneté inclusive » visant à effacer la pertinence de la dichotomie nordiste/sudiste, après en avoir reconnu le caractère historique et politique (Idris 2012), des déchirures ont persisté, et cela même avant celle symboliquement plus saillante de 2011. A ce propos, il semble significatif d’évoquer certains témoignages recueillis à Deim entre 2008 et 2010, au sujet des émeutes déclenchées en juillet 2005 suite à la mort de John Garang, leader du SPLM, peu après sa nomination comme vice-président après les accords de paix. A cette occasion, la capitale a été secouée par des émeutes longues et violentes, que la presse n’a pas hésité à qualifier de raciales, s’appuyant sur les dichotomies stéréotypées d’un affrontement entre arabes et noirs, musulmans et chrétiens, nordistes et sudistes.19 Rentrés dans un rapport de confiance plus étroit, certains de nos voisins sudistes de Deim nous ont fait part de récits touchants sur leur vécu de ce moment particulier. Il en ressort que ce qui les marqua le plus, ne fut pas tant le caractère violent des émeutes (qui touchèrent notamment les maisons de Deim proches de l’axe routier principal, Zalat Sahafa). Les « sudistes » de Deim se dirent surtout frappés par le fait que les émeutiers, qu’ils considéraient dans ce contexte dramatique comme leurs ‘alliés naturels’ en tant que sudistes et dont ils partageaient le deuil et la rage pour le décès du leader, n’hésitèrent pas à les attaquer avec la même violence qui caractérisa leur affrontement avec les « nordistes » - en ce cadre discursif, plutôt définis par les locuteurs en tant que « Arabes »20. Les témoins de cet épisode nous rapportèrent avec étonnement et traumatisme le fait que ces « frères » janûbin les accusaient d’avoir trahi leurs origines, d’être devenus « comme les Arabes », dont ils avaient d’ailleurs depuis longtemps intégré la langue, la religion et le mode de vie. Ainsi, dans le moment précis où les habitants de Deim originaires du Sud revendiquaient avec plus de fierté leur identité en tant que janûbi, les autres janûbin leur refusaient cette identité commune. Une lecture en termes de conflit de classe, opposant une classe ouvrière originaire du Sud et urbanisée depuis des décennies à Deim, au lumpen-proletariat des camps d’IDPs relégués dans la périphérie de la capitale, pourrait mieux expliquer ces dynamiques (révélant ainsi la non-homogénéité de la catégorie de janûbi, en dehors de son opposition binaire avec celle de shimâli). Mais il reste que les émeutes de 2005 ont figé les premières marques d’une déchirure des janûbin de Deim, ainsi que le piège d’un retour de la polarisation nordistes/sudistes au sein d’un quartier qui s’efforçait de la dépasser au nom d’une identité plus inclusive et partiellement dé-ethnicisée.

  • 21 L’intégration de ces questions s’est faite de manière assez « naturelle » parce que les habitants s (...)

14Le deuxième moment significatif de déchirure et d’incertitude identitaire est bien évidemment la séparation du Soudan du Sud. Néanmoins, nous voudrions souligner que cette rupture ne fut pas immédiatement perçue (vécue et verbalisée) en tant que telle par les acteurs sociaux, les effets de la séparation s’inscrivant sur une plus longue durée. En continuant nos entretiens après 2011 (parfois en réinterrogeant les mêmes interlocuteurs), nous avons inséré plus explicitement des questions sur les mutations à Deim d’après la séparation du Sud21. Nous nous sommes trouvés face à un discours général qui ne manquait pas de nous étonner. De fait, janûbin et shimâlin de Deim étaient assez d’accord sur le fait que finalement, au niveau local, il n’y avait pas eu de changements remarquables. Quant au niveau national, si certains problèmes étaient visibles de tous (reprise du conflit militaire, problèmes de nationalité, accords introuvables entre les deux pays), ils s’accordaient pour dire que le « vrai » problème qui les touchait était celui d’une crise économique croissante et d’une précarisation dramatique de leurs conditions de vie. Nous fûmes également assez surpris d’entendre, à plusieurs reprises, l’affirmation qu’il n’y avait jamais eu beaucoup de janûbin à Deim et que, par conséquent, on ne sentait pas si fortement leur « manque ». Et cela par la voix des nordistes comme des sudistes, les mêmes qui, quelques années auparavant, revendiquaient haut et fort leur identité de janûbi. Encore une fois, le discours sur les identités nordiste et sudiste apparaît fortement conditionné par la conjoncture politique plus large et ses frontières se montraient à nouveau poreuses et contingentes.

