- 1 En Europe, c'est la délocalisation du travail vers des pays de bas salaires que pointe le sens com (...)
- 2 Divers auteurs développent ces facteurs, par exemple Ezz al-Arab (1990).
1Parmi les arguments qui remettent en question le classement usuel des États entre pays industriels et pays en développement, la montée du chômage au cours des deux dernières décennies devrait venir en bonne place tant elle semble transcender cet ordre binaire du monde. Avec un étonnant synchronisme, on l'enregistre dans les contextes nationaux les plus divers, comme si le chômage relevait au contraire d'un ordre global, faisait partie des évolutions partagées et manifestait lui aussi cette interdépendance planétaire aujourd'hui redécouverte. Le chômage n'oppose pas tant des pays entre eux, comme le veut une opinion tenace selon laquelle il est le tribut payé par certains aux nouvelles formes de la concurrence internationale1, qu'il ne sanctionne au sein de chaque pays des parcours individuels particuliers (Rosanvallon, 1995), des combinaisons défavorables de l'inégalité des chances et des environnements économiques. La compréhension du phénomène, aussi global soit-il, passe par celle des conditions individuelles et locales y conduisant et de l'évolution de ces conditions. Partout, et les points communs s'arrêtent peut-être là, sont considérées comme chômeurs les personnes qui ne trouvent pas à s'employer bien qu'elles le cherchent, ce qu'elles font généralement dans le lieu où elles vivent. Quelles sont les caractéristiques distinctives de ces personnes et quelles sont celles des lieux où elles se trouvent ? Telles sont les deux questions qui seront examinées successivement, après un bref rappel des éléments d'une discussion de la notion de chômage. Une analyse plus complète des déterminants du chômage devrait également prendre en compte le contexte international avec lequel l'Égypte interagit : au niveau régional, elle s'intéresserait à l'évolution des marchés du travail immigré dans le golfe Arabo-Persique ou en Libye et, au niveau international, à la compétitivité de l'économie égyptienne, au rôle des institutions financières internationales dans l'inspiration des politiques nationales susceptibles d'affecter l'emploi, etc.2
- 3 L'exploitation par sondage des registres de ce recensement fait l'objet d'un programme du Cedej. V (...)
- 4 L'enquête sur l'emploi de 1995 donne 11,3 % de chômeurs. Les données préliminaires du recensement (...)
- 5 Curieusement, les économistes y prêtent peu d'attention. L'un des ouvrages les plus récents sur l' (...)
2En Égypte, le chômage est une catégorie administrative au moins aussi ancienne que la statistique. Dès 1848, le premier recensement de la population identifie des chômeurs (battâl, mot toujours en usage), comme des personnes possédant en général une profession mais présentement sans emploi : 706 chômeurs sont ainsi répertoriés au Caire, soit près de 1 % de la population active, dont les chômeurs sont considérés comme l'une des composantes3. Leur proportion ne changera pas beaucoup durant plus d'un siècle. Dans les années soixante et la première moitié des années soixante-dix, elle tourne encore autour de 2 % chez les hommes. Vers 1975, commence une ascension qui sera presque continue jusqu'en 1995, date des dernières données disponibles4. Le taux de chômage atteint alors 11,3 % pour l'ensemble des actifs : 7,5 % chez les hommes et trois fois plus chez les femmes (24,1 %). Le pays compte alors 1,9 million de chômeurs, répartis à égalité entre hommes et femmes. Ces chiffres, fournis par l'enquête sur l'emploi, sont contestés par plusieurs analystes auxquels nous renvoyons le lecteur et dont nous reprenons la conclusion : faute d'autres données, ce sont ceux-là que nous utiliserons. Ils sous-estiment vraisemblablement le nombre des chômeurs, qui dépasserait nettement 2 millions (12 à 15 % des actifs), pour la raison suivante : être enregistré comme chômeur par une enquête suppose que l'on déclare chercher du travail, démarche dont plus d'un serait dissuadé par une certitude d'échec (Fergany, 1997). Qu'elle reflète fidèlement ou non le phénomène, la montée de l'indicateur de chômage au cours des vingt années passées est cependant un fait (graphique 1 et tableau 1)5. Comment l'interpréter ?.
3Trois phénomènes sont susceptibles d'y concourir.
-
- 6 Voir les actes du colloque organisé en 1989 par l'Université du Caire (Suleiman, 1989), en particu (...)
L'importance croissante d'une exclusion effective du travail serait une première cause de l'élévation des indicateurs de chômage. Elle confond elle-même une diversité d'évolutions. Il peut se faire que des individus présentant des caractéristiques semblables à ceux qui hier trouvaient un emploi n'en trouvent plus aujourd'hui : c'est alors l'offre d'emploi qui est en cause. Le déséquilibre peut également provenir d'une demande plus abondante, si des personnes qui n'auraient point cherché d'emploi hier en cherchent un aujourd'hui, sans succès. Il peut enfin résulter d'une modification qualitative de la demande, si les individus qui arrivent désormais sur le marché du travail présentent des caractéristiques différentes de ceux qui les avaient précédés. Ce premier ensemble de raisons a fait l'objet des travaux les plus nombreux, notamment de la part des économistes6.
-
- 7 La naissance de la catégorie statistique « chômeur » et l'affinage de sa mesure sont historiquemen (...)
- 8 On réserve souvent la catégorie du sous-emploi ainsi définie aux économies « en développement », p (...)
