1Si la question de l'emploi des diplômés est un thème qui revient souvent sur le devant de la scène, on s'intéresse en revanche rarement aux formations intermédiaires techniques, pourtant stratégiques en terme de développement, puisque ces dernières sont censées fournir la main-d'œuvre qualifiée nécessaire à l'industrie. En Égypte, depuis l'époque nassérienne, l'effort de formation a été massif et les effectifs des diplômés d'écoles industrielles n'ont cessé de croître de plus en plus rapidement, tant en valeur absolue qu'en valeur relative, et ce, sans discontinuer jusqu'à aujourd'hui. Mais si, pendant longtemps, l'étatisation de l'économie et le volontarisme social qui l'accompagnait, ont entraîné une déconnexion - maintes fois soulignée - entre formation et exigences productives, le retour à une logique de marché, l'autonomisation de la gestion des entreprises publiques, et surtout le développement du secteur privé modifient radicalement les conditions de gestion de la main-d'œuvre, et la question de l'adaptation des formations à la demande revient au premier plan.
2Conséquence de cette déconnexion entre formation et emploi, la logique de professionnalisation des « techniciens » était, et est encore pour une grande part, profondément marquée par la survalorisation du titre formel au détriment de son contenu pratique réel et de la compétence effective qu'il était censé légitimer, et par la domination du modèle du technicien salarié de service public. Aujourd'hui, l'épreuve de vérité imposée par le marché et les réformes qui sont en train de se mettre en place font éclater ce cadre par la diversification des filières et la résurgence des formations maison ou privées, et par un déclassement massif des diplômés issus des institutions traditionnelles.
3Mon hypothèse générale est qu'à terme, le clivage entre les salariés diplômés du secteur public et ceux du privé va s'aggraver, et un renversement d'équilibre se produire, marginalisant les catégories jusqu'alors dominantes : pendant que les premiers verront leurs effectifs se réduire massivement du fait des dégraissages et des privatisations, les seconds devraient à la fois connaître un accroissement de la différenciation interne et du morcellement de leurs conditions, et se « décorporatiser » du fait de la fluidité accrue du marché du travail.
- 1 Les sources sur lesquelles s'appuie cet article sont la presse générale et professionnelle, les st (...)
4L'objectif de cet article est donc, d'abord, de faire un état des lieux des connaissances sur cette catégorie en fonction des informations disponibles, puis de proposer quelques pistes de réflexion. Trois points seront successivement abordés : dans un premier temps, j'examinerai brièvement la définition - ou plutôt les définitions, selon les sources - des catégories concernées par mon propos ; puis je m'attacherai à analyser l'évolution de leur situation du point de vue de l'emploi et de la place dans l'entreprise, ou du moins ce qui semble se dessiner sous nos yeux ; enfin, je traiterai dé la formation, d'un triple point de vue diachronique, quantitatif et qualitatif. En conclusion, je reviendrai sur les conséquences prévisibles des réformes économiques du point de vue des identités socioprofessionnelles et du statut social qui découlent des modèles dominants aux différentes périodes1.
- 2 L'Égypte jusqu'en l'an 2000 : L'enseignement technique et son rôle dans la formation de la main-d' (...)
5Depuis 1974, les diplômés de l'enseignement industriel sont regroupés en tant que tels dans une organisation syndicale de type professionnel qui leur est propre. Mais de quelles catégories de travailleurs s'agit-il ? Une étude de 1980, publiée par une commission gouvernementale2 définissait de la façon suivante l'échelle des formations, en relation avec les types de métiers sur lesquels elles débouchaient :
« - du primaire ou du préparatoire, après formation dans des centres spécialisés, sortent les ouvriers de métiers (hirafi) ;
- du préparatoire, suivi d'une formation professionnelle, sortent les ouvriers semi-qualifiés ('âmil nisf mâhir) ;
- du secondaire industriel sortent les ouvriers qualifiés ('âmil mâhir) ;
- du secondaire professionnel avec deux ans d'études supplémentaires, ou du secondaire général suivi de deux ou trois ans de formation en institut technique sont issus les techniciens (fannî) ;
- de l'université ou des instituts supérieurs techniques donnant une formation en 4 ou 5 ans sortent les ingénieurs (muhandis). »
6De son côté, la loi de 1974 portant création du syndicat des professions techniques appliquées, ajoutait un titre de spécialiste (akhissâ'î) au technicien (fanni) et distinguait l'« assistant spécialiste technique » (akhissâ'î fannî musâ'id) du « spécialiste technique » qui obtient ce titre au bout de 7 ou 10 ans d'ancienneté selon le niveau de son diplôme initial (art. 4 et art. 103 de la loi n° 67 de 1974). La catégorie des diplômés du secondaire industriel n'était donc pas formellement distinguée de celle des diplômés d'institut, le critère discriminatoire dans la hiérarchie professionnelle étant l'expérience.
