Pourquoi maintenant ?
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1Présentation
2Le 9 juin 1992 disparaissait Farag Ali Fawda, 47 ans, décédé à la suite d'un attentat perpétré par deux islamistes extrémistes. Agronome de formation, Farag Fawda, de confession musulmane, était connu pour ses positions laïques. Volontiers provocateur, il était l'auteur d'une dizaine d'essais (Avant la chute, 1985 ; La vérité absente, 1987 ; Être ou ne pas être, 1989...) ainsi que de nombreux articles à caractère polémique. Plusieurs de ses ouvrages avaient été mis à l'index par les autorités sunnites d'AI-Azhar.
3En janvier dernier, lors de la Foire du Livre annuelle organisée au Caire, on avait pu également voir l'écrivain défier certaines personnalités islamistes (au nombre desquels figurait notamment le cheikh Ma'mûn al-Hudaybi, porte-parole de l'Association des Frères musulmans) au cours d'une confrontation houleuse qui opposait ces derniers à quelques partisans de la laïcité. La situation des islamistes en Algérie, l'influence de la culture occidentale en Égypte et l'application de la loi islamique (charî'a} étaient notamment au centre de la discussion.
4Ancien membre du parti libéral Al-Wafd, Farag Fawda en avait démissionné lorsque celui-ci, à l'occasion des élections législatives de 1984, avait passé alliance avec le courant islamiste légaliste, dont les membres ne pouvaient se présenter comme tels. Il tentait, depuis quelques années, de former un parti laïc dont la légalisation lui avait été refusée jusqu'alors. Il avait récemment, au cours d'une réunion de journalistes égyptiens avec le président Moubarak, demandé à celui-ci de soumettre à l'Assemblée du Peuple un projet de loi anti-terroriste visant à réprimer les agissements des groupes islamistes extrémistes.
5Un des assassins de M. Fawda, arrêté peu après l'attentat, a déclaré qu'il avait agi selon une fatwa (décret religieux) émanant du mufti de l'organisation Al-Jihad, M. 'Umar Abd al-Rahman, décret qui viserait plusieurs personnalités de la sphère intellectuelle égyptienne favorables à la laïcité. Quant à l'Association des Frères musulmans, elle a condamné ce qu'elle estime être un « assassinat politique ». Elle rejette cependant la responsabilité de l'attentat sur le gouvernement, ainsi que sur les médias qui, estime-t-elle, « laissent le champ libre aux attaques contre l'islam ».
6Telle n'était pas l'opinion de l'écrivain sur les médias, comme on le verra dans un des textes qui vont suivre. Les deux extraits que nous avons choisi de présenter ici sont tirés respectivement de Qabl al-suqût (Avant la chute), paru en 1985, et de Hiwâr hawla-l-'ilmâniyya (À propos de la laïcité), paru en 1986.
Les courants islamistes en Égypte
7Pourquoi maintenant ?
8Telle est la question qu'on peut se poser sur l'essor du courant politico-religieux des années 70 et 80. Courant dont nous ne pouvons plus ignorer l'ampleur, tout comme nous ne pouvons plus en ignorer l'influence sur la conjoncture régionale, présente et à venir.
9Je reconnais d'emblée que la réponse que je tenterai d'y apporter ici risque d'être incomplète et hâtive, de confondre parfois causes et effets, de se polariser sur la réalité politique de l'Égypte, la tentative n'en demeure pas moins importante dans la mesure où, à mon avis. L'Égypte est le berceau de ce mouvement, la scène où il a été expérimenté, et elle constitue tout à la fois le point de départ et le but d'un mouvement destiné à influencer toute la région.
10Considérer l'islamisme politique comme un mouvement unique est une erreur fréquente. Il existe en fait trois courants distincts : le courant islamique traditionnel, le courant islamique thawri (« révolutionnaire » ; de thawra : « révolution ») et le courant islamique tharwi (« nanti » ; de tharwa : richesse).
Le courant islamique traditionnel
11Représenté par les Frères musulmans, ce courant est en principe modéré. Son histoire laisse cependant apparaître, dans certaines de ses branches, un certain radicalisme et la constitution de cellules clandestines armées qui visent, soit l'assassinat d'opposants (au sein d'un régime démocratique), soit le renversement du pouvoir .(dans le cas d'un régime totalitaire). De tous les dirigeants islamistes, ceux des Frères musulmans sont, sans aucun doute, les plus impliqués dans l'activité politique. Ils s'efforcent cependant toujours de maintenir un équilibre entre leur prétention à être une confrérie qui se désintéresse du pouvoir, d'une part, et l'action politique (laquelle vise précisément l'accès au pouvoir) d'autre part. D'où l'intérêt qu'accordent aussi bien les dirigeants des Frères musulmans que les politiciens au statut des premiers: s'agit-il d'une « confrérie » ou d'un « parti » ? Les changements politiques intervenus depuis les années 50 ou, plus précisément depuis l'assassinat de Hasan al-Banna, fondateur de la confrérie, ainsi que l'accès des représentants des Frères musulmans à la vie parlementaire, dans le cadre de la coalition qu'ils ont formée avec le parti Wafd (libéraux, ndlr) lors des élections de 1984, autant d'éléments qui permettent d'éclairer cette question.
- 1 Les Frères musulmans se sont vu refuser à plusieurs reprises leur constitution en parti (ndlr).
12Le mouvement a évolué progressivement du concept de « confrérie » à celui de « parti »1. Nous tenons à souligner que, soucieux de se tenir à l'écart de tout conflit politique, et craignant surtout d'avoir à proposer un programme politique, ce qu'aurait impliqué la création d'un parti, Hasan al-Bana refusait que le mouvement des Frères musulmans soit identifié comme tel. Il était parfaitement conscient des risques de divergences, voire de scission que cela représentait.