L'amélioration continue de la mesure statistique de l'exclusion du travail serait une deuxième raison. L'irruption du chômage dans le débat public et la diffusion d'outils constamment affinés par le Bureau international du travail et d'autres organisations internationales auraient alerté les gouvernements sur l'importance d'une question sociale et politique7 et sur la nécessité de mieux la connaître afin de mieux la traiter. Quel que soit l'affinage de la mesure, le résultat dépend par ailleurs de l'adéquation des outils à rendre compte des situations réelles. On a ainsi abondamment critiqué l'assimilation du chômage à l'inoccupation totale au cours d'une période de temps : une personne peut se trouver en situation d'emploi, voire de suremploi selon le critère du temps passé sur un lieu de travail (pluriactivité incluse) tout en étant sous-employée (voire inemployée) selon un critère de productivité du travail8. Les statisticiens ont contribué à affiner la mesure du chômage, à adapter un instrument statistique importé à la situation spécifique du travail en Égypte, mais sans s'interroger cependant sur la catégorie elle-même : pour eux, la barrière entre chômeurs et occupés se situe dans une gradation différente de celle des pays où les définitions ont été forgées, mais elle existe bel et bien.
-
- 9 On trouvera une discussion philosophique dans Méda (1995).
La popularisation de la catégorie de chômeur, c'est-à-dire la diffusion de l'idée que l'exclusion du travail crée un groupe distinct dans la société, est enfin une troisième cause possible. Le chômage est estimé sur la base de résultats d'enquêtes dans la population, c'est-à-dire en dernier ressort du jugement que les individus formulent sur leur propre situation. Les représentations du phénomène influencent dès lors sa mesure. Afin de contourner l'écueil de la subjectivité du répondant, des règles ont été fixées pour limiter sa marge d'initiative dans l'appréciation de son état. L'état de chômeur est déterminé a posterioripar le statisticien en deçà d'un seuil minimum de durée de travail au cours d'une période de référence fixée par lui, la semaine ou le mois précédant le recensement ou l'enquête selon les opérations. Il revient simplement à l'enquêté de conformer sa déclaration à cette définition. Croyant éliminer la subjectivité, on ne fait que déplacer l'objet sur lequel elle porte : il n'est pas demandé à l'enquêté s'il est chômeur, mais s'il a travaillé. Ce faisant, on postule que le travail, comme catégorie dichotomique, est un état bien reconnu quelle que soit la situation dans laquelle il s'exerce, qu'il n'est susceptible d'aucune ambiguïté d'interprétation9. La marge laissée à l'appréciation individuelle est amplifiée en Égypte par le fait que l'état de chômeur est une catégorie simplement statistique, mais non juridique. Il n'existe en effet pas de système de protection ou de prise en charge du chômeur, par lequel il serait reconnu et se reconnaîtrait comme tel. Il n'existe donc pas de contrôle de conformité d'une situation individuelle à une définition administrative.
4Le chômage est-il un accident de parcours auquel un grand nombre de personnes seraient exposées, avec un risque variable selon les situations mais pour des raisons d'ordre d'abord macro-économique, ou caractérise-t-il plutôt certaines situations et parcours bien particuliers en épargnant relativement les autres ? Est-il un risque suffisamment partagé pour être considéré comme aléatoire, ou plutôt une étape hautement probable pour une partie seulement de la population, attachée à des configurations individuelles non généralisables ?
- 10 Ces proportions sont sans doute surestimées car l'activité passée est sous-estimée chez les chômeu (...)
- 11 Pour y répondre, il faudrait une enquête longitudinale ou rétrospective dans laquelle les personne (...)
5Le chômage est d'abord un mode d'entrée dans la vie active. Les personnes n'ayant jamais travaillé forment la grande majorité des chômeurs égyptiens : 89 % d'après le recensement de 1996,96 % d'après l'enquête sur l'emploi de 199510. Ce sont donc des jeunes : 94 % des chômeurs ont moins de 30 ans (1995). Combien de jeunes commencent-ils leur vie active par une période de chômage ? C'est une autre question, que les données existantes éclairent mal11. Pour 1995, on peut avancer une proportion variant entre le tiers et la moitié : à 20-24 ans, âge auquel la moitié environ des Égyptiens se considèrent comme faisant partie de la population active (56 % des hommes, 35 % des femmes), les chômeurs représentent 42 % des actifs (31 % chez les hommes, 59 % chez les femmes) (tableau 2).
- 12 Les privatisations de grandes entreprises publiques, dans l'industrie et les services, pourraient (...)
- 13 L'enquête expérimentale de 1988 (Fergany, 1990), qui mesura avec précision la durée de travail, re (...)