7Quant à la nomenclature des professions publiée par la CAPMAS (Central Agency for Public Mobilization and Statistics) en 1993, elle réserve ce titre de « spécialiste » aux ingénieurs et professions scientifiques de niveau équivalent, et introduit une catégorie de fannî wa musâ'id akhissâ'î, que l'on peut traduire littéralement par « technicien et assistant spécialiste » correspondant aux formations supérieures courtes. Ainsi, les groupes de professions techniques hautement qualifiées distinguent non seulement des spécialisations, mais aussi des niveaux de qualification, tandis que dans la catégorie des ouvriers – effet d'une faible division du travail ou de l'idéologie égalitariste ? – seule la nature de la compétence (le métier) est précisée, sans que l'on puisse distinguer le niveau de compétence ni, a fortiori, de formation.
8Derrière ces glissements de vocabulaire, qui voient – par la vertu des définitions syndicales – les ouvriers qualifiés promus en techniciens et les techniciens en spécialistes techniques, se cachent des enjeux à la fois symboliques et pratiques : l'effort de valorisation de catégories peu considérées qu'ils révèlent est sans doute la conséquence du besoin en main-d'œuvre qualifiée nécessaire à la mise en oeuvre des politiques de développement industriel. Tout se passe en effet comme si une des fonctions (peut-être la principale) du syndicat était précisément, en valorisant leur mission de « soldats de la production » au service du développement, de mobiliser les énergies et de rendre ces « professions » plus attractives.
9Aujourd'hui, plus que jamais, le besoin de l'industrie en techniciens compétents est un leitmotiv du discours des acteurs économiques. De ce point de vue, il est remarquable que la nécessité de développer et d'améliorer l'enseignement technique soit une préoccupation constante des différents régimes qui se sont succédé depuis les années cinquante, de l'époque de Nasser et du « socialisme arabe » à celle de Moubarak et de l'ajustement structurel. Mais le contexte a changé, c'est aujourd'hui le secteur privé, et non plus le public, qui est considéré comme ayant vocation à être le moteur du développement tandis que les efforts de valorisation symbolique ne peuvent masquer la réalité des contraintes que le marché impose à la main-d'œuvre - ce, malgré l'élévation du niveau moyen d'éducation. Le développement du secteur privé entraîne la mise en place de nouvelles formations, directement liées à ses besoins comme on le verra plus loin. Les conditions d'emploi tendent à se diversifier un peu plus et les décalages entre secteur public et secteur privé à se creuser.
10Entre les différents secteurs d'emploi – des services publics à l'artisanat de services, en passant par le secteur industriel, public ou privé –, les diplômés du secondaire industriel irriguent très largement le marché du travail.
- 3 Le recensement de 1976 s'appuie sur une nomenclature de 1969, celui de 1986 sur une nomenclature r (...)
11Les effectifs concernés sont pourtant difficiles à connaître, pour de multiples raisons, le flou terminologique n'étant pas le moindre. Les données des recensements ne peuvent pas en donner d'idée précise, car les nomenclatures utilisées ne prennent pas en considération la qualification formelle (le type de formation) ; en outre, bien que fondées sur la classification internationale, elles ont changé d'un recensement à l'autre, par éclatement de certaines catégories, ou introduction de nouveaux métiers3. À côté des recensements, nous disposons des statistiques éducatives – nous donnant le nombre de diplômés produits chaque année par les écoles professionnelles et les instituts techniques – et du nombre d'adhérents du syndicat, répartis en deux catégories en fonction de l'ancienneté. Mais si ces deux dernières séries peuvent, dans une certaine mesure, être comparées entre elles, elles ne peuvent guère l'être aux données des recensements.
- 4 Catégorie 0-33 à 0-39 de la classification internationale des activités professionnelles, engineer (...)
- 5 Dont 30 427 dans l'industrie de transformation, 26 499 dans les services (y compris, et en particu (...)
- 6 Catégorie 7.00, Foremen and production supervisors.
- 7 Dont 38 370 dans l'industrie de transformation [manufacturing industries), 7 600 dans la construct (...)
12Le recensement de 1976 nous apprend donc que les « techniciens »4 sont au nombre de 82 3635. Il s'agit là vraisemblablement de personnel qualifié, en possession d'un diplôme technique post-secondaire, et/ou ayant acquis une expérience professionnelle, faisant d'eux, pour utiliser une terminologie française, des « cadres intermédiaires de la production ». Les « contremaîtres et chefs d'équipe »6, sont à la même date 63 1537, ce qui signifie que l'immense majorité des diplômés du secondaire industriel sont inclus dans les catégories d'ouvriers professionnels, et ne peuvent être distingués de leurs collègues formé s sur le tas.
13En 1986, l'effectif des catégories de techniciens définies ci-dessus passe à 195 455, ce qui équivaudrait, en 10 ans, à une progression de 237 %. Mais les contremaîtres et chefs d'équipe ne sont plus estimés qu'à 51 750, ce qui indiquerait soit une réorganisation de la production ayant permis de diminuer leurs effectifs (?), soit plus vraisemblablement une modification des critères de classification (peut-être les deux).
- 8 Voir tableau 1 en annexe.
