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Décrypter : Médiateur et métaphores 2

Les musulmans yougoslaves (1945-1989)

Alexandre Popovic

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Mots-clés :

Europe, islam, Yougoslavie, Bosnie
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Texte intégral

1Quelle peut être la situation de l'islam et des musulmans croyants dans les « pays de l'Est »1 ? Deux séries de faits font que l'islam et, par conséquent, tout musulman croyant, se trouvent dans une situation beaucoup plus délicate, voire insoluble, dans un pays de ce genre, que l'Eglise catholique ou l'Eglise orthodoxe et leurs fidèles. La première série a trait à la nature même de l'islam qui doit régler l'ensemble des actions humaines, diriger et la vie spirituelle et la vie temporelle, enfin s'étendre (tôt ou tard) sur l’ensemble du globe. La seconde a trait aux obligations morales qui en découlent pour tout musulman croyant. Rien de tel ne pèse sur les épaules du croyant catholique : l'Eglise est censée s'occuper avant tout de sa vie spirituelle ; quant à l'Eglise orthodoxe, elle affiche ostensiblement sa préférence pour le « Royaume des Cieux ».

2Compte tenu de cela, « l'idéologie islamique » se trouve en opposition totale par rapport à quelques-uns des « principaux points » de l'idéologie des « pays de l'Est » (et donc certainement dans une position plus difficile au sein de ceux-ci que dans les « démocraties à l'occidentale »).

3Il semblerait donc logique de conclure qu'un musulman croyant vivant dans un « pays de l'Est » ne dispose que de trois alternatives :

  • se tenir (le plus possible) « en dehors » de l'État impie, cherchant à vivre sa vie religieuse (et sa vie tout court) selon les moyens du moment, supportant patiemment les malheurs qui l'accablent en attendant des jours meilleurs... On peut penser que c'est effectivement le cas de beaucoup ;

  • combattre de manière résolue l'État impie en cherchant à le détruire. Ce cas est naturellement rarissime (ne serait-ce que parce que les moyens de répression ont été énormément renforcés et rendus plus « performants » au cours du dernier demi-siècle), mais il existe tout de même, comme nous le prouve « l'islam parallèle » en URSS ;

  • ou enfin, collaborer avec l'État impie en cherchant à améliorer la situation de la communauté musulmane locale, d'une part de façon ostensible par des moyens légaux, d'autre part de façon souterraine par des moyens illicites. Ceci tout en profitant sans arrêt des faiblesses éventuelles de cet État impie et en marchandant âprement avec celui-ci chacun des services rendus. La possibilité d'une telle action varie bien entendu d'un « pays de l'Est » à l'autre, mais il me semble indéniable que c'est la situation la plus couramment choisie par l'ensemble des fonctionnaires religieux musulmans à tous les niveaux (ainsi que par le plus grand nombre de musulmans croyants du pays) dans le cas précis qui nous intéresse ici, à savoir en Yougoslavie.

4Il va cependant de soi que cette collaboration massive d'un groupe religieux (en l'occurrence celui des musulmans de Yougoslavie) avec l'État impie comporte forcément mille nuances et sous-nuances (selon l'ethnie, les strates sociales, les penchants individuels de chacun, etc.).

Les musulmans de Yougoslavie de 1945 à 1989

5La situation des musulmans de Yougoslavie est d'une très grande complexité, à laquelle on risque de ne rien comprendre si l'on cherche à généraliser certains faits afin de faire des comparaisons à tout prix. Pour comprendre cette complexité, il faut avoir présents à l'esprit (au moins) les trois facteurs suivants :

  • La Yougoslavie, contrairement à ce que l'on s'imagine parfois en Occident et ailleurs, est bien un « pays de l'Est », à savoir un pays ou le parti communiste local (moins de 15% de la population) gouverne seul depuis 1945 (et, ce qui est très important, sous la férule du même personnage pratiquement jusqu'à hier), ce qui veut dire que les seuls textes concernant notre sujet et sur lesquels nous pouvons baser notre analyse sont soit ceux des « apparatchiks » à la solde du gouvernement, soit ceux que l'on prête aux personnes désignées à la vindicte populaire (et que l'on est en train d'accuser, de juger et de mettre en prison). Il va sans dire, cependant, que la presse musulmane locale peut publier parfois des articles pertinents pour notre sujet, écrits par des gens ne faisant pas partie de ces deux catégories ; mais il est alors extrêmement difficile de juger de la « représentativité » du personnage en question, du fait de la destruction plus ou moins totale (et cela depuis plusieurs décennies) de ce que nous appelons en Occident « la société civile ».

  • Contrairement aux autres « pays de l'Est » (et pour des raisons de politique intérieure et extérieure yougoslave que l'on connaît), la communauté musulmane yougoslave jouit (depuis Bandoeng) d'une situation extrêmement privilégiée, qui s'est traduite par tout un lot d’avantages consentis au prix d'une très étroite « collaboration » avec les autorités, mais où chacun des deux partenaires joue, de façon souterraine, son propre jeu.

  • Enfin, la communauté musulmane yougoslave n'est pas du tout homogène et la situation « sur le terrain », aussi bien en ce qui concerne la communauté des croyants au sens large qu'en ce qui concerne les institutions islamiques locales et la distribution des « postes-clé », n'est pas du tout la même pour les musulmans slaves de Bosnie-Herzégovine, les musulmans albanais, la minorité turque ou les musulmans macédoniens, par exemple.

6Il est aisé de comprendre par ailleurs que cette « collaboration » rampante ne se réalise qu'au prix de codes, d'un double langage (donc de métaphores et de médiateurs), voire de falsifications en tous genres, c'est-à-dire au prix d'un jeu ambigu à souhait qui place les musulmans locaux dans une situation « complexe » et souvent absurde, dont on pourra citer de nombreux cas. C'est pourquoi la référence à l'umma par exempte, sera exprimée en des termes flous, d'une part, et d'autre part cette appartenance à l'umma universelle sera placée au second plan par rapport à l'appartenance à l'État yougoslave, socialiste, anti-impérialiste et autogestionnaire, modèle universel de la réussite, de l'indépendance absolue, du non-alignement, etc. ; sans parler de l'appartenance d'une partie de la population musulmane du pays à la « nation musulmane » locale, reconnue par les autorités en 19672 dans des conditions et termes peu clairs, ce qui pose actuellement des problèmes impossibles à régler.

7En contrepartie, la communauté musulmane yougoslave bénéficie de possibilités énormes dans le domaine de sa structuration interne (et dans celui des relations internationales) : le renforcement par tous les moyens de la vie religieuse ; la construction de très nombreuses mosquées ; le fonctionnement soutenu de trois madrasa régionales et d'une Faculté de théologie islamique ; l'existence d'une très forte presse religieuse musulmane locale (en l'occurrence, notre principale source d'information) ; l'envoi (grâce aux bourses provenant des pays arabes) de centaines d'étudiants à al-Azhar, en Libye, à Médine et ailleurs ; enfin, l'existence d'un très dense tissu de liens internationaux directs avec les divers organismes islamiques, arabes et musulmans.

Survol historique

8Revenons un peu en arrière. Tout comme dans les autres Républiques populaires, la politique du gouvernement yougoslave envers la religion a été marquée, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, par une lutte anti-religieuse extrêmement âpre. Dans le cas yougoslave, cette lutte fut pourtant assez nuancée suivant les différentes religions du pays.On distinguait en effet dans cette action (menée par le Parti communiste yougoslave sous le fameux slogan tronqué « la religion est l'opium du peuple ») un triple souci dont les desseins paraissent de plus en plus avoir été les suivants : ne pas heurter de front les populations musulmanes (on retrouve ce souci dans le P.C. yougoslave dès le temps de la résistance, pendant la guerre) ; ménager quelque peu ses relations avec le haut clergé catholique (en ayant probablement à l'esprit la puissance du Vatican, comme le prouverait l'affaire du cardinal Stepinac par exemple), et démanteler l'Eglise orthodoxe (serbe), pour laquelle il n'y avait à craindre aucune réaction sérieuse de la part de l'étranger.