Portraits de Dayâma entre Sud et Nord, entre l’avant et l’après 2011

15Nous proposons ici cinq portraits synthétiques de sudistes de Deim qui nous semblent illustrer la multiplicité des profils et positionnements par rapport au binôme identitaire au cœur de notre article. C’est en poussant dans la profondeur des histoires de vie, personnelles et familiales, que l’anthropologue peut atteindre sinon une vérité définitive et homogène, du moins des fragments contextualisés de réalités vécues mettant en jeu la complexité des parcours, discours et pratiques des janûbin de Deim. Loin de se prétendre représentatifs de la situation des sudistes du quartier, ils en constituent néanmoins des représentations (Olivier de Sardan 1995) pouvant enrichir le matériel empirique sur lequel appuyer les hypothèses de l’approche constructiviste de l’ethnicité et de ses frontières. Plus en particulier, ils sollicitent la réflexion sur les reconfigurations multiples du pays après la séparation du Sud.

    • 22 Bien que nos interlocuteurs aient été toujours informés sur la nature et les objectifs du travail a (...)
    • 23 Le terme black est utilisé par l’interlocuteur lui-même, qui insère des mots en anglais dans un dis (...)

    M.I.A.22, (né 1974), fils d’un habitant de Deim qui a vécu enfant le déplacement à la création du quartier, a obtenu un diplôme universitaire et a continué de vivre dans la maison paternelle jusqu’à son mariage. Arabophone et musulman, il a été parmi les premiers interlocuteurs à insister sur la particularité du quartier et à revendiquer la coexistence de ses identités multiples en tant que dayâmi, soudanais, urbain. En 2009, il assume aussi avec fierté le fait d’être janûbi, qu’il précise par son origine Shilluk, le reliant à une culture plus large comme « black people » qui évoque des affinités d’ordre international23. Lors d’un deuxième entretien, en 2014, en revenant sur les questions d’appartenance, il rappelle juste en passant ses grands-parents Shilluk – en insistant sur le fait qu’aucune liaison n’a été gardée avec le lieu d’origine par sa famille – mais n’évoque plus spontanément son identité de janûbi. Lorsque nous lui rappelons l’entretien précédent, le ton de sa voix baisse, et il nous confie : « Après 2011, je ne veux plus, je ne peux plus dire que je suis janûbi. Bien sûr, je le resterai toujours dans mon cœur, mais aujourd’hui c’est devenu difficile pour nous de s’appeler ainsi ».