14Selon les statistiques éducatives, les effectifs cumulés de diplômés du secondaire technique industriel entre 1970 et 1994 (sur 25 ans) sont 1 633 600, ceux des instituts techniques moyens 154 5008. Si l'on considère qu'à une date donnée, les actifs présents sur le marché du travail ont entre 25 et 60 ans, l'ensemble des diplômés en activité en 1994 devrait inclure les promotions de 1959 à 1994. Mais si l'on veut tenter une comparaison avec les données du recensement, on est obligé de s'arrêter en 1986, date du dernier recensement disponible. On ne dispose malheureusement pas alors de séries assez anciennes pour que la comparaison soit précise. L'effectif cumulé entre 1970 et 1986 donne 45 500 diplômés d'instituts (et 660 000 diplômés du secondaire industriel). En tout état de cause, même en tentant une estimation des diplômés sur les 15 ou 25 années antérieures, dont le nombre baisse au fur et à mesure que l'on remonte dans le temps, il est clair que le chiffre obtenu sera de loin inférieur aux effectifs de « techniciens » comptabilisés dans le recensement, ce qui signifie qu'un nombre important d'entre eux ont des diplômes inférieurs (de niveau secondaire) ou spécifiques, et ont été promus par avancement interne.
- 9 133 204 sur 493 177, soit 27 % en 1996 (source syndicale).
15Quant au syndicat des « professions techniques », il compte un demi-million d'adhérents, ce qui est loin des effectifs potentiels puisque tout diplômé de l'enseignement technique industriel (pouvant faire état d'une activité correspondant à sa formation) a le droit d'y adhérer. Mais on a vu que le syndicat distingue deux types d'adhérents, les simples techniciens (fannî) et les « spécialistes » (akhissâ'î fannî). Ces derniers, qui regroupent les diplômés d'instituts après 7 ans d'ancienneté et les diplômés du secondaire après 10 ans d'ancienneté, représentent, en 1996, un gros quart des effectifs9, ce qui est sans doute un indice de la sous-représentation au sein du syndicat des plus jeunes et des moins diplômés (et a peut-être à voir avec la quasi-absence des travailleurs du secteur privé dans le syndicat).
16On relèvera toutefois que ce chiffre se situe à mi-chemin entre les effectifs estimés à partir du recensement et ceux des diplômés. La photographie que donnerait la population des syndiqués serait donc plus proche de celle des « techniciens » du secteur public appartenant aux générations embauchées dans les années soixante-dix et quatre-vingt.
17Ces comparaisons sont certes approximatives et aventureuses. Si la difficulté qu'elles révèlent à faire correspondre statistiques du travail et statistiques éducatives n'est évidemment pas spécifique au cas égyptien, elle y est peut-être plus aiguë qu'ailleurs. Entre les deux missions du système éducatif : fournir une main-d'œuvre qualifiée à l'économie d'un côté, offrir un moyen de promotion sociale à tous de l'autre, l'articulation se fait mal, pour ne pas dire pas du tout. C'est aussi cela que reflète la difficulté à établir une relation entre ces deux types de données.
18Ces travailleurs qualifiés se répartissent dans des types d'entreprises et d'activités très diversifiés, entre les secteurs productifs (industrie et construction), l'équipement et les services publics, l'artisanat v si l'on considère le type d'activité ; l'État, le secteur public industriel, le secteur privé, si l'on considère le statut de l'employeur. Ces deux dimensions se superposent partiellement : les salariés de l'État étant généralement dans les directions régionales de l'équipement ou dans l'administration et les services publics.
- 10 Loi n° 4 de 1964. Cf. Leonor (1985, p. 70).
- 11 Cf. Fergany (p. 36 sq) et Dessouki (p. 263) dans Handoussa, Potter (1991).
19Ils bénéficient en principe, depuis 196410, comme les autres diplômés, de la garantie de l'embauche par l'État et le secteur public. Cette législation avait un double objectif, économique (assurer à l'État la main-d'œuvre dont il avait besoin) et social (assurer la garantie de l'emploi à des catégories facilement revendicatrices). Mais rapidement, elle a entraîné des sureffectifs dans le secteur public et l'administration. À partir des années quatre-vingt, l'effort de rationalisation s'est traduit par un ralentissement du recrutement. Il n'en reste pas moins que les diplômés, et parmi eux, ceux des filières professionnelles, sont encore dans leur majorité salariés de l'État11.
- 12 Source : entretiens au syndicat des techniciens de Hilwân, banlieue industrielle du sud du Caire, (...)
- 13 D'après les listes de promotion au « grade » de « spécialiste », un sondage sur 277 promus en juin (...)
20Les diplômés d'écoles et d'instituts techniques industriels, quant à eux, sont formés pour être principalement employés dans l'industrie : l'existence de sections du syndicat des techniciens non seulement dans chaque province, comme pour les autres syndicats professionnels, mais aussi dans les pôles de concentration ouvrière et industrielle que sont Mahalla al-Kubra (dans le Delta), Kafr al-Dawwâr (près d'Alexandrie) et Naga' Hammâdî (en Haute-Égypte), Hilwân (au sud du Caire) confirme leur concentration dans les pôles industriels dominés par le secteur public. Ils sont plus ou moins nombreux selon le caractère de la technologie mise en œuvre dans tel ou tel type de production : majoritaires dans les usines d'armement ou dans les aciéries, ils sont au contraire, relativement aux effectifs ouvriers, peu nombreux dans le textile12. Il reste, à en croire les registres syndicaux, qu'une proportion importante d'entre eux sont employés dans les directions régionales de l'équipement (électricité, services des bâtiments scolaires ou du logement, etc.)13.
