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Golfe

L'islam et la crise du Golfe dans la presse égyptienne

Pierre-Jean Luizard
p. 173-222

Notes de la rédaction

Traduction des articles publiés dans les annexes : Nachwa al-Azhari ; Mariam Chehata ; Christiane Iskandar ; Sylvie Lamy ; Agnès Lossois ; Pierre-Jean Luizard ; Didier Manciaux.

Texte intégral

1L’évocation de la crise du Golfe dans la presse égyptienne revêt de multiples aspects : situation des travailleurs de retour d'Irak et du Koweït, conséquences économiques de la crise pour l'Égypte, analyse de la politique égyptienne dans la crise, position des partis et débats politiques intérieurs sur la politique égyptienne face à l'Irak. L'affaire fait la une des journaux quasi quotidiennement depuis la date fatidique du 2 août 1990. Eu égard à la dimension islamique de la crise, exploitée par Saddam Hussein, et au ralliement de nombreux mouvements islamistes du monde arabe à la cause irakienne, il nous a paru intéressant de considérer la crise du Golfe sous l'angle de l'islam, dans un pays dont la position religieuse revêt une importance toute particulière. Siège, avec al-Azhar, des plus importantes institutions sunnites, berceau des Frères musulmans, terre de prédilection des associations islamistes, l'Égypte allie à ces caractéristiques celle de sa position centrale dans le monde arabe, du fait, notamment qu'elle est le plus peuplée de tous. En retenant pour thème d'analyse l'islam en Égypte et la crise du Golfe dans la presse égyptienne, on tentera de mettre en lumière à la fois la pluralité traditionnelle de l'islam égyptien, en même temps que la recomposition que les événements ont suscitée au sein du mouvement religieux. Par commodité, notre analyse se limite à la période comprise entre le 2 août, date de l'invasion du Koweït par l'Irak, et le 15 octobre. Durant cette période se sont mis en place les principaux éléments du décor de la crise : le vote de l'embargo contre l'Irak par le Conseil de sécurité le 6 août, le lancement de l'opération « Bouclier du désert » par les États-Unis le 7 août, la proclamation de l'annexion du Koweït par l'Irak le 8 août, le sommet arabe extraordinaire du Caire le 10 août, l'acceptation des principales conditions iraniennes à un accord de paix par Saddam Hussein le 15 août, l'arrivée en Arabie Saoudite d'un premier contingent de soldats égyptiens le 11 août, enfin la décision irakienne de retenir les étrangers en otage.

2Les positions islamiques égyptiennes sur la crise du Golfe sont à l’image de l'islam égyptien. Elles reflètent des points de vue différents, qui correspondent en gros aux clivages connus de I’islam dans ce pays : islam de l'État avec ses institutions officielles, au premier rang desquelles al-Azhar et ses Ulémas, ainsi que les confréries soufies, islam des ulémas et penseurs musulmans indépendants d'al-Azhar, islam des diverses associations réformistes, islam des Frères musulmans, islam des associations islamistes, à quoi il faut ajouter les prises de position religieuses des différents partis politiques.

3Avant de définir comment chacune de ces positions a trouvé un écho dans la presse, il faut préciser que la crise du Golfe a opéré de nouveaux clivages au sein du champ politique égyptien. Par rapport à l'Irak, d'abord, auparavant cible d'une partie de la presse fondamentaliste, notamment Al-I'tisâm, Al-Nûr et parfois Liwâ’ al-Islâm, pour sa politique laïque et anti-islamique et, occasionnellement, cible d'Al-Wafd pour ses atteintes à la démocratie, un consensus s'est formé après le 2 août pour refuser l'agression irakienne et s'opposer aux ambitions de Saddam Hussein. Le changement de ton le plus notable fut celui de la presse officielle ou proche du pouvoir qui, jusqu'au mois de juillet, continuait à défendre le droit inaliénable de l'Irak, son allié dans le Conseil de coopération arabe, à se doter de toute la technologie nécessaire et à assurer Saddam Hussein de la solidarité de l'Égypte face à la campagne occidentale menée contre son régime. Lors de l'exécution de Farzad Bazoft, le 15 mars, la presse avait soutenu la thèse irakienne de I'« espion » et du complot occidental dirigé contre l’Irak. La soudaineté du renversement du discours à l'égard de celui qui est à présent crédité de tous les crimes, la rapidité avec laquelle les turpitudes du régime irakien, dont bon nombre datent de l'époque où il était encore honoré par l'Égypte, ont été étalées, montrent que les discours de fraternité antérieurs cachaient des haines tenaces qui ne demandaient qu'à être exhumées. Rancoeur des travailleurs égyptiens émigrés en Irak pour les mauvais traitements qui leur ont été infligés et qui, exploités par la presse, ont largement contribué à forger une opinion populaire anti-irakienne, mais aussi refus viscéral de tout Égyptien pour tout ce qui constitue un défi au rôle central de son pays dans le monde arabe. L'alliance politique avec l'Irak prenait fin dès l'instant où l'on reconnaissait en Égypte que le Conseil de coopération arabe n'avait été « qu'une machine de guerre irakienne au service d'ambitions agressives ». Enfin une majorité d'Égyptiens, aux prises avec des difficultés économiques croissantes, semble aujourd'hui attendre davantage d'une aide économique des États-Unis, que d'un régime irakien sur lequel on ne se fait aucune illusion et pour lequel on ne nourrit aucune sympathie. Ce consensus anti-irakien s'est exprimé par un soutien accordé à la politique du président Moubarak dans la crise par la plupart des forces politiques .légales. Depuis Al-Wafd, quotidien du néo-Wafd, jusqu'à Al-Ahrâr, journal du Parti libéral, en passant par la presse officielle ou officieuse, tous ont adopté une attitude de grande fermeté envers l'Irak. Seuls, le Parti socialiste du Travail (l'ancien Misr al-Fatât qui a fait alliance avec une partie des Frères musulmans) et le Rassemblement progressiste unioniste (nassériens et marxistes), ont, à travers leurs journaux respectifs, Al-Cha’b et Al-Ahalî, pris des positions hostiles à la politique du pouvoir, tout en étant affectés par de graves dissensions qui s'exprimaient au grand jour, soit dans leur propre presse, soit dans les journaux proches du pouvoir, trop heureux de cette occasion d'affaiblir l'opposition. Parmi ces derniers partis, notamment au sein du Parti socialiste du Travail, une tendance a adopté des positions plus ou moins nuancées de soutien à Saddam Hussein. Le mouvement islamiste, et plus particulièrement les Frères musulmans, semble pour l'instant avoir été celui qui a le plus subi les contrecoups de la crise.

Le rôle islamique de l'État égyptien

4L'État égyptien joue traditionnellement un rôle islamique éminent, que ses affrontements avec les islamistes tendent parfois à brouiller aux yeux du public occidental. Ce rôle s'est manifesté à l'occasion de la crise du Golfe, où il a constitué une réponse au nouveau discours religieux adopté par Saddam Hussein. Force est de constater que le poids religieux de l’État égyptien est sans commune mesure avec celui que tente d'acquérir son pendant irakien. L'Égypte est loin d'être un État laïc. En tant que siège des plus importantes institutions sunnites, ce qui lui confère d’une certaine façon un rôle d'héritier de l'Empire ottoman, l'État égyptien a ainsi mis en avant ce qu'il considère comme sa mission islamique première : la défense des Lieux saints. Comme à l'époque dumahmal, qui symbolisait la puissance du sultan égyptien et la préséance de l'Égypte par rapport aux Lieux saints, comme lors de l'expédition de 1811-1815 menée contre les wahhabites par Muhammad 'Alî, toujours au nom de la défense des Lieux saints, le président Moubarak semble reprendre à son compte une politique égyptienne traditionnelle, qui s'accompagne d'un discours islamique largement diffusé par la presse. À l'exception de Al-Cha’b et de Al-Ahalî ainsi que deLiwâ al-lslâm, la revue des Frères musulmans, tous les journaux ont accordé une place importante à ce discours. La riposte islamique du gouvernement égyptien fut de faire condamner l'Irak par la dix-neuvième conférence des ministres des Affaires étrangères des États islamiques, réunie au Caire du 1er au 5 août, où 46 États islamiques étaient représentés. À l'issue de la conférence, une déclaration fut publiée afin de « condamner l'agression irakienne, exiger le retrait immédiat des forces irakiennes et le retour du pouvoir légitime koweïti sous la direction de Jâbir al-Ahmad al-Sabâh ». Par ailleurs, il était spécifié que « les pays musulmans exigent la formation rapide d'un tribunal islamique pour régler le différend ». Il y eut, le 10 août 1990, le sommet arabe extraordinaire au Caire, en marge duquel al-Azhar lança son appel à l'Irak pour l'évacuation du Koweït tandis que se mobilisaient les institutions islamiques égyptiennes officielles. La riposte consista également à envoyer des troupes égyptiennes en Arabie Saoudite et à encourager le congrès de l'Organisation islamique mondiale à la Mecque rassemblant, du 10 au 12 septembre 1990, 280 ulémas, congrès auquel les représentants égyptiens prirent une part active et qui aboutit à légitimer le recours à des armées non musulmanes contre un danger imminent.

  • 1 Al-Nûr, n° 463,3 octobre 1990, pages 1 et 3.
  • 2 Al-Nûr, n° 463. 3 octobre 1990, page 1.

5Le discours islamique officiel est largement repris par la presse proche du pouvoir comme par celle de l'opposition, à l'exception des trois journaux déjà cités. À l'occasion du mawlid al-nabî, le 2 octobre, le président Moubarak donne le ton : insistant sur la lutte contre la tyrannie, il lance un appel au règlement de la crise suivant les principes de l'islam. Abondamment citée, l'allocution de Moubarak fait, de façon significative, la une du journal fondamentalisteAl-Nûr, proche des Frères musulmans, qui le reproduit intégralement et le qualifie de discours « magnifique » (râ’i’). Le président égyptien affirme que la « faiblesse de l'Umma a commencé avec l'abandon des principes de l'islam » et que l'invasion du Koweït est un retour à la jâhiliyya1. Al-Nûr met en valeur certaines citations du discours : « l'islam commande de se tenir aux côtés des victimes de la force brutale et de venir en aide à ceux qui appellent au secours », « l'islam a rassemblé les Arabes après leur dispersion et les a unifié après leurs divisions » ou encore « affronter le tyran et respecter engagements et promesses font partie des enseignements de l'islam », autant de métaphores qui s'appliquent directement à la crise. La défense de l'islam a un corollaire, la défense de la démocratie face au despotisme, au fait accompli et à la force, thème qui est devenu un leitmotiv de la presse égyptienne. Comme pour mieux affirmer la caution islamique qu'il apporte à l'action du président égyptien, l'éditorial de Al-Hamza Da'bas, dans Al-Nûr, titre : « Moubarak appelle l'ambassadeur américain à se convertir à l'islam » 2.

  • 3 Rose al-Yûsuf. 20 août 1990, pages 10 et 11, article de 'Abd al-Sattâr al-Tawîla.
  • 4 October, n° 722, 26 août 1990, pages 26 et 27.
  • 5 Akhir Sâ’a, n° 2914,29 août 1990, page 30.
  • 6 Al-Wafd, 17 août 1990, par Ahmad Râyif.
  • 7 Al-Liwâ' al-Islâmî, 30 août 1990, pages 1-4-5.
  • 8 Al-Liwâ' al-Islâmî, 20 septembre 1990, pages 1-4.

6Les appels religieux de Saddam Hussein sont accueillis soit par une indignation non feinte soit par la dérision. Indignation lorsque Rose aI-Yûsuf pose la question : « Tromperie médiatique : la libération de Jérusalem passe-t-elle par le Koweït ? » 3. Ou lorsque Muhammad al-Tahtàwî, dans la rubrique de l'hebdomadaire October consacrée à la religion, s'étonne : « Après tout ce qu'il a fait subir, lui et ses soldats, à l'islam et aux musulmans, Saddam appelle ces derniers à la rescousse ! » 4. Ou encore lorsque Akhir Sâ’a se fait l’écho des pèlerins : « Les pèlerins à Saddam : nous rejetons les appels suspects à propos des Lieux saints musulmans. » 5 La plupart des journaux ne se font pas faute de rappeler que « le régime irakien n'est pas islamique mais laïc », comme l'affirme dans Al-Ahrâm 'Alî Chalach, critique littéraire égyptien établi à Londres. Al-Wafd se trouve en accord avec les thèmes officiels lorsqu'il lance l'appel suivant : « L'islam entre l'agression, l'injustice et les droits de l'homme : ô musulmans du monde, unissez-vous contre l'oppression et contre la tyrannie, détournez-vous des appels vides et des faux slogans » 6. De même, Al-Liwâ’ al-Islâmî, proche des Frères musulmans, titre en première page : « L'islam n'a rien à voir avec cette agression ». Dans l'éditorial en référence aux exactions des troupes irakiennes au Koweït, le journal fondamentaliste affirme que « l'Irak a commis tous les crimes condamnés par le Prophète »... « Les guerres des musulmans avaient pour but de diffuser la religion et de défendre le dogme, et non pas le vol, les massacres et la violation de tout ce qui est sacré. Violer un serment est une trahison et l'Irak a violé ses serments avec tous les musulmans. » À propos des otages, le journal est catégorique : « L'islam interdit d'exposer [au danger] des enfants, des vieillards et des femmes. » 7 En ce qui concerne la répartition des richesses, le ton est identique : « Répartition des richesses : tout État a le droit et le devoir de protéger ses richesses et il est interdit d'utiliser la force pour les répartir ». En conclusion, Ridâ ‘Ukacha déclare : « Le président irakien n'est pas le calife des musulmans et il n'est investi d'aucun pouvoir spécial sur les autres pays musulmans. » 8

  • 9 Sabâh al-Khayr, 6 septembre 1990, page 31.
  • 10 Al-Musawwar, 24 août 1990, artide de Mahmûd al-Sa'adanî.

7Dérision lorsqu'il s'agit des prétentions de Saddam Hussein à parler au nom de l'islam et à mettre en avant ses titres chérifiens. AinsiSabâh al-Khayr se gausse de ce « dirigeant athée qui est devenu le héros des croyants. » 9 Pour ce qui est de la noble ascendance de Saddam, la presse rappelle qu'il est avant tout un « Takritî » et qu'il connaît avant tout la 'asabiyya. La gouaille ironique proprement égyptienne se donne libre cours : « Mush ma'qûl ! Barakâtuka; yâ Sîdî Saddam ! » (Incroyable, la baraka; ô Sîdî Saddam !), ou encore « Yâ chaykh Saddam, madad, madad ! » (Ô chaykh Saddam, intercède pour nous !), prières à la mode soufie égyptienne. Les caricaturistes égyptiens, qui n'avaient jamais pu « croquer » le président irakien à cause du respect dû envers le dirigeant d'un pays arabe « frère », s'en donnent aujourd'hui à coeur joie. Sous le titre « Ayatollah... Assyrien ! »,Al-Musawwar tourne en dérision les prétentions islamiques du régime irakien : « Pauvres médias arabes ! Nous en sommes arrivés au point où l'Égypte est devenue l'ennemie de monsieur le ministre-combattant Târiq 'Azîz, l'Égypte qui était, jusqu'à hier encore, membre avec l'Irak du Conseil de coopération arabe et compagnon d'armes de l'Irak dans la guerre du Golfe... Votre Excellence l’imam Rûh Allâh Ayatollâh Hannâ al-Achûri ! Nous avons défendu l'Irak lorsque Khomeiny a voulu lancer la guerre sainte contre l'Irak. Târiq 'Azîz pense-t-il pouvoir réussir là où Khomeiny a échoué en appelant à la guerre sainte contre le Koweït, lui qui n'est même pas musulman ? » 10

  • 11 Akhir Sâ'a, n° 2914,29 août 1990, page 30.
  • 12 Idem
  • 13 Al-Akhbâr, 20 août 1990, « Yawmiyyât Al-Akhbâr » par Ismâ’ïl al-Naqîb.
  • 14 « Amna'û hâdhà al-rajul min hadm al-Ka'ba ! » (Empêchez cet homme de détruire la Ka'ba !), Ahmad Râ (...)
  • 15 October, 9 septembre 1990, page 12, par Nabîl Ahmad Hilmî.
  • 16 Akhir Sâ'a, n° 2920,10 octobre 1990, page 5.
  • 17 Al-Nûr, 3 octobre 1990, page 1.
  • 18 Al-Ahrâm, 15 août1990.

8La mention de la confession chrétienne chaldéenne du ministre iranien des Affaires étrangères n'est pas fortuite. La presse officielle reprend à son compte un des arguments anti-baasistes des islamistes. « La Ka'ba... le testament de Michel ‘Aflaq en faveur de Saddam » titre un journal officiel, avant de poser la question : « Michel ‘Aflaq était-il aussi Quraychite ? » 11 On sait que Michel ‘Aflaq est demeuré la cible privilégiée des islamistes, qui n'ont pas hésité à le considérer, en tant qu'idéologue du baasisme laïc et du nationalisme arabe, comme un agent déguisé de l'Occident chrétien et un ennemi de l'islam. L'entreprise de Saddam Hussein est-elle de détruire l'islam et ses Lieux saints ? C'est cette thèse qui est affirmée lorsque les dirigeants irakiens sont identifiés aux « Qarmates qui ont détruit la Ka'ba, voté la pierre noire et pillé la ville sainte. » 12 « Leurs ancêtres détruisirent la Ka'ba... eux pillent le Koweït », affirme encore Al-Akhbâr 13. « Empêchez cet homme de détruire la Ka'ba », titre un des nombreux pamphlets publié par la plus puissante maison d'édition islamiste d'Égypte, avec une caricature représentant le président irakien chevauchant un éléphant, la monture des Perses polythéistes, et visant la Ka'ba de ses flèches 14. Et pour mieux illustrer la façon dont l'annexion du Koweït est considérée, la question vient aussitôt : « Le Koweït est-il perdu comme la Palestine ? » 15 La révélation du président Moubarak vient à point nommé lors d'un discours prononcé à l'occasion du l7e anniversaire de la guerre d'Octobre, sur les « contacts secrets entre Saddam et Israël. » 16 Au passage, la presse égyptienne n'est pas tendre pour le roi de Jordanie. Surnommé « le caméléon des Arabes », le roi Hussein se voit durement apostrophé dans Al-Nûr : « Le roi Hussein veut-il pour les Lieux saints le même avenir que pour la mosquée d'al-Aqsa qu'il a perdue ? » 17 Enfin, les reproches saoudiens adressés au roi de Jordanie trouvent un large écho : « L'émir Bandar bin Sultan à Hussein bin Talâl : des vérités difficiles à ignorer : Hussein a fait appel aux troupes britanniques en 1958 pour venir à bout de ses adversaires et il condamne la même opération en 1990 ». Yasser 'Arafat se voit, pour sa part, traité de « fossoyeur de l'Intifada avec Saddam Hussein ». Quant aux adversaires, en Égypte, de la politique du président égyptien dans la crise du Golfe, ils sont condamnés au nom de l'islam. Les divisions au sein du Parti socialiste du Travail sont ainsi exploitées : « Muhammad Hasan Durra, vice-président du Parti du Travail : le communiqué du parti a demandé le départ des forces étrangères et a omis de demander au tyran de retirer ses forces du Koweït. Le communiqué accepte le fait accompli et ceci est contraire aux enseignements de l'islam ». 18

  • 19 Al-Sîyâsî, 26 août 1990.
  • 20 Al-Wafd, 30 août 1990.
  • 21 Al-Sîyâsî, 19 août1990.

9Face à un enjeu religieux ainsi défini par la majorité des journaux égyptiens, la mission des forces égyptiennes en Arabie Saoudite ne pouvait être qu'islamique. « La défense des Lieux saints, mission des forces égyptiennes », titreAl-Siyâsï19. Accompagnant les responsables militaires égyptiens dans leur tournée dans le Golfe, Sa'îd 'Abd al-Khâliq écrit dans Al-Wafd : « Pourquoi avons-nous été fiers et remplis d'admiration lors de notre visite aux forces égyptiennes ? » Avant d'ajouter : « Les forces américaines sont à 1 500 km des Lieux saints, dans une région qui n'a rien de sacré au regard de l'islam » 20. L'enthousiasme est partagé par certains journaux islamistes. Al-Nûr, notamment, considère favorablement la visite rendue par le président égyptien aux troupes égyptiennes en partance pour l'Arabie Saoudite « pour la défense des Lieux saints de l'islam ». Et lorsque la question est posée : « Quelle est la solution islamique des événements dans le Golfe ? », la réponse vient aussitôt : « L'envoi de forces étrangères dans le Golfe, en l'absence d'une force islamique suffisamment puissante, est la seule solution » 21.

