Quand la culture est au service du développement durable
Texte intégral
1La culture peut être un levier puissant de transformation des territoires urbains. Et Le Caire n’échappe pas à la règle. La décennie des années 2000 a été marquée en l’occurrence par la création de nouveaux lieux de culture, moins institutionnels, plus alternatifs (dans leur programmation) et reflétant tous une stratégie d’ancrage dans leur territoire proche et lointain. Ces lieux retissent du lien que ce soit le centre Townhouse en centre-ville, ou Artellewa dans le quartier informel de Ard el-liwa sur la rive ouest du Nil, ou bien le centre Sawi dans l’île huppée de Zamalek qui attire, pour ce dernier exemple, un public très mélangé socialement. Pour incarner ce nouveau phénomène, l’interview ci-dessous faite avec Moataz Nasr permet d’aborder la dimension sociale et culturelle du développement durable au Caire. Moataz Nasr est un infatigable militant de la liberté d’expression. Sculpteur de formation, il est devenu peintre et a sillonné le monde pour la promotion de son art. Il s’est donné comme mission de développer l’art contemporain en Égypte et de permettre aux jeunes talents d’éclore en créant un centre, le Darb 17/18, dans son atelier situé dans le vieux Caire (Le Caire copte), plus particulièrement dans « le village des potiers », créant ainsi des liens de plus en plus forts avec les artisans locaux.
Parlez-nous de vos débuts
J’ai grandi dans un milieu d’artistes. Ma mère était peintre et musicienne. Mais pour mon père, l’art devait se cantonner aux loisirs, c’est pourquoi j’ai étudié les Sciences politiques en parallèle de mon activité d’artiste. J’ai aussi beaucoup voyagé quand j’étais plus jeune, j’ai regardé ce qui se passait ailleurs dans le domaine artistique. J’avais plusieurs amis artistes, en France, en Égypte et ailleurs, dont j’admirais le talent et desquels je me suis rapproché. Ceci m’a poussé à me lancer et j’ai commencé à exposer et à gagner des prix. Je dessine, certes, mais je fais aussi du vidéo art, je sculpte… Mon travail commence à être connu aussi bien en Égypte qu’à l’étranger et je commence à bien vivre de mon art.
Comment est venue l’idée de créer le Darb 17/18 ?
Lorsque j’ai commencé à bien gagner ma vie grâce à l’art, j’ai décidé d’offrir l’opportunité à d’autres talents de s’exprimer, en créant un centre à partir de mes fonds propres. C’est une idée que j’avais depuis longtemps. En effet, j’ai beaucoup voyagé dans ma vie et j’ai vu qu’il y avait beaucoup de choses qui se passaient ailleurs en terme artistique que j’avais envie d’importer en Égypte et de développer. Chez nous en Égypte, le domaine artistique est peu soutenu, et nous devons admettre que c’est un effort que ne doit pas fournir l’État, mais plutôt nous, les intellectuels. C’est pour cela que j’ai décidé, il y a maintenant trois ans, de transformer mon atelier qui se trouve dans le quartier du vieux Caire, en un centre culturel. Je savais que, si le projet réussissait, il allait encourager les autres artistes à faire la même chose. Après une année de travail acharné, nous avons pu inaugurer le centre et cela fait deux ans maintenant que nous existons.
Au départ, j’étais tout seul et ce projet prenait tout mon temps. Je me suis investi à tous les niveaux, matériel et financier, pour arriver à mes fins. Je ne pouvais pas solliciter d’aides financières, car personne ne comprendrait l’idée, d’autant que la plupart des spectacles que je voulais accueillir venaient de l’étranger et les messages qu’ils transmettaient n’étaient souvent pas politiquement corrects, puisqu’ils touchaient souvent à des sujets sensibles. J’ai décidé de tout prendre en charge, en me disant que, lorsque le lieu commencerait à être connu, il attirerait des sponsors. Je gérais moi-même tout le centre, mais aujourd’hui, je suis aidé par une équipe de volontaires ou de gens qui acceptent de travailler en échange d’un salaire symbolique. Ils sont Égyptiens, Syriens, Allemands… et ils enrichissent énormément les projets, car ce sont des gens qui s’intéressent à la culture et qui ont des compétences variées dans ce domaine. Nous décidons ensemble du programme et des projets que nous voulons monter.