6La faiblesse du chômage parmi les personnes ayant déjà exercé un emploi est une autre de ses caractéristiques, qui distingue radicalement la situation égyptienne de celle de pays plus industrialisés, en Europe par exemple où une montée du chômage secondaire (après un emploi) a accompagné les restructurations économiques récentes. Mieux, la part du chômage secondaire en Égypte, très faible déjà dans les années soixante-dix, a encore diminué depuis, comme si la montée du chômage s'était concentrée sur la recherche du premier emploi. L'abandon progressif de la politique de plein emploi instaurée par le régime socialiste au début des années soixante a sans doute retardé l'occupation d'un premier emploi et rendu sa recherche plus longue et plus difficile. D'après les enquêtes sur la main-d'œuvre, la nouvelle politique ne semble cependant pas avoir mis au chômage des personnes précédemment employées. Cela ne veut pas dire que la politique de réforme économique, consacrée par les accords de stabilisation économique et d'ajustement structurel passés avec le Fonds monétaire international et la Banque mondiale en novembre 1991, ne produira aucun autre effet pervers dans le domaine de l'emploi, mais que ses résultats tangibles se limitent jusqu'à présent à ralentir la création d'emploi dans le secteur public, voire à la bloquer dans certains domaines de l'économie privée où le choix des investisseurs se porte sur des activités à forte intensité de capital, plutôt qu'à dessaisir de leur emploi ceux qui en possèdent un12. Que le chômage soit presque exclusivement une étape initiale de la vie active ne signifie pas que celle-ci soit courte. La recherche d'un emploi semble en effet durer plusieurs années : en 1988, seule date pour laquelle l'information est disponible, les chômeurs de 20-24 ans avaient derrière eux une période continue de non-emploi absolu de 125 semaines en moyenne : plus de deux années de recherche infructueuse d'un emploi (Fergany, 1990). Un cinquième d'entre eux sortait d'ailleurs d'une définition stricte du chômage, pour la raison que leur recherche était demeurée passive, limitée à l'attente d'une lettre d'embauche dans l'administration publique (Fergany, 1990). Étape initiale longue, le chômage est en outre une étape finale pour de nombreuses femmes, qui sortent de la population active sans avoir jamais trouvé d'emploi et avec le chômage pour unique expérience de l'activité.13
7La naissance du chômage féminin est l'un des changements les plus marquants des trois dernières décennies. On ne comptait que 6 % de femmes parmi les chômeurs de 1962 (8 400 femmes pour 134 100 hommes) ; elles en forment désormais 48 % (919 300 femmes pour 991 100 hommes en 1995). Le nombre de femmes au chômage a été multiplié par plus de 100 dans le temps où celui des hommes était multiplié par 7 (graphique 2).
- 14 De nombreux auteurs ont traité ce sujet. Voir par exemple Karshenas (1997) et Shami (1990).
8La parité numérique entre hommes et femmes dans la population des chômeurs cache cependant deux différences fondamentales entre les sexes. La première est la probabilité d'être au chômage, trois fois plus élevée chez les femmes que chez les hommes (deux fois plus, chez les moins de 30 ans). L'explication réside dans le fait qu'une minorité seulement des femmes entrent dans la définition de la population active, alors que la quasi-totalité des hommes en font partie. L'interprétation du faible niveau de la participation des femmes aux activités économiques en Égypte sort toutefois du champ de cet article14. La seconde différence entre les sexes réside dans l'avenir des chômeurs. À l'égalité devant le chômage comme étape initiale de la vie active, succède en effet l'inégalité devant la sortie du chômage, c'est-à-dire devant l'emploi ultérieur. Que deviennent, quelques années plus tard, les jeunes chômeurs ? Faute d'enquête appropriée, nous essaierons d'apporter des éléments de réponse en rapprochant deux enquêtes successives.
- 15 Ce n'est que depuis 1990 que les publications de cette enquête annuelle permettent de calculer le (...)
- 16 Les « générations 1970-1974 » forment le groupe d'âge 15-19 ans en 1990 et 20-24 ans en 1995, les (...)
9La mise en série des enquêtes sur l'emploi de 1990 et 1995 permet d'observer deux groupes de générations, celles qui sont nées en 1971 -1975 et en 1966-1970, à chacune de ces deux dates15. Le suivi des générations 1971 -1975 nous informe sur ce qui survient autour du vingtième anniversaire (entre 15-19 et 20-24 ans : première phase) ; celui des générations 1966-1970 sur ce qui survient autour du vingt-cinquième anniversaire (entre 20-24 et 25-29 ans : deuxième phase)16. On ne peut cependant pas mettre bout à bout ces bribes d'histoire de vie pour reconstituer toute la tranche d'âge qui va de 15 à 30 ans, car ces deux groupes de générations n'ont pas connu exactement les mêmes circonstances en matière d'emploi. La distinction de ces deux phases suffit à révéler une divergence profonde dans l'expérience des deux sexes.
10Durant la première phase (graphique 3A), les expériences sont simplement parallèles. Ces cinq années d'âge, le début de la vie active pour beaucoup, sont celles où montent à la fois l'emploi et le chômage, pour les hommes comme pour les femmes, dans les villes comme dans les campagnes. Une première différence tient à la masse des actifs, chômeurs et occupés confondus, qui représentent à l'issue de ces cinq années une proportion plus élevée chez les hommes que chez les femmes et dans les campagnes que dans les villes : écart d'intensité entre les sexes - moins de femmes que d'hommes entreront finalement dans la vie active -mais de calendrier entre les secteurs de résidence - l'entrée dans la vie active est plus précoce dans les campagnes que dans les villes. Une seconde différence tient au poids relatif du chômage : chez les hommes, il est dès le départ (15-19 ans) moins important que l'emploi et il le reste, tandis que chez les femmes, il touche la majorité des actives (sauf à 15-19 ans, dans les seules campagnes). Plus de la moitié des femmes abordant la vie active le font ainsi en situation de chômage. En considérant les effectifs absolus, le chômage des jeunes apparaît d'ailleurs comme majoritairement féminin à 15-19 ans : 136 300 femmes pour 107 900 hommes. À 20-24 ans, l'écart a changé de sens, avec des effectifs au chômage de 430 900 et 476 200 respectivement.