9A partir de 1948 (date de la fameuse rupture entre Belgrade .et Moscou) cette situation a changé de façon tout à fait imprévue et n'a pratiquement pas cessé d'évoluer, jusqu'en 1979, vers un libéralisme religieux où les problèmes des nationalismes locaux - mêlés aux problèmes économiques - ainsi que l'embourgeoisement rapide des classes dirigeantes ont joué un rôle très important. Ce libéralisme a débouché à son tour sur un formidable renouveau religieux, la religion restant (jusqu'une période très récente) le seul moyen « légal » d'affirmer la force et les aspirations des nationalismes locaux.

10A quoi correspondait ce renouveau religieux chez les musulmans yougoslaves, renouveau que l'on ne pouvait guère prévoir en 1945 ? Il correspondait naturellement à un certain nombre de facteurs dont il est difficile de démêler le degré d'importance, d'autant qu'ils restaient ambigus et mal délimités, ce qui permettait aux musulmans locaux d'en user selon les circonstances et la situation politique du moment.

11Le principal de ces facteurs était, quoi que l'on puisse en penser, la profonde religiosité d'une grande partie de la population musulmane et ce besoin de religion que l'on retrouve dans les couches populaires du pays, aussi bien dans les villes qu'à la campagne (c'est un sentiment dont on peut évidemment se réjouir ou s'inquiéter suivant ses propres convictions, mais ce qu'il y a lieu de souligner, c'est que la presse officielle cherchait parfois à le minimiser, alors que dans d'autres occasions elle en parlait très ouvertement afin de démontrer le « libéralisme » du système).

12Le second facteur, non moins important, se trouvait dans la nécessité d'affirmer un nationalisme local qui, pour les habitants d'origine musulmane de Bosnie-Herzégovine, ne pouvait que se référer à l'islam, terme qui, suivant les besoins du moment, était teinté soit d'un peu plus de socialisme laïcisant, soit d'un peu moins de religiosité.

13L'éclosion de ces deux facteurs a été rendue possible grâce à un concours de circonstances internes extrêmement complexes créé par l'existence de problèmes multiples fort anciens, multiconfessionnels et multinationaux, tous aggravés par une situation économique précaire (puis de plus en plus désastreuse), mais surtout par un certain nombre de choix politiques que le gouvernement a cru bon de faire à un moment donné, et dont il a fallu par la suite subir les conséquences.

14En schématisant quelque peu et en peu de mots, voila de quoi il s'agit :

15On sait à quel moment et dans quelles circonstances la Yougoslavie s'est trouvée appelée à jouer un rôle dans le bloc des pays « non engagés » (devenus par la suite les « non-alignés ») à dominante musulmane. Elle ne pouvait pas se permettre, dans un tel contexte, de ne pas renforcer sa position par le biais de sa propre communauté musulmane en octroyant à celle-ci, de façon ostensible, un certain nombre de libertés et d'avantages matériels, dans le but évident d'exploiter par la suite cette situation sur le plan politique dans ses relations avec les pays arabes et musulmans. Cette « normalisation des rapports » entre le gouvernement et la communauté musulmane du pays (selon l'euphémisme employé habituellement par la presse musulmane locale) avait été mise à profit de façon constante et intelligente par les dirigeants de l'« Autorité suprême islamique de Yougoslavie ». N'agissant qu'avec une extrême prudence, prenant bien soin de présenter chaque nouvelle initiative comme découlant tout à fait normalement des besoins de la communauté musulmane et parfaitement en accord avec les droits accordés par la Constitution du pays, se prémunissant à l'avance contre les attaques éventuelles en se mettant dès le départ sous la protection de l’État et de ses propres lois, les dirigeants de la communauté musulmane avaient réussi à raffermir très sérieusement leurs positions et à restructurer solidement l'ensemble de leur organisation, en un mot à s'octroyer une situation plus stable qu'elle ne l'avait jamais été auparavant.

16Autrement dit, cette action avait été si habilement menée par les autorités musulmanes qu'elle avait très largement dépassé, à un moment donné, les desseins primitifs du gouvernement, lequel s'était trouvé tout à fait débordé. Le ton des réactions sporadiques à cet état de choses, de la part de la presse officielle, traduisait d'ailleurs parfaitement l'embarras dans lequel se trouvait le Parti communiste de Yougoslavie - devenu entre-temps la « Ligue des communistes de Yougoslavie » - obligé de louvoyer tout en publiant des textes fermes en apparence, mais sans aucun effet pratique. Ainsi pouvait-on lire par exempte, dans les principaux journaux yougoslaves, que « suite à certains indices qui sembleraient démontrer un étonnant renouveau religieux », tel comité central du Parti communiste ou tels dirigeants de l'Union socialiste s'étaient réunis pour discuter des mesures à prendre, alors qu'il suffisait tout simplement de feuilleter la presse musulmane yougoslave pour se rendre compte combien les faits quotidiens dépassaient les renseignements fournis par ces indices3.

17La période euphorique de la communauté musulmane yougoslave dura vingt-cinq ans. Elle devint même, grâce à la presse à grand tirage, un fait notoire à l'étranger4. Les autorités yougoslaves paraissaient débordées5. On arrivait d’ailleurs à se demander comment elles pourraient redresser la situation un jour. Les dirigeants de la communauté musulmane, plus forts que jamais, présentaient ouvertement le socialisme non seulement comme une sorte de sous-produit de l'idéologie islamique, mais encore comme un sous-produit boiteux auquel il manquait une chose essentielle, à savoir une composante spirituelle...

18Le jour où le gouvernement prit ses décisions, l'affaire fut menée tambour battant et réglée en peu de temps. On laissa paraître tout d'abord dans le journal Oslobodjenje de Sarajevo (à partir du mois d'août 1979) une série de « bonnes feuilles » intitulées Parergon, tirées de l'ouvrage d'un musulman communiste, Dervis Susic, où l’auteur s'attaquait de façon extrêmement violente, entre autres, à une partie du « clergé » musulman yougoslave et à son rôle entre les deux guerres mondiales, puis pendant l'occupation allemande, tournant en dérision la présentation des faits par les autorités religieuses musulmanes. La réaction des intéressés fut immédiate mais elle fut mièvre. On publia bien quelques réponses accompagnées d'une photo où l'on voyait le chef de l'État (le maréchal Josip Broz, dit Tito) recevant les hautes personnalités religieuses musulmanes yougoslaves6, mais cela n'avait plus aucune importance. Peu de temps après, le maréchal prononça un discours qui donnait le ton de la nouvelle situation. Puis le 23 septembre 1979, des discours prononcés à l'occasion de l'ouverture d'une nouvelle mosquée dans un village près de Bugojno, en Bosnie, servirent de prétexte à une campagne de dénigrement contre deux des principaux dirigeants de la communauté musulmane yougoslave7. A l'un deux on reprochait, entre autres, sa conduite au cours de la seconde guerre mondiale (faut-il souligner que ces mêmes dirigeants avaient dû prononcer auparavant des dizaines de discours du même genre et qu'ils occupaient en tous cas leurs postes respectifs depuis une vingtaine, voire une trentaine d'années ? Par la suite, l'un des deux retrouva petit à petit, peu de temps avant sa mort, une place officielle de haut rang, et l'autre garda finalement son poste).

19Le gros de l'affaire se passa discrètement. On mit à la retraite anticipée un certain nombre de personnes, on changea le personnel de direction des principales publications religieuses musulmanes, on mit un frein (pendant quelque temps) à l'envoi de délégations musulmanes officielles à l'étranger et à la réception des hôtes de ce genre. Apres une brève période de flottement et de replâtrage, une nouvelle équipe fut mise en place. Il était très difficile, à ce moment précis, de se faire une idée sur les tendances, les possibilités et les aspirations, à long et à moyen terme, de ces hommes. Ce qui était certain, c'est que plusieurs clivages existaient et que chaque faction possédait sa propre clientèle.