  • I.B., (né 1942), père de M.I.A., habite la maison qui fut assignée à son père lors du déplacement des Old Deims. Ancien imprimeur, il fait partie d’une génération très politisée, qui revendiquait principalement le caractère populaire et ouvrier de Deim et une identité de classe comme harmonisatrice d’une multi-ethnicité assumée. Dans des entretiens de 2009 et 2010, c’est surtout le récit de cette genèse d’un quartier prolétaire qui prime dans son discours, et l’origine sudiste comme Shilluk est affichée moins comme héritage culturel qu’en tant qu’emblème de la capacité d’une urbanité populaire à atteindre la difficile construction d’une identité nationale soudanaise. L’entretien réalisé en 2015 reste marqué par une clef de lecture politique, mais le positionnement des catégories utilisées s’adapte à la conjoncture. D’abord, dans l’effort de préciser les origines familiales, l’accent est mis sur deux « grands-mères » dites arabes, mariées aux ancêtres Shilluk (côté paternel) et Dinka (côté maternel), suivi par l’affirmation qu’au Soudan « personne peut se dire véritablement arabe ». Puis, le détachement de longue date avec le Sud est mis en avant, précisant que son père était déjà né à Khartoum « avant 1956 » (démarcation établie par la définition des votants au Référendum). La catégorie de janûbin de Khartoum est à ce moment attribuée plutôt aux enfants de la guerre civile ou aux IDPs des camps, qu’il tient à distinguer d’eux-mêmes (urbains et Khartoumois), disant d’eux qu’ils sont des « ruraux » (nâs al-rif) encore soumis aux déterminants de la gabaliya (terme pour « tribalisme »).

  • K.M., (née 1960), est née à Deim et y réside encore avec son mari et ses enfants, dans une des 4 maisons que frères et sœurs ont partagé après la mort des parents des 2 maisons originaires. En journée, elle vend de la nourriture à l’entrée des bureaux d’une administration. En soirée, elle effectue le même travail avec ses sœurs face à sa maison. Dans les premiers entretiens (2008-2009), tout en insistant sur leur identité de « Dayâma », elle parle longuement de ses origines Kresh, étant d’ailleurs très active dans une association de femmes de ce groupe ethno-tribal, et revendique l’origine sudiste de sa famille. Le père de K.M., qui a vécu le déplacement des Old Deims, est déjà adulte lorsqu’il arrive à Khartoum dans les années 1930-40, ce qui explique la présence de liens forts avec une partie de la famille qui a continué de vivre dans le lieu d’origine, Hufar Al-Nuhas. Le sentiment fort d’être janûbi de K.M., partagé par ses frères et sœurs de même que par ses enfants, a été mis à mal lors des émeutes de 2005 et le refus de reconnaissance par les autres sudistes. Dans les entretiens de 2014 et 2015, à cette déchirure symbolique s’ajoute une autre plus réelle : les enfants d’une des sœurs qui, mariée avec un cadre du SPLA, est retournée vivre dans le Sud déjà en phase de guerre, sont obligés après 2011 d’obtenir des visas pour leur rendre visite. K.M. déplore cette rupture au sein des familles sudistes produite par la séparation, et vit difficilement un sentiment voilé de distinction que ses parents désormais « officiellement » Sud-Soudanais leur renvoient, car en choisissant de rester au Nord, ils ne partagent plus les mêmes difficultés de l’être janûbi.

  • B.A., (né 1966), électricien, est né et a grandi à Deim de père Dinka et de mère éthiopienne, arabophone et musulman. Pendant sa jeunesse, il a été confronté à des problèmes d’acceptation de la part de la communauté de son père, qui est chrétien. Dans un entretien de 2009, il est parmi ceux qui insistent le plus sur la catégorie des « Awlad Ad-Deim », le fait d’avoir grandi ensemble dans le quartier permettant selon lui de dépasser les clivages ethno-tribaux. A cette époque, non seulement il revendique avec force son identité de janûbi (plus que celle de Dinka), mais tiens aussi un discours militant optimiste sur l’issue de la période du CPA qui consacrerait un « Nouveau Soudan » dont Deim pourrait être l’archétype précurseur. Plus tard, en 2015, le discours de B. se teint d’amertume. Déçu par l’issue de la séparation, il retourne au Sud après 2011, mais en revient en 2013, en raison des conflits et des difficultés économiques. Depuis le retour, en plus des difficultés administratives pour son nouveau statut « d’étranger », il se dit assez déçu, trouvant que l’attitude des « nordistes », mais aussi parfois des habitants de Deim, n’est plus la même vis-à-vis des sudistes comme lui. Il en arrive même à reprocher la trahison de certains des anciens voisins, qui n’ont pas eu, selon lui, « le courage de se dire janûbin jusqu’au bout », et qu’il n’arrive plus comme avant à considérer comme ses proches sous l’étiquette unificatrice de Dayâma.