11C'est au cours de la deuxième phase (graphique 3B, graphique 4) que les évolutions divergent radicalement pour les sexes, de manière à peu près semblable dans les secteurs urbain et rural. Les hommes encore inactifs au début de l'intervalle entreront presque tous en activité, pour une part avec un emploi et pour une autre à la recherche d'un emploi. Le chômage masculin conserve à peu près son niveau initial en valeur absolue (diminution de 20 700 en ville et de 14 500 à la campagne), mais il se résorbe en valeur relative : la création d'emploi est ainsi la dynamique principale (+ 306 100 en ville, +199 800 à la campagne). C'est le contraire chez les femmes, pour qui la sortie d'activité est la dynamique principale. En ville, une faible création d'emploi (+ 12 800) n'explique qu'un dixième de la réduction du chômage féminin (- 103 400) ; à la campagne, on observe une réduction à la fois de l'emploi (- 61 400) et du chômage des femmes (- 12 900), au profit de l'inactivité. Tandis que les hommes sortent du chômage en trouvant un emploi, quitte à réviser à la baisse leurs ambitions initiales, c'est en renonçant à exercer une activité économique que les femmes en sortent.
- 17 Le recensement de 1986 est à ce jour la dernière source permettant de croiser l'activité, l'âge et (...)
12Cette dynamique de la résorption du chômage par l'emploi (hommes) ou par l'exclusion (femmes) détermine au-delà de 25 ans une polarité de la population que rien ne dessinait avant cet âge : les hommes sont employés et les femmes inactives. Doit-on l'attribuer à la seule exiguïté du marché du travail, ou également à des comportements familiaux qui limitent l'accès des femmes à ce marché, une fois leur mariage conclu ? À tout âge, le taux d'activité féminine est en effet trois fois plus élevé parmi les célibataires que parmi les non-célibataires17. Il existe bien des emplois féminins, mais la famille préfère les réserver aux femmes non mariées.
- 18 Les diplômés forment à cette date 35,3 % des actifs ayant un emploi.
- 19 On trouvera cette discussion dans Fergany (1996) pour qui le fait principal est un rendement privé (...)
13Le chômeur type était hier un analphabète ; c'est aujourd'hui un diplômé. En 1964, les analphabètes et les personnes ayant une éducation primaire incomplète formaient la grande masse des chômeurs (87 %), comme d'ailleurs des personnes ayant un emploi. Les diplômés du secondaire ou du supérieur n'étaient qu'une petite minorité parmi les chômeurs (1,6 %) : l'État égyptien garantissait alors à tout diplômé un emploi dans la fonction publique. Une génération plus tard, en 1995, les rapports sont entièrement inversés : on ne compte plus parmi les chômeurs que 2,3 % d'analphabètes et de personnes sachant seulement lire et écrire, mais 96,3 % de diplômés du secondaire ou du supérieur18. Le taux de chômage lui-même aurait plutôt diminué dans la population sans instruction scolaire (0,4 %) mais atteindrait 33,3 % parmi les diplômés du secondaire, 19,4 % avec une formation universitaire incomplète et 11,8 % avec une formation universitaire complète. La montée du chômage s'est ainsi entièrement fixée sur les diplômés qui ont graduellement perdu la protection de l'État au fur et à mesure que leur masse s'amplifiait. S'agit-il pour tous d'un chômage stricto sensu, c'est-à-dire d'une non-participation absolue à toute activité économique ? Certains ne se considèrent-ils pas comme chômeurs alors qu'ils exercent une activité occasionnelle, sous-qualifiée ou sous-rémunérée, pour la raison que celle-ci se situe bien en deçà de leurs attentes de diplômés ?19 Dans un cas comme dans l'autre, leur expérience consacre la fin d'une utopie portée par beaucoup de régimes socialistes dans les années de la construction du tiers-monde, celle de la libération des individus et du progrès social par l'instruction scolaire (tableaux 3 et 4, graphique 5).
14Même s'il n'est devenu massif que récemment, le chômage des diplômés n'est pas nouveau. Il accompagne la fondation de l'université moderne et devient une question sociale dès les années trente (Farag, 1998). Il prend à ce moment le profil qu'il conserve aujourd'hui : ce ne sont pas les universitaires qu'il atteint le plus, mais les diplômés du secondaire (Farag, 1998). En 1937, un article passant en revue les « plaies économiques » de l'Égypte consacre une place importante au « chômage des intellectuels ». « Les universités et les écoles en Égypte et à l'étranger délivrent annuellement des milliers de diplômes et de certificats aux jeunes Égyptiens dont la majorité a pour seul but l'emploi à des postes dans les administrations du gouvernement. Mais comme le nombre de ces postes est limité, l'État se trouve obligé de fermer ses portes à un grand nombre de ces intellectuels. [...] Manquant d'esprit de risque et d'initiative, handicapés par leur milieu, abandonnés par le législateur, ces intellectuels constituent une génération de transition, sacrifiée comme toutes les générations des périodes d'évolution. » (El Emary, 1937) L'actualité de ces propos n'échappera pas, en particulier le rôle accordé à l'initiative personnelle, privée, dans la sortie du chômage.
- 20 Le logement fait exception pour les chefs de ménage chômeurs n'ayant jamais travaillé, qui dépense (...)