20Nul ne savait comment évoluerait la situation. Le gouvernement avait montré, il est vrai, qu'il était maître des événements lorsqu'il le fallait. Mais il avait eu, depuis la mort du maréchal, des problèmes - d'ordre économique, social et politique - autrement plus importants à régler. Rappelons aussi qu'il devait, comme tous les gouvernements du monde, jouer sur plusieurs tableaux à la fois, sans oublier le poids du pétrole et celui de ses relations avec les différents pays arabes et musulmans. C'est pourquoi la tâche des dirigeants de la communauté religieuse musulmane yougoslave paraissait plus simple. Il n'avaient en effet, et cela quelle que fût l'équipe en place, qu'une seule chose à faire : se structurer en consolidant leurs positions et en continuant à grignoter les avantages perdus. Ce qui voulait dire en somme : jouer d'un côté la carte de (l'éternel) « socialisme islamique », et de l'autre, profiter au maximum de l'image de marque que le gouvernement yougoslave se devait de montrer au monde arabe et musulman extérieur.

Aperçu sur les communautés musulmanes

21On ne sait pas exactement combien il y a aujourd'hui de musulmans en Yougoslavie, étant donné que les recensements récents ne tiennent pas compte de la confession des populations du pays, mais leur nombre devrait dépasser (très largement) le chiffre de trois millions de personnes pour un total de 22 418 331 habitants (recensement de 1981).

22Les trois principaux groupes se trouvent : en Bosnie-Herzégovine (Musulmans (avec majuscule) de nationalité musulmane8. musulmans de nationalité serbe et musulmans de nationalité croate, en tout environ un million et demi à deux millions de personnes) ; en Serbie, dans la région autonome du Kosovo (musulmans albanais surtout, au nombre d'un peu plus d'un million de personnes, plus quelques dizaines de milliers -?- de musulmans turcs) ; enfin en Macédoine (musulmans macédoniens, dont on ignore le nombre exact - environ 100 000 ? -, plus quelques centaines de milliers -?- de musulmans albanais, plus une centaine de milliers de musulmans turcs). A ces trois groupes il faut ajouter quelques dizaines de milliers -?- de musulmans au Monténégro (musulmans monténégrins et musulmans albanais) ; ainsi que quelques dizaines de milliers de musulmans gitans ; et des dizaines de milliers d'autres musulmans appartenant à toutes les nationalités citées, qui se trouvent disséminés partout dans le pays.

23- Il n’y a pas grand chose à dire au sujet de la communauté musulmane du Monténégro, dont les représentants se manifestent assez rarement et jouent en tout cas, dans la direction de I'« Autorité islamique suprême de Yougoslavie » un rôle effacé.

24On entendait peu parler, depuis 1945, de la communauté musulmane de Macédoine (composée de Macédoniens, d'Albanais et de Turcs) ; leur situation récente et actuelle était un sujet que l'on évitait. Les émeutes du Kosovo en avril 1981, et la crainte des autorités macédoniennes devant la très forte infiltration, en Macédoine, des Albanais du Kosovo (infiltration qui dure depuis des décennies) ont subitement mis en marche toute une série d'activités concernant on ne peut plus directement cette communauté : en effet, dès octobre 1981 s'ouvrait dans la petite ville de Gostivar un colloque scientifique convoqué à la hâte et consacré à l'étude des musulmans macédoniens : la construction d'une madrasa à Skoptje a été entreprise et menée à bon terme en un temps record ; une revue musulmane macédonienne a paru9 ; la télévision de Skoptje a consacré une série d'émissions aux musulmans macédoniens10; et on chuchote même que le voile pourrait être enfin levé sur un sujet tabou, à savoir les circonstances exactes des départs précipités d'une partie de la population turque locale vers la Turquie (vers 1950), départs qui se seraient déroulés dans des conditions plutôt troubles...

25La communauté musulmane de Serbie se compose... d'Albanais11. Son siège se trouve à Pristina, capitale de la région autonome du Kosovo. L'intérêt pour cette communauté religieuse est subitement monté en flèche après les émeutes pro-albanaises du Kosovo en avril 1981, événements dans lesquels les dirigeants de la communauté musulmane locale semblent n'avoir joué aucun rôle, ce qui se comprendrait aisément. Ces événements ont permis cependant de lever (enfin!) deux (autres) des plus grands tabous de l'histoire intérieure yougoslave d'après-guerre : d'une part celui de l'existence puis de l'explosion du nationalisme pro-albanais chez une partie de la population albanaise du Kosovo ; d'autre part, grâce à l'aveu très tardif mais officiel des dirigeants yougoslaves actuels, celui de l'existence, depuis des dizaines d'années, de très fortes pressions (sans parler de profanations de sanctuaires et de cimetières orthodoxes) exercées par une partie de la population albanaise du Kosovo, avec la bénédiction (et à l'instigation ?) des autorités (locales seulement) sur les populations serbes et monténégrines de la région, obligeant celles-ci à émigrer en vendant à bas prix ou tout simplement en abandonnant sur place tous leurs biens (terres, maisons, troupeaux). On ignore pour l'instant si les dirigeants de la communauté musulmane albanaise locale avaient joué un rôle dans ces événements.

26La communauté musulmane de Bosnie-Herzégovine est la communauté musulmane la plus nombreuse et la plus importante de Yougoslavie. On a vu ci-dessus comment les options politiques prises (depuis la Conférence de Bandoeng de 1955) par le gouvernement yougoslave, vis-à-vis des pays arabes et musulmans et vis-à-vis des pays du Tiers-monde (à dominance musulmane) en général, avaient permis à la communauté musulmane de Yougoslavie (lire celle de Bosnie-Herzégovine, dont sont issus tous les dirigeants de haut niveau) de s'octroyer une situation plus stable que jamais, comportant un certain nombre d'avantages matériels et une grande liberté d'action, et comment, ensuite, cette position privilégiée s'est passablement dégradée en 1979. On a enregistré depuis, tout d'abord une nette amélioration de sa situation, puis aussitôt après, deux crises internes consécutives à deux faits nouveaux que l'on pourrait appeler respectivement « l'affaire du radicalisme islamique laïc » et « l'affaire du radicalisme islamique religieux ». De quoi s'agit-il ?

27II s'agit du fait que l'on a assisté en Bosnie-Herzégovine, depuis plusieurs décennies déjà et notamment dans une partie de l'intelligentsia musulmane locale, à une escalade du « nationalisme musulman » officiellement laïc, « progressiste » et « révolutionnaire », mais évidemment inextricablement lié, d'une manière ou d'une autre, à sa composante religieuse. Ce mouvement s'est manifesté sur le plan politique et culturel par le besoin d'une révision complète de l'histoire locale propre et par le besoin - peut-être encore plus impérieux - d'une revalorisation de son propre passé culturel, jugé sous-estimé ou volontairement déformé par les non musulmans du pays. Or, cette réaction qui au demeurant était tout à fait légitime, a entraîné très rapidement comme il est de règle (grâce surtout à un climat politique propice), des excès, voire des aberrations. En effet, parti au départ comme un mouvement qui cherchait simplement une reconnaissance accrue de la culture des musulmans/Musulmans de Bosnie-Herzégovine dans le cadre de la culture yougoslave en général, ce mouvement a immédiatement dérapé vers la valorisation, puis vers la survalorisation de sa propre culture, pour aboutir chez un certain nombre de protagonistes (au demeurant très fortement soutenus par les dirigeants politiques Musulmans locaux), tout d'abord à la mystification, puis à la falsification pure et simple de l'histoire littéraire locale et de l'histoire locale tout court, cherchant en même temps à discréditer par tous les moyens ceux qui ne se prêtaient pas à ce chantage, lequel allait (du fait d'une très forte connotation politique) bien au-delà du terrorisme intellectuel habituel.

28Sujet tabou par excellence pendant de longues années, ce phénomène n'a été porté au grand jour qu'à partir de l'automne 1981, grâce à tout un ensemble de publications parues à Belgrade et à Zagreb (articles de journaux et de revues, articles de revues littéraires et même quelques livres) publiées par des intellectuels et des universitaires connus, dont d'ailleurs la plupart (et peut-être même tous) étaient membres de la Ligue des communistes. Que dénoncent ces textes ?