Le courant islamique révolutionnaire
13Apparu à la fin des années soixante, ce courant est à l'origine de multiples organisations, dont la plus puissante aujourd'hui est le Jihâd. Ces organisations partagent la conviction que la société contemporaine est païenne et préconisent le refus global des institutions politiques existantes, le rejet de la constitution en tant que code relevant du droit positif, la contestation de la démocratie, autre forme de laïcité dont le seul but est d'abuser le peuple. Pour ce courant, le seul moyen d'action est la violence car tout débat à caractère politique n'est que tentative mal intentionnée de détourner les efforts du mouvement de son objectif unique, la prise du pouvoir, seule voie réelle de changement.
Le courant islamique « tharawi »
14À la tête de ce courant se trouvent des nantis qui ont tous amassé d'immenses fortunes en Arabie Saoudite. À ceux-là sont venues se joindre d'autres personnes qui ont fait fortune en Égypte grâce à l'ouverture économique et au soutien direct des premiers émigrés. Les dirigeants de ce courant visent l'instauration d'un régime islamique sur le modèle saoudien. L'on y distinguerait trois catégories de citoyens : la classe dirigeante, les grosses fortunes et les masses populaires. Grâce aux relations étroites qui uniraient les deux premières catégories, les fortunes ne cesseraient de croître, notamment par le biais de l'application des principes islamiques relatifs à la liberté du commerce, au refus de toute tarification, à la limitation de l'impôt à l'aumône légale (zakât). Il serait également question de lutter contre tout courant politique, qu'il s'agisse de la gauche ou de la droite modérée, en raison de la « perversité » de leurs principes. Par ailleurs, on occuperait l'esprit du peuple au moyen de problèmes touchant à la religiosité, à la lutte contre la corruption, à l'interdiction des actes répréhensibles, aux leçons à tirer de l'application de la loi coranique (charî'a) en matière pénale, à l'obtention de primes à l'occasion de certaines fêtes religieuses, sans oublier les jouissances de l'au-delà, dont bénéficieront les pauvres de ce monde... Les grosses fortunes se trouveraient ainsi en sécurité et n'auraient point à craindre des plus démunis un éventuel soulèvement. Autrement dit, pour ce courant, l'État islamique n'est conçu que comme cadre idéal leur permettant de faire prospérer leurs fonds. L'État religieux, avec son obscurantisme en matière de politique intérieure, représente donc pour eux le moyen le plus sûr de se défendre contre toute contestation et leur garantit la stabilité.
Mode de fonctionnement
15Le courant traditionnel, actuellement le moins puissant,a jugé le climat propice à l’action politique et exprimé sa volonté de se constituer en parti. Dans le cadre du régime actuel et de sa politique de démocratisation progressive, ainsi qu’en l’absence de confrontation intellectuelle - absence due à la crainte des responsables des médias, à leurs spéculations complexes sur I’avenir et aux intérêts en jeu – les tenants de ce courant pensent pouvoir obtenir une majorité parlementaire qui leur permettrait d’accéder au pouvoir ou, du moins d’y participer, le moins que l’on puisse dire, c’est que cette majorité leur permettrait d’exercer une influence certaine sur les décisions. Le seul moyen pour eux de faire adopter leur programme en tant que parti de Dieu (hizb Allah) s’élevant contre le parti de Satan que représentent les autres, c’est d’accéder au pouvoir. Nous pouvons cependant conclure, pour être équitable, que, des trois courants islamiques, le courant traditionnel est le plus apte à mener une action politique et à se conformer aux règles en vigueur. Permettre à ses tenants de fonder un parti serait d’ailleurs un gain sur le plan démocratique à condition que cela se réalise dans le cadre d’une véritable démocratie, où régnerait une liberté complète d’opinion et d’expression (partis, presse, etc.).
16Le courant « révolutionnaire », sans être le plus influent, n’en reste pas moins Ie plus dangereux des trois. Il présente plusieurs caractéristiques :
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la tranche d’âge de ses adhérents, qui se situe entre quinze et trente-cinq ans, limite rarement dépassée ;
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leur recrutement, qui s’effectue essentiellement dans les écoles secondaires et les universités, et pour diverses raisons : ce sont des lieux favorables aux rassemblements, où le sens de la responsabilité est quasiment absent et où il est aisé d’exploiter la frustration sociale due à l’écart entre d’une part l’enthousiasme de cet âge et ses aspirations matérielles et morales, et, d’autre part, une réalité qui ne laisse pratiquement pas place à l’espoir sur Ie plan social ni sur le plan politique ;
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le vide intellectuel qui domine ses pratiques organisationnelles. Les seuls principes retenus sont en effet le refus, point de départ de son action, et le pouvoir, objectif de son action. Tout problème pouvant prêter à débat ou entraîner des dissensions est donc rejeté. Cette attitude critiquable de l’extérieur, est pourtant d’une grande cohérence aux yeux de ses adeptes. Puisque tout doit être refusé d’emblée, à quoi sert d’entrer dans des discussions de détail ? Puisque le changement est nécessaire, l’accès au pouvoir doit être le seul objectif. Et puisque l’objectif c’es de s’emparer du pouvoir, le seul moyen pour y parvenir est la violence et par conséquent, l’organisation armée.