- 14 Cf. Fergany, dans Handoussa, Potter (1991).
21Or, les restructurations en cours dans le secteur public industriel (devenu, depuis la loi 203 de 1991, « secteur des affaires », ce qui est tout un programme) les concernent directement. Aujourd'hui, comme la masse des ouvriers, ils sont confrontés aux réductions d'emploi, et les risques de licenciement les menacent autant que les ouvriers non qualifiés. Ils ont de plus en plus de difficulté à obtenir un emploi dans le secteur public, et le temps d'attente a tendance à s'allonger indéfiniment14.
- 15 'Âdil Sha'bân (1996, chap. 6). Voir aussi, dans ce numéro, l'article discutant certains résultats (...)
22Inversement, la nouvelle politique d'aide au secteur privé s'est traduite depuis une dizaine d'années par la multiplication des créations d'entreprises et la croissance de nouvelles cités industrielles, en particulier à la périphérie du Caire, dans les villes nouvelles du 10-Ramadan et du 6-Octobre, qui sont autant de débouchés nouveaux. Une récente enquête portant sur un échantillon d'ouvriers appartenant à différents types d'entreprises du secteur public et du secteur privé15 a révélé le nombre particulièrement important de jeunes diplômés du technique dans les nouvelles entreprises du secteur privé : l'échantillon comportait 6 sous-groupes d'ouvriers dont 4 nous intéressent ici : deux appartenant au secteur public (aciéries de Hilwân et usines textiles de Mahalla al-Kubra) et deux au secteur privé (industrie traditionnelle de Shubra, nouvelles entreprises du 10-Ramadan) ; ces quatre sous-groupes s'opposent de manière frappante, pour ce qui concerne le niveau d'éducation de la main-d'œuvre : les diplômés du technique forment plus de la moitié des ouvriers des aciéries comme des nouvelles entreprises du 10-Ramadan, mais dans le premier cas, l'âge moyen est de 40 ans, alors qu'il n'est que de 26 ans dans le second ; en revanche, ils sont absents des entreprises textiles du secteur public, et ne sont que 4 % dans celles du secteur privé traditionnel, et 6 % parmi les ouvriers du bâtiment. Globalement, les ouvriers du secteur public ont un niveau d'éducation moyen nettement plus élevé que ceux du privé, pour moitié analphabètes.
- 16 Al-Ahrâm, 07/09/1996 : « les trois défis auquel est confrontée l'industrie égyptienne sont la prod (...)
- 17 Al-Akhbâr, 20/08/1996 : ouverture du premier « Complexe Moubarak pour les industries artisanales » (...)
23Aujourd'hui, un des leitmotiv des responsables, comme des acteurs économiques, est le problème de la formation de personnel qualifié pour les nouvelles entreprises du secteur privé : ce n'est plus le secteur public, mais bien le secteur privé qui est pensé comme leader du développement industriel. Mais pour le privé, la question de la main-d'œuvre se pose de manière aiguë en terme de productivité du travail, donc de qualification16. Ce n'est pas par hasard que l'expérience pilote de formation mise sur pied en coopération avec l'Allemagne, et connue sous le nom de projet Moubarak-Kohi, démarre dans la ville du 10-Ramadan (voir infra). C'est aussi sur le secteur privé que l'on compte pour résorber le chômage, en particulier des diplômés : y compris en encourageant les entreprises de taille artisanale, dans le cadre de la mise en place de « complexes pour l'industrie artisanale »17.
24Quant à l'emploi dans la multitude d'ateliers artisanaux, de la mécanique aux services d'entretiens divers, il est bien évidemment impossible à évaluer. Or, avec les progrès de la scolarisation, de plus en plus nombreux sont les ouvriers et artisans qui sortent des écoles professionnelles : parmi les enfants de la petite bourgeoisie urbaine, d'employés, de petits commerçants, de fonctionnaires, si un nombre croissant font des études universitaires, beaucoup comprennent que des études professionnelles courtes leur permettent rapidement, après un apprentissage complémentaire auprès d'un patron, de se mettre à leur compte.
25Si l'on en croit les statistiques, ce serait parmi les diplômés de l'enseignement secondaire que l'on rencontrerait le plus grand nombre de chômeurs. L'enquête annuelle sur la population active révèle ainsi qu'entre 1990 et 1994, le taux de chômage serait passé de 24 à 33 % chez les diplômés « moyens » (niveau secondaire), tandis qu'il aurait baissé chez les diplômés de niveau intermédiaire (certificat de fin d'études secondaires plus 2 ou 3 années post-secondaires) ou de niveau universitaire (certificat de fin d'études secondaires plus 4 années d'études supérieures, ou plus), passant respectivement de 21 à 19 % et de 14 à 13 % (voir tableau 2 en annexe). Si les statistiques ne distinguent pas les formations professionnelles des formations générales, il est néanmoins vraisemblable que les diplômés du secondaire technique, et parmi eux, parce que les plus nombreux, ceux des écoles industrielles, soient les plus touchés. L'allongement du temps d'attente pour le recrutement dans le secteur public, alors même que beaucoup ne se portent même plus candidats, en est un signe parmi d'autres. En conséquence de quoi, nombre d'entre eux se réfugient dans les emplois précaires et les petits boulots non déclarés et sous-payés.