29Ils dénoncent d'une part (et par des exemples irréfutables et accablants) la falsification constante de l'histoire et de l'histoire littéraire locales des xixe et xxe siècles par certains intellectuels Musulmans (lire « laïcs » et, dans ce cas précis, membres du Parti) de Bosnie-Herzégovine, qui auraient été en collusion avec les hauts dirigeants Musulmans de cette République fédérée et sous leur protection et leur bénédiction.

30Ils dénoncent d'autre part la montée du radicalisme islamique, non seulement dans les divers milieux religieux à proprement parier mais aussi (de façon très précise) parmi certains intellectuels Musulmans de haut rang (lire « laïcs » et membres du Parti) de Bosnie-Herzégovine, qui manifesteraient une tendresse coupable envers les « valeurs éternelles de l'islam » (alors qu'ils ne manifestent nullement les mêmes tendances envers l'Eglise catholique ou l'Eglise orthodoxe) et qui chercheraient de façon trop complaisante des « rapprochements » entre le marxisme et l'islam12...

31La défense de ces intellectuels Musulmans ayant été immédiatement assurée par les plus hauts dirigeants politiques de Bosnie-Herzégovine de l'époque, une polémique extrêmement virulente s'était fait jour ensuite, polémique où il était de plus en plus question du « climat politique nationaliste et religieux » qui aurait régné (d'après les auteurs de ces textes) à Sarajevo.

32Mais cette polémique avait surtout permis de reconnaître officiellement l'existence d'un autre phénomène dont on parlait souvent à mots couverts ici et là sans avoir de renseignements précis ni sur sa nature véritable ni sur son ampleur, à savoir du radicalisme religieux musulman, qui s'était manifesté en plus d'un endroit de Bosnie-Herzégovine.

33L'historique du radicalisme islamique religieux contemporain en Bosnie-Herzégovine est extrêmement simple à décrire, il se présente selon trois phases successives bien distinctes que l'on peut définir comme suit : phase de négation, phase de menaces et d'accusations, phase de procès et de condamnations.

34Au cours de la première phase qui dure en gros jusqu'à la fin de l'été 1982, on nie de façon plus ou moins absolue l'existence du radicalisme islamique. Cela dit, on trouve naturellement dans la presse d'avant cette date, de temps à autre, des articles qui fustigent individuellement quelques brebis galeuses, mais il s'agit là d'articles « habituels » appelant à la vigilance contre, « les ennemis de l'intérieur et de l'extérieur », et conçus régulièrement selon le schéma des « trois volets obligatoires », c'est-à-dire : ne jamais s'attaquer à un imam ou à un autre fonctionnaire religieux musulman sans s'attaquer dans le même article, et de façon absolument analogue, à un curé catholique et à un pope orthodoxe.

35La seconde phase commence fin été/début automne 1982. On a d'ailleurs la nette impression que les dirigeants politiques de l'époque, constatant; les « dégâts » provoqués par ceux qui avaient dénoncé le « radicalisme islamique laïc » dont on vient de parler, avaient décidé de jeter du lest et de frapper. D'une part, pour montrer à l'opinion publique intérieure qu'ils savaient balayer devant leur porte (en se débarrassant par la même occasion de quelques trublions plus ou moins gênants, réels ou découverts pour la circonstance) et, d'autre part, pour mettre définitivement à l'abri de critiques qui n'en finissaient pas les intellectuels Musulmans laïcs dont ils ne cessaient d'assumer la défense. On a donc assisté très rapidement à tout un flot de prises de position, où les hommes politiques les plus en vue de Bosnie-Herzégovine s'attaquaient de plus en plus fortement aux « individus et groupuscules » ayant cédé au démon du « radicalisme islamique » (ou plutôt du « panislamisme », selon une terminologie hésitante et mal digérée par les médias yougoslaves), maladie sournoise et en partie importée dont ils niaient pourtant, peu de temps auparavant, l'existence.

36La troisième phase a commencé au début d'avril 1983 par l'incarcération de onze personnes à Sarajevo, inculpées « d'activité contre-révolutionnaire d'inspiration nationaliste musulmane » et accusées « d'avoir mené leurs activités à partir de positions nationalistes musulmanes dans le dessein de renverser l'ordre social et d'établir un pouvoir islamique... Réuni autour d'une plate-forme (intitulée) la déclaration islamique... le groupe aurait cherché... à faire de la Bosnie-Herzégovine un État islamique ethniquement pur. Il aurait tenté également de gagner le soutien de plusieurs pays étrangers en manipulant certaines de leurs institutions13… »

37Cette phase s'est terminée, après un long procès dont la presse yougoslave à donné quotidiennement de larges extraits, le 20 août 1983, par de très lourdes condamnations allant de cinq à quinze ans de prison, alors que les avocats de la défense (selon la presse yougoslave elle-même) demandaient tout simplement la remise en liberté des inculpés, estimant que le procès n'avait pas apporté de preuves suffisantes de leur culpabilité... Mais cela est naturellement une toute autre histoire.

38A ce moment-là, tout semblait « réglé ». L'affaire du radicalisme islamique (laïc et religieux) paraissait « classée » pour un bon moment. Puis, d'un seul coup, du fait des délais que nécessitait l'impression de la nouvelle édition de la principale encyclopédie yougoslave (Enciklopedija Jugoslavije), tout a recommencé. On avait vite compris, en effet, à l'occasion de la sortie du tome II de ladite encyclopédie, que certains articles concernant la Bosnie-Herzégovine avaient été conçus et rédigés (à l'époque de leur invulnérabilité) par quelques représentants du radicalisme islamique laïc dont on a parié plus haut... De nouveau les voix s'élevèrent pour dénoncer la mystification et la falsification (concernant la collusion de « l’islam combattant » et du « christianisme combattant »), mais de la part, cette fois, de quelques intellectuels de Sarajevo. Puis, une fois de plus, les principaux dirigeants politiques de la région « couvrirent » l'affaire en essayant de dédramatiser la situation et en adressant des menaces à peine voilées à ceux qui continuaient à s'indigner...

Evolution récente (1984-1989) et conclusions provisoires

39Essayer de décrire l'évolution de la situation dans les domaines qui nous intéressent ici, au cours des six dernières années (en gros entre 1984 et 1989), n'est pas une tâche facile du fait que l'accélération vertigineuse du désastre économique yougoslave et l'effondrement complet des structures politiques, sociales et morales du régime se sont accompagnés (comme il est de règle dans de telles situations) de la parution simultanée d'une quantité énorme de publications en tous genres (ouvrages/pamphlets, articles de revues et de presse, mémoires des opposants, ceux des anciens gouvernants déchus cherchant à se « blanchir », etc., qui nous font toucher du doigt la profondeur de la catastrophe. Ce serait donc une tâche à proprement parler écrasante (et tout compte fait assez inutile à brève échéance) de vouloir rassembler ces milliers de pages afin de les lire, analyser et commenter, car les effets sont là, visibles à l'oeil nu : d'une part, l'hébétude et la fatigue générale, sur le plan politique, de l'ensemble de la population ; de l'autre, l'accentuation des haines interethniques et interconfessionnelles faisant ressurgir les rancunes non cicatrisées d'hier et d'avant-hier.

40On assiste en même temps à une « nouvelle donne » dans la redistribution des postes de commande, où l'on voit s'installer naturellement les anciens « apparatchiks » prêts à assumer, comme par le passé, tous les compromis et toutes les trahisons voulues afin de pouvoir garder les postes et les privilèges acquis. Leur discours, qui devient de plus en plus « démocratique », s'attaque maintenant aux « erreurs » de la période précédente sans jamais toucher cependant ni aux racines du mal ni à la base de l'édifice. Cela s'accompagne de la montée de nouveaux leaders charismatiques (probablement éphémères) qui exploitent naturellement les sentiments nationalistes locaux tout en distribuant les preuves de leur fidélité à « l'idée yougoslave ». L'essentiel reste pourtant non exprimé (et peut-être même encore non perçu par l'immense majorité de la population), à savoir qu'en fait (comme partout dans le monde communiste, en raison de la destruction de la société civile) personne ne représente personne et qu'ainsi tous les discours tournent dans le vide, car il faudra certainement encore beaucoup de temps avant que ne se dégagent les représentants véritables des populations diverses du pays et que ceux-ci puissent entamer, enfin, le vrai dialogue. (...)