17Le troisième courant, dit tharawi, est à mon avis le plus puissant des trois, précisément en ce qu’il est masqué. Toute analyse du mouvement politico-religieux en Égypte qui ne tiendrait pas compte de ce courant aboutirait à une impasse. Se conformant à une logique moderne, ce courant est par là même plus apte à atteindre son objectif. Bien que se rapprochant du courant traditionnel de par sa constitution, il s’en distingue pour diverses raisons. Tout d’abord, il se meut dans un cercle plus large, avec des intérêts mieux définis. Par ailleurs, privilégiant la forme au fond et les intérêts à la foi, ce courant, vu sa position financière, renonce à participer directement à la vie politique et n’attribue au courant traditionnel qu’un rôle de catalyseur – il peut faciliter « la réaction chimique » - sans pour autant figurer comme un élément de l’équation. Enfin, sa profonde hostilité à l’égard du courant révolutionnaire reflète bien la lutte que se livrent dans la région les deux courants qui gouvernent deux Etats de cette même région, à savoir un courant tharawi et un courant radical.
18Exploitant le climat d’ouverture économique qui s’est instauré en Égypte, les membres du courant tharawi ont réussi à prendre le contrôle de bon nombre d’institutions financières telles que banques, établissements financiers islamiques et sociétés de placement de tonds. Par le biais de ces institutions et grâce à la fortune de ses adhérents, le courant tharawi a pu créer et financer des projets d’importance capitale pour un mouvement intellectuel, quelle qu’en soit la tendance : imprimeries, maisons d’édition qui, en rémunérant grassement certaines œuvres, ont réussi à s’aliéner les auteurs et ont conclu avec eux des contrats anticipés, sorte de commandes d’ouvrages à tendance islamique, afin d’assurer l’islamisation, à court terme, de la pensée. Les tenants de ce courant ont également contribué, en Égypte comme à l’étranger, à créer des journaux et revues fidèles à leur mouvement ; ils ont passé des contrats avec des journalistes et des écrivains célèbres, liant ainsi les intérêts matériels de ces derniers à leur ralliement aux opinions des fondateurs. Ils n’ont pas hésité à agir sur d’autres domaines d’influence comme le soutien des candidats islamistes aux élections, en guise de collaboration fraternelle internes.
19Ils ont encore fait preuve d’une habilité extrême dans les campagnes publicitaires de leurs entreprises, mettant l’accent sur leurs concepts « politiques » et jetant le doute sur les concepts dominants : affirmer que les bénéfices des banques islamiques sont licites et que leurs activités sont dépourvues de tout caractère usuraire et d’une honnêteté insoupçonnable, c’est laisser entendre que la collaboration avec les institutions financières étatiques, banques relevant du secteur public ou compagnies d’assurances et autres, « souille » les transactions et prive les usagers de toute sécurité. Ils incitent donc ces derniers à revendiquer « une plus grande ouverture à la participation islamique » leur permettant de « purifier » leur argent. Il va de soi que danscette logique, l’appartenance à la religion musulmane est une condition sine qua non pour être admis à travailler dans ces entreprises : mais qui plus est, il faut être pratiquant. Et pour les femmes, la bonne conduite ne suffit pas, il faut porter le voile islamique. Je m’abstiens d’entrer plus en détail dans les pratiques de ce courant, récent mais très influent, et me contenterai d’insister sur le fait qu’il constitue, tel un « lobby », le seul « groupe d’influence » civil exerçant un impact sur la société égyptienne, ceci grâce à une bonne gestion des ressources et à une exploitation intelligente visant à atteindre un objectif précis, lequel n’attend que le climat politique (et international) favorable pour se réaliser.
L’extrémisme politico-religieux en Égypte
20Dans la hiérarchie des problèmes auxquels l’Égypte d’aujourd’hui se trouve confrontée, celui de l’extrémisme politico-religieux vient en tête de liste, ceci pour les raisons suivantes:
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C’est un problème d’une brûlante actualité, qui soulève des débats de plus en plus virulents et nombreux.
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C’est un problème général qui, loin de se limiter à un secteur donné ou à un domaine particulier de la vie politique, économique ou sociale, les englobe tous. C’est le renversement du régime politique en place qui est visé en dernier ressort, que ce soit par la violence prônée par certains, ou par des moyens pacifiques adoptés par d’autres, voire les deux à la fois comme c’est le cas en Égypte.
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C’est un problème aux causes multiples, difficiles à cerner, sur lesquelles il est difficile d’arriver à un consensus. Certaines ont leurs racines dans l’histoire, d’autres sont liées à la conjoncture actuelle dans toute sa diversité et sa complexité. Un traitement rapide et décisif de toutes ces causes paraît inconcevable.
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Ce problème oblige la société à un examen de conscience que la mentalité égyptienne a du mal à admettre. Cela suppose en effet que l’on reconnaisse la gravité du problème et que l’on détermine de manière claire et nette la position à adopter que toute action louable soit valorisée et que tout acte répréhensible soit dénoncé que certains problèmes délicats soient clairement soulevés et que les dangers qui menacent la société soient énoncés sans aucune ambiguïté... Ce sont là des attitudes qui vont à l’encontre de la devise du « tout va pour le mieux » à laquelle l’opinion publique est habituée.
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Il ne s'agit pas d'un problème purement local, mais d'un problème moyen-oriental dont on retrouve les symptômes dans tous les pays de la région. Au point qu'on se demande si certaines puissances régionales ou internationales ne l'ont pas suscité pour tirer profit de ses conséquences probables.
Définition et nature du problème
21La définition elle-même est ici matière à controverse.