15El Emery soulignait en 1937 un handicap du « milieu ». Il désignait par là l'origine sociale modeste, souvent rurale, de beaucoup de ceux qui ne parvenaient pas à réaliser dans la vie professionnelle les bénéfices de leur diplôme. Soixante ans plus tard, on trouve un même handicap attaché à la résidence rurale : la probabilité de s'y trouver au chômage, à diplôme égal, y est beaucoup plus forte qu'en ville, en particulier pour ceux qui ont arrêté leur scolarité après le certificat de fin d'études secondaires et pour les femmes (tableau 3). L'importance du chômage rural en valeur absolue a même de quoi surprendre, car on croirait les campagnes vouées plutôt au sous-emploi (plus de 901 000 chômeurs ruraux pour un million d'urbains). Sans doute faut-il y voir en partie un effet des classifications administratives : sont considérées comme rurales toutes les communes périphériques des villes, de fait intégrées dans l'agglomération et dont on sait par ailleurs qu'elles regroupent des populations aux conditions de vie plus précaires. Mais il y a probablement là aussi l'expression d'une réelle convergence des milieux : les populations non agricoles occupent une place rapidement croissante dans les campagnes, où elles demeurent cependant plus éloignées des opportunités d'emploi. On ne sait rien des origines sociales des chômeurs : les enquêtes sur l'emploi ne comportent aucune des informations qui permettraient de les apprécier. On ignore de même leurs conditions de vie, car les enquêtes sur les dépenses et la consommation des ménages (le niveau de vie) distinguent le statut d'activité du chef de ménage, mais non celui des autres membres. La dernière en date (1995-1996) nous apprend ainsi que les membres d'un ménage dont le chef est chômeur effectuent des dépenses sensiblement inférieures aux autres ménages, dans tous les domaines de la consommation20. Les chefs de ménage ne représentent cependant qu'une toute petite minorité (0,5 %) parmi les chômeurs, dont la très grande majorité continue d'appartenir à leur ménage de naissance. On ne peut donc pas tenir cette infériorité du niveau de vie pour une caractéristique commune à tous les chômeurs. À défaut de données individuelles, la relation entre chômage et pauvreté ne peut être abordée que par des caractéristiques collectives, celles des milieux de résidence.
- 21 Cette section analyse une matrice de corrélation qu'il aurait été fastidieux de reproduire ici : 4 (...)
16Le chômage varie fortement selon les lieux, aussi bien par le niveau que par révolution. À profil et parcours semblables, les individus ne rencontrent en effet pas partout la même situation. Bien que l'on n'ait en Égypte aucune enquête sur la démarche du chercheur d'emploi, on peut penser qu'elle se déroule dans un rayon étroit autour du domicile, tout au moins dans un premier temps. La faiblesse, voire l'inexistence d'un marché national de l'emploi occasionne vraisemblablement une mobilité spatiale très limitée du travail. Une analyse fine du contexte du chômage devrait donc serrer au plus près les personnes, dans des unités géographiques suffisamment petites pour correspondre à celles à l'intérieur desquelles l'information circule effectivement : les shiyâkha (quartiers de ville) et qurâ (villages et leur terroir) seraient par exemple une bonne échelle. La source privilégiée ici, l'enquête annuelle sur l'emploi, ne donne qu'une ventilation beaucoup plus large, celle des muhâfadhât (provinces). Elle gomme ainsi en partie les variations des conditions réelles rencontrées par les personnes. Faute de mieux, c'est ce maillage géographique que nous utiliserons pour rendre compte des covariations spatiales entre indicateurs du chômage, d'une part, et de certains phénomènes susceptibles d'agir sur lui, d'autre part21.
- 22 Voir par exemple Mohie El-Din(1977) ; Shenouda(1991) ; Ezz al-Arab(1989) ; Sabrî Abdallah (1990).
- 23 L'analyse de ce ralentissement, attribuable à la baisse de la fécondité, est donnée dans Fargues ( (...)
17La démographie est-elle source de chômage ? Parce qu'il serait devenu trop rapide, le rythme d'accroissement de la population d'âge actif dépasserait les capacités de création d'emploi d'une économie insuffisamment dynamique ; le phénomène serait en outre amplifié dans les villes par l'exode rural. Cette thèse d'inspiration malthusienne, voyant l'emploi comme une quantité limitée et la démographie comme un facteur qui aiguise la concurrence pour y accéder, est très répandue en Égypte22. Elle n'aide cependant pas à comprendre l'évolution du chômage. Si la montée du chômage répondait simplement à la croissance démographique, comment expliquer qu'un siècle durant, la population se soit accrue sans provoquer une hausse particulière du chômage ? Que cette dernière hausse survienne précisément au moment où s'annonce un ralentissement de l'accroissement démographique23 ? Qu'elle soit postérieure à la grande période de l'exode rural (1930-1970) ?
- 24 Les indicateurs suivants ont été testés : croissance de la population totale, de la population d'â (...)