- 18 Giugale, Mubarak (1996, p. 2).
- 19 Par exemple Al-Ahrâm Hebdo, 13-19/03/1996. Al-Ahrâm al-Iqtisâdî, 25/03/1996. Voir aussi Farag (199 (...)
26Dans le cadre d'un colloque sur le développement du secteur privé, tenu en octobre 1994, deux experts, l'un auprès de la Banque mondiale, l'autre auprès du gouvernement égyptien18, parlent d'un « major mismatch » dans le système éducatif, dû au fait que les écoles techniques produiraient sept fois plus de diplômés qu'il n'en faut, alors même que par ailleurs l'industrie manque de main-d'œuvre qualifiée. Le problème est régulièrement évoqué par la presse19. Il signale évidemment le décalage entre les formations et les besoins de l'économie.
- 20 Voir note 11.
- 21 Voir par exemple Magallat al-Tatbîqiyyîn, n° 55, mai 1991.
27Aujourd'hui, on l'a vu, c'est sur le secteur privé que comptent les pouvoirs publics pour résorber le chômage, et précisément sur le développement des petites entreprises, ce qui justifie la politique d'aide et d'encouragement aux « industries artisanales »20. Le syndicat des techniciens défend la même idée dès le début des années quatre-vingt-dix et fait de l'aide à la réalisation de projets de « petites industries » un axe central de son action en faveur des jeunes21. Cette nouvelle politique inclut un volet formation sur lequel nous reviendrons plus loin.
- 22 Voir Bourdieu, Boltanski (1975).
- 23 Loi de 1961.
- 24 Voir par exemple Jobert, Tallare (1994, p. 102).
28Un diplôme ne peut correspondre a priori à un poste de travail précis. Son contenu et sa valeur sont définis nationalement, tandis que les profils de postes dépendent pour chaque entreprise de contraintes propres. Le titre scolaire détenu par un postulant ne peut donc pas garantir le type de poste auquel il sera affecté22. La structure hiérarchique d'une entreprise, et la position d'un salarié dans cette structure, dépend autant de la nature des technologies mises en œuvre, et de l'organisation du travail, que du contenu – et du niveau – des formations. La création du secteur public avait pourtant été suivie d'un effort d'uniformisation des conditions d'embauché et de rémunération23. Dans les pays industriels ayant une tradition syndicale forte et institutionnalisée, des accords de branche peuvent définir les règles d'accès aux différentes catégories professionnelles (et en particulier les diplômes qui garantissent cet accès) 24 ; ces accords sont généralement le résultat d'un processus long de luttes et de négociations s'appuyant sur l'expérience concrète du fonctionnement de l'organisation industrielle. Ici, le manque d'expérience syndicale et le faible développement technologique à la veille de la révolution nassérienne, puis la bureaucratisation des syndicats et leur transformation en prestataires de services et en instrument de mobilisation et de contrôle, leur interdit de jouer ce rôle ; du coup, les décisions prises d'en haut, pour des raisons plus politiques que techniques ou professionnelles, sont appliquées sans tenir compte des circonstances concrètes des entreprises, et ne peuvent être que des cadres formels ne satisfaisant à terme ni les employeurs, ni les employés. Simplement, le diplôme garantit (dans le secteur public) un niveau minimum de salaire et de prime supérieur à celui d'un ouvrier sans qualification formelle. Mais l'inflation, qui s'est accélérée à partir du milieu des années soixante-dix, a eu tôt fait de rendre une telle garantie bien dérisoire.
- 25 Voir par exemple Magallat al-Tatbîqiyyîn, n° 55, mai 1991.
- 26 Loi n° 203 sur le « secteur des affaires » (qitâ' al-a'mâl).
- 27 Témoignage de Râ'if Anas, membre du conseil de la section de Hilwân du syndicat des techniciens.
29Quelles que soient les règles définissant les conditions d'embauche, les diplômés du technique n'en sont pas moins toujours et partout employés sur des postes s'échelonnant de la production à l'encadrement, y compris aux niveaux les plus élevés, en fonction de leur ancienneté et de leur compétence d'un côté, de la nature de l'activité de l'entreprise de l'autre, sans compter divers facteurs de type politique ou administratif. Dans certains cas, on assiste d'ailleurs à d'assez classiques conflits de compétences, relayés par les organisations professionnelles respectives25. Il n'en reste pas moins que la possession du diplôme leur garantissait sans doute autrefois des conditions de rémunération qui aujourd'hui ne sont plus assurées. En effet, la nouvelle législation promulguée en 199126 ayant rendu leur autonomie aux différentes sociétés du secteur public, les laissent libres de fixer elles-mêmes leurs grilles de salaires. L'élévation globale du niveau moyen de formation, et la pression que provoque la croissance numérique des diplômés de niveau supérieur (ingénieurs et commerciaux, en particulier) favorise ainsi un abaissement relatif, à diplôme égal, des conditions de recrutement et de rémunération27.