41Dans un pays où le parti communiste est au pouvoir depuis quarante-cinq ans, non seulement les deux principaux groupes de musulmans yougoslaves - celui des Musulmans, et celui des Albanais qui sont en Yougoslavie, rappelons-le, pratiquement tous soit musulmans, soit au moins « de descendance musulmane14 », ont pu bénéficier d'avantages énormes dans pratiquement tous les domaines, mais nous assistons aussi à une situation assez extraordinaire que l'on pourrait résumer ainsi :

  • on voit, d'une part, un groupe régional de citoyens en mal de nom et d'identité précis (et dont la principale référence est l'islam, mais un islam confiné à une seule région aux limites floues) obtenir le statut d'une nation à part, qui s'intitule « la nation des Musulmans », mais dont sont exclus cependant les autres musulmans du pays ;

  • et l'on voit, d'autre part, une minorité ethnique (à base religieuse au départ - à savoir musulmane - ce qui a d'ailleurs motivé son implantation dans le pays à un moment donné, et cela pour le compte d'un occupant étranger), terroriser impunément pendant plusieurs décennies, grâce à l'appui du régime (communiste), une partie de la nation majoritaire (non musulmane) comptant plus du tiers de la population totale du pays.(...). Deux phénomènes curieux enfin, pour en terminer avec le cas de la Yougoslavie, concernent les deux principales communautés musulmanes du pays, celle de Bosnie-Herzégovine et celle des Albanais.

  • Les musulmans et les Musulmans de Bosnie-Herzégovine sont évidemment parfaitement conscients du fait que l'État impie leur a permis d'obtenir une situation qu'aucun autre régime (démocratique, libéral, etc.) l'aurait pu leur apporter. Il n'est donc nullement étonnant de les voir représenter l'un des principaux bastions (si ce n'est le principal bastion) du régime communiste yougoslave actuel.

  • Il serait logique de penser que le mouvement pro-albanais du Kosovo ne compte pas dans son sein de musulmans croyants, car dans ce cas-là on ne comprendrait plus rien. Mais comme le virus nationaliste a parfois des logiques propres qui nous dépassent, je ne serais pas surpris outre mesure d'apprendre que certains Albanais musulmans croyants de Yougoslavie, où il leur est parfaitement possible de pratiquer leur religion, combattent ce pays au nom de l'idéologie (et pour le compte) de l'État d'Albanie, où la pratique de cette religion est absolument interdite et totalement impossible.

La situation sur le terrain

Relais

42Dans le cas de la Yougoslavie, trois éléments essentiels (très intimement liés les uns aux autres mais tous coiffés et dirigés par un centre officiel unique, l’« Autorité suprême islamique de Yougoslavie » qui, tout en « collaborant » avec le régime, cherche constamment à jouer son propre jeu) dominent de façon absolue « la scène islamique » : la mosquée, les écoles musulmanes et la presse musulmane.

43La mosquée est évidemment la tribune, et par conséquent l'élément essentiel de base pour l'ensemble des croyants à tous les niveaux. C'est l'endroit où s'effectue la réaffirmation, la « maintenance » et la reproduction de l'islam, donc l'endroit où s'effectue l'instruction religieuse pour les petits et pour les grands ; mais c'est avant tout l'endroit par lequel se transmettent et se commentent, de façon officielle (donc à voix haute) et de façon moins officielle (donc à voix basse ou « en petit comité ») les décisions des autorités religieuses locales, les nouvelles de la communauté, les nouvelles du pays et celles de l'étranger. C'est là que l'on célèbre ostensiblement, avec de nombreux discours à la clé (permettant souvent ainsi de saisir « la température » du moment) les différentes fêtes religieuses (avec des périodes « euphoriques » où l'on va jusqu'à fêter... la bataille de Badr par exemple, et des périodes nettement plus sobres) ; mais c'est aussi l'endroit où l'on reçoit les innombrables hôtes officiels du pays, et surtout ceux de l'étranger (de Nasser et Sadate à Kadhafi. en passant par des centaines d'autres dignitaires politiques et religieux de l'Arabie Saoudite, des États du Golfe et du Pakistan, mais aussi de la Syrie, de l'Irak, de la Turquie, du Soudan, des pays de l'Afrique du Nord etc.. avec une nette prédominance toutefois pour les pays arabes).

44Car I'« Autorité Suprême islamique de Yougoslavie » avait adopté, dès qu'elle avait pu, l'imitation parfaite (et sur tous les plans) du système de fonctionnement du régime communiste yougoslave, et notamment sur le plan international, celui des « voyages officiels ». Ce système se traduit par des visites continuelles et « ad nauseam » de « délégations officielles » venant des pays arabes et islamiques, et cela bien entendu dans les deux sens. Les « discours de circonstance » prononcés à ces occasions-là (au-delà de l'insignifiance de leur contenu) permettent chaque fois quelque chose d'autrement plus important, à savoir de réaffirmer avec éclat et de façon « solennelle », d'une part l'excellente situation de la communauté musulmane locale dans le cadre des droits que lui reconnaît la République Fédérale Socialiste Populaire de Yougoslavie (révolutionnaire, autogestionnaire, tiers-mondiste, amie inconditionnelle des peuples arabes et musulmans, etc.), et d'autre part. mais en même temps, de réaffirmer non moins solennellement son appartenance à l’umma musulmane universelle (avec tout le flou habituel que cela représente sur un plan pratique), tangage qui frappe les esprits et touche ainsi son but.

45Car là aussi (faut-il le rappeler) les dirigeants de l’« Autorité suprême islamique de Yougoslavie » imitent parfaitement le régime politique en place en adoptant son propre système de discours ; on voit donc « la langue de bois » de type communiste épouser (et cela dans toute la gamme imaginable) les possibilités inépuisables qu'offrent les méandres du « discours musulman » sur le thème du « socialisme islamique ».

46Rappelons enfin que le nombre de mosquées nouvelles (dont la construction est subventionnée en partie, mais pratiquement toujours, par les pays arabes) a atteint des chiffres impressionnants, occasionnant comme on peut s'en douter autant de fêtes et de célébrations qui sont une occasion idéale pour manifester haut et fort la vigueur et le renouveau de l'islam local.

47La préparation des cadres se fait évidemment par le truchement des écoles musulmanes. Celles-ci se situent à trois niveaux :

  • une grande partie des enfants musulmans (mais pas tous, ce qui crée souvent d'ailleurs des « frictions » entre les dirigeants islamiques et les autorités politiques locales) fréquentent l'enseignement religieux de base (verskâ obuka) qui fonctionne dans le cadre des mosquées ;

  • trois madrasa régionales (Sarajevo, Pristina, Skoplje) préparent les futurs imams et les futurs fonctionnaires religieux à tous les niveaux ;

  • Une faculté de théologie islamique enfin, qui fonctionne à Sarajevo, prépare les cadres supérieurs ; mais il existe aussi en permanence plus d'une centaine - ? - de boursiers étudiant à al-Azhar ou dans d'autres universités théologiques arabes.

48Il s'agit bien entendu, la plupart du temps, d'études d'un niveau assez modeste avec des orientations religieuses et idéologiques que l'on peut observer ailleurs. On doit toutefois souligner ici deux faits importants : d'une part, que le futur dirigeant religieux, s'il vise un poste un peu plus « intéressant », doit surtout assimiler pendant ces quelques années (en dehors des disciplines que comporte son « cursus scolaire » habituel) le vade-mecum des relations possibles entre la communauté musulmane et l'État impie, ainsi que la structure et le mécanisme du discours qu'il sera appelé à employer ; ensuite, et d'autre part, il doit bien choisir, à l'intérieur de l'Autorité suprême islamique, le clan auquel il cherchera à s'amalgamer15.