D’où vient le nom de Darb 17/18 ?
Le mot Darb signifie route ou chemin en langue arabe et les nombres 17 et 18 font référence aux 17 et 18 janvier 1977, où de grandes manifestations ont eu lieu au Caire. C’était la dernière fois que les Égyptiens sortaient dans les rues pour réclamer leurs droits, après que Saddat ait décidé d’augmenter les prix. J’étais, parmi les jeunes manifestants et j’ai été blessé par balle. Je suis resté trois mois à l’hôpital. Je ne pouvais pas, malgré mon jeune âge, rester insensible aux souffrances des gens et à leur misère, je devais militer. Jamais des manifestations, d’une telle ampleur et d’une telle violence, ne se sont reproduites au Caire, à cause de l’autoritarisme du pouvoir actuel qui fait tout pour étouffer toute velléité de changement ou de révolte dans la population. Partant de ce constat, je voulais créer un espace de liberté et d’expression, à travers l’art contemporain.
Quelles sont les différentes activités du centre ?
- 1 L’équivalent de 3 centimes d’euro.
Nous avons monté beaucoup d’événements se rapportant aux arts contemporains et expérimentaux, comme le cinéma, la vidéo, la musique de rue, etc. Nous avons également créé beaucoup de festivals comme celui du « citoyen participant ». Ce sont des expériences que nous allons renouveler tous les ans tout en les développant. J’ai ainsi essayé de créer, pendant ces deux ans, une sorte de courant culturel. Nous avons organisé une quinzaine d’expositions auxquelles plus d’une centaine d’artistes connus du monde entier ont participé. En ce moment, par exemple, nous présentons une exposition qui vient de Los Angelos. Il s’agit du travail de sept femmes artistes originaires d’Amérique du Sud, mais qui vivent en Amérique du Nord. Elles viennent nous parler de leurs expériences dans le domaine des arts et des relations entre les deux Amériques. Il s’agit d’une vision politique des choses, elles sont très militantes. Notre rôle, en tant que centre culturel, est de montrer aux Égyptiens ce qui se passe ailleurs dans le monde. Pour cet événement, nous avons réussi à bénéficier de l’aide d’une institution américaine (Trust) et du musée d’art contemporain de Los Angelos qui finance l’hébergement des artistes. La plupart de nos financeurs sont d’ailleurs des étrangers, mais quelques-uns sont aussi égyptiens comme Mobinil, Microsoft Égypte, ainsi que quelques banques comme la Banque arabe et la Banque du Caire. Coca-Cola aussi nous aide parfois, tout comme Pepsi Cola. Les financements dépendent souvent de l’événement et du sujet abordé dans nos spectacles ou nos expositions. Ces fonds m’aident beaucoup, car je ne peux pas tout prendre en charge moi-même. Je n’ai jamais rien demandé à l’État et je n’y ai d’ailleurs jamais songé. Le budget réservé à la culture est dérisoire en Égypte, 25 piastres par habitant1 : on devine que l’État considère que la culture est un sujet secondaire, car il ne rapporte pas d’argent immédiatement. Toutefois, le gouvernement vient de me proposer quelques idées de coopération et je suis en train d’y réfléchir. Il vient de constituer un comité de « culture politique » et on m’a demandé d’en faire partie. Ceci m’a étonné, est-ce révélateur d’une réelle volonté de changement ? Seul l’avenir nous le dira.
Votre centre semble un lieu important de rencontres et de débats...