  • 22 Al-Ahâlî, 22 août 1990.
  • 23 Al-Cha'b, 14 août 1990, pages 1-3 (éditorial de 'Adil Hussein).
  • 24 Al-Cha'b, 4 septembre 1990, page 1 (éditorial de 'Adil Hussein).
  • 25 Al-Cha’b, 11 septembre 1990, page 1 (éditorial de 'Adil Hussein).
  • 26 Al-Cha’b, 25 septembre 1990, pages 1-3 (éditorial de 'Adil Hussein).
  • 27 Al-Cha’b, 18 septembre 1990, page 1.

10Dans ce concert d'unanimité, seulsAl-Ahâlî etAl-Cha’b mettent en doute le caractère islamique de l'engagement égyptien aux côtés de l'Arabie Saoudite. DansAl-Ahâlî, sous le titre « Le baril saint », Philippe Gallâb écrit : « Certains revêtent aujourd'hui le turban du mufti pour verser des larmes de crocodile, journalistes et intellectuels qui ont visité l'Irak et qui ne nous ont pas informé que le régime de Saddam était un régime dictatorial. Ou qui le savaient mais ne nous ont rien dit » 22. Mais c'estAl-Cha’b qui remet en cause avec le plus de virulence le rôle islamique déclaré de l'Égypte. S'adressant au président égyptien, 'Adil Hussein, le rédacteur en chef du journal, s'insurge : « Ne poussez pas notre armée dans une bataille dirigée par l'Amérique pour ses intérêts. » 23 « Monsieur le président... vous devez modifier vos comportements dans vos prises de décision et nous vous demandons une initiative arabe qui rassemble les rangs arabes même si cela met les Américains en colère. » 24 « Ô Moubarak, comment peux-tu appeler à la destruction des armes irakiennes et le taire sur celles que possède Israël ? » 25 « Nous demandons à Moubarak de refuser l'alliance américaine et de dire quelle est la mission de nos forces dans le Golfe. » 26 Afin de donner davantage de poids à son point de vue, Al-Cha’b a recours à l'autorité morale (pourtant peu islamique) de Muhammad Hasanayn Haykal : « Haykal : la solution américaine ne réussira pas, malgré sa couverture par des forces égyptiennes, syriennes et marocaines. » 27

  • 28 Al-Ahrâm al-lqtisâdî, 10 septembre 1990, page 8.
  • 29 Al-Akhbâr, 14 septembre 1990, article de Galâl Duwaydâr.
  • 30 Al-Ahrâm al-lqtisâdî, 20 août 1990, pages 26 et 27.

11Deux thèmes jouent un rôle de révélateur de la position islamique des autorités égyptiennes : l'Iran et Nasser. En ce qui concerne l'Iran, l'acceptation par Saddam Hussein des conditions iraniennes pour un traité de paix est durement jugée par la presse égyptienne qui parle de capitulation irakienne : « Pourquoi huit années de guerre contre l'Iran, puis la soumission » (28), se demandent la plupart des journaux. On manie également la dérision : « Le héros de la Qâdisiyya demande grâce à l'Iran. » 29 Dans une série d'articles de la revueAl-Ahrâm al-lqtisâdî, intitulés « Naksat Saddam » (La déchéance de Saddam), Hasan Abu Tàlib se demande, au sujet des propositions irakiennes d'accepter les conditions iraniennes : « Pourquoi donc avoir fait la guerre ? La Qâdisiyya de Saddam n'est-elle qu'un simple cauchemar passé ? » 30

  • 31 Akhir Sâ'a, n° 2913, 22 août 1990, page 53.

12La question vaut également pour l'Égypte. Pourquoi donc, s'il s'avère que la « Qâdisiyya de Saddam » n'a été qu'un artifice de propagande pour masquer les ambitions d'un régime dictatorial, avoir soutenu Saddam Hussein dans sa guerre contre l'Iran islamique ? Dans Akhîr Sa’a, Fârûq al-Tawîl, qui tourne en dérision la lettre de Saddam adressée à Rafsandjani et où il l'appelle « mon cher frère », semble poser une question essentielle : « Mon cher frère le mage L. J'ai vu dans les écoles d'Irak un spectacle unique. Je ne sais pas comment il va être justifié maintenant, après la soumission à l'Iran. Lorsque le professeur pénètre dans la classe, il dit : "Debout et la classe répond d'une seule voix : "Qâdisiyyat Saddam", puis il dit : "Assis !" et les élèves répondent : "Nous avons vaincus les mages !" Que diront-ils cette année ? Les cadres du Baas irakien devront bien se creuser la cervelle. Tu nous as bien eus, monsieur le président. Tu nous as dit qu'ils étaient des mages adorateurs du feu, alors qu'ils sont les musulmans les plus attachés qui soient à leur islam. Tu as brouillé les époques. Tu as jeté l'anathème sur eux, et sur leur prétendue adoration du feu, de même que tu as confondu les époques en t’imaginant que tu combattais le colonialisme comme Abdel Nasser... As-tu oublié, ô président, que l'arche de Chosroes est à Bagdad ?... Tu peux bien dire : je regrette pour le million de morts. L'Irak est le dernier État qui peut parler de l'islam car c'est un régime laïc qui a étouffé la voix de l'islam. » 31 L'arche de Chosroes fendue en deux, symbole de la victoire des musulmans sur le polythéisme persan mazdéen serait donc aujourd'hui le symbole de la défaite du dirigeant arabe qui a lancé son armée contre un pays musulman. La « Qâdisiyya » moderne aurait vu les anciens rôles inversés. On ne peut mieux jeter le masque.

  • 32 Al-Nûr, 1 août 1990, page 1, et Al-Nûr, 5 août 1990, pages 1 et 3.

13En fait, la presse proche du pouvoir semble osciller entre une surenchère du discours baasiste irakien contre l'Iran pour mieux affirmer la trahison par Saddam de ses propres principes et du nationalisme arabe, et une mise en doute, au nom de l'islam, de la valeur de ces mêmes principes. Pourtant ces mêmes éditorialistes qui, durant la guerre de huit ans contre l'Iran, s'étaient fait l'écho de la propagande irakienne, faisant porter au seul Iran la responsabilité de la guerre, peuvent-ils sérieusement prétendre avoir été trompés par Saddam Hussein ? De même, c'est avec plus de dix années de retard que ces journaux, qui étaient restés silencieux au moment où, dans les années 70 et 80, le clergé chiite était décimé par la répression en Irak, dénoncent aujourd'hui avec virulence « la politique de terreur anti-islamique du dictateur irakien ». L'accueil réservé à la délégation iranienne à la conférence des ministres des Affaires étrangères des États islamiques, qui fut l'occasion de la visite du plus haut dignitaire religieux iranien en Égypte depuis les années 50, en la personne du hujjatulislàm 'Alî Tastchîrî, et l'écho favorable que rencontra cette visite dans la presse va dans le même sens. Le journal fondamentalisteAl-Nûr, pour sa part, célèbre à l'occasion de cette visite, dans l’éditorial de Al-Hamza Da'bas, l'unité islamique retrouvée entre sunnites et chiites 32.

  • 33 Rose al-Yûsuf, n° 3247, 3 septembre 1990, pages 26-28.
  • 34 Rose al-Yûsuf, n° 3246. 27 août 1990, page 35.
  • 35 Al-Ahrâm al-lqtisâdî, n° 1129, 3 septembre 1990, page 17.
  • 36 Akhir Sâ'a, 8 août 1990, page 57.

14D'autre part. il y a une négation reprise par l'ensemble de la presse proche du pouvoir : Saddam n'est pas Nasser. 'Abd Allah Imam, dans Rose al-Yûsuf, met en scène Nasser : 'Abd el-Nasser demande à Saddam : « pourquoi l'ennemi n'a-t-il pas combattu les forces ? L'armée irakienne n'a pas tiré une seule balle contre Israël. » 33 Et d'ajouter : « Nasser était contre l'unité réalisée par la force ». Dans la même revue, Gamâl Salîm répond « à ceux qui comparent Saddam à Nasser : c'est une insulte à la mémoire de Nasser... Nasser n'était pas un agresseur mais un libérateur. » 34 Lors d'une conférence de presse internationale de Moubarak sur la crise du Golfe, le 30 août, le président égyptien abondera dans le même sens : « Il est injuste de comparer Saddam et 'Abd el-Nasser qui a libéré son pays et la région sans verser de sang. » 35 Enfin, comme au temps où la guerre des ondes faisait rage entre l'Égypte nassérienne et l'Irak de Qâsem, on reprend les vieux slogans anti-irakiens de l'époque, les noms des deux dirigeants irakiens, Qâsem (le diviseur) et Saddam (celui qui affronte), faisant les délices des journalistes, comme Fârûq al-Tawîl qui, dansAkhîr Sa’arésume le tout par : « Min Qâsim al-‘Iraq ilâ Saddam al-'Urûba » (Depuis le diviseur de l'Irak jusqu'au destructeur de l'arabisme) 36. Discours de légitimation islamique du pouvoir, certes, mais dans le cadre de la défense du nassérisme, considéré comme patrimoine commun de tous les Égyptiens.

Positions religieuses défavorables à l'Irak

L'institution al-Azhar joue son rôle traditionnel

15L'institution sunnite millénaire, par la voix de chaykh Gâdd al-Haqq ‘Alî Gâdd al-Haqq, le Chaykh al-Azhar, et de ses ulémas, a défendu et justifié, dès le début des événements, la position officielle du gouvernement égyptien. Il y a eu I'« appel d'Al- Azhar aux peuples et dirigeants de la nation arabe et de l'Umma islamique », publié le 10 août 1990 en marge du sommet islamique du Caire convoqué le même jour par Hosni Moubarak (voir la traduction intégrale en annexe I). Cet appel fut publié, intégralement ou sous forme d'extraits, par la plupart des journaux et notamment par Al-Liwâ’ al-Islâmî et Al-Nûr, qui reflètent des positions proches des Frères musulmans et dont les lecteurs étaient davantage habitués aux attaques virulentes contre le Chaykh al-Azhar. Seuls, la revue des Frères musulmans, Al-Liwâ’ al-Islâmî, et le journal du Parti du Travail, Al-Cha’b, firent le silence sur cet appel, comme d'ailleurs sur toutes les autres prises de position d'al-Azhar. La condamnation de l'agression irakienne fut réaffirmée lors de la rencontre entre le Chaykh al-Azhar et l'ambassadeur américain au Caire, le 15 août 1990. Puis, le 21 août 1990, une « déclaration d'al-Azhar sur les événements du Koweït et leurs conséquences » (voir la traduction intégrale en annexe II) acheva de définir la position de l'islam officiel en Égypte face aux graves événements du Golfe. Cette position peut se résumer par une condamnation de l'agression de l'Irak contre le Koweït, par un refus de l'occupation de l'émirat, par un appel « à combattre l'injustice comme un devoir pour tout musulman », par une légitimation du recours aux forces étrangères pour répondre à l'agression de l'Irak, recours qui « est une action licite du point de vue de l'islam ». Al-Azhar concluait : « L'islam nous ordonne de répondre à l'agression de l'Irak ; combattre la bande des tyrans est un devoir pour tout musulman ». À l'occasion dumawlid al-nabî, début octobre, le Chaykh al-Azhar réaffirme : « L'attaque de l'Irak contre le Koweït est un grand crime et il revient à l’Umma d'empêcher l'oppresseur de perpétuer sa tyrannie ».

16Les positions d'al-Azhar trouvent leur confirmation à La Mecque, au congrès de l'Organisation islamique mondiale. Ulémas saoudiens et égyptiens adoptent, avec 280 ulémas venus de tous les pays musulmans, une résolution qui symbolise la position officielle des plus hautes autorités religieuses musulmanes sunnites. Les principaux dignitaires musulmans égyptiens sont présents. Outre le Chaykh al-Azhar, chaykh Muhammad Tantâwî, mufti de la République, chaykh Yûsuf al-Qardâwî, important « faqîh » égyptien, et Ibrâhîm al-Disûqî, ancien ministre des Waqf, se retrouvent aux côtés de chaykh 'Abd al-'Azîz bin 'Abd Allah bin Bâz, président du Comité saoudien des fatwa, et ‘Abd Allah 'Umar Nasayf, le président de l'Organisation islamique mondiale. Ces derniers parviennent, avec al-Azhar et les autres ulémas présents, à une unanimité qui se matérialise par un document condamnant l'agression irakienne.

  • 37 Al-Musawwar, n° 3440, 14 septembre 1990, pages 2-9.

17La presse égyptienne, à l'exception toujours deLiwâ’ al-Islâm et de Al-Cha’b, se fait largement l'écho de cette conférence. Ainsi, Al-Musawwar peut écrire : « Le Chaykh al-Azhar, le mufti et les ulémas affirment : le recours à des forces étrangères pour protéger un État islamique et la position de l'Arabie Saoudite pour défendre les Lieux saints sont licites du point de vue de l'islam. » 37 Le roi Fahd, les autorités religieuses saoudiennes et al-Azhar joignent leurs voix pour affirmer « la nécessité de la création d'une armée permanente des États islamiques pour défendre les Lieux saints ». Parmi les recommandations du congrès de La Mecque, la nécessité d'accompagner tout retrait irakien du Koweït « du paiement d'indemnités pour tous les vols et actes de destruction commis ». Enfin, « le départ des forces étrangères du territoire saoudien juste après la fin de l'occupation du Koweït » est réaffirmé.

18Ces positions sont importantes dans la mesure où al-Azhar est une institution qui continue, malgré un déclin sensible, à jouir d'un certain prestige dans l'ensemble du monde islamique et n'est pas un simple rassemblement de fonctionnaires dociles. Saddam Hussein, qui a éliminé par la répression toute autorité religieuse dans son pays, notamment chez les chiites, fut le premier à s'appuyer sur l'autorité d'al-Azhar dans sa guerre contre l'Iran et contre le mouvement islamiste chiite. La visite à Bagdad, en juillet 1990, de Chaykh al-Azhar en fut le témoignage le plus concret. Le discours d'al-Azhar fait écho à celui du pouvoir, le président Moubarak ayant repris à son compte le discours d'une certaine légitimité islamique.

Ulémas : condamnation de l’Irak malgré un certain désarroi

19Les différentes positions prises par les ulémas au sujet des événements du Golfe, ont constitué un enjeu important dans la lutte entre les différents courants politiques. La récupération des propos de tel ou tel religieux est même devenue systématique, telle déclaration prenant un sens différent suivant l'organe de presse où elle est publiée. Sous le titre péremptoire : « Les ulémas de l'islam affirment... », on trouve dans la presse, au delà d'une condamnation unanime de l'agression irakienne, des points de vue divergents entre ulémas et, pour un même uléma, des exégèses parfois contradictoires d'une même déclaration.

L'agression irakienne contre le Koweït

  • 38 Al-Nûr, 12 septembre 1990, page 1.
  • 39 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 9 août 1990, pages 1 et 3.
  • 40 Akhir Sâ'a, 8 août 1990, page 55.
  • 41 Al-Nûr, 8 août 1990, page 6.

20C'est à l'unanimité que les ulémas d'Égypte ont condamné l'attaque et l'occupation du Koweït par l'Irak. C'est ce que rapporte Al-Nûr lorsqu'il titre : « À l'unanimité des ulémas, non à l'occupation du Koweït ! » 38 Dès le 9.août, Al-Liwâ’ al-Islâmî annonçait en première page : « Le congrès islamique condamne l'agression irakienne contre le Koweït »... « L'islam refuse l'agression d'un musulman contre un autre musulman »... « Les ulémas exigent le retrait immédiat des troupes irakiennes » 39 En effet, le congrès de l'Organisation islamique mondiale a mis un terme à la confusion encore accrue après l'intervention américaine. Les décisions des ulémas réunis à La Mecque ont pris valeur de référence que la grande majorité des ulémas égyptiens ont reprise à leur compte. Ainsi, 'Abd al-Mun'im al-Namr, ancien ministre des Waqf et président du Comité des Affaires religieuses au Parlement, Gamâl al-Dîn Mahmûd, secrétaire général du Conseil supérieur des affaires islamiques, spécialiste du droit islamique du travail et membre de l'Académie des recherches islamiques d'al-Azhar, et Ra'ûf Chalabî, ancien wakil d'al-Azhar, affirment que « l'agression irakienne contre le Koweït est condamnée du point de vue de l'islam. La charia condamne toute ingérence dans le régime politique des États ». 40 Lors d'un colloque sur la crise du Golfe à l'université d'Alexandrie, il est affirmé que l’idée d'annexer un État est nazie et n'a pas d'origine dans la pensée islamique. Pour 'Abd al-Mun'im al-Namr, « L'Irak est un État prédateur » 41.

  • 42 Al-Gumhûriyya, 19 août 1990.
  • 43 Al-Gumhûriyya, 22 août 1990,
  • 44 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 23 août 1990, pages 4 et 5.
  • 45 Al-Nûr, 8 août 1990, page 6.
  • 46 idem.
  • 47 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 9 août 1990, page 3.
  • 48 Al-Tasawwuf al-lslâmî, septembre 1990, pages 40-42.
  • 49 Al-Gumhûriyya, 13 août 1990.

21Lors d'un camp de jeunes à Abu Qîr, Muhammad 'Alî Mahgûb, l'actuel ministre des Waqf, déclare qu'« il faut s'opposer à l'agression irakienne sur les plans islamique et arabe » et chaykh Muhammad Tantawî, le mufti de la République, que « l'occupation du Koweït a causé un tort énorme à la prédication islamique. » 42 Connu pour ses positions, qui en font souvent un éclaireur du pouvoir sur des dossiers religieux délicats, le mufti adopte une fois de plus une position d'avant-garde : « La charia condamne l'agression de l'Irak contre le Koweït. Les muftis doivent émettre des fatwa contre l'agression », avant d'ajouter : « Combattre le tyran et venir en aide à l'opprimé est un devoir absolu. » 43 On est là aux antipodes des appels du mufti de Palestine. Dans le même registre de la condamnation de l'Irak, Sayyid Rizq al-Tawîl, doyen de la Faculté des Études islamiques de l’université d'al-Azhar, 'Abd al-Hayy al-Farmâwî, professeur de tafsîr à al-Azhar, Muhammad Sayyid Ahmad al-Masîr, professeur de dogme musulman à la Faculté de théologie de l'Université d'al-Azhar et 'Abd al-'Azîz 'Isa, ancien ministre des Affaires d'al-Azhar, adoptent une position très ferme contre l'occupation irakienne du Koweït. IsmâïI al-Daftâr, professeur de dogme et de hadîth à la Faculté de théologie de l'Université d'al-Azhar, appelle à « repousser l'agresseur ». Chaykh Ra'ûf Chalabî parle d'« un crime impardonnable. » 44 Pour ‘Abd al-'Azîm al-Mut'anî, prédicateur et professeur à l'Université d'al-Azhar : « II faut que l’Umma isole Saddam Hussein. » 45 Raf'at Fawzî, président du département de la charia à Dâr al-'Ulûm, affirme que « les ennemis des Arabes et de l'islam sont les bénéficiaires de l'agression. » 46 Même appréciation du prédicateur musulman 'Abd al-Mansûr Chàhîn et de chaykh Mansûr al-Rifâ'î 'Ubayd, directeur général des mosquées dépendant du ministère des Waqf et un des dirigeants de la Gama’iyya char'iyya, pour qui « l'agression de l'Irak est une action digne de la Jâhiliyya et qui vise à briser l'unité arabe »... « L'islam a prescrit des solutions justes pour résoudre les différends, mais l'Irak a refusé toute solution islamique » 47. Car ce que reprochent les ulémas à l'Irak, en particulier, est d'avoir usé de sa force contre un petit pays musulman sans défense, et de ne pas avoir cherché un règlement diplomatique grâce au recours à une médiation islamique. La question du traitement du voisin selon l'islam est débattue par de nombreux ulémas. La revueAl-Tasawwuf al-Islâmî, porte-parole du Conseil supérieur des confréries soufies, aborde le sujet avec plusieurs d'entre eux. Ainsi, Muhammad al-Tayyib al-Naggâr, professeur d'histoire islamique, ancien président de l'Université d'al-Azhar et président du comité « Al-Sîrà wa-l-Sunna » affirme : « L'islam a fait de la protection des droits du voisin un devoir absolu » 48. Enfin, on reproche à Saddam Hussein d'avoir renié ses promesses selon lesquelles il n'attaquerait pas le Koweït. 'Abd al-Hayy al Fârmâwî se pose la question : « Saddam va-t-il devenir raisonnable et retirer son armée ? »49

  • 50 AI-Tawhîd, numéro de rabî awwal 1411, pages 5 à 10.