49Tout cela reproduit par conséquent (du fait de la très forte « politisation » de tout par le système) à l'intérieur de la communauté musulmane du pays (et sans parler des différences selon les ethnies en présence qui ont chacune naturellement « la haute main » dans les affaires religieuses de leur région respective, alors que celle de Bosnie-Herzégovine a en même temps (aussi) « la haute main » sur l'Autorité suprême islamique de Yougoslavie), tout cela reproduit, donc, le mécanisme yougoslave habituel de la « politisation inévitable » de toutes les structures existantes, aussi bien laïques que religieuses. Cela veut dire par conséquent, dans notre cas, que la nature même des relations existantes entre le régime en place et les représentants (ou les « représentants ») de l'islam local transforme ipso facto beaucoup de dirigeants religieux musulmans d'un certain niveau en politiciens de la religion musulmane, catégorie qu'il faut distinguer, bien entendu, des politiciens (communistes), Musulmans qui sont par contre, eux, les politiciens de la nation musulmane (ou plutôt, les politiciens de la nation des Musulmans).

50Il va sans dire que l'analyse des limites de coalition ou de rupture entre ces deux groupes représente un champ d'investigation extrêmement fertile pour celui qui veut comprendre la situation et l'évolution de l'islam moderne et contemporain en Yougoslavie.

51Le troisième élément dont il faut dire ici ne serait-ce que quelques mots est la presse musulmane, qui joue également un rôle d'une très grande importance. Elle existe à plusieurs niveaux et cela en trois langues : en serbo-croate, en albanais et en macédonien (rappelons simplement que la presse en turc est ostensiblement non religieuse et que la minorité turque n'a pratiquement pas de dirigeants musulmans en vue, jouant un rôle quelconque dans la direction de l'Autorité suprême islamique de Yougoslavie).

52Au niveau le plus élémentaire (qui existe dans les trois langues citées) la presse remplit son rôle « habituel » : informer les musulmans locaux sur la situation de l'islam dans le pays et à l'étranger. Elle est donc, de ce fait et par la nature même des choses, « doublement censurée », et sur le plan religieux et sur le plan politique. Apologétique à outrance sur le plan religieux, elle est condamnée aussi, sans arrêt, aux falsifications les plus invraisemblables sur le plan politique. Ainsi par exemple, le « lecteur musulman yougoslave moyen » ignorera tout bonnement pendant ia période nassérienne (et bien au-delà !) que Nasser fait pendre des milliers de Frères musulmans locaux et remplit les prisons et les camps de détention de communistes égyptiens : car la presse en question (au moment de l'action commune de Tito, Nasser et Nehru dans le cadre des « non-engagés », devenus plus tard les « non-alignés ») enveloppe naturellement dans les mêmes louanges tout ce monde, à commencer par Nasser !

53Il en sera de même en ce qui concerne l'interprétation du passé musulman local et celui du monde musulman extérieur, et la rationalisation du présent sous le signe de la réinterprétation « progressiste » - mais à base religieuse prononcée - dans la ligne du sacro-saint « socialisme islamique ». Et l'on a vu plus haut que, pendant la « période euphorique », les dirigeants de la communauté musulmane de Yougoslavie sont allés jusqu'au bout de cette idée en déclarant tout simplement que le socialisme yougoslave (et donc aussi celui des autres pays dits socialistes) n'est non seulement qu'un sous-produit du « socialisme islamique » mais aussi un « sous-produit boiteux » auquel manque le principal, à savoir une composante religieuse. Depuis le limogeage de ces dirigeants, ce genre de discours est mis en veilleuse.

54II est naturellement impossible de se faire une idée précise, à travers cette presse, sur ce que l'on pense, dans les milieux musulmans du pays, des différentes tendances de l'islam moderne et actuel dans le monde et de ses interprétations (Mawdûdî, Kadhafi, Khomeyni, etc.), le tout étant soit enrobé d'un discours lénifiant et mis sous le même manteau, soit évacué d'office.

55La presse musulmane à un niveau plus élevé n'existe qu'en serbo-croate. Elle est publiée uniquement en Bosnie-Herzégovine et se consacre avant tout à l'islamologie ou à « l'orientalisme », notamment au défrichement du patrimoine culturel musulman local des siècles passés, dans une optique que l'on imagine facilement. Elle se tient généralement en « réserve prudente » par rapport aux thèmes contemporains, sauf bien entendu dans le cas des « textes de commande », ou (ce qui est naturellement beaucoup plus rare) dans le cas des textes théoriques « dissidents », à fustiger, comme celui de la « plate-forme islamique » dont il a été question ci-dessus.

56On voit donc que cette presse non seulement remplit le rôle qui lui est assigné mais qu'elle constitue aussi, du fait de la publication de la plupart des discours et des actes officiels, de véritables archives de la « face non cachée »- de la communauté musulmane yougoslave.

Médiateurs

57Compte tenu de ce qui précède, on comprendra aisément que le pseudo « dialogue » entre les représentants de l'État impie yougoslave et les représentants (et « représentants ») de la communauté musulmane locale s'agence par le truchement de trois sortes de « médiateurs » : ceux qui représentent le pouvoir communiste d'un côté, et de l'autre les deux catégories de représentants de la communauté musulmane, à savoir les médiateurs Musulmans (avec majuscule, donc plutôt « laïcs ») et les médiateurs musulmans religieux. Essayons de décrire brièvement le profil, les fonctions et le discours des personnes qui composent ces trois catégories bien distinctes.

58Côté pouvoir : ce qui frappe immédiatement chez les médiateurs, c'est qu'il s'agit la plupart du temps d'illustres inconnus16. Ce sont, en effet, surtout des « apparatchiks de la seconde génération », c'est-à-dire les fils, gendres, neveux ... « à caser » des apparatchiks de la génération précédente. De par leur profil « professionnel », ce sont des gens sans diplômes, soit ceux ayant fait une licence d'économie, de sociologie, de marxisme ou de sciences politiques, ou alors ceux qui sont sortis des Ecoles du Parti, donc ceux que l'on appelle « les cadres du Parti ». Ils jouent toujours un rôle « passif », n'étant pas là pour « agir » mais pour déclamer au moment opportun le discours de circonstance : celui qui a été décidé la veille par un des comités du Parti (central, régional ou local selon l'importance de « l'affaire »).

59Ils n'ont par ailleurs aucun rôle quotidien à jouer, si ce n'est de participer aux réunions du Parti pour recevoir les « directives » (décisions prises au niveau supérieur) et d'être présents, en tant que représentants du « pouvoir du peuple pour les affaires religieuses », aux diverses fêtes et manifestations religieuses où ils doivent transmettre « le message » dudit pouvoir. (...)

60Concluons donc, en ce qui concerne ce premier groupe, en rappelant que ses représentants doivent insister naturellement avant tout sur deux notions-clé qui sont d'une part l'autorité, d'autre part la légitimité.

61Côté communauté musulmane : dans le prolongement de ce qui vient d'être dit, insistons immédiatement sur le fait que les deux catégories de médiateurs représentant la communauté musulmane doivent veiller, eux, tout particulièrement, aux trois exigences majeures suivantes : assumer la défense de l'identité de la communauté, témoigner inlassablement de leur fidélité idéologique et doctrinale et enfin, assumer continuellement la défense des intérêts matériels des membres de la communauté.

62- Médiateurs Musulmans (avec majuscule) : ce sont en règle générale des intellectuels (de niveau plutôt modeste, mais des intellectuels tout de même) : docteurs en philosophie, en sociologie, en « sciences marxistes », en sciences politiques, etc. Cela dit, ce ne sont jamais ni de grands noms ni de grandes figures d'une université, par exemple17. Ils sont censés représenter et défendre les intérêts et les aspirations de la « nation musulmane » de Bosnie-Herzégovine ;

  • ils sont donc constamment appelés aussi par le pouvoir à donner une « caution scientifique » et « marxiste » aux décisions de ce même pouvoir concernant la communauté musulmane yougoslave ;

  • ils sont appelés également (et même surtout) à fustiger et à incriminer les brebis galeuses locales ; mais avant tout à fustiger et à incriminer les personnalités non musulmanes élevant leurs voix soit contre les privilèges dont bénéficie la communauté musulmane, soit contre la collusion flagrante entre le pouvoir communiste et les représentants de la communauté musulmane du pays.