30Il est d'autant plus frappant, dans ces conditions, de relever que la Revue des Techniciens n'apporte d'information ou d'analyse ni sur la question des salaires, ni sur l'organisation du travail, ni sur la définition des catégories professionnelles. Les seules revendications concernent les primes liées au diplôme et les salariés de l'État et du secteur public. Les exemples évoqués concernent toujours des cas individuels, de travailleurs cités en exemple pour leur réussite professionnelle, soit qu'ils aient pris une initiative exemplaire, ou réalisé une innovation, ou obtenu une promotion. Il est clair qu'il s'agit pour la revue de valoriser l'image du « technicien » à travers les meilleurs d'entre eux que l'on donne en modèle, en aucun cas de promouvoir la masse en tant que telle.
- 28 Rares sont les thèses de sociologie du travail ou des organisations (j'en ai repéré quelques-unes (...)
31Le monde de l'entreprise est malheureusement mal connu et peu étudié en Égypte28. Récemment, on assiste à un regain d'intérêt pour le nouveau secteur privé, qui se traduit par la publication de quelques travaux, d'économistes plus que de sociologues, en particulier sur les entreprises du 10-Ramadan.
- 29 Cf. Issawi (1963, p. 98 et 189). Voir aussi Harbison, Ibrahim (1958), cités par Issawi.
32Le souci de former une main-d'œuvre qualifiée et des cadres techniques en nombre suffisant pour répondre aux besoins du projet d'industrialisation du pays remonte aux débuts de l'époque nassérienne29. Les diplômés des filières techniques, du technicien à l'ingénieur, sont alors un peu considérés comme les missionnaires du développement industriel, lequel représente le noyau dur du projet de développement global. Mais les efforts de développement d'un système de formation adapté aux besoins se sont heurtés à deux sortes de difficultés.
33Premièrement, le type de compétence d'un ouvrier qualifié ou professionnel, essentiellement manuel et pratique, est plus difficile à définir indépendamment des besoins concrets, contingents et spécifiques des entreprises, à la différence de celui, plus théorique et abstrait, de l'ingénieur, qui peut de ce fait être sanctionné par un diplôme à valeur générale, et néanmoins reconnu par les entreprises. Dans le premier cas, le diplôme tend à n'avoir que la valeur d'une formation générale de base à orientation technique, qui doit être complétée par un apprentissage sur le tas. Au moment de la révolution nassérienne, le projet d'industrialisation accéléré inclut la création et la multiplication de formations parfois avant même que soient mises sur pied les industries auxquelles elles sont destinées. Le volontarisme du processus ne pouvait que provoquer très vite de graves dysfonctionnements.
- 30 Voir comment, à chaque rentrée, la presse évoque les dispositions permettant à telle ou telle caté (...)
- 31 On notera pour mémoire que le système scolaire français distingue trois types de baccalauréat et n (...)
34Deuxièmement, l'aspiration irrésistible à la promotion sociale, d'autant plus grande que le pays traverse une phase de changements très rapides pouvant donner le sentiment que tout est possible, est à l'origine d'une spirale inflationniste, poussant à survaloriser les formations universitaires longues, au détriment des formations courtes, qui débouchent sur des emplois moins bien payés et moins prestigieux. En conséquence, les cursus des instituts techniques, conçus au départ comme distincts des formations d'ingénieurs, tendent les uns après les autres à s'aligner sur ces dernières, et les frontières entre les deux types de formation à s'estomper. De la même façon, bien qu'à un moindre degré, les diplômés du secondaire industriel, destinés d'une part, à fournir la main-d'œuvre qualifiée nécessaire à l'industrie moderne, et, d'autre part, à orienter les meilleurs éléments vers les filières techniques moyennes, réclament, et obtiennent périodiquement, la possibilité d'être admis dans les formations universitaires longues d'ingénieurs30, ce qui contribue à dévoyer l'objectif initial de l'enseignement professionnel31.
35C'est ainsi que la volonté de former une main-d'œuvre qualifiée impulsée par le haut, conjuguée à l'aspiration populaire, qui pousse dans le même sens, débouche sur ce résultat, opposé aux intentions proclamées mais moins paradoxal qu'il n'y paraît au premier abord : le découplage des formations et des exigences des entreprises.
- 32 Moins de 4 000 sur 240 000 en 1996 (chiffres publiés dans Al-Wafd, du 17/07/ 1996). À la rentrée 1 (...)