22Que la définition la plus courante de l’extrémisme ne tienne compte que de l'aspect relatif à la sécurité est peut-être dû au fait que l'opposition à ce courant est incarnée par l'État, ou que les médias ou l'idéologie du parti au pouvoir sont obsédés par cet aspect. Aussi ces instances définissent-elles l'extrémisme comme « l'utilisation de la violence par les courants politico-religieux en vue d'imposer leur opinion, menaçant l'ordre public par la diffusion d'un courant de pensée hostile au pouvoir en place, sous prétexte que ce pouvoir se situe hors de la religion authentique ». Nous proposons, quant à nousla définition qui suit : « question politique abordée de façon extrêmement rétrograde et confuse, et sous la forme d'une argumentation religieuse extrêmement persuasive et logique ».
23Pour être plus clair, la question de l'application de la charî'a, loi coranique, présentée sous un angle religieux, comporte implicitement un objectif politique ; faire de l'Égypte un État religieux, gouverné par un régime semblable au califat, avec tout ce que cela suppose comme Changements fondamentaux dans la structure et l'organisation de l'État. Ainsi posée, la question est séduisante et rallie les suffrages. Et l'objectif sous-jacent en dépit de son caractère confus et dangereux, n'est contesté par personne.
24Cette dernière définition permet de dégager les éléments suivants :
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Le peuple égyptien, religieux par nature, a tendance à sympathiser avec l'aspect religieux de cet appel en ignorant complètement la dimension politique qu'il dissimule.
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Le fait de présenter la question sous un angle religieux a entraîné l'État dans un débat religieux dans lequel les extrémistes sont les plus forts : les hommes de religion officiels, soit en raison des soupçons qui pèsent sur eux (recherche de l'intérêt matériel ou soutien du pouvoir), soit à cause de la faiblesse de leur argumentation face à une logique cohérente, ont perdu tout crédit.
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Les extrémistes ont réussi à polariser des secteurs de plus en plus vastes et nombreux de la jeunesse, autour l'une logique religieuse marquée par le totalitarisme et le repli sur soi. Tous ces jeunes ont été répartis en petits groupes sous la direction de 'umara, chefs suprêmes, auxquels ils vouent une loyauté absolue. On leur inculque, pour des raisons d'ordre économique ou social, des sentiments de révolte contre la société, les amenant à rompre avec elle. Tenue vestimentaire et mode de vie, attribution de noms anciens, retrait dans le désert dans le but d'affirmer la rupture et de se préparer à la violence, sont autant de manifestations de cette sécession. En revanche, les tentatives d'approche effectuées auprès de la jeunesse par les partis opposés à ce mouvement vont de l'échec relatif (mouvements de gauche) à l'échec absolu (libéraux).
25D'où le lien entre le succès des extrémistes auprès des jeunes et la définition du problème telle que nous l'avons formulée : exploitation du sentiment religieux visant à provoquer d'abord le rejet des structures existantes, et bientôt l'adoption d'un objectif unique, le changement, avec la violence comme seul moyen d'y parvenir. Quant aux conséquences, toutes d'ordre politique, elles revêtent des termes généraux tels que al-hâkimiyya li-l-lah (« la souveraineté n'appartient qu'à Dieu ») ou al-hukm bi ma anzala-l-lah (« le pouvoir ne peut que se conformer à la Révélation divine »). Il s'agit bien d'une formulation apparemment religieuse qui occulte un objectif essentiellement politique.
26Les partis politiques, que ce soit le parti au pouvoir, directement menacé par ce phénomène, ou les parts qui se veulent laïques comme le Wafd ou le Tagammu' (Rassemblement, gauche nassérienne, ndlr), finissent par brandir des slogans religieux pour attirer les électeurs. Nous en avons un exemple évident dans la réponse donnée par le président du Wafd aux critiques lui reprochant l'alliance de son parti avec les Frères musulmans : « Qu'y puis-je, dit-il, si, dans toutes les élections des syndicats professionnels et des unions des étudiants, ce sont les courants islamistes qui l'emportent ! » Propos qui révèlent un élément nouveau : les revendications de dissidents « illégitimes » ont acquis une légitimité.
Nature du problème
27Les intellectuels divergent quant à la nature du problème. On peut dégager cinq points de vue différents.
Un problème législatif
28Pour les partisans de ce point de vue, il suffirait de remplacer certaines lois, qui reposent sur le droit positif et contredisent la charî'a, par des lois qui auraient pour base cette dernière. Certains préconisent un changement immédiat, d'autres sont favorables à des amendements progressifs.
29De leur côté, les détracteurs de l'application de la charî'a avancent plusieurs objections : avant de parler de changement, commençons, disent-ils, par créer une société « musulmane » au vrai sens du terme. Les partisans de la loi islamique confondent cette dernière avec le fiqh, jurisprudence islamique. Il existe également des divergences quant au nombre de sanctions pénales (hudûd) à retenir : faut-il se limiter à celles prévues par le Coran ? Faut-il y inclure celles prévues par la tradition islamique (sunna) ? Ou encore celles appliquées par les « Califes bien guidés » (al-khulafa' al-rachîdîn) ? D'autres vont jusqu'à affirmer que les lois actuelles sont, en tout ou en partie, conformes à la chari'a dans son acception exacte, et que leur amendement est inutile.
Un problème religieux
30Parmi les tenants de ce point de vue, les uns réclament l'application de la charî'a (complément de l'islam), d'autres considèrent le jihâd (guerre sainte) comme une obligation, ou le califat comme un des piliers de la religion. Tous partent du principe que l'islam est « religion et État » (dîn wa dawla), ceci avec une conception plus ou moins large des limites de ce principe.