63Pour des raisons diverses (mais absolument inévitables) tous ces médiateurs finissent régulièrement par « avoir des problèmes » avec le pouvoir. Ils sont alors exclus du Parti, puis de nouveau admis après quelque temps, puis de nouveau chassés, etc... mais ils disparaissent parfois aussi définitivement avec perte et fracas. Disons pour terminer qu'il serait extrêmement utile de commencer à faire la « prosopographie » de ces personnages, c'est-à-dire de rassembler leurs biographies côte à côte afin de pouvoir étudier le schéma de la caste.

64- Médiateurs musulmans religieux : ces médiateurs musulmans religieux sont évidemment les fonctionnaires religieux de haut rang18. Il s'agit en l'occurrence d'intellectuels d'un niveau encore plus modeste que les précédents : diplômés des madrasa locales, docteurs d'al-Azhar ou des autres universités de ce genre.

  • ils occupent naturellement les plus hautes fonctions religieuses du pays;

  • étant en contact direct avec « la base », ils doivent posséder obligatoirement un vernis de « sciences religieuses » (ce qui se limite cependant en général à un savoir théologique sur la religion musulmane uniquement) ;

65- ils sont, de par leurs fonctions, appelés naturellement à être extrêmement prudents dans leurs déclarations, mais finissent tout de même souvent par prendre à un moment donné ou à un autre, sur tel ou tel sujet, des positions éloignées ou même contraires à la « ligne générale » du Parti, positions qui leur font alors perdre leur poste. Dans ce cas, ils disparaissent momentanément ou définitivement de la scène ;

  • ils distillent avant tout le savoir religieux et dirigent la communauté mais sont amenés aussi, par la nature des choses, à se trouver à la tête de coteries, de groupes d'influence et de clans. A partir de ce moment-là, ils manipulent obligatoirement (bon gré mal gré) des sous-clans, locaux, et, évidemment... la masse des croyants du pays, et pèsent sur les relations avec l'étranger ;

  • n'oublions pas enfin de mentionner ici un dernier point, d'une grande importance lui aussi mais sur lequel il est impossible d'avoir des renseignements sûrs et précis : celui des intérêts financiers en jeu. Tout ce que l'on peut dire à ce sujet, c'est qu'il s'agit très certainement de sommes d'argent plus que considérables provenant des pays arabes et musulmans, sommes qui sont gérées par ces hauts fonctionnaires de la communauté musulmane en dehors de toute possibilité de contrôle étatique.

Epilogue : six mois plus tard

66Quid des différents groupes de musulmans de Yougoslavie dans cette nouvelle situation, qui est déjà très loin de celle que je décrivais plus haut ? Il n'y a rien à dire concernant la poignée de musulmans turcs dont on n'a aucune nouvelle récente sur le plan religieux. Leur intelligentsia (pratiquement tout à fait laïcisée comme on l'a dit plus haut, et encore inféodée au régime d'hier) montre, si besoin en était, qu'elle est toujours en retard d'une génération sur l’évolution des idées dans ce pays et continue à publier dans sa presse des messages de fidélité à "l'oeuvre" de Tito, et à composer des poèmes en son honneur...

67Les musulmans macédoniens, dont les intellectuels se comptent sur les doigts d'une main, sont aux abois devant l’albanisation très avancée de leur territoire ; alors que les dirigeants communistes locaux, conscients enfin (mais probablement trop tard) du danger général, les poussent à organiser en octobre prochain un « colloque scientifique » où l'on parlera de leur situation d'hier et aujourd'hui et où on assistera très probablement à de nouveaux « déballages » en série concernant les thèmes encore tabous actuellement.

68Il est très difficile de dire quelque chose de précis sur la situation religieuse actuelle des musulmans albanais (du Kosovo et de la Yougoslavie en général), du fait que l'explosion idéologique du nationalisme albanais (qui fut soutenue de façon sournoise par le régime d'hier pendant plusieurs décennies) couvre tout le champ, masquant ainsi les possibilités éventuelles d'analyse de l'influence réelle de la religion musulmane (côté mosquée et côté tekke) sur ces populations.

69Mais c'est évidemment la situation des musulmans et des Musulmans de Bosnie-Herzégovine qui est la plus complexe et la plus instructive. Essayons d'en dire l'essentiel en peu de mots.

70On peut penser raisonnablement que beaucoup de musulmans locaux commencent à entrevoir, depuis plus ou moins longtemps, les inconvénients de la très longue « collaboration rampante » avec l'État impie à l'agonie, à commencer par l'octroi de la fameuse nation des « Musulmans ». Cela d'ailleurs en sachant fort bien que le vent de libéralisation ou de pseudo libéralisation en cours finira par balayer inévitablement un jour ou l'autre les sujets tabous derrière lesquels la communauté musulmane et ses représentants n'en finissent pas de s'abriter.

71Ce qu'il y a d'intéressant à noter cependant dans cette nouvelle situation, c'est que d'une part il s'agit là d'un sentiment qui a visiblement mûri dans l'ensemble des coteries, groupes et clivages existants (au demeurant fort différents les uns des autres, et parfois même tout à fait antagonistes) ; et que d'autre part, l'ensemble de ces groupes semble avoir choisi la même tactique « préventive », celle de la « fuite en avant », qui consiste à tirer la sonnette d'alarme devant un prétendu « complot général » en cours contre les musulmans et les Musulmans du pays, lequel complot mettrait en danger, depuis quelque temps déjà, leur identité, leur histoire, leur culture et même - tout simplement - leur existence !

72Cette action amène naturellement tout un lot d'autres amalgames plus ou moins attendus, comme par exemple celui de la solidarité de plus en plus clairement explicitée avec les nationalistes albanais du Kosovo, dont les protagonistes (et surtout les malheureuses victimes) sont présentés de plus en plus souvent sous l'étiquette de « musulmans » tout court, ou même, ce qui est évidemment absurde, de « Musulmans » (avec majuscule). Il est inutile de souligner ici à quel point ce genre de falsification grossière atteint cependant son but, créant, notamment à l'étranger, des rumeurs et des fausses nouvelles dans beaucoup de milieux musulmans et autres.

73Mais la complication la plus flagrante qui s'instaure (et qui fait se multiplier des réponses « acrobatiques » et souvent contradictoires à souhait), c'est lorsque l'on cherche à clarifier la position des musulmans locaux par rapport à une question simple mais cruciale concernant l'umma universelle : s'agit-il ici de gens qui sont musulmans d'abord, puis aussi, accessoirement, yougoslaves, ou de gens qui sont yougoslaves avant tout et musulmans ensuite ? La façon (mais surtout le ton) dont a réagi une partie des milieux intellectuels religieux musulmans de Sarajevo à une série de trois articles parus dans le principal hebdomadaire de la capitale, Nin, articles écrits par le professeur Darko Tanaskovic de l'Université de Belgrade - lequel est actuellement à mon avis, et cela sans contestation possible, le plus grand spécialiste du pays dans le domaine de l'islamologie et des études islamiques en général, et certainement notre meilleur connaisseur actuel (je dis « notre » dans le sens de la communauté scientifique internationale) du monde musulman yougoslave - montre bien le degré d'irritation et l'impossibilité de se tirer de la situation autrement que par l'invective et le dénigrement systématique des interlocuteurs, procédés tout à fait indignes (faut-il le rappeler ici) du profil intellectuel des signataires de ces « répliques ».

74Voici enfin quelques autres nouvelles concernant notre sujet dans cette région. Notons pour l'instant à propos des médiateurs Musulmans dont j'ai parlé plus haut, que l'un des trois personnages cités a été (de nouveau?) « définitivement » exclu du comité central du Parti communiste de Bosnie-Herzégovine. Que le second, ému par les dangers qu'encourent actuellement d'après lui les musulmans et Musulmans locaux, s'agite pour essayer de former un groupement non-politique, intitulé « Forum », et que le troisième, dont on n'avait pas entendu parler depuis longtemps, recommence à publier des prises de position et d'accorder des interviews.