22Les ulémas proches d'al-Azhar ne sont pas les seuls à condamner l'Irak. La revueAl-Tawhîd, porte-parole de l'association musulmane réformiste « Gamâ’at Ansâr al-sunna al-muhammadiya » (Partisans de la sunna muhammadienne), s'exprime en termes virulents contre le régime irakien. Chaykh Muhammad 'Alî 'Abd al-Rahîm, président de l'Association, conclut : « L'agression irakienne contre le Koweït est le pire des crimes »... « Même les Croisés n'ont pas, en leur temps, commis de telles atrocités contre les musulmans » 50. (Voir annexe III)

  • 51 Al-Cha'b, 28 août 1990, page 10.

23Tout en condamnant l'agression irakienne, le prédicateur 'Abd al-Rachîd Saqr déclare cependant : « Si le Koweït avait appliqué l'islam dans ses affaires, l'Irak ne l'aurait pas attaqué. » 51 Toutefois, ce type de réserves sur l'attitude du Koweït, dans la situation difficile que connaît l'émirat, sont extrêmement rares. Enfin tous les ulémas voient dans l'agression contre le Koweït la manifestation d'un éloignement des valeurs de l’islam et mettent en garde contre ses conséquences néfastes. Lors du massacre de l'esplanade du Temple, à Jérusalem, Ahmad Chalabî, professeur d'histoire islamique à Dâr al-'Ulûm, affirme : « L'Umma arabe est dans une position difficile, car les événements du Golfe ont permis les massacres de la mosquée al-Aqsa ».

  • 52 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 23 août 1990, pages 4 et 5.

24Loin de penser que l’action de Saddam Hussein peut servir la cause palestinienne, les ulémas affirment qu'elle a, au contraire, éloigné les perspectives ouvertes par l'Intifada. Sous le titre : « Pire tragédie de l'histoire »,Al-Liwâ’ al-Islâmî laisse la parole à un groupe d'ulémas qui affirment : « Les États qui ont soutenu l'agression de l'Irak doivent revenir sur leurs positions et se fonder sur l'islam. » 52

  • 53 idem.
  • 54 Al-Sîyâsî, 23 septembre 1990.

25Se fonder sur l'islam pour résoudre le conflit, chaykh Yûsuf al-Badrî, membre du Parlement, formule cette proposition des ulémas en appelant à « la constitution d'une force de dissuasion islamique. » 53 Et le 23 septembre, chaykh 'Atiya Saqr, membre du Comité des fatwa d'al-Azhar, et chaykh Ibrâhîm âI-Disùqî précisent à leur tour : « Les ulémas de l’Islam proposent la création d'une force de dissuasion islamique afin de restituer les droits spoliés du Koweït. »54 L'islam, pensent les ulémas, est seul à même de régler la crise : « L'alliance proposée d'un point de vue politique islamique : proposition par les ulémas de Fistam d'une alliance arabo-islamique évoquée par le congrès de La Mecque pour résoudre la crise. »

La répartition des richesses

  • 55 Al-Wafd, 7 septembre 1990, article de Nâser Fayyâd.

26Thème mis en avant par Saddam Hussein comme justification de l'annexion du Koweït, la répartition des richesses est l'objet d'interprétations divergentes parmi les ulémas : nécessaire pour les uns, illicite pour les autres, il y a néanmoins un consensus sur le fait qu'elle ne saurait se faire par la menace ou par la force. Toutefois, l'opinion émise par tel ou tel uléma prend une tonalité différente suivant l'appartenance politique de l'organe de presse où elle s'exprime. Ainsi, le quotidien libéralAl-Wafd titre, en citant sayyid Rizq al-Tawîl, Muhammad al-Tayyib al-Naggâr et Al-Ahmadî Abu Al-Nûr, ancien ministre des Waqf : « La répartition des richesses par le sang estharam, haram,haram. » 55

  • 56 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 20 septembre 1990, page 2.
  • 57 Akhir Sâ'a, 29 août 1990, pages 50-51.

27Le journal fondamentalisteAl-Liwâ’ al-Islâmî va plus loin en rapportant : « L'Organisation islamique mondiale : l’idée de la répartition des richesses est une idée satanique qui contredit les principes de l’islam. » 56 Les richesses ayant été attribuées par Dieu, qui les a réparties à sa convenance, il n'est pas permis de défaire ce à quoi Dieu a pourvu. Le penseur musulman 'Abd al Galîl Chalabî conclut : « Les ressources naturelles reviennent exclusivement à l'État sur le territoire duquel elles se trouvent. » 57

  • 58 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 20 septembre 1990, page 4.

28La prétention de Saddam Hussein à présenter la prise de contrôle des richesses pétrolières de l'émirat comme le paiement de la zakat est tournée en dérision. Les caricatures représentant un Saddam Hussein cambrioleur, dévalisant un appartement revolver à la main et déclarant aux propriétaires terrorisés : « Ne vous en faites pas, la zakat vous sera comptée au jour du jugement dernier », résument bien l'opinion des ulémas. Ahmad Chalabî et 'Abd al-'Azîm al-Mut'anî voient dans la thèse irakienne une manifestation de l'influence communiste et une atteinte à la propriété, droit inaliénable de tout musulman. Le pétrole doit-il être soumis à la zakat ? Pour certains ulémas, il ne saurait y avoir de zakat sur le pétrole. Mais une majorité considère le pétrole comme l'or, l'argent ou le fer, métaux précieux ou utiles, soumis à la zakat par le Coran et les hadiths. En ce cas, la zakat ne peut dépasser les 4/l0e de la valeur du métal sur lequel elle porte. Cependant, une majorité des ulémas pensent qu'eu égard à l'effort de détection, de recherche des nappes pétrolifères ainsi qu'aux sommes investies dans l'extraction, le pétrole ne peut être considéré comme une ressource naturelle facile à exploiter. La zakat, si zakat il y a, ne peut donc être qu'inférieure aux pourcentages prévus par les textes sacrés pour des ressources de la nature immédiatement disponibles 58. Ce débat ne remet pas en cause le refus d'une zakat imposée par la force, considérée comme une atteinte au droit sacré de propriété reconnu par l’islam.

  • 59 Al-Cha’b, 11 septembre 1990, page 6.
  • 60 Akhir Sâ'a, 29 août 1990, pages 50-51.

29En revanche, le journal du Parti du Travail, Al-Cha’b, tend à accréditer les critiques formulées par le régime irakien envers l'utilisation que font de la rente pétrolière les régimes du Golfe. Pour ce faire, il donne la parole à chaykh al-Tayyib al-Naggâr et Muhammad Chawqî al-Fangarî, professeur d'économie islamique, qui insistent sur le fait qu’« un accord entre les musulmans riches et les musulmans pauvres résoudrait le problème des dettes et des avoirs gelés ». Sous le titre : « Les ulémas affirment », le journal annonce : « Tous les musulmans ont le droit de bénéficier des ressources pétrolières ; l'échec de l'expérience des investissements arabes en Occident a été une cause de la crise du Golfe. » 59 Muhammad Chawqî al-Fangarî ajoute : « Ce qui arrive aujourd'hui au Koweït est un châtiment que Dieu lui inflige pour avoir accaparé les richesses. Mais je n'en désapprouve pas moins le président irakien d'avoir eu recours à l'agression pour y remédier. » 60

La lutte contre la tyrannie

  • 61 Al-Gumhûriyya, 13 août 1990, article de Mahmûd Nafâdî.
  • 62 Al-Gumhûriyya, 17 août 1990, article de MigâhidKhalaf.

30Un aspect important des prises de position des ulémas à l'égard du régime irakien est la lutte contre la tyrannie. Suivant l'exemple du mufti de la République, qui appelle à combattre le tyran, 'Abd al-Mun’im al-Namr et Ibrâhîm al-Tahâwî, membre du Parlement et ancien président de la Gamâ'at al-Chubbân al-muslimîn, l'Association des jeunes musulmans, autre porte-parole du réformisme musulman en Égypte, appellent à « combattre le groupe des corrompus. » 61 Mahmûd Mazrû'a, doyen de la Faculté de théologie de l'Université d'al-Azhar, et 'Abd al 'Azîm al-Mut'anî définissent trois cas où le combat est justifié par l'islam : « Une attaque par surprise », « Le non-respect d'engagements » et « l'agression » 62. Pour ces ulémas, la lutte en cours est donc, du point de vue de l'islam, un combat contre l'oppression et la corruption, ce que Muha'mmad al-Masîri nomme « l'esprit saddamien », qui recoupe les appels du pouvoir à défendre les principes du droit et de la démocratie face au « fascisme irakien ».

31Les exactions des troupes irakiennes au Koweït apparaissent comme une confirmation de l'impiété fondamentale des dirigeants irakiens. Ainsi, Al-Lîwâ’ al-IsIâmî réserve une page complète à « la position de l'islam sur les événements d'Irak ». Chaykh Ibrâhîm Nassâr, un important uléma d'al-Azhar, 'Abd al-Ghaffâr 'Azîz, professeur à l'Université d'al-Azhar et chaykh 'Alî 'Abd al-'AI al-Tahtâwî, président de la Gama’iyyat Ahl al-Qur'ân wa-l-Sunna (l'Association des Gens du Coran et de la Sunna), une autre association de la mouvance musulmane réformiste, y affirment : « Les massacres, le vol et la violation de tout ce qui est sacré conduisent à l'anarchie ici-bas et à l'enfer dans l'au-delà ». Les nouvelles concernant les exécutions sommaires de citoyens koweïtis et le viol des femmes par les soldats irakiens sont dénoncées comme « les pires crimes au regard de l'islam », tandis que des ulémas appellent à agir « pour protéger l'honneur des musulmanes du Koweït ».

  • 63 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 30 août 1990, page 3.
  • 64 Al-Nûr, 16 septembre 1990, page 8.

32Les mots zâlim (oppresseur) ou tughât (tyrans), qui reviennent souvent, sont ceux employés dans le Coran pour désigner ceux qui se sont laissé séduire par le pouvoir et par les richesses 63. Toutefois, chaykh Hâfiz Salâma, importante personnalité islamiste, ancien prédicateur de la mosquée Al-Nûr, organisateur de la « Marche verte », emprisonné sous Nasser et sous Sadate, vient rappeler dansAl-Nûr que la répression et l'arbitraire ne sont pas exclusivement irakiens : « Le nombre des tués dans les mosquées d'Égypte est supérieur à celui des victimes de l'agression contre le Koweït », affirme-t-il, avant d'ajouter : « Mais celui qui soutient l'agression de Saddam est un fou. » 64

  • 65 Al-Sîyâsî, 14 octobre 1990, article d'Ibrâhîm Abû Dâh.

33Autre thème abordé par les ulémas, l'armement à outrance et l'utilisation d'armes de destruction massive. Le recours aux armes chimiques par le régime irakien contre les Iraniens et contre les Kurdes est considéré comme autant de preuves de sa tyrannie. Sous le titre : « La position de l'islam envers ceux qui utilisent les armes de destruction massive », le journalAl-Siyâsî laisse la parole à Gamâl al-Dîn Mahmûd et à Muhammad Ahmad al-Masîr qui dénoncent l'emploi de telles armes, qu'ils comparent à « une guerre contre Dieu. » 65 Ra'ûf Chalabî et Sayyid Rizq al-Tawîl pensent que de telles armes sontharâm.

34Enfin, le dossier des travailleurs égyptiens émigrés en Irak et au Koweït, sujet sensible s'il en est pour la formation de l'opinion publique, est examiné par les ulémas comme un nouveau constat de la tyrannie de l'Irak.

  • 66 Al-Ahrâm, 24 août 1990, article de Sayyid Abû Dûmah.

35La position islamique sur « les droits de la main-d'oeuvre émigrée » est exposée par Gamâl al-Dîn Mahmûd qui déclare que « la charia considère comme un devoir d'assurer la sécurité de l'ouvrier et de ne pas l'exposer à des dangers. La religion refuse d'obliger les travailleurs étrangers à prendre des positions contre les intérêts de leur pays, de les utiliser comme monnaie d'échange ou comme otages. » 66

  • 67 Akhir Sâ'a, 5 septembre 1990, page 52.
  • 68 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 30 août 1990, pages 4 et 5.

36La prise d'otages, qu'il s'agisse de l’enrôlement de force des travailleurs égyptiens ou de l'utilisation des ressortissants étrangers comme « boucliers humains », est également mise sur le compte du caractère tyrannique du pouvoir en Irak. Sayyid Rizq al-Tawîl, Ismâïl al-Daftâr, chaykh Mansûr al-Rifâl 'Ubayd et Mahmûd Basiyûnî Fôda, directeur du département de Tafsîr à l'Université d'al-Azhar, affirment, à propos du sort des étrangers en Irak et au Koweït : « La prise d'otage en Irak met en danger les droits de l'homme. L'exemple du Prophète, qui refusa de considérer les associationnistes entre ses mains comme des otages, lors de la bataille de Badr, doit nous guider. » 67 Par ailleurs, 'Abd al-Ghaffâr 'Azîz rappelle que « l'islam interdit d'exposer délibérément au danger des enfants, des vieillards et des femmes. » 68

Saddam Hussein « descendant du Prophète » ?

37Parmi les thèmes débattus avec ferveur par les ulémas, le fait, pour Saddam Hussein, de légitimer sa politique par un nouveau discours religieux en se réclamant d'une origine quraychite a suscité la colère de nombreux ulémas. Qu'il s'agisse de 'Abd al-Mun'im al-Namr, Ahmad 'Umar Hâchim, vice président de l’Université d'al-Azhar, chaykh Ramadan Ismâïl, un uléma de la Gamalyya Cha'riyya (association légitime), association réformiste musulmane, Muhammad Rachâd, professeur de hadîth à la Faculté des filles d'al-Azhar, sayyid Charaf al-Dîn Ibrâhîm, chercheur musulman, ou de chaykh Muhsin Hasan, imam et khatîb de la mosquée al-Rahmân, tous dénient à Saddam Hussein, auquel ils rappellent son passé de « dirigeant laïc » et d’« ennemi des croyants », tout droit de se réclamer de l’islam.

  • 69 Al-Gumhûriyya, 7 septembre 1990, article de Muhammad Khalaf.

38Pour Hasan 'Alî Hasan, professeur d'histoire islamique à Dâr al-'Ulûm, et Muhammad al-Tayyib al-Naggâr : « Le rattachement de Saddam à la famille du Prophète n'est pas une preuve. Les mouvements de destruction ont présenté le même type de revendication. » 69 Et de citer les Qarmates et les Ismaéliens, le mouvement de Mukhtâr bin Abî 'Abd Allah al-Thaqafî, Maymûn al-Qaddâh, fils de Ja'far al-Sâdiq et le chef de la sédition bâtintyya, exemples traditionnellement mis en avant chez les sunnites pour signifier l'hérésie de certaine sectes extrémistes. Pour les ulémas, l'ascendance par rapport à la famille du Prophète n'a aucune signification si celui qui la revendique bafoue lui-même les principes de l'islam.

  • 70 idem.
  • 71 Al-Nûr, 24 octobre 1990.

39Quant à Muhammad al-Gulaynid, directeur du département de falsafa à Dâr al-'Ulûm, il se demande : « Pourquoi n'avons-nous rien entendu à propos de cette filiation auparavant ? Pourquoi le président irakien se réclame-t-il de cette noble ascendance après les derniers événements et les actes qu'il a commis et que tous les musulmans ont condamnés ? » 70 Muhammad Ahmad al-Masîr, Mahmûd Mazrû'a et Ahmad Chalabî ajoutent : « Un autre crime de Saddam Hussein : il s'est choisi 99 noms » à l'instar des noms de Dieu » et de citer les épithètes grandiloquents dont est affublé en Irak le dirigeant irakien 71.

L'appel au jihâd contre les Américains

  • 72 Al-Sîyâsî, 26 août 1990, page 2.
  • 73 Al-Akhbâr, 4 novembre 1990, article de 'Abd al-Mun'im al Namr.
  • 74 Al-Nûr, 12 septembre 1990, page 6.
  • 75 Al-Nûr, 12 septembre 1990, page 1.

40Considéré comme un hérétique, un impie, un tyran, il aurait été étonnant que l'appel au jihâd de Saddam Hussein contre les troupes américaines reçoive un accueil favorable parmi les ulémas. Muhammad al-Tayyib al-Naggâr et le célèbre prédicateur chaykh Cha’rawî le disent sans détour : « L'appel au Jihâd de Saddam est une tromperie ». Quant à la fatwa du mufti de Palestine, c'est, selon l'expression de 'Alî Mu'bid Farghalî, professeur de théologie à l'Université d’al-Azhar, une fatwa des hypocrites » 72. À propos de l'appel à la guerre sainte lancé à Bagdad et repris par les milieux islamistes arabes non égyptiens ainsi que par les autorités religieuses de Palestine, 'Abd al-Mun'im al-Namr affirme : « Le plus étrange est leur proclamation du jihâd. Et contre qui ce jihâd ? Contre la présence des forces étrangères, dont Saddam est la seule cause, ou contre l'agresseur qui prétend appartenir à la famille du Prophète et qui a avalé le Koweït ?... Ce n'est pas la présence de ces forces qui nécessite votre jihâd contre elles afin de les faire rentrer chez elles. Si vous revenez sur votre soutien à l'agression, elles se retireront alors sans que vous vous fatiguiez. Si vous avez envie de faire le jihâd, faites-le contre l'agresseur, faites la guerre sainte contre la cause et non contre la conséquence. » 73 Muhammad Bahyi al-Dîn Sâlim, wakîl du ministre des Waqf, reprend ce qui est devenu un leitmotiv des ulémas : « Saddam, retire toi d'abord du Koweït, tu pourras peut-être parler de l'islam après. »74 Corollaire de l'appel irakien à la guerre sainte, la campagne visant à remettre en cause le rôle de gardien des Lieux saints de la dynastie saoudienne provoque une réaction immédiate des ulémas égyptiens pour qui le roi d'Arabie Saoudite est le meilleur garant de la sécurité des villes saintes. « Les ulémas à Saddam : n'utilise pas la religion comme un instrument... dans ton agression ; l'Arabie Saoudite est, de tous les États, le plus apte à protéger et gérer les Lieux saints. » 75 Les ulémas égyptiens voient dans les tentatives de Bagdad de remettre en cause le statut des Lieux saints une filiation avec la politique iranienne qu'ils avaient condamnée en son temps, et une nouvelle preuve du caractère séditieux de l'entreprise irakienne, d'ailleurs désignée comme fitna kubrâ, à l'instar des mouvements rebelles considérés comme hérétiques par les ulémas tout au long de l'histoire.

  • 76 Al-Gumhûriyya, 17 août 1990, article de MigâhidKhalaf.
  • 77 Al-Gumhûriyya, 13 août 1990, article de Mahmûd Nafâdî.
  • 78 Al-Gumhûriyya, 24 août 1990, article de Muhammad Khidr.

41Le refus de répondre à l'appel au jihâd lancé à Bagdad est unanime. Répondant à l'appel du mufti de la République, certains ulémas vont cependant plus loin. Menant à son terme leur logique de lutte contre la tyrannie, c'est pratiquement à un jihâd qu’ils appellent, mais cette fois-ci contre l'Irak. Mahmûd Mazrû'a et ‘Abd al-'Azîm al-Mut’anî affirment ainsi : « L'enrôlement de volontaires pour venir en aide à l'opprimé est un devoir religieux ». 'Abd al-'Azîm al-Mut’anî : « Tout mort aux côtés du Koweït... est un martyr » (76), et 'Abd al-Mun'im al-Namr appelle à combattre le « groupe des corrompus » (les dirigeants irakiens) 77. Toutefois, Ibrâhîm al-Guyûshî, doyen de la Faculté de Da'wa de l'Université d’al-Azhar modère ces ardeurs : « Nous ne voulons pas la guerre. » 78

Le blocus contre l'Irak

  • 79 idem.
  • 80 Al-Gumhûriyya, 24 août 1990, article de Migâhid Khalaf.

42Considéré comme un premier pas vers la guerre, le blocus décrété par les Nations Unies contre l'Irak suscite, parmi les ulémas, des réactions divergentes. Pour Ibrâhîm al-'Adawî, vice-président du l'Université du Caire et professeur d'histoire islamique, « les forces alliées ont le droit de frapper l'Irak en cas de nouvelle agression. » 79 'Abd al-'Azîm al-Mut'anî et 'Abd Allah al-Naggâr, professeur à la faculté de charia et de droit de l'Université d'al-Azhar, pensent que « le blocus contre l'Irak est licite du point de vue de l'islam »... « Le tyran est seul responsable des malheurs de son peuple »... « Le Prophète a eu recours au blocus. Si le blocus échoue, la solution est la guerre. » 80

  • 81 Al-Cha'b, 28 août 1990, page 10.
  • 82 idem.