31Leurs détracteurs estiment que le concept « religion/État » est des plus imprécis et que depuis l'époque du Prophète, l'usage est de suspendre l'application d'une règle coranique chaque fois qu'il y va de l'intérêt des croyants ou que cela permet de leur épargner un préjudice. Ils pensent même que ce principe se justifie pleinement à notre époque, et qu'il ne nuit en rien ni à la foi du musulman, ni à la grandeur de l'islam ni au respect de ses principes.
Un problème d'identité
32Pour les défenseurs de ce point de vue, la solution réside dans l'affirmation de l'identité islamique face à la civilisation contemporaine qui, elle, est occidentale de par ses caractéristiques et ses racines. En d'autres termes, il s'agit de faire revivre l'identité islamique et, par conséquent, de revivifier les racines qui pourront « sécréter » une civilisation contemporaine étroitement liée à la terre, au patrimoine, à la nature des peuples. D'ailleurs, l'islam ne se limite pas au religieux mais désigne également une culture et une civilisation. De cette renaissance de l'identité islamique résultera « l'union islamique », solution politique envisageable face aux super-puissances qui dominent le monde.
33Les détracteurs, eux, soutiennent que l'identité nationale est la seule acceptable par tous, et que ce discours n'est valable que pour les sociétés où n'existent pas de minorités non musulmanes et où, contrairement à ce qui s'est produit en Égypte, l'identité nationale/régionale n'a pas réussi à se développer.
Un problème de civilisation
34Selon les partisans de ce point de vue, la civilisation occidentale revêt deux aspects bien distincts : l'aspect culturel d'une part et, d'autre part. l'aspect technologique. Tout en en rejetant l'aspect culturel, ils pensent pouvoir concilier un minimum de technologie moderne avec, pour ce qui est de la pensée, du comportement et des sources de la culture, la civilisation des premiers temps de l'islam. Même s'il en résulte une société « moins développée » selon les critères occidentaux du développement, ce sera une société plus unie, plus harmonieuse et plus proche de la nature humaine.
35Ceux qui les contestent estiment que ce n'est là que le reflet d'une incapacité à suivre la « course au progrès » de notre monde contemporain ; c'est fuir pour aller à la recherche du « paradis perdu », paradis dont l'existence, d'ailleurs, peut être battue en brèche par une lecture attentive de l'histoire.
Un problème politique
36Pour d'autres, enfin, c'est la nature du régime qui est en cause. Ils veulent donc accéder au pouvoir, soit par la force, soit par des moyens démocratiques, afin de procéder à un changement radical dans la structure même de l'État et du régime, faisant valoir que le Coran est la constitution et que la souveraineté n'appartient qu'à Dieu. Partant de ce principe, ils refusent que le pouvoir législatif soit délégué à des humains et proscrivent également la démocratie.
37Selon leurs détracteurs, si ce groupe a le droit d'aspirer au pouvoir, il se doit de présenter un programme politique sans ambiguïté, ce qu'il n'a pas fait jusqu'à présent ; il se doit également de respecter la légitimité, ce qu'il n'a pas fait non plus; Ce dernier point de vue est le nôtre. Le problème est avant tout d'ordre politique, et les aspects législatifs; religieux ou autres sont à ce problème politique, évident et spécifique, ce que seraient, dans une mélodie, des variations sur un thème.
Conclusion
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La définition du problème et la détermination de sa nature constituent le point de départ de toute recherche de solution.
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L'État a défini le problème comme une « question de sécurité de nature religieuse ». Il est alors entré dans un débat religieux avec, pour interlocuteur, un mouvement politique et religieux extrémiste, débat dans lequel chaque partie affirme représenter l'islam authentique. Cause perdue pour l'État, à notre avis : les extrémistes ont réussi à transférer le conflit sur un terrain où ils sont maîtres.
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Il s'agit encore une fois, à notre sens, d'un problème politique présenté sous un aspect religieux. La confrontation devrait donc, d'après nous, revêtir un caractère purement politique car, s'il est dans l'intention des extrémistes de ramener le débat politique à un niveau purement religieux, le fait que l'État se laisse entraîner dans un débat de cette nature constitue, d'une part, la victoire assurée des extrémistes, qui auront ainsi atteint leur objectif fondamental, et d'autre part une capitulation invraisemblable de la part de l'État.
La situation actuelle : éléments positifs et éléments négatifs
Éléments positifs
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La fragmentation du mouvement politique islamique en trois courants politiques distincts : le courant traditionnel, le courant révolutionnaire et le courant tharawi (voir extrait précédent, ndlr) et la divergence de ces courants tant sur le plan idéologique que méthodologique.
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L'absence d'un dirigeant unique pour l'ensemble de ces trois courants. Autrement dit, l'absence, à un niveau général, d'un chef du calibre de Hasan al-Banna, qui puisse obtenir la faveur et de l'extrémiste et du modéré, qui soit capable de rallier des personnalités telles que Hudaybi et Sanadi (l'idéologie sereine et la violence armée), d'obtenir tout à la fois le suffrage du peuple et celui des organisations, et de créer entre les trois courants un terrain d'entente, même réduit, tant sur le plan idéologique que sur celui de la coordination de leur action. L'absence d'un tel leader est sûrement un heureux hasard ; mais c'est aussi une question de temps,
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Le fait qu'aucun des dirigeants des trois courants ne jouisse de la faveur générale au sein de la population. C'est aussi vrai pour 'Umar 'Abd al-Rahman (courant révolutionnaire) que pour 'Umar al-Tilmisâni (courant traditionnel) et pour le chef du courant tharawi. Autrement dit, ces dirigeants ne sont acceptés qu'en tant que partie de l'organisation interne de leur mouvement. Les candidats à leur succession, Al-Zumur pour le courant « révolutionnaire » et Châdi pour le courant traditionnel, n'auront d'ailleurs pas un meilleur sort.