18La thèse malthusienne n'aide pas mieux à comprendre la répartition inégale du chômage dans le pays. Remarquable est en effet l'absence de corrélation entre la plupart des indicateurs de la dynamique démographique d'une part, et de la dynamique du chômage, d'autre part24. Mieux encore, les rares corrélations significatives sont négatives. On observe ainsi que le chômage rural d'après le recensement de 1996 est en corrélation négative (- 0,66) avec la croissance de la population rurale entre les deux recensements de 1986 et 1996. Faut-il lire dans cette relation insolite, de direction opposée à l'attente malthusienne, un effet direct du chômage sur la croissance démographique des campagnes, un fort chômage rural alimentant alors l'émigration ? Sans doute non car, en considérant la croissance démographique totale, villes et campagnes ensemble, la corrélation avec le chômage rural est tout aussi négative (- 0,68) : si le chômage rural motive l'exode rural, celui-ci ne prend en tout cas pas la forme d'une émigration de proximité vers la capitale de la muhâfadha. Il s'agit donc plutôt d'une relation indirecte : le chômage accompagne l'élévation du niveau éducatif, elle-même liée à la baisse de la natalité, c'est-à-dire à une croissance démographique plus faible. Cette hypothèse est confortée par une autre corrélation négative, entre taux de chômage urbain et croissance de la population rurale aux âges actifs (- 0,62). Plus les campagnes ont une croissance démographique élevée, statistiquement liée à une instruction scolaire plus courte, moins elles alimentent les villes en chômeurs. Les facteurs qui expliquent la montée du chômage seraient ainsi les mêmes que ceux qui expliquent la modération de la croissance démographique.
- 25 La proportion de la population qui se situe au-dessous de la « ligne de pauvreté » (estimée à 1 08 (...)
- 26 Nassef (1996) ; Assaad, Rouchdy (1998) ; Joliffe (1997).
19La montée du chômage est contemporaine d'une détérioration des conditions de vie pour une partie importante de la population égyptienne, en particulier la plus défavorisée. Non seulement la masse des pauvres s'est accrue depuis le début des années quatre-vingt, mais les inégalités de revenu se sont creusées et les polarités aiguisées : la situation des pauvres s'est détériorée tandis que celle des autres s'est plutôt améliorée25. Ces faits sont suffisamment bien établis par une série d'études26 pour que nous n'y revenions pas. Que chômage et pauvreté soient liés de multiples façons ne fait par ailleurs pas de doute. Ils le sont d'abord dans toutes les situations individuelles où les conditions d'existence se trouvent détériorées par la privation de revenu du travail qu'occasionne l'état de chômeur. Ils sont aussi liés par un même rapport aux évolutions macro-économiques : l'abandon par l'État de toutes sortes de subventions à la consommation des ménages, l'érosion de son rôle de pourvoyeur d'emploi, la tendance du capital privé à se fixer sur des activités faiblement créatrices d'emploi et la faiblesse de l'intervention publique dans la redistribution des revenus sont autant de faces d'une même politique de réforme économique.
- 27 C'est l'opinion de Fergany (1997).
20La multiplicité des liaisons fonctionnelles entre les deux phénomènes n'entraîne cependant pas qu'un contexte local de pauvreté soit le plus favorable au chômage, ni, inversement, qu'un revenu moyen plus élevé soit favorable à l'emploi. Entre les indices de la pauvreté et de la pauvreté extrême et ceux du chômage, on n'observe aucune corrélation significative. L'explication peut résider dans les situations individuelles elles-mêmes : le chômage serait un état qui suppose un minimum de ressources, d'origine familiale par exemple. Les plus pauvres ne pourraient donc pas l'affronter et se trouveraient contraints d'accepter n'importe quelle situation de sous-emploi ; le chômage absolu ne serait accessible qu'aux classes moyennes. Si les statistiques du travail restituaient la gradation qui existe dans le temps de travail effectif ou dans la productivité, sans doute révéleraient-elles que la pauvreté va de pair avec le sous-emploi, parce que celui-ci ne procure que de très faibles revenus27.
- 28 Le coefficient de corrélation linéaire entre la proportion de pauvres en 1995-1996 et le nombre mo (...)
- 29 La corrélation entre le nombre moyen d'années scolaires des générations 1930-1934 et le taux de ch (...)
- 30 La corrélation la plus élevée est entre l'indice de développement humain et le taux de chômage à 2 (...)
21L'absence de corrélation entre le chômage et la pauvreté peut cependant aussi bien trouver son origine dans les situations collectives. Le chômage apparaît en effet comme fortement lié à des facteurs qui caractérisent les régions où la pauvreté est moindre. C'est ainsi que l'instruction scolaire présente une géographie opposée à celle de la pauvreté, mais voisine de celle du chômage. Que l'on considère les niveaux actuels, les changements récents ou les évolutions plus longues, les indicateurs d'éducation sont corrélés négativement avec la proportion de population vivant au-dessous du seuil de pauvreté et positivement avec les indices de chômage28. Cette dernière relation est d'ailleurs antérieure à la poussée récente du chômage, puisqu'on la trouve dès 1962, époque du plein emploi : bien qu'il soit alors résiduel, le chômage possède déjà une géographie bien tranchée, la même que le niveau éducatif29. Comme l'instruction scolaire, l'indice de développement humain qui combine santé, éducation et revenu moyen est en corrélation positive avec le chômage30. On pourrait multiplier les exemples de ces liaisons statistiques en partie redondantes. Toutes expriment un même état de fait paradoxal : la montée du chômage est partie intégrante d'un ensemble de transformations sociales et économiques qui sont par ailleurs considérées comme autant de signes de croissance, sinon de développement.