75Notons aussi que pour des raisons peu claires pour l'instant, le nouveau Rais al-'Ulamâ' (chef des ulémas) de Yougoslavie, élu pourtant il y a deux ans à peine, a « été démissionné » de son poste, ce qui fait courir les bruits les plus divers et que l’on a choisi comme intérimaire, pour la première fois depuis que cette fonction a été créée, un personnage ne faisant pas partie des ulémas de Bosnie-Herzégovine.

76Disons également qu’il a été enfin reconnu publiquement que le « procès de Sarajevo » de 1983 (mentionné plus haut) avait été « monté » de toutes pièces par l'appareil dirigeant communiste de l'époque, mais que naturellement, ni les juges ni les témoins à charge, ni à plus forte raison les organisateurs dudit procès, n'ont été traduits devant la justice, ce qui montre bien les limites de la "libéralisation" en cours.

77Ajoutons aussi, au sujet de la nouvelle génération des médiateurs « côté pouvoir », qu'il s'agit visiblement maintenant de personnes d'un niveau infiniment supérieur à celui de leurs prédécesseurs, et que leur discours actuel, en tout cas, n'a pratiquement plus rien à voir avec celui qui se pratiquait auparavant. (Ce qui ne veut pas dire non plus, bien entendu, que les « métaphores » actuelles ne mériteraient pas d'être analysées de près !).

78Je terminerai enfin par une de mes impressions personnelles qui se dégagent des discussions que j'ai eues ces derniers temps, en Yougoslavie et ailleurs, avec un certain nombre d'interlocuteurs connaissant plus au moins bien la situation « sur le terrain » : il semblerait en effet que les hommes les plus raisonnables (et les plus responsables) de la communauté se taisent actuellement, car ils savent bien qu'en ce qui concerne les musulmans et les Musulmans de Yougoslavie, le temps des « euphories » de l'époque « socialiste » et de la « pêche en eau trouble », qui avaient été rendues possible grâce à la collaboration étroite avec les dirigeants de l'État impie, touche à sa fin ; et que par conséquent, la situation de demain risque inévitablement (cela quel que soit le régime qui se mettra en place) d'être nettement moins bénéfique pour la vie de la communauté que celle qui a pu s'organiser grâce aux intérêts de Tito et des communistes yougoslaves au cours des décennies précédentes ; mais que ces hommes responsables continuent à se taire pour le moment, car ils savent bien que « la base » n'est nullement prête à entendre ce discours de raison ; il ne ferait dans ce cas-là que discréditer plus ou moins définitivement, auprès de ses coreligionnaires, celui qui tenterait de le faire passer (…).

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Notes

1 Ce texte, après avoir fait l'objet d'une communication dans le cadre du séminaire organisé en 1989-90 par le CEDEJ du Caire sur le thème « Médiateurs et métaphores », est paru en version intégrale sous le titre Les musulmans yougoslaves, 1945-1989. Médiateurs et métaphores aux éditions L'Age d'Homme, 1990. Dans la présente version, abrégée, les intertitres sont de la rédaction d'EMA.
2 Ou peut-être en 1968, car on lit dans Le Monde du 29 mars 1969 (supplément au n° 7529, p. III) : « Un plénum du comité central du Parti communiste de Bosnie a officiellement proclamé le 17 mai 1968 que "les Musulmans, comme le démontre notre praxis socialiste, sont une nation à part. »
3 Cf. par exemple les comptes-rendus de ce genre de réunions des plus hautes instances pour la Bosnie-Herzégovine et la Macédoine, parus dans le principal quotidien yougoslave Politika du 10 mai 1972, p. 8 et du 30 mars 1973. p. 8.
4 Cf. par exemple : « L'alliance socialiste accuse les Eglises de faire de la politique », dans Le Monde du 9 novembre 1974, p. 5 ; R. Grulich, « Sonhe Allahs im Lande Titos. Neue Religios gesetze treffen viele Muslims », dans Rhein. Merkur du 20 août 1976, p. 21 ; ainsi qu'un excellent reportage d'Emile Guikovaty, « Yougoslavie : les citoyens musulmans », dans L'Express n°1356 du 4-10 Juillet 1977, p. 63-66.
5 Cf. par exemple : R. Kabasi, « Crkva sve cesce na politickom terenu », dans Politika du 10 mars 1970, p. 6 (concernant la situation au Kosovo) ; « Versko-politicki kapitali », dans Politika du 23 octobre 1970, p. 6 (concernant ia Macédoine), etc.
6 Cf. Preporod, n° 218, Sarajevo, 15-30 septembre 1979. p. 1-3 ; et n° 219, 1-15 octobre 1979, p. 3.
7 Cf. Politika de Belgrade du 28 et 29 octobre 1979 ; et Oslobojenje  de Sarajevo du 28 octobre 1979.
8 Le terme « musulman » (sans majuscule) désigne en Yougoslavie (comme partout dans le monde) une personne qui (quelle que sort son appartenance ethnique et nationale) est de confession musulmane. Le terme « Musulman » (avec majuscule) désigne en Yougoslavie (depuis 1967) une personne de confession musulmane ou une personne athée appartenant à la nation musulmane.
9 Il s'agit de la revue Al-Hilal qui paraît à Skoplje, en macédonien, en albanais et en turc.
10 Cf. l'hebdomadaire Nin, n°1769, Belgrade, 25.11.1984, p. 34.
11 Les Albanais et les Turcs de Yougoslavie sont considérés comme étant parmi les populations les plus « arriérées » du pays. En effet, le taux d'analphabétisme chez les Albanais aurait été de 34,9% en 1971 (63.2% en 1953), et de 31% chez les Turcs, alors que la moyenne, yougoslave, toujours en 1971, aurait été de 15,1% (Cf. Demografska kretanja, Beograd, 1978. p. 110-111).
12 L'exemple le plus typique de ce genre de littérature est sans conteste l'analyse bienveillante du « Livre vert » du colonel Kadhafi par l'un des principaux théoriciens marxistes de Bosnie-Herzégovine, Atif Purivatra ('Libijska 'Zelena Knjiga, dans Odjek, 1, 1981, p. 17) qui avait participé auparavant au Symposium international de Madrid organisé par la Libye.
13 Le Monde du 23 août 1983, p. 24.
14 Sur l'ensemble des Albanais de Yougoslavie, seulement 5% sont de confession catholique et il n'y a pas du tout d'Albanais orthodoxes dans le pays.
15 La méconnaissance de ces clans rend naturellement impossible la « lecture » des limogeages ou des changements d'équipes aux postes de commande de la communauté.
16 Rappelons ici un fait notoire mais important. Tito n'intervenait pratiquement jamais directement dans ce genre d'affaires. A ma connaissance, les deux seules exceptions à cette règle sont la réception ostensiblement solennelle accordée le 22 janvier 1958 au nouveau Rais al-'Ulamâ de Yougoslavie, Sulejman Kemura (donc après avoir pris la décision d'utiliser le poids de la communauté musulmane yougoslave à des fins politiques dans ses relations avec les pays musulmans afro-asiatiques) ; et son discours de 1979 dont il a été question plus haut. On sait d'ailleurs depuis longtemps que cette décision de ne pas « compromettre » le chef de l'État dans des affaires pouvant poser un problème quelconque par la suite avait été prise par les compagnons les plus proches de celui-ci, sur la proposition du chef de la police de l'époque, Aleksandar Rankovic (tombé en disgrâce par la suite, en 1966).
17 Les représentants les plus typiques de cette catégorie seraient des gens comme Atif Purivatra, Muhammad FiIipovic et Fu'ad Muhic.
18 Parmi les personnages les plus connus de ce genre, citons par exemple les noms de Sulejman Kemura, Husejin Djozo, Ahmad Smajlovic et Hamdija Jusufspahic.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Alexandre Popovic, « Les musulmans yougoslaves (1945-1989) »Égypte/Monde arabe [En ligne], 3 | 1990, mis en ligne le 08 juillet 2008, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ema/237 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ema.237

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