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Les leaders islamistes les plus populaires (dont l'exemple le plus représentatif est celui du cheikh Cha'rawi et, à moindre degré, le cheikh Kichk), ne sont pas impliqués dans l'action politique de ces organisations. Il est possible de trouver avec eux un terrain d'entente 'officiel' assez vaste (Cha'rawi a accepté des fonctions ministérielles et Kichk publie des écrits modéré dans AI-Liwa' al-islâmi, journal publié par le Parti national). Les chefs des organisations islamiques ne sont donc pas populaires, alors que les leaders populaires ne font pas partie des organisations.
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Le leader actuel du courant traditionnel ('Umar al-Tilmisâni) a terni l'image historique de la direction de ce courant, non seulement sur le plan idéologique, mais aussi quant à l'emprise qu'il pouvait exercer et à son aptitude au leadership. Ceci s'explique en partie si l'on considère le statut interne des Frères musulmans, qui prévoit que la fonction de Guide suprême est soit attribuée au plus âgé des membres (comme c'était le cas pour Tilmisâni), soit fait l'objet d'élections par le bureau de l'Association.
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Des divergences idéologiques importantes sont nées au sein du courant traditionnel (les Frères musulmans) à la suite de l'apparition de Sayyid Qutb, désigné comme leader de ce courant (alors qu'en fait il a été le premier idéologue du courant révolutionnaire). Deux courants idéologiques se sont alors affrontés : le premier, radical, représenté par Hasan al-Banna ; le second, révolutionnaire ; notablement différent et plus cohérent, représenté par Sayyid Qutb. Les difficultés rencontrées par les Frères musulmans à ce sujet ont laissé des traces évidentes : « I'imam martyr » (Hasan al-Banna) est toujours cité et ses écrits remis à l'honneur, alors que Sayyid Qutb, bien qu'également imam et martyr, est complètement ignoré et ses principes toujours écartés. Au sein du courant traditionnel, on lui reproche en effet, d'une part d'être dissident et, d'autre part, d'avoir été un guide suprême illégitime dans la mesure où son accession à cette fonction ne reposait sur aucun des deux modes de désignation admis : l'âge ou l'élection par le bureau de l'Association.
38De telles dissidences ont évidemment eu un effet négatif sur la puissance et l'efficacité de l'organisation ainsi que sur l'influence qu'elle aurait pu exercer. Elles constituent par ailleurs une arme intellectuelle utilisée contre elle par ses adversaires.
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- 2 Hâfiz Salâma avait lancé l'idée – qui n'a pas été concrétisée à cause de l'opposition des pouvoirs (...)
Le courant islamiste révolutionnaire commence à s'attirer l'hostilité de l'opinion en raison de ses excès : utilisation abusive des micros, recours à la violence physique pour faire respecter ses règles dans les universités, effet négatif produit sur certaines familles par le comportement de leurs enfants à leur égard, ou par leur rejet des études et du travail. Bien qu'elle soit encore limitée, cette attitude de l'opinion peut devenir influente. La population a d'ores et déjà réagi favorablement lorsque le gouvernement s'est opposé à la marche de Hâfiz Salâma2, ou a interdit l'usage d'affiches et d'autocollants à caractère confessionnel ; la campagne menée par les médias à la suite de l'affaire Salâma a également rencontré des réactions favorables, et des articles que l'on n'aurait jamais cru pouvoir lire ont été publiés à cette occasion.
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Contrairement à ce qui se produit au sein du courant islamique – morcellement, conflits entre ses différentes branches, dirigeants nombreux et différents... – le courant copte, sous la direction unique et légitime de son patriarche, n'a jamais été aussi uni. Bien que nous contestions toute action politique dirigée par des hommes de religion, qu'ils soient musulmans ou coptes, il n'en reste pas moins que l'unité du courant politique copte sous un leadership unique et incontesté est, en soi, un élément positif : en effet, si le contrôle de « l'action islamique » s'avère impossible, il reste toujours la possibilité de maîtriser la « réaction copte » et de s'entendre avec ses dirigeants. Le terrain d'entente est d'autant plus vaste que les coptes, comme toute minorité, ont le sentiment d'être menacés et tentent, à juste titre, de dramatiser le problème. Nous en parlerons plus en détail lorsque nous aborderons la solution.
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Contrairement aux minorités d'autres pays, la minorité copte est originaire du pays et non une minorité immigrante. Elle ne peut donc être considérée comme un groupe intrus ou pouvant être « rapatrié ». On ne peut pas non plus prétexter son allégeance à une autre nation. Par ailleurs, sa loyauté à la terre, à la patrie et à l'histoire de l'Égypte ne peut être mise en doute. Autant d'éléments qui réduisent considérablement la raison d'être de la lutte confessionnelle en Égypte.
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Les quelques revendications politiques de la minorité copte reposent non sur des croyances religieuses, mais sur les droits de l'homme tels que les conçoit le monde contemporain. Autrement dit, leur position est d'essence politique et non religieuse, et n'est qu'une réaction aux excès de la partie adverse. Cette « réaction » est positive en ce qu'elle reste dans les limites de I'« action » qui la provoque.
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Les excès de l'extrémisme politico-religieux ont eu pour effet l'apparition d'un mouvement laïc qui, soutenu par les articles et les ouvrages de certains penseurs, a réussi à remplir le vide qu'il avait laissé jusque-là et à s'imposer sur la scène idéologique. L'influence de ce courant s'est clairement manifestée dans certains partis dont les membres commencent à prôner la laïcité. Le développement de ce courant devrait permettre, à notre avis, de ramener le dialogue actuel sur la bonne voie, le courant laïc remplaçant progressivement le courant religieux modéré.