Nous avons organisé un festival de musiques électroniques, un festival international de musique Jazz, des ateliers de pantomime. Nous avons monté treize expositions d’art contemporain ces deux dernières années et elles ont toutes connues un grand succès. Nous veillons à exposer des œuvres d’artistes du monde entier. Nous avons également travaillé avec les étudiants des beaux-arts du Caire récemment diplômés, pour les initier aux arts contemporains. Le but est qu’ils réalisent, à la fin de ce cycle de formation, leurs propres expositions.
En 2010, Darb 17/18 est devenu une ONG égyptienne. La plupart des sujets qu’on aborde sont des sujets politiques, économiques et sociaux. Nous avons réalisé, il y a quelque temps, une exposition qui s’intitule Uncovered. Plusieurs artistes y ont participé et ils ont parlé de la femme et de son rôle dans la société. Lorsqu’il y eut la crise du pain en Égypte, il y a un an, et que le pain se faisait rare, nous avons fait une exposition sur le sujet : nous lançons toujours des projets en lien avec l’actualité. Nous organisons aussi des débats à la suite de la présentation des films programmés, en présence des réalisateurs ou des auteurs, mais aussi des rencontres avec les artistes exposés. Il est très important que les artistes parlent de leur expérience et de leurs travaux. Dans ce cadre, nous organisons en avril 2011 une rencontre avec plus d’une trentaine de centres du monde entier (Maroc, Turquie, Palestine, Liban, Syrie, Grèce, France…), où le débat aura toute sa place, puisque chaque institution va exposer ses réalisations et en débattra avec le public.
Nous avons également des projets sur le recyclage. Nous sommes un pays qui produit énormément de déchets. Il faut recycler et réutiliser tout ce qui est ancien et en tant qu’artistes, nous devons transmettre ce message. Nous avons par exemple créé une belle exposition sur le recyclage du papier. Nous comptons organiser des ateliers de recyclage, en partenariat avec l’institut allemand Goethe ainsi qu’avec des institutions égyptiennes.
Quelles sont vos relations avec la population du quartier ?
Nous organisons beaucoup d’ateliers pour les enfants du quartier. Nous les aidons à écrire eux-mêmes des pièces de théâtre et à les jouer. Nous avons aussi monté des ateliers de dessin, de sculpture. Nos activités visent avant tout les gens de ce quartier, qui est pauvre. Le but est d’initier les habitants à l’art, leur apprendre ce qu’est une exposition, leur donner les outils pour l’admirer et la comprendre. La plupart des gens d’ici travaillent dans la poterie. Ainsi, nous essayons aussi de faire venir des artistes pour organiser des ateliers de travail. Les habitants du quartier me connaissent depuis longtemps et ils m’acceptent, mais au départ ils ont montré beaucoup de défiance à mon égard. Tout ce qui est nouveau et étrange fait peur, mais ils ont vu que nous fournissions beaucoup d’efforts pour réaliser de belles choses et qu’il y a de la réflexion derrière. Il y a eu beaucoup d’encouragement et de participation à nos activités de leur part, et le fait qu’ils assistent était pour nous très important. Parfois, nous nous heurtons pourtant à quelques blocages, ils ne comprennent pas toujours les raisons de notre existence et la nature de nos activités, mais nous l’entendons et nous travaillons pour changer leur vision des choses.
Nous organisons la cohabitation d’artistes contemporains et d’artisans. Les premiers inventent des objets uniques, les seconds produisent en série et commercialisent les objets. Ces deux populations produisent des objets d’art de natures différentes. Leurs cultures sont aussi très différentes. Le dialogue entre ces deux univers ne va pas de soi. Les potiers ne participent pas aux événements organisés par le Darb 17 /18. La gestion du lieu n’a pas réellement fait objet d’une réflexion collective. Les potiers semblent voir dans cette cohabitation seulement leur intérêt économique. Mais, les activités de Darb 17/18 attirent un public qui découvre en même temps les productions artisanales du lieu. Réciproquement Darb 17/18 tire profit de la présence des artisans qui valorisent son image. Les potiers renforcent l’identité égyptienne que Darb 17/18 veut avoir. Le centre se place comme un lieu de culture qui soutient la création contemporaine égyptienne, le fait d’être localisé au sein de ce village accompagne cette ambition de développement local. Les artisans et les artistes trouvent des avantages à cette cohabitation.