22Parmi ces transformations, la modification de la répartition des activités entre les grands secteurs économiques – tassement de la population agricole au profit de l'industrie et des services – est peut-être la plus susceptible d'entretenir une relation directe avec cette autre facette de l'activité qu'est le chômage.
- 31 Hors gouvernorats urbains.
- 32 La corrélation est particulièrement forte entre la part de l'agriculture et le taux de chômage fém (...)
- 33 Définies comme la différence entre les effectifs d'actifs occupés en 1995 et en 1990, dans les gén (...)
- 34 Les agriculteurs ne forment que 6 % des chômeurs ayant déjà travaillé (1995), eux-mêmes une toute (...)
23La place de l'agriculture varie beaucoup selon les muhâfadhât, dont elle forme (1995) entre 11,9 % des actifs (Isma'îliyya) et 56,1 % (Minyâ)31, de même que son évolution sur le moyen terme, avec une perte entre 1962 et 1995 comprise entre - 20,2 points (Minyâ) et - 46,1 (Aswân). Ces variations éclairent-elles celles du chômage ? À première vue, non. Ni dans une perspective statique, ni dans une perspective dynamique, la part de l'agriculture dans les activités n'explique statistiquement les variations régionales du chômage. On observe bien quelques corrélations très négatives, mais autant de corrélations non significatives. Par exemple, si le chômage féminin à 20-24 ans varie en raison inverse de la place que l'agriculture conserve, ce qui paraît accréditer l'idée d'un phénomène d'accompagnement de la désaffection de l'agriculture32, il n'en va pas de même lorsque l'on considère les hommes : le niveau du chômage masculin semble indifférent à la part des activités agricoles. Les créations nettes d'emplois parmi les jeunes33 ne présentent pas non plus de lien statistique avec l'évolution de la population agricole. L'indépendance relative du chômage par rapport à l'importance et à la dynamique du secteur agricole vient de ce qu'il ne touche à peu près pas ce secteur lui-même34, où seul le sous-emploi est une réalité massive. Cela ne veut pas dire que le volume du chômage soit sans rapport avec l'agriculture, mais qu'il exprime plutôt son faible pouvoir d'absorption des nouvelles qualifications que présentent les jeunes générations. La différence entre les régions tient entièrement à la part respective des deux autres secteurs, industrie et artisanat de production d'un côté, commerce, services et administration de l'autre.
- 35 Par exemple, le taux de chômage masculin urbain en 1995 (tous âges) donne une corrélation de - 0,8 (...)
- 36 Le Fonds social de développement, institué en 1991 afin d'alléger les effets pervers de la réforme (...)
24Le développement de l'industrie semble contenir la poussée du chômage. Celui-ci se fixe en effet là où l'industrie occupe peu de place et progresse lentement. C'est ce qu'indiquent ensemble les corrélations fortement négatives de la plupart des indicateurs du chômage avec la proportion de population active dans l'industrie – variant de 5,5 % à Kafr al-Shaykh à 35,3 % à Dumyât et 39,4 % à Alexandrie (1995) – et avec sa progression sur le moyen terme (1962-1995) – qui va d'une perte de - 3,3 points à Port-Sa'îd et - 3,1 à Aswân à un gain de + 14,7 à Gîza et + 16,6 à Dumyât35. Plus remarquable est la dilution des particularités régionales, notamment des contrastes entre delta et vallée que toutes sortes d'autres indicateurs attestent, lorsque l'on considère la relation qui lie le chômage à la faiblesse de l'industrie. Dans l'étagement des muhâfadhât, on trouve ainsi, côte à côte, Kafr al-Shaykh et Minyâ, Qinâ et Daqahliyya, ou encore Le Caire et Dumyât (graphique 6). Peut-être est-ce le signe d'une relation directe, affranchie des autres conditions locales, comme si c'était l'emploi industriel lui-même qui prévenait le chômage. L'emploi industriel doit ici s'entendre dans un sens large, incluant aussi bien les usines conçues par l'État providence des années soixante comme « des organismes de services, devant offrir au public des bénéfices sociaux sous forme d'emploi et de bas prix » (Harik, 1997, p. 41), que les petites unités de production privée qui recueillent aujourd'hui toutes les faveurs des organisations financières internationales et des institutions locales œuvrant à la redistribution des ressources, dont l'emploi fait partie, par une promotion de la petite entreprise et de l'initiative privée36.
- 37 Les corrélations sont exceptionnellement élevées. Par exemple, l'évolution de la part des services (...)
- 38 Entre la part des activités de services et le PNB/hab., on trouve une corrélation linéaire de + 0, (...)
- 39 L'enquête sur l'emploi de 1995 permet de calculer les nombres moyens d'années scolaires suivants p (...)