43En revanche, c'est sans surprise que le journal Al-Cha’b laisse s'exprimer des opinions d'ulémas hostiles à un blocus imposé essentiellement par des forces occidentales contre un pays musulman. Pour « un grand professeur de la faculté de théologie qui a demandé l'anonymat » : « II n'est pas permis d'affamer des musulmans sous quelque prétexte que ce soit », avis partagé par 'Abd al-Rachîd 'Saqr, qui voit dans le « blocus occidental une agression contre un pays musulman » et qui affirme, en conséquence, que « le devoir des musulmans est de venir en aide aux Irakiens une fois que ceux-ci auront rendu le Koweït, de se libérer des chaînes qui les lient à l'Amérique et à l'Occident et de liquider au Moyen-Orient jusqu'au dernier agent sioniste de l'Amérique. » 81 Pourtant, 'Abd al-Sattâr Fath Allâh, professeur de tafsîr à l'Université d'al-Azhar, pense que « le blocus contre l'Irak est licite du point de vue de l'islam, à condition qu'il soit le fait des seuls États arabes et islamiques. » 82

Le recours à des forces non musulmanes

  • 83 Al-Gumhûriyya, 10 août 1990, article de Migâhid Khalaf.
  • 84 idem.

44Légitimé du point de vue de l'islam par le congrès de La Mecque, il s'agit certainement du choix le plus ardu pour les ulémas, pris entre deux alternatives difficiles à assumer. Aux premiers jours de la crise, l'ensemble des ulémas se sont prononcés contre l'intervention étrangère et en faveur d'une force de dissuasion islamique. Ainsi, Gamâl al-Dîn Mahmûd, Ismâ'îl al-Daftâr et Muhyi al-Dîn al-Sâfî, président du département de dogme religieux à l'Université d'al-Azhar, « exigent, après l'attaque contre le Koweït, une force de dissuasion islamique pour protéger l'Umma sur les plans intérieur et extérieur, le courage de proclamer la juste solution et de travailler à son application et la non intervention des forces étrangères afin de ne pas compliquer la situation. » 83 Ce refus de l'intervention étrangère est réitéré par Gamâl al-Dîn Mahmûd qui affirme que « cette intervention est refusée sur les plans islamique et arabe, parce que les parties qui vont intervenir ne sont là que pour protéger leurs intérêts propres et affaiblir l'Umma islamique. » 84

  • 85 Al-Sîyâsî, 9 septembre 1990.
  • 86 Akhir Sâ'a, 29 août 1990, pages 50-51.
  • 87 idem.
  • 88 idem.
  • 89 idem.
  • 90 idem.

45Toutefois, après la légitimation du recours à des forces non musulmanes par le congrès de La Mecque, d'autres opinions se font entendre. Pour chaykh 'Atîya Saqr, membre du comité des fatwa à al-Azhar, et chaykh Sayyid Sâbic un faqîh connu : « Le fait d'avoir recours à d'autres pour se défendre est licite. » 85 Le même avis est repris par d’autres ulémas, auquel la presse proche du pouvoir, comme celle de l'opposition, y compris certains journaux fondamentalistes, donne un large écho. Ainsi, Muhammad al-Tayyib al-Naggâr affirme : « Un musulman agressé par un autre musulman peut légitimement avoir recours à des étrangers pour empêcher son agresseur d'arriver à ses fins. » 86 Pour Ahmad Chalabî : « Si les musulmans sont dans l'incapacité de riposter à l'agression, il est naturel que l'agressé ait recours à une force supérieure pour le défendre.l 87 Muhammad Chawqî al-Fangarî abonde dans ce sens : « En l’absence d'une puissance arabe ou islamique capable de repousser l'invasion, on peut demander l'aide d'une autre partie, même non musulmane, pour se défendre. » 88 ‘Abd al-Galîl Chalabî pense que « l'État agresseur est responsable du recours de l'agressé à des non musulmans. C'est sur lui que doit porter cette responsabilité, non sur l'agressé. » 89 Ahmad 'Umar Hâchim renchérit : « Tout État arabe ou musulman a le droit d'avoir recours à des forces étrangères, même non musulmanes, pour défendre son territoire ». Il ajoute que selon des témoignages dignes de foi, le Prophète a eu recours à des non musulmans au cours de ses guerres 90.

  • 91 idem.
  • 92 idem.
  • 93 Al-Ahrâm, 20 août 1990, éditorial.

46Ces mêmes ulémas ajoutent que le stationnement de forces étrangères non musulmanes dans la province orientale de l'Arabie Saoudite ne constitue en rien une atteinte au caractère sacré des Lieux saints. 'Abd al-Galîl Chalabî constate que « les forces étrangères appelées par l'Arabie Saoudite se trouvent très loin des Lieux saints. » 91 Ahmad 'Umar Hâchim confirme : « Les forces étrangères se trouvent à la frontière, donc à quelque 1 500 km des Lieux saints. » 92 (Voir annexe IV) Le chef de la Gamâ'at Ansâr al-sunna al-muhammadiyya (Partisans de la sunna muhammadienne), chaykh Muhammad 'Alî 'Abd al-Rahîm, considère que le recours aux forces américaines est normal dans la mesure où il n'est que l'exécution d'un accord passé entre Saoudiens et Américains, et que le Prophète lui-même a eu recours à une alliance avec des infidèles (voir annexe III op. cit.). AussiAl-Ahrâm pose-t-il la question : « Pourquoi les amis de Saddam se concentrent-ils sur le danger de la présence américaine ? » 93

  • 94 Al-Cha’b, 28 août 1990, page 10.
  • 95 idem.

47Le journal du Parti du Travail, Al-Cha’b, hostile à l'intervention des États-Unis dans le Golfe, sollicite d'autres ulémas censés exprimer le refus de la présence étrangère en Arabie Saoudite. Sous le titre : « Les ulémas de l'islam affirment : il n'est pas permis d'avoir recours aux impies pour protéger un pays musulman » (94), le journal donne la parole à un certain nombre de religieux, dont 'Abd al-Hayy al-Farmâwî, un « important uléma enseignant à la faculté de théologie qui a requis l'anonymat »déjà évoqué, 'Abd al-Rachîd Saqr, chaykh Mahmûd Fâyid, wakîl de la Gama'lyya Char'iyya, 'Abd al-Sattâr Fath Allâh et l'important uléma chaykh Ahmad al-Mahallâwî. Cependant, on s'aperçoit à la lecture des différentes déclarations que les positions sont plus nuancées que ne le laisserait présager la présentation du journal. Ainsi, pour 'Abd al-Hayy al-Farmâwî : « Le recours à la guerre n'est pas permis, qu'il oppose des musulmans entre eux ou qu'une partie soit composée d'une alliance avec des non musulmans »... « La seule issue est la création d'une armée islamique dont l'objectif sera double : défendre l'Umma islamique contre des dangers extérieurs et intervenir pour régler les différends internes entre deux États musulmans. » 95

  • 96 idem.
  • 97 idem.
  • 98 idem.

48En revanche, ‘Abd al-Sattâr Fath Allâh concentre sa critique sur la présence d'armées étrangères sur le territoire saoudien : « La présence de forces étrangères dans le Golfe est contraire à la charia quels que soient leur composition et leurs objectifs... d'autant que les États-Unis et les pays occidentaux entreprennent des campagnes insensées pour détruire l’islam »... « Le recours à des infidèles dans nos pays n'est pas permis. » 96 Cette opinion semble partagée par chaykh Ahmad al-Mahallâwî : « II n'est pas permis au regard de l'islam que nous acceptions ou que nous approuvions les ordres de l'Amérique et ses conditions, car l'intervention américaine constitue une nouvelle occupation quelle qu'en soit la justification »... « L'Amérique et les États occidentaux tentent de dominer les puits de pétrole du Golfe »... « L'Irak étant l'État agresseur, c'est un devoir religieux de former une force arabe et islamique pour lui faire face en tant qu'État corrompu et non pas d'avoir recours à l'Amérique ou à d'autres. » 97 Chaykh 'Abd al-Ràchîd Saqr renchérit : « Je refuse absolument l'intervention étrangère dans le Golfe car l'alliance américano-sioniste domine les forces étrangères. » 98

  • 99 idem.

49L'alliance entre les États-Unis et Israël sert également à Mahmûd Fâyid pour une mise en garde contre les conséquences de l'intervention américaine dans le Golfe : « Le recours d'un musulman à un non musulman n'est pas permis, le Prophète – que la prière et la paix de Dieu soient sur lui – a recommandé de ne pas avoir recours à l'associationiste, mais, en cas de nécessité, les choses illicites peuvent être permises... à condition que cela ne conduise pas à une fin néfaste pour les musulmans, à la domination des infidèles et à leur pouvoir sur les musulmans et leurs territoires. Il est du devoir des Arabes et des musulmans de se tenir en alerte face aux forces américaines, car ces armées sont infiltrées par des Juifs qui ont parfois la double nationalité, américaine et israélienne »... « Une solution juste à cette crise serait le retrait des forces irakiennes du Koweït en même temps que le retrait des forces étrangères du territoire saoudien et le retour à la situation d'avant la crise. » 99

  • 100 Al-Cha’b, 2 octobre 1990, pages 1 et 4.

50Al-Cha’b donne un large écho aux positions anti-américaines des ulémas jordaniens et palestiniens ainsi qu'aux différentes conférences islamiques qui, de par le monde arabe, ont condamné l'intervention américaine. Une conférence islamique tenue en Libye est ainsi rapportée : « La position des ulémas de l'Umma : le congrès de la "Da'wa islamique" se transforme en manifestation politique d'hostilité à la présence étrangère dans le Golfe. Le jihâd est exigé contre les forces occidentales dans le Golfe. » 100

  • 101 Al-Nûr, 26 septembre 1990, page 8.

51L'envoi de troupes égyptiennes dans le Golfe, avec un rapport de forces qui en font un simple appoint pour l'armée américaine ou « parapluie arabe et musulman » des États-Unis, selon l'expression consacrée, est l'objet de très peu de commentaires de la part des ulémas. On peut facilement comprendre ce silence dans un « domaine réservé » qui touche directement à la sécurité du pays et à l'option politique choisie par le président égyptien dans la crise. Mais on peut tout aussi facilement imaginer que les ulémas qui ont continué, après le congrès de La Mecque, à s'opposer à l'intervention des forces étrangères dans le Golfe ont les mêmes arguments à opposer à la mission des forces égyptiennes telle que conçue par le pouvoir. Il y a aussi le constat amer de nombreux ulémas qui, à l'instar de Muhammad Ahmad al-Masîr, ne peuvent que déplorer « la faiblesse arabe et islamique pour affronter Saddam. » 101

52Ainsi, on constate que la presse égyptienne donne, dans son ensemble, l'image d'un consensus des ulémas pour condamner l'Irak dans son agression contre le Koweït et pour exiger le retrait des troupes irakiennes de l'émirat. Le même consensus existe dans la façon de considérer le nouveau discours religieux des dirigeants irakiens comme un artifice de propagande. La prétention de Saddam Hussein à une filiation avec la famille du Prophète ne trompe personne et, à l'appel aujihâd anti-américain de Bagdad, les ulémas préfèrent rappeler que le régime irakien est anti-islamique et qu'il convient de lutter contre la tyrannie. Le consensus est déjà moins évident en ce qui concerne la question de la répartition des richesses et l'imposition d'un blocus à l'Irak par des forces essentiellement occidentales. Enfin, les avis sont beaucoup plus partagés quand il s'agit du recours à des forces étrangères non musulmanes pour régler le conflit.

53Il est normal que les ulémas qui jouissent d'une position religieuse officielle ou qui ont joui d'une telle position par le passé, que ce soit à al-Azhar, à Dâr al-'Ulûm, au sein des confréries soufies ou dans tout autre ministère religieux, soient ceux qui justifient le plus facilement la politique du pouvoir et l'alliance avec les États-Unis. Avec à leur tête le Chaykh al-Azhar et le mufti de la République, ces ulémas drainent derrière eux une bonne partie de l’establishment religieux égyptien. Toutefois, le suivisme de ces ulémas n'est pas aveugle par rapport à al-Azhar et les positions des uns et des autres peuvent varier en fonction de la situation tout en manifestant de notables différences d'appréciation. Une partie des ulémas demeure soit réservée soit hostile à la politique du président égyptien dans la crise, mais il est difficile d'évaluer son importance à partir d'une presse qui demeure, malgré sa relative liberté, sous un contrôle certain.

54Ce qui apparaît cependant est l'absence totale de soutien déclaré à l'Irak. Il est significatif que le journalAl-Cha’b ne trouve, pour avaliser des thèses qui ne sont pas défavorables à l'Irak, que des ulémas qui, à l'instar de 'Abd al-Hayy al-Farmâwî, 'Abd al-Sattâr Fath Allah, chaykh Ahmad al-Mahallâwî, Mahmûd Fâyid, Muhammad al-Tayyib al-Naggâr ou Muhammad Chawqî al-Fangarî, ont par ailleurs clairement désigné l'Irak comme l'agresseur et comme « fi'a bâghiya » (parti corrompu, tyrannique). Le journal du Parti du Travail en est réduit à trouver en dehors d'Égypte, où ils ne manquent pas, en Palestine ou en Jordanie par exemple, les ulémas qui apportent à sa politique une légitimité religieuse qu'il a du mal à trouver parmi les savants de l'islam de la vallée du Nil. Seul le prédicateur 'Abd al-Rachîd Saqr, indépendant par rapport à al-Azhar, pourrait représenter, dans ses prises de position, une certaine réponse aux appels religieux de Bagdad.

55Même si elle existe certainement, la corrélation entre l'opinion des ulémas et leur degré d'intégration dans les institutions religieuses officielles n'apparaît pas comme le phénomène le plus marquant. Des ulémas indépendants d'al-Azhar ont soutenu la politique du président égyptien contre Saddam Hussein, tandis que des ulémas d'al-Azhar ont pu critiquer indirectement certains de ses aspects. Toutefois, il est vrai également que les ulémas les plus critiques par rapport à la politique officielle dans la crise du Golfe, sans parler des prédicateurs fondamentalistes, se trouvent en dehors d'al-Azhar et des institutions religieuses officielles.

Grands prédicateurs et personnalités musulmanes

56Si, en tant que référence pour de nombreux ulémas égyptiens, al-Azhar peut se prévaloir d'un rôle éminent, c'est en dehors de cette institution que se trouvent les personnalités qui marquent le plus, aujourd'hui, la scène religieuse égyptienne. Grands prédicateurs à l'instar de chaykh Mitwallî Cha'râwî et de chaykh Muhammad al Ghazâlî, ou personnalités scientifiques musulmanes comme le docteur Mustafâ Mahmûd, ce sont elles, dont l'indépendance par rapport aux institutions islamiques officielles donne d'autant plus de poids aux différentes positions, qui jouissent de l'influence la plus effective dans la vie quotidienne, notamment grâce à leur importante activité médiatique. Qu'il s'agisse des émissions télévisées régulières de chaykh Cha'râwî ou de celle de Mustafâ Mahmûd, « Al-Ilm wa al-lmân » (La science et la foi), c'est pour des millions d'Égyptiens la manifestation majeure de la médiatisation de la religion. Sans compter les rubriques journalistiques habituelles, que ce soit dansAl-Liwâ’ al-Islâmî (les 4 pages du milieu) et Al-Tasawwuf al-Islâmî pour chaykh Cha'râwî, dansAl-Cha’b (« Hâdhâ dînunâ », « C'est notre religion », en dernière page du journal) etLiwâ âl-lsIâm pour chaykh al Ghazâlî, ou les pages que le journalAl-Ahrâm réserve régulièrement à Mustafâ Mahmûd. Les publications de chaykh Cha'râwî et de chaykh al-Ghazâlî constituent de loin l'essentiel de la littérature religieuse populaire. Si la position d'al-Azhar sur la crise du Golfe était sans surprise (mais non sans importance), celle de ces personnalités était attendue. Dans la mesure où ces trois personnalités jouent un rôle de premier plan, qui, surtout pour les deux premiers, déborde très largement les frontières de l'Égypte pour s'étendre à l'ensemble du monde musulman, nous avons choisi de nous attacher à leur réaction sur la crise du Golfe telle que la presse égyptienne l'a rapportée.

57Chaykh Mitwallî Cha'râwî est la figure la plus familière de la scène musulmane égyptienne. Le plus célèbre « télécoraniste » du monde musulman apparaît régulièrement à la télévision. C'est à partir de 1973 que son émission télévisée « Nûr 'alâ Nûr » lui a acquis une immense audience. Parlant d'une façon très expressive dans un arabe littéral plus qu'approximatif, énonçant des idées simples, il exprime certainement, entre autres, les sentiments de millions d'Égyptiens peu cultivés. Ses brochures bon marché inondent les trottoirs du Caire comme ceux de toutes les villes du monde où vivent des musulmans. Il était à Bagdad, avant la crise, le seul auteur musulman encore toléré et largement diffusé. Sa réputation de modération en politique, encouragée par l'État égyptien, ne doit pas être comprise comme une distanciation d'avec le fondamentalisme religieux. C'est au contraire un « littéralisme » bien plus réel que celui des islamistes qu'il exprime, voix d'un fondamentalisme populaire qui ne prétend pas à un certain intellectualisme ni à la modernité.

  • 102 October, 16 septembre 1990, p. 3-4 ;Al-Nûr, 12 septembre 1990, p. 7.

58C'est dans un entretien télévisé diffusé le 12 août, retranscrit dans October et dans Al-Nûr, que chaykh Cha'râwî énonce son opinion sur les événements du Golfe 102 (voir la traduction de cette interview en annexe V). « La crise actuelle dans le Golfe, déclare-t-il, est due à un éloignement général de l'Umma par rapport aux principes de l'islam ». Le célèbre prédicateur condamne « la politique agressive et tyrannique de Saddam ». Apportant son soutien aux positions du mufti de la République, il met en garde les musulmans contre les tentatives irakiennes de « les induire en erreur » en les appelant à libérer les Lieux saints des troupes américaines. « La position de l'Égypte », affirme-t-il, « je le dis sans complaisance, émane d'une foi véritable ». En ce qui concerne le recours à des forces non musulmanes, il déclare que « le Prophète nous a précédé dans le recours à des non musulmans ». Et à propos de la répartition des richesses, « je dis à Saddam : assez de mensonges, tu n'as jamais pensé répartir les richesses »... "S’il avait lui-même effectué la répartition des richesses dont son pays, à l'instar du Koweït, regorge, peut-être pourrait-il prétendre l'imposer aux autres ? » L'argument porte d'autant plus en Égypte où l'on a gardé en mémoire la façon pour le moins expéditive dont l'Irak, terre d'émigration donc pays riche aux yeux des Égyptiens, a tenté de régler le problème d'une main-d'oeuvre émigrée égyptienne devenue encombrante une fois terminée la guerre avec l'Iran.

  • 103 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 13 septembre 1990, page 1.
  • 104 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 13 septembre 1990, pages 3-4.

59Dans un télégramme adressé à Saddam Hussein, publié parAl-Liwâ' al-Islâmî, chaykh Cha'râwî enjoint le président irakien de « s'écarter du mal » 103. Le même journal présente une interview du prédicateur sur la crise du Golfe, où il insiste sur le fait que « cette nation (l'Irak) s'est tenue longtemps éloignée de l'islam, ce qui est la cause du conflit ». Toutefois, chaykh Cha'râwî constate que cet éloignement par rapport aux valeurs de l'islam est commun à l'ensemble de l'Umma et il appelle les musulmans au repentir. « Je dis à ceux qui discutent de l'appel à des forces étrangères : le Prophète a eu recours à un impie quand les circonstances l'exigeaient, et à l'aide d'un associationniste lors de la hijra à Médine »... « Je prie Dieu pour que Saddam revienne à la raison, qu'il revienne sur ses prétentions illégitimes au Koweït comme il a renoncé à ses revendications légitimes avec l'Iran. » 104 On note, au passage, que chaykh Cha'râwî considère que les revendications de l'Irak envers l'Iran étaient justifiées. De fait, le prédicateur a soutenu les thèses de Bagdad dans sa guerre contre la République islamique, ce qui donne toute la mesure de la perte que constitue pour le régime irakien l'abandon d'une des dernières autorités religieuses importantes dont il pouvait se prévaloir à l'intérieur de ses frontières.

  • 105 Al-Cha’b, 18 septembre 1990, page 9.

60Les positions de chaykh Cha’râwî, qui ne diffèrent pas sur l'essentiel de celles adoptées par al-Azhar et par le mufti de la République, lui valent les critiques du journal du Parti du TravailAl-Cha’b. Sous le titre : « Ô notre vénérable chaykh, ne donne pas l'exemple de la culture du différend », Sayyid al-Ghadbân, proche des Frères musulmans, reproche au célèbre prédicateur son intransigeance lorsqu'il refuse à ses contradicteurs toute qualité autre que celle d’hypocrites 105.