  • J.D., (né 1950), est couturier au Suk de Deim et habite dans le quartier. Appartenant à la gabîla Madi, il arrive jeune à Khartoum pendant la première guerre civile (1969) grâce à un oncle militaire. Bien que la plupart de sa famille soit restée au Sud ou ait décidé d’y rentrer après le Référendum, J.D. dit en 2013 n’avoir jamais songé au retour. Il revendique son identité de janûbi, il a gardé sa langue maternelle tout en étant arabophone, et n’est pas devenu musulman. Il continue cependant à se considérer comme faisant partie des Dayâma – auto-assignation confirmée par la fréquentation de son atelier comme espace de socialisation dense par les gens du quartier. Le portrait de Garang, dont il soutenait la vision unitariste d’un Soudan séculaire et progressiste, a continué à y être affiché sans crainte après 2011. Le contexte de vie et de travail à Deim l’a rapproché dans le passé à de nombreux militants du PCS et plus largement à un ensemble de personnes qui partagent surtout des affinités idéologiques et de statut socio-économique. Lors de sa mort en janvier 2015, une célébration a réuni un grand nombre de personnes de toutes origines ethno-tribales, confessions religieuses, statuts économiques et positions politiques, accompagnée de discours passionnés sur ce dayâmi emblématique quant à la propension des Dayâma vers le dépassement des distinctions ethno-tribales et de la dichotomie janûbi/shimâli, par l’imagination d’une identité de classe, soucieuse de reconnaître les diversités d’origine en niant leur nature de frontières génératrices de conflit et de hiérarchisation.

Contextualiser les groupes ethniques et leur frontières : le Soudan et Deim comme laboratoires

16L’analyse des données de l’enquête sur le quartier de Deim que nous venons de présenter semble confirmer le noyau partagé par les théories sur l’ethnicité, tel qu’il s’est affirmé dans les sciences sociales depuis l’œuvre de déconstruction des approches essentialistes lancée par F. Barth il y a une cinquantaine d’années. Ses postulats de pluralité des identifications et de fluidité de leurs frontières s’appliquent à trois niveaux à la lecture du cas de Deim : la variété et l’hétérogénéité des paramètres définissant les catégories identitaires (groupe ethno-tribal, filiation, origine géographique, langue, religion, classe, « mode de vie »), la récurrence de l’inscription simultanée dans des identités multiples, et la possibilité des acteurs sociaux d’entrer dans et de sortir d’un même espace d’identification au cours de leur vie. Le corollaire de ce triple dynamisme identitaire – ce qui permet au constat général de plonger dans la spécificité des cas empiriques – porte à se focaliser sur deux champs, l’histoire et le politique, comme clefs incontournables d’interprétation des modalités de constitution de ces complexes identitaires, produit de la relation dialectique entre processus de longue et moyenne durée, et configurations des rapports de pouvoir. Dans le cas de Deim, c’est dans la convergence, d’une part, d’histoires personnelles et familiales, de la genèse du quartier et de la capitale, et de l’histoire globale du pays, et, d’autre part, de phénomènes politiques associés à l’esclavage, la colonisation, l’urbanisation, la formation de classes, la guerre, connotés par leur dimension conflictuelle et créatrice de hiérarchies, que la production mouvante d’un sens matériel et symbolique de l’identification des acteurs sociaux peut être saisie dans sa complexité.