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Un des éléments les plus positifs réside dans le fait que la grande majorité des Égyptiens est restée jusque-là en dehors du débat. Cependant, si l'on peut considérer leur non adhésion à l'extrémisme comme un facteur positif, leur passivité face à ce courant est en revanche négative.
Eléments négatifs
La logique erronée des médias
39Les médias ont tenté d'entretenir un dialogue religieux avec les extrémistes. Logique erronée pour plusieurs raisons :
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II s'agit d'un « dialogue religieux-religieux » qui aboutit – dans tous les cas et en dépit des efforts déployés par la partie gouvernementale pour amener les extrémistes à renoncer à la violence – à la reconnaissance, par les deux locuteurs, de bon nombre des accusations que les extrémistes adressent à la société, notamment son éloignement de la vraie religion. Dans ce dialogue, les intentions politiques des extrémistes sont totalement ignorées ou plutôt, laissées volontairement dans l'ombre.
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Le dialogue « religieux-religieux » met forcément le public qui le suit face à l'alternative « État religieux extrémiste » ou « État religieux modéré ». Dilemme dangereux s'il est prémédité, plus dangereux encore s'il est fortuit.
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La stratégie des extrémistes, indépendamment de la part d'exactitude ou d'erreur qu'elle renferme, est globale et cohérente. En revanche, les interventions de leurs interlocuteurs apparaissent comme une suite d'interprétations sans cohérence ni coordination. Ces derniers ont le plus souvent une attitude défensive dont l'effet psychologique est forcément négatif.
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En Égypte, l'opinion publique est plus sensible aux impressions qu'à la persuasion. Or, l'impression qui se dégage du débat mené à ce sujet, tant dans la presse qu'à la télévision, c'est qu'il s'agit d'un débat entre un groupe animé par une foi ardente et sincère, et un autre groupe qui ne fait qu'accomplir un devoir officiel. Ou, pour utiliser une terminologie plus précise, ce deuxième groupe serait animé d'un sentiment sincère de loyauté au gouvernement.
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Très souvent, le dialogue produit un effet contraire à celui escompté. Ainsi, à titre d'exemple, dans l'émission télévisée Nadwat al-ra'y, l'invité, cheikh Muhammad al-Ghazali, homme de religion éminent connu pour sa vertu et sa modération, répond à la question posée en disant que « ceux qui réclament la laïcité sont des apostats de l'islam ». Et lorsque, au cours de la même émission, on lui demande ce qu'il pense de l'opinion de l'un de ses confrères sur l'impiété [intrinsèque, constitutive] des gouvernants (takfîr af-hâkim), il laisse entendre que ce problème est l'objet de controverses. À un autre moment de l'émission, il attaque violemment, et sans raison apparente, un membre des gamâ'ât al-tabligh qui a exposé les moyens d'action de son groupe en faisant preuve d'intelligence, de modération et de piété. Nombreux sont les exemples qui, comme ceux-ci, produisent sur le téléspectateur l'effet contraire au résultat visé par l'émission.
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– Reste une question primordiale et décisive sur la manière erronée avec laquelle est actuellement géré le dialogue : quel est le nombre d'extrémistes qui, grâce à cette émission, ont renoncé à l'extrémisme ? Aucun. En effet, alors que du côté des modérés, les interlocuteurs sont toujours les mêmes depuis environ quatre ans. l'émission a été l'occasion, pour un grand nombre d'extrémistes, de briller et de devenir des stars du petit écran. Elle a même fait glisser certains jeunes de la modération à l'extrémisme.
40II ne faut pas déduire de ce qui précède que nous sommes opposés au dialogue. Bien au contraire... À condition, toutefois, que le dialogue porte sur le concept d'État religieux et celui d'État laïc, qu'il soit de nature politique et que toutes les parties réellement concernées y prennent part.
Les campagnes médiatiques
41Le traitement de l'extrémisme politico-religieux par les médias revêt toujours la forme de campagnes intensives et virulentes, qui se déroulent souvent lors d'affrontements entre extrémistes et forces de sécurité. Une fois la crise passée, la campagne s'apaise et les extrémistes sont présentés dans la presse comme des gens de bonne volonté qui ont été abusés. La faute est rejetée sur l'État qui, lui, était dans l'obligation d'établir avec eux un dialogue et de les amener aux valeurs de la « vraie » religion. Le procédé adopté par les médias dans ces campagnes comporte, sans aucun doute, une bonne part d'erreurs. L'opinion publique, au lieu d'y percevoir une intention politique ou l'expression d'une pensée, n'y voit qu'un moyen de sécurité. D'autre part, la surenchère à laquelle on assiste parfois dans ce type de campagne provoque des effets opposés à ceux qui sont visés : l'opinion sympathise avec les extrémistes et en surestime le nombre. À la place de ce procédé du « coup par coup », les médias devraient, pour atteindre leur objectif, adopter une politique stable et de longue haleine.