36De cette volonté politique, conjuguée à l'aspiration populaire, résulte une croissance très rapide des effectifs. Aujourd'hui, si l'on en croit les statistiques éducatives, le nombre des diplômés de l'enseignement technique industriel dépasse largement le million de personnes. Parmi eux, une toute petite proportion (1,5 % environ en 1995 et 1996) est titulaire d'un diplôme dit « en 5 ans » (soit 5 ans après la fin du préparatoire)32, Quant aux diplômés d'instituts techniques (2 ans de formation après le certificat de fin d'études secondaires) ils sont sans doute au moins 150 000 sur le marché. Or, non seulement la proportion des diplômés du secondaire professionnel parmi l'ensemble des diplômés du secondaire va croissant, mais parmi eux, c'est aujourd'hui le secondaire industriel qui se taille la part du lion, après être passé au premier rang, devant le secondaire général et le secondaire commercial depuis 1993 : en 1965-1966, 66 % des 71 400 des diplômés du secondaire étaient titulaires du certificat « général », 15,5 % du certificat « commercial », 12,3 % du certificat « industriel » ; 20 ans plus tard, avec le gonflement sans précédent des effectifs (qui dépassent désormais 400 000) les premiers ne constituent plus que 46 % de l'ensemble, cette régression relative s'étant produite au profit des filières commerciales, dont la proportion passe à 16,3 %. Aujourd'hui, alors que la progression globale se poursuit à un rythme soutenu, on atteint 542 000 diplômés du secondaire en 1994, dont 28 % de généralistes, 28 % de commerciaux et... 31 % de certificats industriels (voir tableau 3).
- 33 Al-Ahrâr du 26/02/1996 parle de 18 722 postes non pourvus, soit 44 % des besoins. Déjà, en 1985, l (...)
- 34 Al-Ahâlî du 05/02/1997 rapporte que la section textile de l'école industrielle de Mahalla travaill (...)
37Mais de même que pour l'ensemble du système scolaire égyptien, cette croissance numérique des effectifs s'accompagne d'un sous-encadrement endémique, et d'une dégradation des conditions matérielles et humaines dont la presse se fait régulièrement l'écho. Dans le cas des écoles industrielles, le sous-équipement est d'autant plus dramatique, que le travail en atelier occupe une place centrale dans la formation. Au sous-encadrement33 répond le manque de locaux et de moyens, la vétusté des machines34, l'inadaptation des programmes et le manque de liaison avec l'environnement productif et le tissu industriel local.
- 35 Magallat al-Tatbîqiyyîn, n° 31 (mars 1985), n° 32 (juin 1985), n° 35 (mars 1986).
38Déjà, en 1985-1986, à l'occasion de la conférence sur l'enseignement industriel organisée fin décembre 1985 par le syndicat des techniciens, un débat sur cette question avait occupé plusieurs numéros de sa revue. On avait souligné tout autant l'insuffisance de la planification des besoins en main-d'œuvre technique qualifiée et l'absence de consultation des responsables des entreprises sur le profil des diplômés qu'ils souhaitaient, que la nécessité d'attribuer des primes spéciales pour attirer les jeunes vers le travail industriel, et éviter qu'ils le fuient, ou encore l'importance des stages en entreprise. Mais si les recommandations de la conférence insistaient sur la nécessité de revoir les conditions de recrutement, d'adapter les formation, de créer de nouvelles spécialisation, d'inclure des stages en entreprise, ou encore de multiplier les formations en 5 ans, elles ne mentionnaient plus le rôle des entreprises et encore moins les conditions d'embauche et de rémunération35.
- 36 Magallat al-Tatbîqiyyîn, n° 67, mai 1995, p. 18.
- 37 Râgî As'ad (1992, p. 6).
39Ces recommandations n'ont guère amélioré la situation, puisque tout récemment encore, dans un article sur l'enseignement technique publié en 1995, la Revue des Techniciens revenait encore une fois sur le thème du manque d'harmonisation avec l'industrie et sur l'absence des technologies modernes dans le développement des spécialités enseignées, qui expliqueraient le faible niveau des diplômés et l'absence d'enthousiasme du marché du travail pour ces formations. L'article insistait à nouveau sur la nécessité de lier enseignement et production36. Pourtant, une enquête de 1992 portant sur l'industrie du bâtiment révélait que si la grande majorité des ouvriers qualifiés y avaient acquis leur formation sur le tas, les employeurs (particulièrement les responsables des sociétés publiques) affirmaient apprécier les compétences, et la plus grande adaptabilité, des ouvriers formés dans les écoles professionnelles, par comparaison avec l'étroitesse de la formation sur le tas de la grande majorité de leurs ouvriers qualifiés37. Mais une telle appréciation positive est bien rare dans le concert des critiques qui se succèdent d'année en année.
- 38 Al-Gumhûriyya, 15/08/1996.
40A contrario, on se met à faire l'éloge d'autres expériences de formation, mises en œuvre ailleurs que dans les structures du ministère de l'éducation. D'aucuns rappellent l'importance des centres de formation de l'armée (Al-Ahrâm al-Iqtisâdî, 25/03/1996) dont on dit qu'ils ont formé des dizaines de milliers de travailleurs qualifiés susceptibles de rejoindre l'industrie après leur retour à la vie civile. Face à la critique sur le manque de liaison des formations avec l'entreprise, on insiste sur l'implication des entreprises du 10-Ramadan dans les écoles professionnelles de cette nouvelle ville industrielle38.
41C'est ainsi que, malgré la pléthore de diplômés, les projets de création d'institutions de formation sont légion : Al-Akhbâr (13/03/1997) cite 54 nouveaux centres de formation qui qualifient les jeunes pour le secteur industriel public et privé. Le projet Moubarak-Kohi, dont la presse ne cesse de vanter les mérites, est le plus important – et le plus significatif – de ces projets.