17Néanmoins, le recours aux cas d’étude particuliers, ancrages empiriques dont l’approche anti-essentialiste a besoin de se nourrir, met en exergue les ambiguïtés persistantes du discours des chercheurs sur l’ethnicité et, plus largement, sur les identités. Ainsi, faudrait-il déjà se demander si, au niveau cognitif, les chercheurs occidentaux n’auraient pas pêché par ethnocentrisme en évitant de questionner leur « catégorie de ‘catégorie’«  (Dahl 1996) qu’ils donnent pour homogène et nettement limitée indépendamment des contextes historiques et culturels, et en négligeant de reconnaître que la notion d’ethnie demeure vague et mal distinguée d’autres catégories pratiques qui s’y rapprochent (tribu, clan, nation) (Poutignant & Streiff-Fenard 1995). Ce constat s’applique aussi au Soudan, où l’analyse des concepts d’identité, d’ethnicité et de nationalisme menée par les anthropologues est dite avoir accru la confusion plus qu’apporté les clarifications nécessaires (Manger 2012) aux enjeux complexes qui se nouaient, souvent sous des formes dramatiques, autour de ces catégories. Parfois, ces mêmes chercheurs, dont les travaux visaient à déconstruire l’instrumentalisation des ethnicités des populations soudanaises en dévoilant leur portée politique, n’ont pas réussi à échapper aux pièges essentialistes, comme en témoignent les zones d’ambiguïté dans leur usage des notions d’ « arabisation », d’« islamisation » (Delmet 1991), de « soudanisation » ou de « mode de vie arabe et musulman » (Doornbos 1988), avec leur sous-entendu de l’existence de cultures autochtones, originales et authentiques, ainsi réifiées en contradiction avec le postulat d’une vision non primordialiste de l’identité. En même temps, les chercheurs marxistes qui ont produit des travaux remarquables pour intégrer une approche d’économie politique – couplée avec une réflexion sur la possible transformation radicale du pays – capable de dépasser le réductionnisme des lectures en termes ethno-tribaux ou religieux des clivages et des inégalités qui marquent son histoire, ont souvent centré leur analyse du processus de formation et de polarisation de classes sur les aspects plus proprement économiques (O’Neill & O’Brian 1988), en négligeant l’étude des phénomènes parallèles de construction identitaire (notamment en contexte urbain), ou en les prenant en considération pour les seules classes dominantes (Hale 1988). Le cas de Deim, focalisé sur la reconfiguration constante et multiforme des affiliations liées à la dichotomie janûbi/shimâli, et cela dans la contingence de la période cruciale entre le CPA et la séparation du Sud, invite à repenser les trajectoires de la production difficile d’une identité qui, grâce à une matrice de classe partagée, a voulu se croire capable à la fois de garder la conscience d’origines ethno-tribales variées et d’envisager l’accomplissement de l’identification dans un esprit d’unité nationale émancipatrice, que les élites dominantes du pays n’ont pas su atteindre sur plus de cinquante ans d’indépendance. Si les événements de 2011 laissent penser avec amertume que la tentative de cette élaboration identitaire a échoué, la responsabilité en est sans doute portée plus par ces élites que par les Dayâma, qui continueront probablement à bricoler de manière créative leurs identités plurielles en essayant de les adapter aux conjonctures politiques, sans renoncer à les imprégner de leur désir de construction d’une société plus juste et libérée des conflits meurtriers.

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Notes

1 Lors d’une permanence prolongée au Soudan (2006-2009), nous avons commencé un recueil de récits de vie avec le but de dresser l’histoire sociale de Deim (où nous habitions). Nous avons continué ce travail jusqu’en 2015, le corpus actuel consistant en 111 entretiens et de nombreuses notes sur la vie quotidienne dans le quartier.

2 Bien que l’étiquette de janûbi (aussi bien que celle de shimâli) englobe une pluralité d’identifications ethniques, l’ambiguïté persistante de la définition d’ethnie (Poutignat & Streiff-Fenart 1995) nous porte à traiter les deux catégories sous la rubrique de l’ethnicité, par l’analogie existante avec les termes plus généraux de l’auto- et hétéro-assignation ethnique.