61Avec chaykh Muhammad al-Ghazâlî, c'est d'une autre tradition dont il s'agit, celle d'une génération de Frères musulmans, dont il fut l'un des idéologues les plus importants. Il est le porte-parole d'un fondamentalisme militant et porté vers la modernité, à l'opposé du fondamentalisme populaire de chaykh Cha'râwî. C'est lui qui a popularisé, à grand renfort de médias, le thème de la lutte contre le « colonialisme intérieur », c'est-à-dire l'occidentalisation insidieuse des moeurs sous couvert de laïcité. Toutefois, chaykh al-Ghazâlî a exprimé son soutien à Sadate lorsqu'on 1974 le pouvoir dut faire face à une vague d'attentats.

  • 106 Al-Cha’b, 11 septembre 1990, page 6.

62D'abord silencieux, chaykh al-Ghazâlî choisit de se prononcer en premier en signant avec de nombreuses autres personnalités musulmanes une importante « déclaration à l'Umma » (Bayân Ilâ-l-Umma, voir annexe VI) publiée le 21 août 1990 dans Al-Ahrâm sous le patronage de Fahmî Huwaydî. Puis il affirme, à propos de la répartition des richesses : « Si une personne, parmi les musulmans, est propriétaire d'une terre et qu'il apparaît que celle-ci recèle du fer, des minerais précieux ou du pétrole, elle sera le propriétaire légitime des richesses contenues dans sa terre. Elle devra faire don d'1/5 de la valeur de ce qui est extrait sous forme de zakat ou d'offrande. Mais si la terre est la propriété des États musulmans, ceux-ci ont le droit de disposer de ses revenus pour servir les intérêts et répondre aux besoins de tous les musulmans, quel que soit l'endroit du monde où ils se trouvent, car les musulmans, dans ce cas, sont le propriétaire légitime des richesses extraites et ils ont le droit d'en bénéficier, et pas seulement du 1/5. » 106

  • 107 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 27 septembre 1990, page 5.

63Plutôt que d'accepter l'invitation irakienne de se rendre à Bagdad, chaykh al-Ghazâlî écrit, avec chaykh al-Qardâwî et 'Abd al-Halîm 'Uways, une lettre commune à Saddam. Ils y affirment : « Quelles que soient les justifications avancées pour cette agression, c'est une action que refuse l'islam... Elle divise l'Umma et détourne l’attention de la Palestine, de l'Afghanistan et de l'émigration des juifs en Palestine... C'est la peur qui a conduit l'Arabie Saoudite et les pays du Golfe à faire appel à des forces étrangères... L'agression contre le Koweït, monsieur le président, est la cause principale des graves conséquences que vous connaissez. Les forces étrangères sont venues – comme l'affirment les sources d'Arabie Saoudite, du Golfe et d'ailleurs – pour défendre le Golfe contre vos menaces et restituer aux habitants du Koweït leurs droits légitimes... Votre évacuation du Koweït et le retour de ce pays à la libre souveraineté est une exigence islamique, afin d'éviter la tragédie d'une guerre entre musulmans... Votre évacuation du Koweït permettra également de dévoiler les véritables intentions des forces étrangères. Qu'elles obtiennent d'imposer des traités avec les pays de la région ou qu'elles restent dans la région à des fins colonisatrices, de la sorte, les choses seront enfin claires pour les musulmans et ils pourront ainsi se déterminer à affronter leurs ennemis. » 107.

  • 108 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 11 octobre 1990, page 3.

64Lors d'une table ronde organisée le jeudi 8 octobre par le syndicat des médecins, dominé par les Frères musulmans, chaykh al-Ghazâlî revient sur la gravité de la situation, rendant responsable l'ensemble des dirigeants arabes : « L'Umma affronte un grave complot ourdi par ses ennemis et favorisé par la légèreté des dirigeants arabes... Le satan sioniste a pris possession de Koweït et a divisé l’Umma en deux. » 108

  • 109 Al-Tasawwuf al-lslâmî, novembre 1990, pages 22-23.

65La revueAl-Tasawwuf al-Islâmî publie, sous le titre : « La position de l'islam à propos de l'agression irakienne », la première interview complète de chaykh al-Ghazâlî sur la crise du Golfe. Considérant l'agression de l'Irak contre le Koweït comme la conséquence d'un complot contre l'islam, il déclare : « Nous refusons catégoriquement toute base étrangère dans la péninsule arabe. Si les puissances étrangères s'y sont installées pour protéger leurs intérêts ou les droits que les Arabes n'ont pas réussi à préserver, j'accepte avec embarras et réserve, mais pas au-delà ». À nouveau, il insiste sur la question palestinienne : « Ce qui est demandé aux pays arabes est de ne pas oublier la Palestine et la question palestinienne », tout en affirmant : « II n'est pas permis à la direction irakienne d'utiliser sa force contre des musulmans arabes. » 109 (voir traduction de l'interview en annexe VII).

  • 110 Akhir Sâ'a, 10 octobre 1990, pages 28-29.

66Mustafâ Mahmûd représente un courant qui entend prouver le caractère scientifique et rationnel de l'islam. Lui-même médecin, il dirige à Mohandessin un complexe hospitalier qui jouxte sa mosquée. Ses émissions télévisées en ont fait, avec chaykh Châ'râwî, l'une des stars médiatiques de l'islam égyptien. C'est l'hebdomadaire Akhir Sâ’a qui donne, lors d'une première interview de Mustafâ Mahmûd sur les événements du Golfe, l'occasion d’un véritable réquisitoire. Pour Mustafâ Mahmûd, ce qui se passe dans le Golfe n'a rien à voir avec la religion et ne relève que du droit commun. Irakiens et Américains sont renvoyés dos à dos. « C'est une histoire de brigands », ajoute-t-il, « et qui relève de la Justice ». Quant à ceux qui, en Égypte, se sont mis à dénoncer le despotisme du régime irakien, il les traite d'hypocrites en leur demandant : « Où étaient ces scribes dénonciateurs lorsque Saddam tuait des Égyptiens ? Où étaient-ils lorsqu'il gazait les Kurdes ? » Si certains soutiennent l'invasion du Koweït, il y voit « un lavage de cerveau dont sont responsables certains médias dans les pays arabes, sans compter l'ignorance religieuse et scientifique ». À propos du soutien accordé par l'OLP à Saddam : « Ils (les Palestiniens) sont devenus assassins et victimes, agresseurs et agressés. » Avant de conclure : « C'est pitoyable. » 110 (voir traduction de l'interview en annexe VIII).

  • 111 Al-Ahrâm, 27 octobre 1990, page 13.
  • 112 Al-Ahrâm, 10 novembre 1990, page 13.

67Dans un article d'Al-Ahrâm intitulé : « Posez vos yeux sur Israël », Mustafâ Mahmûd met en lumière le bénéfice que tire l'État hébreu de la situation et affirme : « Seul Israël craint une solution pacifique. » 111 Lors d'une autre contribution àAl-Ahrâm intitulée : « Quoi, après Saddam ? », Mustafâ Mahmûd n'hésite pas à voir une collusion entre les États-Unis et Saddam Hussein, dont le but serait de briser les musulmans : « L'Amérique connaissait les plans d'agression de Saddam contre le Koweït 48 heures avant l'entrée des premiers chars... Saddam est un agent américain. L'Amérique l'a déjà utilisé pour frapper la révolution islamique en Iran, comme la France l’a utilisé pour armer Michel Aoun afin de réprimer le courant islamique au Liban. » 112

68Ces trois personnalités de premier plan sur lascène islamique représentent des courants différents de l'islam en Égypte. Ils donnent en conséquence des explications divergentes de la crise. Certes, tous condamnent l'agression contre le Koweït et demandent à Saddam Hussein de se retirer au plus vite. Mais le franc-parler de chaykh Cha’râwî et de Mustafâ Mahmûd tranche avec l'embarras et la gêne de chaykh al-Ghazâlî pour justifier, faute d'autre choix, mais du bout des lèvres, l'intervention américaine dans le Golfe. Là où chaykh Cha'râwî condamne la répartition des richesses comme « une nouvelle manifestation du communisme », chaykh al-Ghazâlî estime pour sa part que, sans remettre en cause le droit sacré de propriété, une telle répartition est prescrite par l'islam. Tandis que chaykh Cha'râwî semble donner tout son aval à la politique du président égyptien, Mustafâ Mahmûd paraît vouloir dégager toute implication de la religion dans cette affaire. La position inconfortable dans laquelle se trouve chaykh Muhammad al-Ghazâlî préfigure celle du mouvement islamiste égyptien et, plus particulièrement, des Frères musulmans.

La position des Frères musulmans

69La position de la confrérie égyptienne, confrérie-mère créditée d'une influence toujours plus grande et sollicitée par ses confrères de Jordanie et de Palestine pour se joindre à une sainte alliance anti-américaine aux côtés de l'Irak, était particulièrement attendue. Il faut d'abord rappeler que les Frères musulmans ne sont pas officiellement reconnus en Égypte, la loi interdisant les partis religieux- De ce fait, ils ont infiltré tous les partis (à l'exception du Tagammu’, qui regroupe marxistes et nassériens, et du néo-Wafd) et ils étaient, avant les dernières élections de décembre 1990, bien représentés au Parlement au sein, entre autres mais pas de façon exclusive, de l'Alliance islamique, où ils siégeaient aux côtés du Parti du Travail. Afin de drainer en sa faveur une clientèle fondamentaliste de plus en plus influente, chaque parti a créé sa propre succursale journalistique « islamiste », chacune étant sensée représenter un point de vue proche des Frères musulmans. C'est le cas du parti au pouvoir, le Parti National démocrate, qui publie Al-Liwâ’ al-Islâmî, du Parti des Libéraux avec Al-Nûr et du Parti du Travail avec Al-Cha’b. Depuis la disparition, en juillet dernier et pour des raisons encore inexpliquées, de la revue I’tisâm, publiée sous le patronage de la Gama'iyya Cha'riyya, les Frères musulmans ne disposent plus guère que de leur revue Liwâ’ al-Islâm comme porte-parole de l'association, indépendamment des partis.

  • 113 Rose al-Yûsuf, n0 3247, 3 septembre 1990, page 10.
  • 114 idem.

70Cette situation journalistique illustre bien le paradoxe de la position des Frères musulmans aujourd'hui en Égypte. Ceux-ci sont parvenus à une centralité politique indéniable sur la scène égyptienne. Alors que tous les partis les courtisent, on considère leurs prises de position comme des références au même titre qu'un communiqué d'al-Azhar avec, de surcroît, un consensus dont al-Azhar est loin de pouvoir jouir. Cependant, la centralité dont ils bénéficient a un revers. L'association, au fur et à mesure que son audience croissait, a vu apparaître dans ses rangs des clivages de plus en plus importants. Clivages anciens de la politique égyptienne, le fait nouveau est qu'ils s'expriment maintenant au sein des Frères musulmans, qui paient ainsi leur succès par des divisions de plus en plus manifestes. Dès l'instant où les Frères se sont engagés à infiltrer des partis politiques qui professent des options différentes, il semble qu'ils sont devenus, à leur corps défendant, les otages de leurs propres divisions, qui ont trouvé des canaux favorables à leur expression. Les partis politiques en sont arrivés à se faire la chambre d'écho des différentes tendances de la confrérie. De façon concomitante, la capacité d'expression politique des Frères musulmans indépendamment de ces partis a été en s'affaiblissant. Paradoxalement donc, c'est au moment où les Frères musulmans occupent une place politique centrale en Égypte et où leur nombre n'a jamais été aussi important, qu'ils semblent le plus en danger de voir leur identité éclater en courants contradictoires. L'équilibre entre partis politiques infiltrés par les Frères musulmans et l'association proprement dite semble avoir été rompu aux dépens de l'unité, de la cohérence et de la clarté des positions du mouvement. La crise du Golfe, par sa complexité, a jeté un trouble évident au sein du mouvement fondamentaliste. Le phénomène de polarisation autour des partis infiltrés des différents courants qui traversent la confrérie a pris, à cette occasion, une ampleur sans précédent. Chacun de ces partis joue maintenant le rôle de porte-parole d'une tendance bien définie des Frères musulmans. On en est arrivé au point où les exégèses des communiqués des Frères aboutissent à des conclusions radicalement opposées suivant qu'on lit Al-Liwâ’ al-Islâmî et surtout Al-Nûr, violemment hostiles au régime irakien, ou Al-Cha’b, qui tente de jouer le rote de rassembleur du courant anti-américain. Dès lors, la position des Frères musulmans apparaît éclatée, faite de déclarations successives aussitôt exploitées par ses différentes tendances politiques, sans que l'association ait apparemment les moyens d'affirmer clairement sa position. Cette confusion est bien perçue par le journal satirique Rose al-Yûsuf, qui publie une caricature montrant chaykh Muhammad Hâmid Abu al-Nasr, le guide suprême des Frères musulmans, brandissant deux pancartes avec la légende : « Oui, heu... enfin, non ! » 113. Les multiples déclarations des dirigeants des Frères musulmans pour affirmer l'absolue clarté de leurs positions sont venues confirmer qu’il n'en était rien. Sous le titre : « La succession des communiqués »,Rose al-Yûsuf explique : « Hâmid Abu al-Nasr, le guide général des Frères musulmans, s'est mis à déverser sur les médias une cascade de communiqués, déclarations avec conférences de presse successives à l'appui, en même temps qu'on nous abreuvait, de la part de voix responsables et d'autres non responsables, mais se réclamant toutes des Frères musulmans, de déclarations à propos de la crise entre l’Irak et le Koweït ». Et comme « qui trop embrasse mal étreint et que les déclarations multipliées à l’envi se contredisent, l'homme (le guide suprême), à la suite de son célèbre communiqué condamnant l'attaque irakienne contre le Koweït, a publié un autre communiqué aussi sévère pour interdire les déclarations autres que celles émanant de Ma'mûn al-Hudaybî, le porte-parole officiel des Frères musulmans. » 114

  • 115 Liwâ al-lslâm, 21 août 1990, page 35.
  • 116 Akhir Sâ'a, 8 août 1990, page 11.

71Quelles ont donc été, au-delà de la cacophonie évoquée, les positions prises par les Frères musulmans face à la crise du Golfe ? Il y eut, le 2 août/11 muharram, le jour même de l'invasion du Koweït, un premier communiqué des Frères musulmans condamnant l'agression irakienne et appelant l'Irak à se retirer du Koweït 115 (voir traduction en annexe IX). La rapidité de la réaction des Frères musulmans semblait bien augurer de la cohérence de sa direction politique. La revue Akhir Sâ'a du 8 août 1990 confirme cette position. Sous le titre : « Ma'mûn al-Hudaybî, le représentant des Frères, a condamné l'intervention irakienne au Koweït », Akhir Sâ’a cite la déclaration suivante du porte-parole officiel de la confrérie : "Nous n'acceptons pas l'attaque et l'agression militaire d'un État arabe contre ses voisins arabes et nous considérons que c'est là un acte néfaste et illégitime... Il faut régler les différends entre frères d'une façon amicale et diplomatique, tout en appelant à l'unité. Mais cette unité doit reposer sur une libre volonté et sur une acceptation réciproque, ainsi que sur une réelle conviction de tous, dans l'intérêt commun et le respect de chacun. Dieu, qu'il soit loué, a dit : "Les croyants sont frères" et il est nécessaire que la fraternité règne entre nous. Il n'est pas permis qu'un musulman lève son arme contre un autre musulman. » 116

72À la suite de la visite rendue par l'ambassadeur d'Irak au guide des Frères musulmans égyptiens, un nouveau communiqué réaffirmait cette condamnation en des termes identiques : « À la demande de l'ambassadeur de la république irakienne au Caire, Son Excellence a rendu visite au guide suprême des Frères musulmans, le professeur Muhammad Hâmid Abu al-Nasr, le matin du jeudi 15 muharram 1411/16 août 1990. Au cours de sa visite, l'ambassadeur irakien a insisté sur trois points :

  1. Les responsables en Irak assurent la sécurité et la sauvegarde, ainsi que les droits des Égyptiens en Irak et au Koweït.

  2. L'intervention étrangère constitue le plus grave des dangers pour les Arabes et il est nécessaire d'y faire face.

  3. L'Irak est prêt à accepter une solution arabe.

73Le guide suprême a répondu en trois points :

  1. La nécessité du retrait irakien du Koweït et du retour, de son gouvernement légitime, conformément au communiqué de l'association des Frères musulmans du 11 muharram/ 2 août 1990.

  2. À l'occasion de la démarche du président irakien envers l'Iran, les Frères musulmans attendent que l'Irak fasse le même pas et qu'il entreprenne la même démarche envers le Koweït, en retirant ses forces du territoire de ce pays et aussi de la frontière avec le royaume d'Arabie Saoudite, afin de faire baisser la tension dans la région.

    • 117 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 21 août 1990, page 5.

    L'Irak doit prendre des mesures afin d'assurer les droits, les intérêts et la sécurité des Égyptiens en Irak et au Koweït et mettre un terme aux campagnes de ses médias contre le président de la République d'Égypte et son gouvernement. » 117

  • 118 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 21 août 1990, pages 38-39.

74L'intervention américaine dans le Golfe aboutit à la diffusion d'un second communiqué qui, tout en rappelant la condamnation de l'invasion du Koweït par l'Irak, dénonce énergiquement l'engagement militaire américain dans la péninsule arabique. Par ce communiqué, les Frères musulmans annoncent leur opposition à l'envoi de troupes égyptiennes dans le Golfe aux côtés des troupes américaines, du fait que leur nombre réduit les contraindra à n'être qu'une couverture arabe à une entreprise étrangère 118 (voir traduction en annexe X). Il s'agit là de la première opposition déclarée à la politique du président égyptien dans le Golfe.

75Malgre une apparente cohérence entre ces deux communiqués, il manque cependant une précision de taille. Si l'invasion du Koweït est toujours considérée comme illégitime, comme le mentionnait le premier communiqué, rien n'est dit sur le fait de savoir si elle constitue bien, aux yeux des Frères musulmans, la cause principale de l'engagement américain ou si elle n'est pour eux que le prétexte choisi par les États-Unis pour dominer la région. L'ambiguïté de la position officielle des Frères musulmans reflète bien des divergences internes de fond, qui vont rapidement être étalées au grand jour par la presse fondamentaliste des partis infiltrés.

76Ainsi le journalAl-Nûr écrit-il, le 22 août 1990 :

  • 119 Al-Nûr, 22 août 1990, page 4.

« Les Frères ont-ils changé de position ? Le premier jour de l'agression irakienne contre le Koweït, les Frères musulmans ont exprimé leur réprobation et leur condamnation de l'agression, mettant en garde contre le grave danger qu'elle faisait courir pour la région et ils ont exigé le retrait des forces irakiennes. Et cela n'était pas de la complaisance envers le Koweït ou envers d'autres. Lorsque l'intervention américaine a commencé et que le monde entier a appelé à frapper la région et à la pousser vers la tragédie d'une autre occupation, en invoquant la nécessité d'empêcher l'Irak d'attaquer ses voisins, un autre communiqué des Frères a été publié, mettant en garde contre la catastrophe qui résulterait de l'action de l'Amérique et de l'implication de son armée et, assurément, ce n'était pas là par complaisance envers l'Irak. Le second communiqué a été l'objet de critiques de la part de ceux qui aiment les Frères et que les Frères aiment et il a semblé qu'on était entré dans la logique bien connue – l'ennemi de mon ennemi est mon ami – et que, puisque nous nous opposions à l'Amérique, il était clair que nous soutenions l'Irak. C'est une fausse déduction qui déforme la position des Frères. Le second communiqué fait bien référence au premier et il ne l'annule ou ne le modifie en aucune manière. Et que Radio Bagdad ait diffusé des paragraphes de ce communiqué où apparaît la condamnation de l'intervention américaine, cela ne signifie pas que le communiqué est un document de soutien à Saddam. Les Frères paient le prix de leurs positions franches et claires qui ne satisfont pas certains. Nous n'en voulons pour exemple que la guerre irako-iranienne ou la première guerre du Golfe, si l'on peut dire. Les Frères musulmans ont fait porter à l'Irak la responsabilité d'avoir déclenché la guerre. Tout le monde s'est déchaîné contre eux et les a traités d'agents de l’Iran, les accusant de travailler contre les Arabes. Et aujourd'hui, dix ans après, et alors que le lien d'amitié s'est rompu entre l'Irak et la plupart des pays arabes, les responsables arabes et les commentaires des journaux reprennent ce qu'ont dit les Frères à l'époque et qui était alors voué aux gémonies. Et lorsque l'Iran a récupéré les terres que l'Irak avait occupées au début de la guerre et qu'il a décidé d'occuper les terres irakiennes, les Frères n'ont pas hésité à demander à l'Iran d'arrêter la guerre. Ils ont lancé des appels aux deux parties pour l'arrêt des combats, de l'effusion du sang des musulmans et de la destruction de leurs biens. L'Iran ne s'est pas offusqué de cette position. Que doit-on faire lorsqu'un État s'oppose à l'opinion des Frères, qui est conforme à ce qu'a commandé Dieu et Son Prophète, que la paix de Dieu et Sa prière soient sur lui. C'est ainsi qu'il faut lire les Frères musulmans et il est faux d'entendre que les Frères ont reçu des ordres de la Jordanie. Les Frères de Jordanie, en l'occurrence, n'ont pas soutenu l'agression irakienne contre le Koweït et ils n'ont pas organisé de manifestations pour la soutenir, pas plus que les Frères n'ont été le "bras égyptien" de la révolution islamique en Iran. » 119

77Allant dans le même sens que les dénégationsd'Al-Nûr, des journaux proches du gouvernement ont accusé le Parti du Travail « de déformer la position des Frères musulmans et d'accréditer l'idée que ceux-ci sont opposés à la politique du président Moubarak ».