42En avril 1996, est inaugurée à grand renfort de publicité, en présence du ministre de l'Éducation, de l'ambassadeur d'Allemagne et du président de l'Union égyptienne d'industrie et président du comité des investisseurs du 10-Ramadan, la première institution de formation industrielle mise en place dans le cadre d'une coopération franco-allemande portant le titre de « Projet Moubarak-Kohi pour le développement de l'enseignement technique ». L'objectif de ce projet, qualifié de « géant » par le ministre, est de « fournir à l'industrie égyptienne la main-d'œuvre qualifiée et les cadres compétents » dont elle a besoin. Cette première école, qui a ouvert en décembre 1995, est localisée... au 10-Ramadan, où réside en permanence un expert allemand. La seconde est située dans la ville du 6-Octobre, où réside un second expert. Une étude est en cours pour deux autres nouvelles villes industrielles : Madînat Sadât, et Burg al-'Arab. Les spécialités proposées sont la mécanique industrielle, l'électronique, le textile, l'habillement, pour une formation en 3 ans. La première école compte, en 1995-1996,264 élèves, dont 70 jeunes filles ; les effectifs devaient atteindre 500 élèves l'année suivante, et 1 000 deux ans après.
- 39 Le journal Libération, dans son édition du 17 mars 1997, publiait une correspondance d'Allemagne s (...)
43La philosophie de la formation mise en place est d'être fondée sur un modèle de formation duale39, c'est-à-dire organisée selon un partage du temps entre travail en entreprise et enseignement scolaire, modèle que l'on parle d'étendre à l'enseignement universitaire (Al-Ahrâm 02/04/1996 et 08/04/1996). Le ministre de l'Éducation se félicite de la participation des « investisseurs » et défend cette méthode en insistant sur la nécessité de ne pas séparer l'enseignement des besoins du marché (Al-Ahrâm, 08/04/1996). Farîd Khamîs, président de l'Union des industries égyptiennes, homme d'affaires et industriel influent, déclare non sans une certaine grandiloquence : « Ce projet, associant formation théorique et pratique, était un rêve et une demande de tous les industriels du 10-Ramadan et il fournira les techniciens exigés par l'étape actuelle de démarrage économique de l'Égypte. » (Al-Akhbâr, 02/04/1996, Al-Ahrâm, 08/04/1996). Un diplôme doit sanctionner la fin des études, et... les meilleurs élèves seront admis à poursuivre des études supérieures.
44C'est donc bien à un dédoublement du système de formation que l'on assiste. D'un côté, alors que leurs effectifs continuent à augmenter, la situation des écoles industrielles publiques ne cesse, malgré toutes les mises en garde, de se dégrader ; d'un autre côté, l'industrie, et d'abord le secteur privé, est en train, avec l'aide de l'État, de mettre en place un réseau d'institutions de formation collant à ses besoins pour former la main-d'œuvre qualifiée requise par les évolutions technologiques récentes.
45De plus en plus, les écoles industrielles publiques se verront donc quasiment réduites, avec les progrès de la scolarisation, à une fonction d'alphabétisation des ouvriers. Loin de la promotion du travail manuel et industriel qui semblait être leur mission dans les années soixante, dans un contexte de réaffirmation, sous de nouvelles formes, des clivages socioculturels entre filières académiques nobles et filières bas de gamme pour les classes populaires, elles canaliseront désormais de plus en plus les catégories destinées à former une main-d'œuvre peu qualifiée, dont seule aura une chance d'émerger la petite minorité de ceux qui, ayant suivi un cursus en 5 ans, auront acquis un début de spécialisation.
- 40 Au sens que Bourdieu donne à ce terme.
46Ainsi, les diplômes qui, pour les générations encore majoritairement analphabètes des années cinquante et soixante, représentaient le premier pas sur le chemin de l'élite éduquée et professionnelle, ont perdu depuis longtemps cette signification. S'ils eurent un temps un effet de distinction40 face à la masse des travailleurs analphabètes ou quasi analphabètes, celle-ci a été battue en brèche par la généralisation de l'instruction, et le déclassement des diplômés qui a suivi. Réaffirmée contre vents et marées par le syndicat des techniciens, dont elle fonde la qualité de syndicat professionnel, elle disparaît sous l'effet de la croissance numérique, de la banalisation des contenus, des exigences croissantes des entreprises, de l'aggravation des différenciations socio-économiques.
47Les nouvelles formations, au contraire, plutôt que par leur valeur symbolique, seront attractives par leur valeur pratique, comme moyens d'accéder à des positions professionnelles suffisamment solides pour autoriser des espoirs de promotion pour les meilleurs.
48Face à cette évolution, le syndicat risque de se trouver rapidement en total porte-à-faux. La valeur symbolique du diplôme sera de peu de poids face aux contraintes de la compétition imposées par le marché. Les normes et valeurs dominantes dans la représentation du « technicien » vont en souffrir, et le modèle du « bon ouvrier » devrait laisser la place soit à un individualisme alimenté par la compétition, soit à un autre type de solidarité fondé sur la communauté de condition. Actuellement, le corporatisme dominant et le verrouillage politique, additionnés à l'individualisme paradoxal de la société égyptienne, ne permettent guère de faire l'hypothèse d'une remobilisation permettant la défense collective d'intérêts partagés.