3 Si l’étymologie du mot en arabe présente des zones d’ombre, nous constatons la concordance dans les usages codifiés par deux acteurs : d’une part, les pouvoirs publics qui depuis la colonisation identifient les deims avec des quartiers indigènes (native) pauvres, spatialement et socialement marginaux (acception reprise par la plupart des chercheurs) ; d’autre part, les acteurs locaux qui, faisant recours au verbe dayam (arabe classique), associent le terme à l’idée de « camp, habitat temporaire ». Notons que dans d’autres villes soudanaises ainsi que dans d’autres zones des « Trois Villes », certains quartiers portent l’appellation Deim, qui évoque toujours une connotation précaire et populaire, sans pour cela partager le même historique de constitution du Deim dont nous parlons ici.

4 Dans la dénomination et l’organisation administrative de l’époque, Dyûm Ash-Shargiya (Eastern Deims) fait écho au limitrophe Dyûm Al-Gharbiya (Western Deims). Néanmoins, l’analogie n’est pas parfaite car, à la différence des premiers, les secondes ne furent qu’en partie le fruit du déplacement d’anciens quartiers précaires, étant donné qu’ils englobèrent des villages ruraux (comme Al-Gôz ou Hilla-Jedîda) dont l’histoire et la composition sociale étaient différents. Pour cela, encore aujourd’hui, le terme Deim indique par antonomase les seuls Dyûm Ash-Shargiya.

5 Le terme Dayâma, pluriel de dayâmi, suit le mode de formation des noms collectifs des groupes tribaux en arabe soudanais ; traduisible comme « ceux de Deim », « habitants de Deim », il englobe plus qu’une connotation topographique, évoquant le partage d’une histoire et d’un mode de vie communs, comme le prouve le fait que des résidents récemment installés dans le quartier ou caractérisés par d’autres profils sociaux, ne sont pas automatiquement inclus dans cette catégorie.

6 En dépit du développement d’approches constructivistes, la littérature anthropologique sur l’identité demeure floue quant à la distinction entre « ethnicité » et « tribalisme » (Amselle & M’Bokolo 1985 :7) : le premier terme (malgré l’ambiguïté persistante autour de la définition d’ethnie) serait réhabilité comme notion pertinente d’analyse, tandis que le deuxième resterait frappé d’ostracisme. En réalité, en ce qui concerne le Soudan, tout en reconnaissant l’action de remodelage des identités par les politiques coloniales et post-coloniales (Casciarri 2009), il est possible de noter que les acteurs sociaux n’opèrent pas de distinction entre les deux, voire privilégient le terme gabîla (traduit par « tribu »), l’équivalent pour « ethnie » (jinis) étant beaucoup moins utilisé. Si distinction il y a, elle serait dans le degré, l’ethnie étant présentée comme groupe de parenté large, et la tribu comme groupe plus réduit avec une connotation autant politique que culturelle (par exemple, quelqu’un de la gabîla Ja’aliyyn se reconnaissant dans le groupe ethnique arabe). Dans ce texte, nous utilisons « ethnicité » pour englober ces deux niveaux d’identification, et le terme « ethno-tribal » pour indiquer la relative indifférenciation de ces notions appliquées au contexte d’étude. Ainsi, pour reprendre les termes d’une historienne (Seri-Hersch 2015 : 30-31), dans notre contexte gabîla est une catégorie « de pratique » tandis qu’ethnie est plutôt une catégorie analytique.

7 Ces diverses temporalités d’arrivée à Khartoum ou à Deim sont en correspondance avec le degré de maintien de relations avec des membres du groupe ethno-tribal restés dans le lieu d’origine : dans le cas où le déplacement à Khartoum s’est effectué déjà par les grands-parents, ces relations sont plus facilement effacées.