  • 120 Al-Cha’b, 18 septembre 1990, page 2.

78Lors d'un colloque au syndicat des médecins, le 14 août 1990, chaykh Muhammad al-Ghazâlî et Ma'mûn al-Hudaybî tentaient de faire coexister la double condamnation contenue dans les deux communiqués des Frères musulmans, sans se prononcer sur le point de savoir quel danger devait être affronté en priorité, de l'annexion du Koweït ou de l'intervention américaine dans la péninsule arabique. La revue des Frères musulmans,Liwâ’ al-Islâm, se réfugie dans un discours islamiste général qui prend bien soin de ne pas trancher la question. Renvoyant dos à dos tous les dirigeants arabes et musulmans, blâmés pour s'être éloignés des valeurs de l'islam, multipliant les mises en garde contre les dangers d'un complot contre l'islam et contre la catastrophe que constituerait une guerre, les éditoriaux de Muhammad Hâmid Abu al-Nasr répètent à l'envi qu'il s'agit d'un « grand complot pour distraire l'opinion mondiale de la question de la Palestine », tout en ajoutant que « l'Amérique se moque des institutions internationales et les manipule selon ses intérêts aux dépens des pays opprimés ». À une question posée sur la position prise par les ulémas réunis à La Mecque déclarant licite le recours à des forces étrangères, Al-Hudaybî répond, lors d'un conférence de presse de l'Alliance islamique : « Ce qui se passe dans le Golfe n'est pas un recours à l'étranger, mais une soumission totale aux ennemis del'Umma. Si le Prophète a eu recours à des impies pour une guerre, la situation est toute différente aujourd'hui car ce n'est pas de guerre quil s'agit mais de l'installation de milliers de conseillers militaires étrangers. Quant à la position des Frères musulmans, elle est claire. Le jour même de l'attaque irakienne, ils ont condamné celle-ci et demandé le retrait des troupes irakiennes. Puis intervint le communiqué du 11 août contre l'intervention américaine ». À propos de l'envoi de troupes égyptiennes dans une mission de défense de l’Arabie Saoudite, Al-Hudaybî affirme que « c'est une action, que nous saluons comme positive, à condition qu'elle s'effectue dans le cadre de forces arabes et islamiques, mais si c'est pour servir de couverture arabe dans le cadre d'un parapluie américain, pour frapper l'Irak, c'est une action regrettable que nous condamnons et refusons. » 120

79Face à l'incapacité de la direction des Frères musulmans à définir une priorité claire dans la crise, les divergences ne cesseront de se creuser au sein du mouvement. Les différentes tendances, s'exprimant par le biais de la presse fondamentaliste des partis, en sont aujourd'hui arrivées à se répartir de façon nette en deux camps antagonistes.

  • 121 Liwâ al-lslâm, 2 septembre 1990, page 16.

80Le 11 septembre 1990, une délégation de l'Alliance islamique part à ‘Amman pour assister à une conférence qui rassemblera, du 12 au 15 septembre, la plupart des mouvements islamistes du monde arabe. À la suite de cette conférence, la délégation égyptienne compte entreprendre, avec les dirigeants d'autres mouvements islamistes arabes, une mission « de médiation islamique » à Bagdad et en Arabie Saoudite. Le samedi 15 septembre, le communiqué de la conférence islamique de ‘Amman apparaît sûrement comme un appel à combattre l'intervention américaine dans le Golfe et comme une caution islamique au régime irakien. L'invasion du Koweït n'est pas considérée comme la cause principale de la crise. La délégation de l'Alliance islamique se rend en Arabie Saoudite du 18 au 21 septembre avant d'aller à Bagdad et à Téhéran. Composée de 12 membres dirigés par Muhammad 'Abd al-Rahmân Khafîfa, le chef des Frères musulmans jordaniens, la délégation inclut deux Égyptiens. Le guide des Frères musulmans d'Égypte, Muhammad Hâmid Abu al-Nasr, pressenti pour diriger la mission et s'étant vu interdire le voyage par les autorités égyptiennes, c'est le Parti du Travail, représenté par 'Adil Hussein, rédacteur en chef du journal Al-Cha’b et Ibrâhîm Chukrî, le chef du parti, qui représentent les Frères musulmans d'Égypte. Ni Mustafâ Machhûr ni Malmûn al-Hudaybî n'ont pu assister à la conférence de 'Amman, à la suite de l'interdiction qui leur a été notifiée par les autorités égyptiennes. Quant à Ibrâhîm Chukrî, il devra se présenter deux jours consécutifs à l'aéroport du Caire avant de pouvoir s'envoler pour la capitale jordanienne. Les Frères musulmans diffusent un nouveau communiqué pour protester auprès du président Moubarak « contre ces atteintes aux libertés fondamentales » 121 (voir traduction en annexe XI). Le 1er octobre, le retour de la délégation islamique ne fait qu'envenimer la polémique interne au Frères musulmans sur le véritable but de la mission.

81Cette désunion a permis aux adversaires du fondamentalisme musulman d'enfoncer le clou tandis que le pouvoir entreprenait, à l'instar des partis, une récupération de la position des Frères musulmans. Sous le titre : « Les islamistes... et l'agression irakienne », Hâmid Sulaymân écrit ainsi dans Akhir Sâ'a : « Les islamistes dans le monde arabe se sont portés à eux-mêmes un tort énorme (politiquement), comme ils se sont condamnés eux-mêmes religieusement, lorsqu'ils ont essayé de mettre en avant des textes islamiques pour soutenir leur point de vue politique ; ceux qui condamnent l'agression irakienne se sont retranchés derrière des textes... de même que ceux qui condamnent le recours aux forces étrangères se sont retranchés derrière d'autres textes. Les deux parties ont oublié que ces textes ont été révélés dans des circonstances précises et pour des raisons différentes. Nous savons que l'islam lui-même recommande aux musulmans de ne pas tomber dans un recours excessif aux citations des paroles de Dieu et du Prophète, surtout lorsqu'ils traitent d'une question purement temporelle, politique, relative à la guerre ou à divers stratagèmes. Nous connaissons tous la parole que le Prophète adressa à al-Khabâb ibn al-Mundhir lors de la bataille de Badr, opinion également exprimée à Sa'ad ibn Mu'âdh sur la question du pacte signé avec les dirigeants Ghatfân. Il leur dit alors : « C'est une question politique que j'ai forgée pour vous », et les deux hommes trouvèrent une position sans se référer à un texte du Coran ou à des hadîth. Mais les islamistes dans le monde arabe – que Dieu leur pardonne – ont voulu justifier leur position politique, soumise à leurs organisations les plus puissantes, par des textes religieux ; et, ce faisant, ils ont mis en contradiction certains textes avec d'autres. Voici pourquoi ils se sont portés un grand tort. Ainsi qu'à leur conception de l'islam. Car l'islam leur a enseigné que, dans ces affaires purement temporelles, ils doivent avoir recours à leur raison. La raison conduit toujours au bon instinct. Et l'islam est la religion du bon instinct. De la logique. De la raison. Mais pas celle des textes ni celle des prêtres... Si l'on considère que le recours à des forces étrangères est l'oeuvre de Satan pour mieux laisser le Satan de l'Irak violer de toutes ses forces les valeurs de l’Umma musulmane, ceci avec la bénédiction des prêtres et des adorateurs des textes.... La meilleure position politique islamique est celle qui affirme :

  1. que le régime irakien n'est pas islamique dans son essence et qu’il a mis en tête de ses priorités la guerre aux courants religieux afin d'imposer ses tendances laïques et athées.

  2. qu'il n'existe pas de force islamique dissuasive capable d'affronter et de chasser la force irakienne du Koweït.

  3. que Saddam a poussé une armée musulmane à combattre un peuple musulman, et qu'il s'agit donc d'une armée d'oppression qu'il faut combattre.

  • 122 Akhir Sâ'a, 10 octobre 1990, page 50.

82De ces trois vérités, il fallait que les mouvements islamiques dans le monde arabe prennent conscience... Mais la position des islamistes, malheureusement, ne diffère pas beaucoup de celle de leur oppresseur Saddam, qui a voulu couvrir son crime politique et militaire par la religion, en prétendant que l’anéantissement du Koweït était un pas vers la création d'une nation islamique où les pauvres pourraient prendre leur revanche sur les riches. C'est une tentative misérable de couvrir des ambitions politiques avec des textes religieux, exactement comme l'ont fait certains mouvements islamistes lorsqu'ils citent des textes pour justifier des positions politiques contradictoires. Il y a cependant l'exception du mouvement islamiste en Égypte, plus précisément la position des Frères musulmans. Je ne veux pas parler de la position intenable du journalAl-Cha’b et de son rédacteur en chef. Les Frères musulmans ont condamné l'attaque irakienne contre le Koweït dans leur premier communiqué qui a été publié dans tous les journaux nationaux. Ils ont appelé à la nécessité de la combattre par tous les moyens, pacifiques ou non. Et lorsque la présence étrangère s'est accrue, ils ont choisi de ne pas se rallier aux concerts de bienvenue. Ils ont insisté sur la nécessité de mettre un terme à cette présence, en mettant fin à la cause qui l'avait conduite en terre d'islam. Mais les milieux hostiles au courant islamiste ont falsifié cette dernière phrase pour ne mettre en lumière que la première partie, tendant ainsi à accréditer l'idée d'une opposition au gouvernement égyptien et d'un soutien à l'Irak. Il suffit de se reporter aux communiqués du mouvement islamiste égyptien pour être persuadé du contraire. La condamnation de l'agression irakienne y est claire. Et ceci n'est pas effacé par la préoccupation des communiqués suivants quant à la présence étrangère massive. Car le fait d'ignorer cette présence étrangère, comme celui de ne se concentrer que sur celle-ci, n'effacent pas l'agression irakienne criminelles qui en est la cause principale. Le président Moubarak sait qu'il ne peut ignorer le danger de cette présence. C'est pourquoi il a dit qu'il serait « le premier à demander qu'on y mette fin après avoir mis un terme à l'agression, et cela. Bush le sait parfaitement. » 122

83La confusion de la position des Frères musulmans est également mise en avant dans la même revue par Fârûq al-Tawîl. Mais contrairement à son confrère Hâmid Sulaymân. Fârûq al-Tawîl en profite pour condamner la confrérie égyptienne « pour la mollesse de sa condamnation de l'Irak ». Dans un article intitulé « L'échec des Frères musulmans », il écrit :

  • 123 Akhir Sâ'a, 26 septembre 1990, page 53.

« [...] Depuis qu'elle a été créée par chaykh Hasan al Bannâ, la confrérie n'a pas remporté une seule bataille. L'association des Frères est condamnée à l'échec politique... Cependant, le nombre de ses adeptes augmente rapidement, car nous vivons dans une société tolérante pour l'expression religieuse. Mais ils se dispersent plus vite qu'ils ne croissent... Ils se sont affrontés à tous les régimes successifs en Égypte comme dans tous les pays musulmans. Ont-ils gagné quelque chose ? [...] On sait que les Frères se sont réfugiés dans le Golfe : lors de la première épreuve des Frères en 1948, ils ont fui en Arabie Saoudite et dans le Golfe, au moment des premiers affrontements avec le gouvernement de Nuqrâshî et de ‘Abd al-Hâdî, à l'époque de la monarchie. En 1954, ce fut la seconde épreuve, et beaucoup ont fui vers l'Arabie Saoudite et vers le Gotfe. Et lors de la troisième, en 1965, les Frères avaient des bases permanentes en Arabie et dans le Golfe. Certains se sont installés et ont acquis une des nationalités du Gotfe. Les Frères n'ont jamais trouvé mieux que l’Arabie Saoudite et les pays du Golfe pour leur venir en aide et les soutenir. Et ce fut l'occasion de nombreux problèmes pour l'Arabie Saoudite. Et comment les Frères ont-ils répondu à l'Arabie Saoudite et aux pays du Golfe ? Qui aurait pu imaginer que leur réponse serait de se tenir aux côtés de Saddam ? Aux côtés de l'agression et de l'occupation du Koweït ? Qui aurait pu croire qu'ils feraient corps avec celui qui a torturé les musulmans en Irak et en Iran ? Qui aurait pu penser qu'ils seraient du côté de celui qui a tué des millions de musulmans, qu'ils appelaient mages... [...] Où sont les dirigeants des Frères qui les ont laissés exprimer ouvertement leurs divisions sur une question où apparaissent seulement le blanc et le noir par rapport à Saddam, au Koweït et dans le Golfe ? Seront-ils avec l'agresseur ou avec sa victime ? Avec ceux qui les ont aidés et secourus lors des épreuves ou avec ceux qui les ont pourchassés et torturés ? N'ai-je pas dit pourquoi ils semblent voués à l'échec ? Ils vont à contre-courant, même si les plus grands de leurs penseurs s'insurgent contre eux... chaykh Cha'râwî et Khâlid Muhammad Khâlid, dont les positions sont bien définies, claires et louables. Les plus importants des penseurs des Frères se sont opposés aux cadres de la direction des Frères qui, eux, ont préféré la direction d'Ibrâhîm Chukrî, et qui se sont imaginés que c'est lui qui a la capacité d'agir et de résoudre la crise du Golfe... en s'associant à des manifestations de soutien à Saddam et à son agression. Si nous suivons l'histoire des Frères depuis le début, nous constatons qu'à chaque fois que leur base s'élargit, le poids et l'autorité du guide suprême s'affaiblit. Cette concordance paradoxale entre l'augmentation du nombre des Frères et l'affaiblissement de leur direction, au point qu'ils apparaissent comme un géant aux pieds d'argile, est claire. Si nous considérons les personnalités de Hasan al-Banâ, de Hasan al-Hudaybî et de chaykh 'Umar al Timisânî, nous voyons tout sauf des compromis lorsque ces quatre personnages présidaient aux destinées de la confrérie. Et lorsque nous arrivons à chaykh Hâmid Abu al-Nasr, qui ne sort pas de son village et que personne ne connaît... et dont on a entendu parler soudainement, nous comprendrons pourquoi certains Frères s'offrent à Mîsr al-Fatât qui les a continuellement combattus dans les années 50. Il n'est donc pas plus étrange de les voir se livrer à leur "affronteur" (Saddam). Il est étonnant de voir comment le porte-parole des Frères, un ancien communiste, a pu se transférer, tels les opportunistes, de la direction du Parti communiste à la direction des Frères musulmans. Ceci peut nous expliquer l'influence qu'exercent les idées du Parti communiste sur le Parti du Travail et sur les Frères. Je ne parle pas d'islam ou de foi mais de politique... Il est incroyable de voir des dirigeants communistes se transformer en une direction des Frères, parler au nom des Frères et les pousser vers Saddam. Le guide suprême des Frères musulmans en est arrivé à invoquer Dieu pour qu'il aide, grâce à l'islam, les deux Hussein... Saddam Hussein et 'Adil Hussein. Ici réside la véritable tragédie des Frères. À savoir l'absence de direction politique. Il y a un vide politique au bureau de l’irchâd. Il faudrait aux Frères un bureau politique et des conseillers politiques qui comprennent ce que sont les enjeux de la politique. Ceci afin d'éviter ces positions à contre-courant qu'ils ont depuis le début. » 123

84Si la désignation de chaykh Cha'râwî comme l'un des penseurs des Frères musulmans semble abusive, il n'en est pas de même pour chaykh Khâlid Muhammad Khâlid. Penseur islamiste modéré, ancien partisan de la laïcité dans les années 50, il est, depuis qu'il a fait une autocritique de ses positions antérieures, dans la mouvance des Frères musulmans. La déclaration de Khâlid Muhammad Khâlid à propos des événements du Golfe est certainement celle qui va le plus loin, de la part d'une personnalité islamiste, dans la distance affichée par rapport à la position officielle des Frères musulmans : « Je vous salue, jeunes venus d'Amérique, de Russie ou d'Europe pour accomplir le devoir de l'homme envers l'homme. Je vous salue d'autant plus que le fait que le tyran Saddam écrase sous sa botte les peuples arabes et la destinée islamique ne vous affecte pas ». Lors d'une violente attaque contre le chef du Front islamique de salut algérien, 'Abbâs Madanî, Khâlid Muhammad Khâlid justifie la présence étrangère en rappelant que le Prophète Muhammad lui-même avait demandé l'aide d'une tribu d'incroyants contre les Mecquois qui le martyrisaient. « Pourquoi donc jetez-vous la pierre à l'Arabie Saoudite, se demande-t-il à l'égard des organisations islamistes arabes, au Koweït et aux pays du Golfe, s'ils font appel aux seuls capables de les sauver d'un danger plus grand que celui qu'encourait le Prophète ? » Quant à chaykh Muhammad al-Ghazâlî, on a vu comment il justifie du bout des lèvres l'intervention étrangère, autre manifestation de cette prise de distance des grands penseurs des Frères envers la position officielle de la confrérie.

Confusion et division dans la confrérie

  • 124 Al-Musawwar, 14 septembre 1990, article de Magdi al-Daqqâq, p. 19.

85La crise du Golfe a suscité une recomposition politique au sein de la confrérie. En même temps que s'accentuaient les anciennes lignes de partage entre différents courants, de nouveaux clivages sont apparus. Il y avait un créneau à occuper : celui de l’anti-américanisme militant et d'une reprise plus ou moins nuancée des thèses irakiennes, avec une tentative de réaliser en Égypte ce qui s'est fait en Jordanie, à savoir une large alliance anti-américaine allant des nationalistes arabes aux islamistes en passant par les communistes. 'Adil Hussein et les dirigeants du Parti du Travail tentent activement de jouer ce rôle. L'alliance du parti avec les Frères musulmans semble leur faciliter la tâche. Cependant, l'Égypte n'est pas la Jordanie. À 'Amman, il est relativement facile d'entraîner ensemble nationalistes arabes et membres du courant religieux, car il n'y a pas dans ce pays le .passif d'une répression sanglante exercée par les premiers contre les seconds, comme c'est le cas en l'Égypte. Pour un Égyptien membre des Frères musulmans, Nasser reste le diable et un nassérien un ennemi. L'hebdomadaireAl-Musawwar indique à ce sujet : « L'alliance du Parti du Travail et des Frères est, semble-t-il, sur le fil du rasoir »... « Les positions du Parti du Travail et des Frères sont différentes et ceci apparaît nettement, non seulement à cause de l'agression irakienne contre le Koweït mais aussi à cause de l'inquiétude des Frères quant à certaines orientations nouvelles que 'Adil Hussein, le rédacteur en chef du journal Al-Cha’b, tente d'enraciner à l'intérieur du parti. Un dirigeant important des Frères musulmans aurait exprimé son inquiétude et ses craintes à propos de l'invitation faite par 'Adil Hussein au courant nationaliste et nassérien afin qu'il rejoigne le Parti du Travail. De même, l'ouverture par 'Adil Hussein d'un large dialogue avec certaines personnalités coptes sur le patrimoine culturel égyptien, considérant que les Coptes sont l'une des composantes de la culture égyptienne aux côtés de là culture arabe et islamique, a provoqué un malaise évident. Plusieurs dirigeants importants des Frères ont exprimé leur étonnement devant l'écho donné par le journal Al-Cha’b au projet du plateau des Pyramides, considérant qu'il s'agissait là d'une défense de la culture pharaonique. Ces dirigeants pensent que les orientations nouvelles du parti indiquent que l'alliance entre le Parti du Travail et les Frères musulmans, qui s'est créée – à notre avis – sur la base d'une totale reprise en compte par le parti de la ligne religieuse, va vers sa fin. Ainsi, les dirigeants du courant religieux n'ont pu que s'étonner de l'adhésion au Parti du Travail du général Kamâl Hâfiz, dirigeant nassérien connu, la considérant comme le début véritable de la fin de l'alliance avec le Parti du Travail. Il est d'autre part certain que les derniers événements ont influencé, d'une façon ou d'une autre, les différentes composantes du courant islamique religieux, qui s'est scindé à son tour au niveau arabe »... « En Égypte est paru le communiqué publié par certaines personnalités de la pensée islamique sous le titre "Bayân llâ-l-Umma", qui exprime une orientaton différente du point de vue des Frères musulmans. Et le Docteur Muhammad Salîm al-'Awâ, dans son artide "I’dilû huwwa aqrab il-t-taqwâ" (la justice est ce qui se rapproche le plus de la piété) exprime son désaccord avec la position du Parti du Travail et de certains courants islamiques qui se sont mis aux côtés de l'agresseur et ont avalisé les prétentions religieuses de Saddam. Quant à la position des Frères musulmans à propos des événements, le Conseiller Ma'mûn aI-Hudaybî ne cesse d'affirmer que la position des Frères est claire depuis le début. Nous avons déjà condamné l'agression irakienne, dit-il, et nous avons insisté sur ses conséquences dangereuses pour l'Umma islamique tout en demandant le retrait de l'Irak du Koweït. Nous nous sommes opposés à la venue de forces étrangères et américaines et nous avons demandé la création d'une force arabe et islamique en vue de régler la crise. Quant à la différence entre la position des Frères et celle du Parti du Travail, Ma'mûn al-Hudaybî a précisé que les Frères musulmans ont toujours une position différente de celle du Parti du Travail, indiquant que les Frères ont leur position indépendamment de toute autre force politique. Al-Hudaybî est revenu sur les causes de ces différences et il les a mises sur le compte de la gravité de l'événement, de sa complexité et de la confusion des différents facteurs pour tous, ce qui a jeté un trouble chez chacun. À propos du silence du journalAl-Cha’b sur certaines positions des Frères musulmans et sur la possibilité qu'ont ces derniers d'exprimer leur point de vue à l'intérieurde l'Alliance politique, le conseiller Ma'mûn aI-Hudaybî a déclaré en guise de réponse : « le journal Al-Cha’b est le journal du Parti du Travail et non pas le journal des Frères musulmans ! » 124

  • 125 Akhir Sâ'a, 26 septembre 1990, page 9.