25En vertu d'une arithmétique élémentaire – la complémentarité numérique de l'industrie et des services dans les activités non agricoles –, la corrélation change de signe, mais non d'intensité, lorsque l'on substitue les services à l'industrie37. Le chômage est directement proportionnel au développement des services. En passant, on notera que la corrélation positive relevée plus haut entre le revenu moyen (en fait, le PNB/hab.) et le chômage trouve ici son explication : ce n'est pas l'industrie, en effet, qui procure les revenus les plus élevés aux personnes, mais les services38. Dans le milieu rural, l'association du chômage et des services est particulièrement significative : si l'on classe les muhâfadhàt selon le double critère du taux de chômage et de l'augmentation de la part des services au cours des trois dernières décennies, on obtient un alignement presque parfait (graphique 7). Depuis Gizâ, qui combine les minima, jusqu'à Aswân, qui détient le double record du chômage et de la croissance des activités de services, chômage et activités de services marchent du même pas. Pas plus qu'avec l'industrie, l'alignement des muhâfadhât nerespecte ici les proximités géographiques : sur le chemin de Gizâ à Aswân, on trouve Isma'îliyya et Dumyât dans des situations identiques, un peu plus loin Qinâ et Buhayra, encore plus loin Daqahliyya et Asyût. Ce mélange des lieux semble désigner des facteurs généraux, comme si chômeurs et employés des services se recrutaient parmi les mêmes profils, quelle que soit la région. L'instruction scolaire est un élément central de ce profil : de même que le diplôme caractérisait une majorité des chômeurs, un niveau d'éducation supérieur à la moyenne distingue les employés des services39.
- 40 Aswan, qui venait en 9e position par la place de l'industrie (construction incluse) en 1962, est t (...)
26Parce qu'il est extrême, le cas de la muhâfadha d'Aswân résume le faisceau des facteurs qui installent le chômage : première région par tous les indicateurs du chômage, elle l'est aussi par la progression de l'éducation masculine et vient au second rang par l'importance des services, juste derrière Port-Sa'îd, un gouvernorat exclusivement urbain ; la faiblesse de son activité industrielle la place par ailleurs en avant-dernière position. Cette position limite résulte d'une histoire économique unique, celle du plus grand chantier de l'Égypte contemporaine. La construction du haut barrage dans les années soixante a bouleversé la structure des activités, avec un boom du secteur industriel qui resta temporaire, limité aux travaux du chantier lui-même40 et fut relayé, non par l'installation d'industries créatrices d'emploi, mais par l'expansion rapide de l'administration, dont l'appareil scolaire, du commerce et de tous les services induits par une situation stratégique. C'est bel et bien dans une histoire locale que se joue la montée du chômage.
- 41 L'enquête de 1962 révèle une corrélation positive presque parfaite entre le chômage masculin urbai (...)
- 42 Elle n'a changé que modérément : la répartition des activités par secteur et les niveaux d'éducati (...)
27Le binôme que forment le chômage et les activités de services n'est pas nouveau. Il était déjà là en 1962, âge d'or du plein emploi de l'économie dirigiste41. Durant les trente années suivantes la géographie du chômage a certes changé42, mais non les relations entre le chômage et ses facteurs, insensibles au formidable changement d'échelle du phénomène. Alors qu'il n'avait encore qu'une dimension résiduelle, le chômage s'inscrivait déjà dans la même configuration qu'aujourd'hui. Le passage à l'économie de marché et la croissance des corrélats du chômage, instruction et services, n'ont pas altéré une relation qui existait déjà ; ils l'ont simplement rendue plus manifeste. Par delà la succession des options d'économie politique, le chômage a conservé intactes ses caractéristiques structurelles. Seul son niveau a changé.
28Défini par opposition stricte au travail, le chômage n'est qu'une position limite dans toute la gamme des situations qui vont de l'inactivité complète au plein emploi des capacités de l'individu. Sans doute n'est-elle pas la plus visible pour qui observe la masse des personnes occupées seulement par intermittence ou affairées avec continuité à des activités aussi peu productives que rémunératrices. Elle est en tous cas la seule lisible au moyen de la statistique, telle qu'elle est construite et accumulée par l'administration égyptienne. Le chômage statistique, taillé comme toute catégorie dans un continuum, s'inscrit toutefois suffisamment bien dans un faisceau de configurations et d'évolutions sociales et économiques pour y voir le reflet d'une transformation réelle du travail. Celle-ci toucherait à la fois les conditions objectives de l'exercice du travail, lui-même soumis aux lois de l'économie de marché qui s'installe, et les représentations du travail. Sont en effet consignés comme chômeurs ceux qui déclarent chercher un emploi et n'en avoir pas trouvé, c'est-à-dire des personnes qui ont conscience d'être exclues du travail, que leur exclusion vécue réponde ou non aux normes du statisticien. La conception dichotomique du travail ferait ainsi son chemin dans la population elle-même, et non seulement dans la statistique.
29L'exclusion du travail est favorisée par certains contextes plus que par d'autres. Elle épouse notamment les contours de la tertiairisation de l'économie. Corrélative de la tertiairisation, l'institution scolaire fabrique aussi bien ceux qui serviront l'économie de services que ceux qui en seront exclus. Les jeunes diplômés sont les premiers, voire les seuls touchés par le chômage. La montée de l'instruction scolaire et celle du chômage agissent ainsi de concert pour accentuer les clivages verticaux dans la population, entre jeunes et vieux. L'instruction, plus répandue parmi les premiers, leur donne sur leurs aînés un avantage dans l'ordre symbolique, mais le chômage les prive d'en tirer les bénéfices dans l'ordre matériel. Cette combinaison défavorable pourrait nourrir une tension entre les générations. Pour les jeunes femmes, dont une majorité conclura la recherche d'un emploi par le renoncement au travail, à la pénalisation de l'âge s'ajoute celle du sexe. Avec pour cible des positions moyennes dans la société, celles des familles qui amènent leurs enfants jusqu'à la fin d'une scolarité secondaire, le chômage pourrait n'opposer pas tant des classes sociales entre elles que des groupes plus primaires, déterminés par les distinctions élémentaires de l'âge et du sexe.