8 Nous citons les appartenances évoquées par nos interlocuteurs en ordre purement alphabétique : Arakin, ‘Awamra, Baggara, Balanda, Batahin, Benda, Beni Amer, Berti, Danagla, Dinka, Fur, Ja’alyin, Hadendowa, Halanga, Hamar, Halfawin, Hausa, Hawazma, Ja’afra, Jamu’iya, Jawa’ma, Kresh, Madi, Mahass, Miri, Missiriya, Neimanj, Nuer, Rubatab, Shilluk, Shukryia, Sileihab, Ta’ama, Ta’isha, Tegali ‘Abbasia. Ces groupes sont parfois ultérieurement classés sous des catégories plus inclusives (Arabes, Nubiens, Nouba, etc.) et s’y ajoutent les groupes d’origine copte égyptienne, yéménite, éthiopienne, érythréenne et tchadienne.

9 Ce sens du commun et du partage est bien illustré par l’étude de L. Arango (2015) focalisé sur les réseaux d’échange en eau domestique dans le quartier de Deim.

10 A cela s’ajoute souvent l’affirmation que les Dayâma ont le « gout de la vie », la capacité de bien vivre et de s’amuser, en renversant en termes positifs l’image stigmatisant Deim comme lieu de tolérance d’attitudes interdites par la loi islamique (prostitution, liberté sexuelle, alcool, musique).

11 Certains interlocuteurs vantent cette capacité d’accepter les cultures différentes, sorte d’ouverture à l’international, comme le prouvent les mariages mixtes, en rangeant sous l’étiquette de khawaja des étrangers très différents : les Britanniques d’époque coloniale, les Ethiopiens et Erythréens, les migrants plus récents Africains de l’Ouest, Syriens, Pakistanais, Chinois…

12 De fait, la résidence dans l’espace du quartier n’est pas toujours suffisante pour être considérés « Awlâd Ad-Deim » ou « Dayâma » : bien que certains disent que même des new-comers, qui ne partagent pas l’histoire commune de déplacement ni la naissance dans le quartier, peuvent le devenir par l’intégration de cet esprit et mode de vie local, une différenciation est faite parfois entre les syâd al-hagg, ceux qui auraient bénéficié de l’assignation de lots par les Britanniques (et leurs enfants), et les mushtarin, ceux qui auraient plus tardivement acheté une maison à Deim.

13 Par son analyse historique des récits coloniaux sur la révolution de 1924, E. Vezzadini (2015 : 81) montre bien comment la question de la filiation, notamment le « manque » d’une ascendance pure en raison d’anciennes relations d’esclavage, a été mise en avant par l’élite politique de l’époque pour expliquer l’insurrection de ces Soudanais « dénationalisés » et « détribalisés », qui correspondent à la composition sociale de Deim, quartier qui revendique d’ailleurs encore aujourd’hui l’héritage historique de cette révolte.

14 Il faut noter que non seulement la catégorie janûbi ne tient pas compte de la variété des groupes ethno-tribaux du Sud, mais aussi que pour chacune de ces entités on est loin de l’idée d’une « identité ethnique unifiée » telle que l’anthropologie coloniale l’a transmise, comme S. Hutchinson le prouve pour les Nuer (1996 :29).

15 En confirmant le caractère relationnel des inscriptions identitaires, on constate que l’auto-définition en tant que « sudiste » s’est configurée davantage comme puissante affirmation politique en antithèse avec celle de « nordiste » pendant les décennies de guerre civile, en restant ambigüe et mal définie, en dehors de cette dichotomie, jusqu’aux démarches d’inscription sur les listes électorales pour le Referendum de 2011 (Kindersley 2015).

16 Le terme shimâli est employé aussi comme synonyme de « bourgeois », de manière analogue au faux ethnonyme jallâba. A ce sujet, le discours d’un ancien habitant de Deim sur le processus de gentrification dans le quartier apparaît significatif : « Qui sont ces nouveaux habitants ? Ce sont les gens qui ont de l’argent (nas fulûs), des Arabes, bref, des shimâlin ».

17 La dernière phase de notre travail de terrain dans le quartier de Deim a été consacrée à l’étude des stratégies de mariage dans le quartier, en coordination avec un travail mené par P. Miller à Amarat, dans le cadre d’un projet de recherche au titre : Métropolisation des espaces d’entre-deux (CEDEJ, UoK, Université Paris 8).