86Zakaryâ Abu Harâm fait une constatation similaire dansAkhir Sâ’a : « Les observateurs constatent que les positions du courant islamique et du courant politique nassérien ont pris la forme d'une grande retenue, et c'est un euphémisme, envers l'agression irakienne contre le Koweït. Ces deux courants se sont combattus pendant de longues années, mais ils ont adopté ensemble une position minimale envers l'attaque irakienne, ne la condamnant pas avec franchise et s'empressant de reprendre à leur compte les points de vue irakiens, à savoir que le véritable but stratégique est d'expulser les forces étrangères en feignant d'oublier la cause de l'arrivée de ces troupes. Mais les positions se sont différenciées entre le Parti du Travail et les Frères musulmans et certains affirment qu'il y a une scission dans l'Alliance. De même, à l'intérieur des mouvements religieux, des différends apparaissent clairement à la lecture de la série de communiqués publiés par certains dirigeants du courant islamique sous le nom de "Bayân ilâ-l-Umma'', contredisant les communiqués des Frères musulmans. Tout ceci confirme le véritable tremblement de terre qui a affecté la conscience arabe à l'aube du 2 août avec la nouvelle de la catastrophe de l'agression irakienne contre le Koweït » 125. Toutefois, l'éventualité de fissures au sein de l'Alliance islamique, rapportée par la presse proche du pouvoir qui insiste sur le fossé grandissant séparant le courant religieux de celui, laïc, des héritiers de Misr al-Fatât, ne trouve pas confirmation à la lecture de la presse d'opposition.

  • 126 Al-Cha’b, 7 août 1990, page 1.
  • 127 Al-Cha’b, 14 août 1990, page 1.
  • 128 Al-Cha’b, 21 août 1990, page 1.

87Définissons donc le point de vue défendu par le journal Al-Cha’b, puisqu'il s'agit de la principale opposition déclarée à la politique du président égyptien dans le Golfe parlant au nom de l'islam. Dans le numéro qui suit l'invasion du Koweït, l'éditorial de 'Adil Hussein : « Non à l'intervention étrangère... oui au retrait irakien et au règlement arabe », donne le ton. 'Adil Hussein explique : « Le Koweït est comme un avion détourné et, pour les otages, il est nécessaire d'avoir une grande prudence avant d'utiliser la force ». Toutefois, avec le titre de première page : « Bush décide de frapper les centres stratégiques en Irak" » (126), on comprend que le journal a choisi, dès le début de la crise, de concentrer, ses efforts sur l'intervention étrangère davantage que sur l'invasion du Koweït. Pour Al-Cha’b : « L'ensemble des forces patriotiques égyptiennes condamnent l'intervention étrangère dans le Golfe. » 127 Et 'Adil Hussein renchérit : « Notre peuple ne peut s'entendre avec ceux qui ont appelé les forces étrangères à intervenir ». « Nous exigeons une fatwa sur la présence de forces américaines en  terre d'islam », réclame Ibrâhîm al-Ja'farî, le chef de l'association des jeunes du Parti du Travail. Et Muhammad al-Makkâwî appelle « le courant islamique à relever le défi de l'intervention américaine ». « La ferme position islamique stratégique du Parti du Travail" » est mise en avant : « Nous avons condamné la direction irakienne lorsqu'elle a commencé sa guerre contre la République islamique d'Iran, et nous avons condamné les dirigeants iraniens lorsqu'ils ont voulu poursuivre leurs agresseurs au-delà des frontières internationales ». Les deux premiers communiqués des Frères musulmans condamnant d'abord l'invasion du Koweït, puis l'intervention étrangère, côtoient une interview de l'attaché culturel irakien qui assure : « les Égyptiens en Irak sont bien traités et leurs salaires continuent à être versés ». Les interviews répétées de responsables irakiens, comme celle du ministre irakien de l'Information, qui déclare : « L'ennemi sioniste se prépare à frapper l'Irak et nous sommes prêts à y répondre. Les Égyptiens sont nos frères et les renversements politiques ne modifient pas les liens existant entre les doigts d'une main », montrent l'ambiguïté des positions du journal. Le phénomène observé chez la plupart des mouvements islamistes en dehors d'Égypte, c'est-à-dire le glissement d'une position de dénonciation de l'intervention des forces étrangères vers une reprise plus ou moins nuancée des thèses irakiennes vaut également pour le Parti du Travail. D'ailleurs, Al-Cha'b ne se désigne t-il pas comme « le premier journal égyptien à Bagdad après la crise » ? Conscient des accusations portées contre lui, le journal se défend sous la plume de ‘Adil Hussein : « Ce n'est pas un alignement sur l'Irak, mais nous sommes pour les principes islamiques et les intérêts arabes » 128.

  • 129 Al-Cha’b, 21 août 1990, pages 1 et 3.

88Car pour Al-Cha’b, le principal danger pour les musulmans n'est pas l'invasion du Koweït par l'Irak mais la présence de forces étrangères dans la péninsule arabique. « Prenez garde à ce qui guette la nation arabe par suite de l'intervention des forces étrangères », avertit 'Adil Hussein, avant d'ajouter : « Nous demandons le retrait du Koweït et un règlement arabe, mais nous devons en tous cas former un seul rang face aux forces étrangères qui s'amassent dans le Golfe, car c'est le principal danger contre notre patrie arabe et islamique ». Et 'Adil Hussein expose « le plan américain pour faire la guerre avant même l'agression contre le Koweït. » 129 La cause de la crise n'est donc pas l'invasion du Koweït par l'Irak, mais la volonté américaine et israélienne de dominer la région et les efforts de l'Occident pour contrôler les puits de pétrole du Golfe.

  • 130 Al-Cha’b, 28 août 1990, pages 10 et 13.

89La conférence de La Mecque est passée sous silence. Mais la légitimation par les ulémas du recours à des forces étrangères est dénoncée : « La plus grave des fatwa du président du comité saoudien des fatwa sur l'intervention étrangère dans un pays musulman »... « Les musulmans, si peu nombreux soient-ils, n'ont pas besoin des ennemis de Dieu. » 130 Et 'Abd Allah Hitâl renchérit : « Les croyants ne prennent pas les impies pour des saints ».

  • 131 Al-Cha’b, 4 septembre 1990, page 8.
  • 132 Al-Cha’b, 4 septembre 1990, page 1.

90En revanche, le journal se fait l'écho de tous les appels anti-américains émanant des mouvements islamistes arabes, jusqu'à reprendre avec eux la réthorique des dirigeants irakiens. « L'Amérique craint la guerre », écrit 'Adil Hussein avant d'évoquer "le rôle d'Israël contre l'Irak, l'Iran et la Jordanie ». Allant au devant des souhaits irakiens, le journal affirme : « L'Iran fait avorter le blocus économique contre l'Irak et menace de sceller une alliance militaire avec Bagdad. » 131 Le journal reprend à son compte la propagande irakienne qui donne l'information erronée qui suit : « Le marja' alâ des chiites en Irak : il n'est pas permis aux musulmans d'avoir recours aux infidèles. » 132

  • 133 Al-Cha’b, 18 septembre 1990, pages 1, 4-6.
  • 134 Al-Cha’b, 25 septembre 1990, page 4.
  • 135 Al-Cha’b, 2 octobre 1990, page 9.

91Face au consensus des ulémas réunis à La Mecque, le Parti du Travail et une partie des Frères musulmans ont été les principaux promoteurs en Égypte du congrès de 'Amman, sorte de contre-congrès de La Mecque, qui a rassemblé la plupart des mouvements islamistes du monde arabe.Al-Cha’b en rapporte en détail le déroulement : « Les positions du mouvement islamique à propos de la crise du Golfe : al-Ghannûchî, al-Turâbî et al-Madanî s'expriment : la crise est le résultat de la désunion des musulmans »... « Al-Turâbî : s'il y a la guerre, elle sera destructrice pour tout le monde. Al-Ghannûchî : la présence américaine dans le Golfe va dans le sens de la protection des intérêts sionistes. Toutefois, l'attaque irakienne contre le Koweït est une erreur qu'il faut réparer. » 133 Un communiqué de Ghannûshî sur l'intervention des forces étrangères précise : « Les Croisés occidentaux occupent le pays des Lieux saints ». Les communiqués de Hamas, du Jihâd islamique de Palestine, du Front de Salut islamique d'Algérie, comme du Parti de Libération islamique sont tous publiés en bonne place. 'Adil Hussein peut écrire : « La mobilisation des masses est très intense en Jordanie », avant d'ajouter, « un merci spécial à Muhammad 'Abd al-Rahmân Khalîfa, le guide des Frères musulmans de Jordanie qui a présidé la rencontre islamique, ainsi qu'à Hasan al-Turâbî et Rachîd al-Ghannûchî, qui ont également joué un grand rôle ». Par ailleurs, les positions anti-américaines en provenance d'Iran sont mises en relief : « Khamenei proclame le jihâd contre les Américains », ou encore : « Le Guide de la République islamique d'Iran : nous sommes prêts à repousser toute agression des forces étrangères dans la région ». Reprenant une des principales revendications irakiennes, le communiqué diffusé au terme de « la mission de médiation islamique » est explicite : « La crise du Golfe est inséparable des autres questions qui concernent les musulmans. » 134 Toujours avec la même flamme mobilisatrice,Al-Cha’b fait état de la constitution de « comités de défense du Golfe islamique » et de meetings, comme à Banî Suwîf, « premier rassemblement de masse contre le colonialisme américain dans la région », où il est affirmé : « la vague islamique dans la région... pousse l'Amérique à frapper ». « Oui, nous sommes contre l'Amérique et ses alliés » (135), déclare Ahmad Hasan, membre du comité directeur du Parti du Travail, au milieu d'un concert médiatique anti-américain de plus en plus virulent. Des Frères musulmans égyptiens, Al-Cha’b retient surtout les déclarations hostiles à la présence étrangère, notamment celles de al-Hudaybî : « Ce qui se passe dans le Golfe n'est pas un recours à l'étranger mais une soumission complète aux ennemis de l’Umma ».

  • 136 Al-Gumhûriyya, 11 octobre 1990, article de Mahfûz Ansâri.
  • 137 Al-Musawwar, 21 septembre 1990, pages 50-57.

92La médiation islamique entreprise en Arabie Saoudite, en Irak et en Iran a été l'objet de critiques sévères de la part du pouvoir égyptien. La presse proche du pouvoir s'en prend spécialement à 'Adil Hussein. Ainsi, Mahfûz al-Ansârî écrit : « Pour 'Adil Hussein, seule l'Égypte est coupable, et tous les autres sont innocents »... « On devrait conseiller à 'Adil Hussein de ne pas enfourcher tous les chevaux de bataille perdus d'avance et les mauvaises causes. Ne le pare pas des habits de l’Islam, après avoir revêtu ceux du socialisme et de l'athéisme pour les mêmes raisons politiques. » 136 (Le journaliste se réfère au passé marxisant de ‘Adil Hussein). L'hebdomadaire Al-Musawwar, lors d'une interview accordée à Ibrâhîm Chukri, laisse entendre que l'unique résultat de la mission a été de faire le jeu de Saddam Hussein. À la question : « La mission de médiation islamique a-t-elle demandé à Saddam Hussein de se retirer du Koweït ?  Ibrâhîm Chukri répond : Non, nous n'avons rien demandé de la sorte car nous étions dans une mission d'information. On ne peut imaginer une mission de médiation islamique avec une solution toute faite ou des idées préconçues, non... nous voulions simplement écouter et nous informer... Le Parti du Travail a refusé de condamner l'attaque car il désire parler à toutes les parties... Même s'il est vrai que le Parti du Travail ne peut pas justifier l'agression du fort contre le faible ou celle du voisin contre son voisin... Saddam a lié la solution de la crise du Koweït à celle des autres crises de la région, et cela signifie qu'il accepte le principe du retrait »... « Le Koweït est un pays arabe et islamique et sa prise en otage par l'Irak peut nuire à tous les autres problèmes du Moyen-Orient. Je reconnais qu'il y a de nombreuses raisons objectives pour que le peuple égyptien se rassemble autour du Koweït. Nous pensons, nous, que le retrait du Koweït est lié à l'ensemble des autres retraits au Moyen-Orient »... « Je sais que nous perdrons les prochaines élections à cause de notre position dans le conflit du Golfe. » 137

93Al-Cha’b a pris la tête de l'opposition à la politique du président égyptien dans la crise du Golfe, même si une certaine retenue est visible concernant la personne du président Moubarak. Ainsi, le journal donne tous « les détails du plan de Washington pour occuper le Golfe et s'emparer du pétrole : Fahd et Jâbir sont d'accord... et l'Égypte est réticente ». Les critiques formulées par al-Hudaybî envers les déclarations de Moubarak lors de sa visite aux troupes égyptiennes en partance pour l'Arabie sont publiées en bonne place. Et ‘Adil Hussein n'hésite pas à déclarer : « Nous souhaitons que le président revienne sur sa politique »... « Pourquoi avons-nous refusé de lier la question du Golfe à celle de la Palestine ? »... « Le lien entre le Golfe et la Palestine est la voie vers un règlement global. La France a un rôle éminent à jouer dans la reconnaissance occidentale de ce lien ». Cette politique de la direction du Parti du Travail a suscité, on l’a vu, une grave crise interne. D'importants dirigeants du parti, Muhammad Hasan Durra, Muhammad Salîm al 'Awâ, Sayyid al-Ghadbân et d'autres, ont accusé 'Adil Hussein et Ibrâhîm Chukrî d'avoir imposé leur ligne au parti sans aucune consultation. Ceci amène Al-Cha’b à repousser ces accusations : « Les scissionnistes (qui accusent le parti de s'aligner sur l'Irak) tentent de déformer la position du Parti du Travail, à la satisfaction du gouvernement ». Toutefois, sous la pression des critiques, le journal a laissé la parole aux opposants qui, comme Muhammad Salîm al-'Awâ, ont rédigé une condamnation des positions de leur parti sous le titre : « Désaccord avec 'Adil Hussein ».

  • 138 Al-Nûr, 22 août 1990, page 8.

94À l'opposé, Al-Nûr, autre journal fondamentaliste musulman publié par le Parti des Libéraux, a pris la tête du courant islamique le plus violemment hostile à l'Irak. Au fil des semaines, les diatribes à l’encontre des islamistes favorables à Bagdad se sont faites de plus en plus virulentes. Sous le titre : « Pourquoi ces islamistes se tiennent-ils derrière Saddam ? ». 'Alî Fàrûq écrit : « Le monde islamique a été surpris par ces manifestations dans de nombreux États arabes exigeant de se tenir aux côtés de Saddam Hussein, lui exprimant un soutien total face à l'intervention étrangère dans le Golfe et appelant au retrait immédiat des forces étrangères des territoires arabes. Des manifestations rassemblant des dizaines de milliers de citoyens en Tunisie, en Algérie, au Yémen, en Jordanie, au Soudan ! Et le plus étrange dans ces manifestations est qu'elles sont dirigées par les islamistes ! Le plus incroyable est que les communiqués de ces islamistes ne condamnent pas l'occupation irakienne du Koweït et qu'ils ne réprouvent pas les actes de pillages et de viols qu'ont commis les soldats irakiens dans l'État musulman du Koweït. Nous ne voyons aucune manifestation de ces islamistes condamnant les crimes monstrueux commis par les soldats de Saddam contre les fils du peuple koweïti et contre les fils des communautés arabes et étrangères présentes au Koweït ! Or ces crimes sont les actes les plus immondes et ne peuvent être tus. Et nous n'en voyons aucune mention dans les communiqués de ces islamistes. [...] Ils ne rappellent jamais ce qui a causé cette intervention étrangère, ce qui a amené ces flottes d'Amérique, de France et de Grande-Bretagne dans la région arabe. Voulaient-ils que les dirigeants du Golfe attendent sagement d'être attaqués à leur tour par ce "nouveau Hulagu" et que ce dernier puisse en toute impunité détruire leurs États, assassiner, piller, violer les femmes et transformer leur peuple en esclaves ? De fait, les dirigeants du Golfe ont attendu une semaine complète, appelant Saddam Hussein à revenir à la raison, à retirer ses forces du Koweït et à retourner à la table des négociations pour régler le conflit de façon pacifique. Le résultat est que Saddam a massé ses troupes à la frontière saoudienne. Il a même franchi cette frontière de 10 km dans le but d'intimider les dirigeants saoudiens et le royaume a dû se résoudre enfin à faire appel à des forces étrangères sur son territoire afin de le protéger de ce "nouveau Hulagu" et relever son défi ! En fait, les manifestants qui se demandent pourquoi l'Arabie Saoudite et les États du Golfe n'ont pas eu recours à un parapluie arabe et islamique à la place du parapluie américain, ceux-là se trompent et ignorent les réalités actuelles du monde islamique ! Nous devons reconnaître que la réalité arabe et islamique est actuellement hésitante et qu'elle ne permet pas qu'on lui accorde toute confiance. Comment demander aux États du Golfe de se reposer sur cette réalité douloureuse par un recours au "parapluie" arabe et islamique alors que ce parapluie n'existe pas ! Nous devons reconnaître également que la plupart des dirigeants arabes et musulmans refusent l'envoi de forces militaires dans le Golfe... car leurs forces sont réduites à cet égard... Quant aux autres, ils se réfugient dans des promesses d'envoi de troupes pendant de longues semaines, avant de n'envoyer que des forces symboliques. Et bien sûr, ces forces ne sont pas à même de dissuader ni d'affronter le "nouveau Hulagu", qui a massé des centaines de milliers de ses soldats aux frontières saoudiennes. Nous aurions attendu, des manifestants islamistes de Tunisie, d'Algérie, de Jordanie et d'ailleurs, brandissant des photos de Saddam Hussein et scandant ses slogans, qu'ils exigent l'application des principes de la charia islamique par Saddam et par ses soldats, l'application du Coran à rencontre de ceux qui pillent, violent, font la guerre, détruisent et torturent ! » 138

95Al-Nûr a condamné « l'agression irakienne contre le Koweït et l'intervention étrangère dans le Golfe ». Mais le journal voit dans l’action du régime irakien la cause essentielle de la crise actuelle. Alors qu'Al-Cha’b concentre son attention sur l'arrivée des troupes étrangères en terre d'islam,Al-Nûr donne un large écho aux condamnations islamiques de l'agression irakienne. Sous le titre : « Après l'attaque irakienne contre le Koweït... tristesse de la rue égyptienne », Fathî Chu'ayr se demande pourtant : « Nos dirigeants sont-ils conscients du rôle américain ? » Le journal cite la déclaration d'Al-Hudaybî lors d'une table-ronde sur les conséquences des événements du Golfe organisée le 20 août par le syndicat des médecins. Al-Hudaybî : « si la guerre éclate, elle détruira tous nos peuples dans le Golfe, servant les intérêts de l'Occident Si t'attaque de Saddam contre le Koweït est une cause de l'arrivée massive des Américains dans la région, elle n'en est pas la cause unique »... « L'Occident est prêt à prendre le contrôle des richesses des musulmans ». Ces interrogations sur le but de l'engagement des forces étrangères ne remettent pas en cause le fait de désigner Saddam comme le véritable fauteur de troubles.