Tout semble pour le mieux dans le meilleur des mondes, vous ne rencontrez pas de difficultés ?
A l’ouverture du centre, j’ai été plusieurs fois confronté à la justice. Tout d’abord, j’ai dû payer plusieurs amendes pour avoir réalisé des travaux sans autorisation. Le centre culturel a été fermé durant six mois. La police d’État me demande d’exclure les thèmes tabous (sexe et religion) des programmations artistiques du lieu. Une amie palestinienne, qui a fait un film documentaire lors des travaux du village des potiers, n’a pu présenter cette vidéo qui a été jugée subversive, car mettant en péril la sécurité nationale. Nous sommes depuis sous étroite surveillance. Ces difficultés politiques s’ajoutent à nos difficultés financières. Notre travail n’est pas simple, mais nous avons beaucoup de raisons d’être optimistes. Le Darb 17/18 est ouvert à tout le monde, les gens viennent des différents quartiers de la ville, grâce à sa position centrale. Il est fréquenté par les habitants du quartier, par des personnes de Zamalek, du quartier de Maâdi puisque nous sommes sur la même ligne du métro, mais aussi par des gens du centre-ville. Tous les chemins mènent à nous et cela facilite notre visibilité. Il y a aussi un parking qui est un atout important, surtout lorsqu’on sait que la ville du Caire en est dépourvue, ce qui encourage donc à venir au centre. Les gens aiment cet endroit, nous avons la réputation d’être sérieux dans notre travail et modernes.
C’est ce qui vous différencie des autres ?
D’autres centres existent comme le centre Sawi qui fait des choses intéressantes. Il y a aussi la galerie Karika qui présente de belles expositions même si cela fait un moment qu’on n’entend plus parler d’eux. En effet, le problème qui se pose ici en Égypte est celui de la continuité. Il est difficile de survivre. Il y a aussi l’institut al Mawrid al-Thakafi qui fait de l’excellent travail et qui est parmi les centres les plus actifs et dynamiques du Caire. Sa directrice, Basma al Huseini, a une grande expérience dans le domaine du développement culturel et économique. Ce centre aide les jeunes artistes dans la réalisation de films, ils financent leurs déplacements au sein du monde arabe...
Darb 17/18 a comblé le vide en matière d’art contemporain en Égypte et il a contribué à donner une bonne image de notre pays. Nous essayons de rapprocher les artistes d’ici et d’ailleurs et c’est un bel effort que de gagner leur confiance et d’instaurer des relations solides d’échanges et de partenariat. Nous essayons aussi de travailler avec les différentes institutions qui nous entourent, en Afrique ou comme en Méditerranée. Notre souhait est que ce centre continue à exister, comme un lieu de liberté d’expression et une référence pour les jeunes talents que nous voulons faire émerger.
Table des illustrations
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Titre | Figure 1– Vue sur le bâtiment principal du centre culturel Darb 17/18. |
Légende | Source: Amélie Boché, 2010. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ema/docannexe/image/3016/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 84k |
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Titre | Figure 2– Vue sur le village des potiers depuis le toit de Darb 17/18. |
Légende | Source: Amélie Boché, 2010. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ema/docannexe/image/3016/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 143k |
Pour citer cet article
Référence papier
Safaa Monqid, « Quand la culture est au service du développement durable », Égypte/Monde arabe, 8 | 2011, 171-180.
Référence électronique
Safaa Monqid, « Quand la culture est au service du développement durable », Égypte/Monde arabe [En ligne], 8 | 2011, document 8, mis en ligne le 01 septembre 2012, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ema/3016 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ema.3016
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