18 Il ne s’agissait pas uniquement d’un niveau discursif, la présence de janûbin dans le quartier étant véritablement plus visible à l’époque, et cela en dehors des anciens habitants d’origine sudiste : jeunes filles et garçons dans les nombreux rakûba vendant du thé et du café, travailleurs ou petits commerçants, hôtes dans les fêtes d’accueil des parents venus en visite après la fin des hostilités au Sud, invités aux fêtes de mariages encore tenues dans la rue.

19 Malgré son intérêt pour les dynamiques de construction identitaire et leur portée politique, cet épisode n’a pas reçu l’attention qu’il méritait par les chercheurs : nous n’avons connaissance que d’un texte non publié dont nous avons pu discuter avec l’auteur, anthropologue soudanais, qui met en avant la lecture en termes de conflit de classe des émeutes en refusant la banalisation d’une lecture en tant que conflit ethno-religieux (Idriss Al-Hassan, communication personnelle).

20 Sans s’attarder sur les ambiguïtés de la catégorisation en tant que « arabe » au Soudan (Casciarri 2015), il est possible de noter que les groupes arabo-musulmans des zones périphériques de la capitale et rurales limitrophes furent dans ce contexte habilement mobilisés par le gouvernement d’Omar Al-Bechir pour former des milices destinées à attaquer les émeutiers.

21 L’intégration de ces questions s’est faite de manière assez « naturelle » parce que les habitants savaient depuis 2008 qu’une partie de l’enquête concernait le changement de Deim depuis sa création, et les sujets « politiques » sur l’évolution du pays et son actualité ont toujours constitué un domaine privilégié de discussion (même informelle) entre les habitants et nous-mêmes.

22 Bien que nos interlocuteurs aient été toujours informés sur la nature et les objectifs du travail académique que nous visions par nos entretiens (ainsi que sur l’éventualité de futures publications), nous préférons ici les rendre anonymes, tout en fournissant au lecteur le cadre contextuel et le profil nécessaire pour restituer le sens du discours.

23 Le terme black est utilisé par l’interlocuteur lui-même, qui insère des mots en anglais dans un discours en arabe, vraisemblablement dans des cas – comme celui présent – où l’équivalent en arabe n’est pas univoque, mais également en raison de l’ouverture internationale de sa famille où, malgré l’origine modeste, divers membres de la fratrie ont eu des expériences de migration à l’étranger (Abu Dhabi, mais aussi Canada et Etats Unis).

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Pour citer cet article

Référence papier

Barbara Casciarri, « Être, devenir et ne plus être janûbi : parcours de l’identité « sudiste » entre le CPA et l’après 2011 dans un quartier populaire de la ville de Khartoum (Deim) »Égypte/Monde arabe, 14 | 2016, 65-84.

Référence électronique

Barbara Casciarri, « Être, devenir et ne plus être janûbi : parcours de l’identité « sudiste » entre le CPA et l’après 2011 dans un quartier populaire de la ville de Khartoum (Deim) »Égypte/Monde arabe [En ligne], 14 | 2016, mis en ligne le 21 octobre 2018, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ema/3579 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ema.3579

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Auteur

Barbara Casciarri

Barbara Casciarri holds a PhD in Ethnology and Social Anthropology from the EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales) in Paris, France. She did fieldwork focusing on economic and political anthropology issues among pastoral Arab-speaking groups of Sudan (1989-2016) and on the relationship between Berber-speaking pastoralists and Arab-speaking farmers in South-Eastern Morocco (2000-2006). She has been the coordinator of the CEDEJ (Centre d’Etudes et Documentation Economique et Juridique) in Khartoum between 2006 and 2009. Since 2004 she is Associate Professor at the Department of Sociology, University Paris 8 (France) and researcher at the LAVUE–UMR 7218.

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