  • 139 Al-Nûr, 5 août 1990, page 1.

96Au contraire du journal Al-Cha’b,Al-Nûr dénonce, à longueur de colonnes, « la barbarie irakienne ». « Ils ne se sont pas contentés de modifier la composition démographique du pays, mais ils veulent même effacer l'identité de son peuple ». De nombreux témoignages sur les exactions irakiennes font écrire : « le voile est levé sur la réalité de l'unité façon Saddam ». Et d'ajouter, « les soldats irakiens s'apprêtent à porter atteinte aux Égyptiens au Koweït... et à voler leurs biens ». Al-Hamza Da’bas ajoute dans son éditorial : « Cette attaque n'a-t-elle pas eu lieu le jour de 'Achûrâ, le jour du meurtre de Hussein – que la paix soit sur lui – à Karbalà’ ? La tragédie de Karbalâ' semble se répéter. » 139.

  • 140 Al-Nûr, 22 août 1990, page 2.
  • 141 Al-Nûr, 19 août 1990, page 1.
  • 142 Al-Nûr, 26 septembre 1990, page 2.

97Le président irakien est l'objet d'un véritable anathème. « Qui l'a fait dictateur ? », se demande 'Abd Allah Khalîl Bakr, en rappelant que c'est l'Occident qui lui a permis de jouer ce rôle 140. « Le fou d'Irak a décidé de répartir les ressortissants occidentaux sur des camps militaires », titre le journal 141. Les éditoriaux de Al-Hamza Da'bas sont aussi féroces envers Saddam Hussein que ceux de ‘Alî Fârûq qui le surnomme « Le Néron des Arabes ». Et pour Al-Nûr, l'affaire est entendue : « Saddam et Nasser sont les deux faces de la même pièce. » 142 Ce n'est plus le discours officiel défendant Nasser, mais l'expression de l'antagonisme entre mouvement religieux et nassérisme.

  • 143 Al-Nûr, 30 septembre 1990, page 2.

98La prétention de Saddam Hussein à effectuer la répartition des richesses suscite cette réaction de Hamdî al-Basîr : « La répartition des richesses sur la table saddamienne : la Palestine, la Jordanie, le Yémen, le Soudan mangent, l'Égypte et les autres pays islamiques paient la facture. » 143

  • 144 Al-Nûr, 16 septembre 1990, page 2.
  • 145 Al-Nûr, 12 août 1990, page 8.
  • 146 Al-Nûr, 22 août 1990, page 3.

99Là oùAl-Cha’b accorde la parole aux dirigeants islamistes réunis à 'Amman,Al-Nûr donne un large écho au congrès de La Mecque. Sous le titre : « Le courant islamique condamne l'attaque irakienne contre le Koweït », le journal reprend à son compte les résolutions du congrès : « Condamnation islamique des viols à Koweït », avant d'annoncer l'organisation d'une « prière al-ghâ'yib pour les victimes de l'agression irakienne. » 144 « La sauvagerie de Saddam est derrière la corruption des valeurs sacrées ; lejihad contre l'Irak est un devoir », écrit Fârûq Salin 145. Des positions des Frères musulmans, ce sont surtout celles qui condamnent l'invasion du Koweït et les mises en garde contre les dangers d'une guerre qui sont retenues : « Importantes déclarations du conseiller al-Hudaybî : interdire la prolifération des armes nucléaires et chimiques doit s'appliquer à tous les États. » De façon inhabituelle, le journal reprend certains appels du Chaykh al-Azhar et du mufti de la République, pourtant régulièrement apostrophés dans le journal pour leurs « positions anti-islamiques ». Toutefois, Al-Nûr continue ses diatribes contre le chaykh Gâdd al-Haqq, mais cette fois-ci pour lui reprocher son ancienne complaisance envers Saddam ! Et la crise du Golfe n'empêche pas Al-Nûr de dénoncer les déclarations de Nagîb Mahfûz à Al-Ahrâm, dans lesquelles celui-ci rend l’islam en partie responsable de la crise 146. Quant aux relations avec l'Iran, elles sont mises en valeur non pas dans la perspective d'un éventuel rapprochement avec l'Irak, mais dans celle de l'unité islamique, célébrée lors de la visite en Égypte du hujjatulislam Taskhîri. En revanche, les appels religieux de Bagdad sont qualifiés d’« islam de circonstance » par Muhammad 'Abd al-Rahmân Tubul. Le journal ajoute : « Les forces d'agression irakiennes se sont attaquées aux chiites irakiens réfugiés au Koweït ».

  • 147 Al-Nûr, 26 septembre 1990, page 1.
  • 148 Al-Nûr, 12 septembre 1990, page 8.
  • 149 Al-Nûr, 26 septembre 1990, page 8.

100La conférence de 'Amman, considérée comme un simple « meeting des supporters de Saddam », la mission de médiation islamique consécutive à la conférence s'attire les foudres d'Al-Nûr. Taxée de « pseudo-mission islamique », l'entreprise patronnée par 'Adil Hussein et Ibrâhîm Chukri est assimilée aux « tentatives irakiennes pour perpétuer l'occupation du Koweït ». Al-Nûr n'en veut comme preuve que la déclaration du président irakien à ses invités : « Saddam à la pseudo médiation islamique : nous ne laisserions pas le Koweït même si nous devions faire la guerre pendant mille ans » 147. 'Alî Fârûq se déchaîne contre les dirigeants du Parti du Travail impliqués dans le voyage à Bagdad : « Les mensonges des communistes », titre-t-il en référence au passé de ‘Adil Hussein 148. L'éditorialiste d'Al-Nûr revient à la charge dans plusieurs numéros consécutifs : « La mission des communistes... et des Frères musulmans a échoué »... « Nouvel échec pour les supporters de Saddam » 149.

  • 150 Al-Nûr, 22 août 1990, pages 1.
  • 151 Al-Nûr, 10 octobre 1990, pages 1 et 3.

101Moubarak est, également de façon inhabituelle, honoré pour ses positions fermes envers l’Irak : « Dans un communiqué fort, plein de sagesse et de raison, Moubarak offre une occasion en or à Saddam » (150), titre Al-Nûr au lendemain d'un discours du président égyptien. Dans son éditorial, Al-Hamza Da'bas n'hésite pas à affirmer : « Les ulémas demandent l'application des recommandations du président Moubarak. » 151

  • 152 Al-Nûr, 12 août 1990, page 1.
  • 153 Al-Nûr, 10 octobre 1990, pages 1 et 4.

102Quant à la mission des forces égyptiennes, alors qu'est évoquée la « formation d'une armée populaire de Koweïtis et d'autres musulmans », elle est approuvée : « En application du sommet arabe... les forces égyptiennes sont arrivées en Arabie Saoudite », titre le journal après l'arrivée du premier contingent en Arabie 152. Pour Al-Nûr, « la présence égyptienne vise à donner un parapluie arabe à la sécurité de la région. » 153

103Le caractère tranché de l'opposition entreAl-Cha’b etAl-Nûr illustre bien la gravité du fossé qui s'est creusé au sein des Frères musulmans à l'occasion de la crise du Golfe. D'un côté, un courant religieux prêt à s'allier avec des nassériens et des nationalistes arabes et à défendre même un régime baassiste par anti-américanisme, de l'autre, un courant religieux prêt à approuver la politique du président Moubarak par rejet du nationalisme arabe et par haine du régime irakien, considéré comme impie et comme une création de l'Occident. Que les éditorialistes de chacun de ces journaux se disent prêts au jihâd, mais dans des camps adverses, en dit long sur l'absence d'unité d'un mouvement dont la direction politique se voit aujourd'hui condamnée à des positions minimales afin de préserver une unité de façade. Ce qui n'empêche pas les tentatives de récupération de cette direction politique par l'une de ces deux tendances. À cet égard, le soutien dont peut se prévaloir la tendance qui s'exprime dansAl-Cha’bde la part des Frères musulmans jordaniens et palestiniens semble octroyer à celle-ci une plus grande marge de manoeuvre. Toutefois, l'émergence massive, dans la plupart des pays arabes, d'un nouveau pôle islamiste sunnite hostile à l'Arabie Saoudite, fait majeur des dernières semaines, ne semble pas encore avoir touché l'Égypte où se manifeste, jusqu'à présent, une forte résistance à toute remise en cause du rôle de « gardiens des Lieux saints » tel qu'il est assumé par les souverains saoudiens. Enfin, notre étude se limite aux premiers mois de la crise. Elle est une tentative de photographie des différentes prises de positions durant une période déterminée, sans présager de leur évolution au-delà de cette période. Il semble toutefois acquis qu'une guerre opposant l'Irak à des forces essentiellement occidentales aurait pour effet de renforcer l'hostilité à l'Occident, fondement de tous les mouvements islamistes, et ceci sans distinction de tendances. Le rejet du régime irakien pourrait alors devenir un élément secondaire, hypothéquant le soutien accordé par une partie des Frères musulmans à la politique du président Moubarak face à la crise du Golfe.

  • 154 Al-Nûr, 10 octobre 1990, page 4.

104Grandes absentes des débats de la presse sur cette crise, les associations islamistes illégales, partisanes ou non de la violence, n'ont guère eu l'occasion d'exprimer leurs points de vue sur les événements. Seule exception, l'interview réalisée parAl-Nûr auprès de 'Abbûd al-Zumur dans sa prison de Tura. Membre du groupe Al-Jihâd responsable de l'assassinat de Sadate, 'Abbûd al-Zumur donne une étonnante leçon de réalisme en matière de politique régionale : il apparaît qu’il ne se fait aucune illusion sur les intentions des camps en présence 154 (voir traduction en annexe XII).

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Notes

1 Al-Nûr, n° 463,3 octobre 1990, pages 1 et 3.

2 Al-Nûr, n° 463. 3 octobre 1990, page 1.

3 Rose al-Yûsuf. 20 août 1990, pages 10 et 11, article de 'Abd al-Sattâr al-Tawîla.

4 October, n° 722, 26 août 1990, pages 26 et 27.

5 Akhir Sâ’a, n° 2914,29 août 1990, page 30.

6 Al-Wafd, 17 août 1990, par Ahmad Râyif.

7 Al-Liwâ' al-Islâmî, 30 août 1990, pages 1-4-5.

8 Al-Liwâ' al-Islâmî, 20 septembre 1990, pages 1-4.

9 Sabâh al-Khayr, 6 septembre 1990, page 31.

10 Al-Musawwar, 24 août 1990, artide de Mahmûd al-Sa'adanî.

11 Akhir Sâ'a, n° 2914,29 août 1990, page 30.

12 Idem

13 Al-Akhbâr, 20 août 1990, « Yawmiyyât Al-Akhbâr » par Ismâ’ïl al-Naqîb.

14 « Amna'û hâdhà al-rajul min hadm al-Ka'ba ! » (Empêchez cet homme de détruire la Ka'ba !), Ahmad Râyif, Editions Al-Zahrâ' li-l-i'lâm al-'arabî, 1 septembre 1990, Le Caire.

15 October, 9 septembre 1990, page 12, par Nabîl Ahmad Hilmî.

16 Akhir Sâ'a, n° 2920,10 octobre 1990, page 5.

17 Al-Nûr, 3 octobre 1990, page 1.

18 Al-Ahrâm, 15 août1990.

19 Al-Sîyâsî, 26 août 1990.

20 Al-Wafd, 30 août 1990.

21 Al-Sîyâsî, 19 août1990.

22 Al-Ahâlî, 22 août 1990.

23 Al-Cha'b, 14 août 1990, pages 1-3 (éditorial de 'Adil Hussein).

24 Al-Cha'b, 4 septembre 1990, page 1 (éditorial de 'Adil Hussein).

25 Al-Cha’b, 11 septembre 1990, page 1 (éditorial de 'Adil Hussein).

26 Al-Cha’b, 25 septembre 1990, pages 1-3 (éditorial de 'Adil Hussein).

27 Al-Cha’b, 18 septembre 1990, page 1.

28 Al-Ahrâm al-lqtisâdî, 10 septembre 1990, page 8.

29 Al-Akhbâr, 14 septembre 1990, article de Galâl Duwaydâr.

30 Al-Ahrâm al-lqtisâdî, 20 août 1990, pages 26 et 27.

31 Akhir Sâ'a, n° 2913, 22 août 1990, page 53.

32 Al-Nûr, 1 août 1990, page 1, et Al-Nûr, 5 août 1990, pages 1 et 3.

33 Rose al-Yûsuf, n° 3247, 3 septembre 1990, pages 26-28.

34 Rose al-Yûsuf, n° 3246. 27 août 1990, page 35.

35 Al-Ahrâm al-lqtisâdî, n° 1129, 3 septembre 1990, page 17.

36 Akhir Sâ'a, 8 août 1990, page 57.

37 Al-Musawwar, n° 3440, 14 septembre 1990, pages 2-9.

38 Al-Nûr, 12 septembre 1990, page 1.

39 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 9 août 1990, pages 1 et 3.

40 Akhir Sâ'a, 8 août 1990, page 55.

41 Al-Nûr, 8 août 1990, page 6.

42 Al-Gumhûriyya, 19 août 1990.

43 Al-Gumhûriyya, 22 août 1990,

44 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 23 août 1990, pages 4 et 5.

45 Al-Nûr, 8 août 1990, page 6.

46 idem.

47 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 9 août 1990, page 3.

48 Al-Tasawwuf al-lslâmî, septembre 1990, pages 40-42.

49 Al-Gumhûriyya, 13 août 1990.

50 AI-Tawhîd, numéro de rabî awwal 1411, pages 5 à 10.

51 Al-Cha'b, 28 août 1990, page 10.

52 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 23 août 1990, pages 4 et 5.

53 idem.

54 Al-Sîyâsî, 23 septembre 1990.

55 Al-Wafd, 7 septembre 1990, article de Nâser Fayyâd.

56 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 20 septembre 1990, page 2.

57 Akhir Sâ'a, 29 août 1990, pages 50-51.

58 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 20 septembre 1990, page 4.

59 Al-Cha’b, 11 septembre 1990, page 6.

60 Akhir Sâ'a, 29 août 1990, pages 50-51.

61 Al-Gumhûriyya, 13 août 1990, article de Mahmûd Nafâdî.

62 Al-Gumhûriyya, 17 août 1990, article de MigâhidKhalaf.

63 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 30 août 1990, page 3.

64 Al-Nûr, 16 septembre 1990, page 8.

65 Al-Sîyâsî, 14 octobre 1990, article d'Ibrâhîm Abû Dâh.

66 Al-Ahrâm, 24 août 1990, article de Sayyid Abû Dûmah.

67 Akhir Sâ'a, 5 septembre 1990, page 52.

68 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 30 août 1990, pages 4 et 5.

69 Al-Gumhûriyya, 7 septembre 1990, article de Muhammad Khalaf.

70 idem.

71 Al-Nûr, 24 octobre 1990.

72 Al-Sîyâsî, 26 août 1990, page 2.

73 Al-Akhbâr, 4 novembre 1990, article de 'Abd al-Mun'im al Namr.

74 Al-Nûr, 12 septembre 1990, page 6.

75 Al-Nûr, 12 septembre 1990, page 1.

76 Al-Gumhûriyya, 17 août 1990, article de MigâhidKhalaf.

77 Al-Gumhûriyya, 13 août 1990, article de Mahmûd Nafâdî.

78 Al-Gumhûriyya, 24 août 1990, article de Muhammad Khidr.

79 idem.

80 Al-Gumhûriyya, 24 août 1990, article de Migâhid Khalaf.

81 Al-Cha'b, 28 août 1990, page 10.

82 idem.

83 Al-Gumhûriyya, 10 août 1990, article de Migâhid Khalaf.

84 idem.

85 Al-Sîyâsî, 9 septembre 1990.

86 Akhir Sâ'a, 29 août 1990, pages 50-51.

87 idem.

88 idem.

89 idem.

90 idem.

91 idem.

92 idem.

93 Al-Ahrâm, 20 août 1990, éditorial.

94 Al-Cha’b, 28 août 1990, page 10.

95 idem.

96 idem.

97 idem.

98 idem.

99 idem.

100 Al-Cha’b, 2 octobre 1990, pages 1 et 4.

101 Al-Nûr, 26 septembre 1990, page 8.

102 October, 16 septembre 1990, p. 3-4 ;Al-Nûr, 12 septembre 1990, p. 7.

103 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 13 septembre 1990, page 1.

104 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 13 septembre 1990, pages 3-4.

105 Al-Cha’b, 18 septembre 1990, page 9.

106 Al-Cha’b, 11 septembre 1990, page 6.

107 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 27 septembre 1990, page 5.

108 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 11 octobre 1990, page 3.

109 Al-Tasawwuf al-lslâmî, novembre 1990, pages 22-23.

110 Akhir Sâ'a, 10 octobre 1990, pages 28-29.

111 Al-Ahrâm, 27 octobre 1990, page 13.

112 Al-Ahrâm, 10 novembre 1990, page 13.

113 Rose al-Yûsuf, n0 3247, 3 septembre 1990, page 10.

114 idem.

115 Liwâ al-lslâm, 21 août 1990, page 35.

116 Akhir Sâ'a, 8 août 1990, page 11.

117 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 21 août 1990, page 5.

118 Al-Liwâ’ al-Islâmî, 21 août 1990, pages 38-39.

119 Al-Nûr, 22 août 1990, page 4.

120 Al-Cha’b, 18 septembre 1990, page 2.

121 Liwâ al-lslâm, 2 septembre 1990, page 16.

122 Akhir Sâ'a, 10 octobre 1990, page 50.

123 Akhir Sâ'a, 26 septembre 1990, page 53.

124 Al-Musawwar, 14 septembre 1990, article de Magdi al-Daqqâq, p. 19.

125 Akhir Sâ'a, 26 septembre 1990, page 9.

126 Al-Cha’b, 7 août 1990, page 1.

127 Al-Cha’b, 14 août 1990, page 1.

128 Al-Cha’b, 21 août 1990, page 1.

129 Al-Cha’b, 21 août 1990, pages 1 et 3.

130 Al-Cha’b, 28 août 1990, pages 10 et 13.

131 Al-Cha’b, 4 septembre 1990, page 8.

132 Al-Cha’b, 4 septembre 1990, page 1.

133 Al-Cha’b, 18 septembre 1990, pages 1, 4-6.

134 Al-Cha’b, 25 septembre 1990, page 4.

135 Al-Cha’b, 2 octobre 1990, page 9.

136 Al-Gumhûriyya, 11 octobre 1990, article de Mahfûz Ansâri.

137 Al-Musawwar, 21 septembre 1990, pages 50-57.

138 Al-Nûr, 22 août 1990, page 8.

139 Al-Nûr, 5 août 1990, page 1.

140 Al-Nûr, 22 août 1990, page 2.

141 Al-Nûr, 19 août 1990, page 1.

142 Al-Nûr, 26 septembre 1990, page 2.

143 Al-Nûr, 30 septembre 1990, page 2.

144 Al-Nûr, 16 septembre 1990, page 2.

145 Al-Nûr, 12 août 1990, page 8.

146 Al-Nûr, 22 août 1990, page 3.

147 Al-Nûr, 26 septembre 1990, page 1.

148 Al-Nûr, 12 septembre 1990, page 8.

149 Al-Nûr, 26 septembre 1990, page 8.

150 Al-Nûr, 22 août 1990, pages 1.

151 Al-Nûr, 10 octobre 1990, pages 1 et 3.

152 Al-Nûr, 12 août 1990, page 1.

153 Al-Nûr, 10 octobre 1990, pages 1 et 4.

154 Al-Nûr, 10 octobre 1990, page 4.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre-Jean Luizard, « L'islam et la crise du Golfe dans la presse égyptienne »Égypte/Monde arabe, 3 | 1990, 173-222.

Référence électronique

Pierre-Jean Luizard, « L'islam et la crise du Golfe dans la presse égyptienne »Égypte/Monde arabe [En ligne], 3 | 1990, mis en ligne le 08 juillet 2008, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ema/1876 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ema.1876

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Pierre-Jean Luizard

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