La télévision religieuse
42Les erreurs commises par les responsables de la télévision ont eu des conséquences fâcheuses sur l'influence considérable que ce média aurait pu exercer sur l'opinion publique. C'est ainsi que, consécutivement aux attaques menées par les islamistes extrémistes contre le petit écran, les créneaux consacrés aux émissions religieuses n'ont cessé d'augmenter au cours des trois dernières années, comme le montrent les statistiques. Cela prouve à quel point la télévision s'est « rétractée ». Retrait que rien ne saurait limiter, car les concessions exigées par les extrémistes sont illimitées. La diffusion de l'appel à la prière en entier et aux heures adéquates, suivie de celle des hadîth du Prophète, en est un exemple. Pour appeler les choses par leur nom, le journal Al-Nûr, dans son numéro du 29 mars 1985, demandait qu'à la suite des hadîth soit diffusée... leur interprétation ! Voilà comment se déroule cette « course vers l'arrière » à laquelle participe la télévision, ou, plus précisément, la course dans laquelle la télévision entre en compétition avec les idées extrémistes.
43Autre erreur dans la politique adoptée par la télévision : le « phénomène Cha'rawi » : ce cheikh, grâce au créneau quotidien qui lui est réservé, s'est transformé en star du petit écran, si bien que, lorsque ses discours ont, plus d'une fois, offensé les coptes dans leurs croyances et leur sentiment religieux, les responsables ont été pris à leur propre piège. En effet, lorsqu'ils ont tenté de limiter son émission, ils ont été débordés par un flot de lettres de téléspectateurs mécontents et indignés. Il y aurait beaucoup à dire sur les erreurs du petit écran et les exemples à ce sujet ne manquent pas. Le plus grotesque de tous est cependant celui d'une émission diffusée au cours du mois de Ramadan, où l'on affirmait sans scrupule que la moitié des pharaons étaient musulmans... Si la télévision se donnele droit de proclamer que les pharaons étaient musulmans, pourquoi les intégristes ne se permettraient-ils pas de pousser plus loin encore leur extrémisme dans cette course où, en matière d'absurdité et d'obscurantisme, la télévision semble imbattable ?
L'armée médiatique clandestine
44Dès qu'a été retenue la date de mai 1985 pour la discussion du projet de loi relatif à l'application de la charî'a, les Égyptiens ont été assaillis, en janvier et février de la même année, par une campagne médiatique bien organisée. Il s'agissait de se servir de tous les faits divers survenus au cours de ces deux mois pour en appeler à la charî'a et préparer l'opinion publique à son application. En voici quelques exemples :
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Une jeune fille se trouvant dans une voiture avec son fiancé, dans une rue déserte de la banlieue de Maadi, est violée par six jeunes gens. L'examen médical prouvera par la suite qu'elle était vierge. La presse s'est évidemment emparée de l'affaire et a mis l'accent, dans sa relation des faits et du déroulement du procès, sur l'appel à l'application des sanctions pénales prévues par l'islam en cas de « fornication ». Aucun article n'a été écrit sans que soit en même temps émis un avis religieux ou une « fatwa » sur la question. Le succès de cette campagne s'est traduit par l'influence qu'elle a exercée sur la décision du tribunal (influence reconnue par le juge, avouant à la presse qu'il « ne pouvait pas ne pas tenir compte de l'opinion publique »). Cinq des six jeunes gens ont subi la peine de mort. Plus grave encore est l'influence exercée par cette campagne sur l'opinion publique, à laquelle on a voulu montrer que le droit positif, incapable de préserver l'honneur, devait être remplacé par la loi islamique.
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Un jeune psychopathe ayant tué ses parents, la presse a prétendu qu'il avait subi l'influence de courants « existentialistes subversifs » et que c'est à cause de son « athéisme » qu'il avait commis le crime. Et d'en conclure que c'est dans le retour à la société religieuse que se trouvent la solution et le salut, et qu'il faut protéger la société de l'influence des « philosophies positives perverses ».
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Le suicide d'une jeune maghrébine au domicile d'un compositeur célèbre a été interprété par les médias comme la preuve que l'Égypte s'était transformée en foyer pour ivrognes et lieu de débauche où défilent des jeunes filles nues, servant des spiritueux aux habitués. Le contenu évident du message tel que pouvait le percevoir le lecteur, était la nécessité d'appliquer la sanction prévue par l'islam en cas de consommation de boissons alcoolisées, et d'instaurer une société islamique « exemplaire ».
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Les célèbres contes des Mille et Une Nuits, qui existent depuis des siècles sans avoir jamais été réprouvés ou désavoués, ont été condamnés sous prétexte « d'immoralité et d'usage de termes portant atteinte à la pudeur ». Plutôt que de se soulever contre « ce bûcher de la pensée », les médias l'ont soutenu par la publication d'articles signés de grands auteurs, étouffant ainsi la voix de ceux qui s'opposaient à cette condamnation. Ils voulaient à tout prix donner à la pensée, à l'art et à la littérature un fondement religieux, logique très grave qui prépare la voie vers laquelle s'oriente – ou plutôt est orientée – la société.
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- 3 Bahâ'isme : religion fondée au xixe siècle en Iran par Bahâ' Ultah. Celle religion appelle à l'ins (...)
Reconduit pour la troisième fois devant les tribunaux, le bahâ’isme3, qui avait fait l'objet d'un premier procès au début des années 60, puis d'un second au début des années 70, et avait été considéré dans ces deux cas comme un schisme de l'islam, a cette fois été considéré, à juste titre, comme une « nouvelle religion ». Mais, loin de faire l'objet, dans la presse, d'un débat intellectuel ou juridique, l'affaire y a été discutée sous l'angle essentiellement religieux, appelant clairement à la nécessité d'appliquer les sanctions pénales réservées à l'apostasie.
45[...] Nombreux sont les exemples de ce type qui montrent la virulence de la campagne menée dans les médias pour préparer l'opinion publique à l'application de la charî'a. Nous nous trouvons alors devant une énigme difficile à résoudre :
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L'État ne voit pas la nécessité d'appliquer la loi islamique dans l'immédiat.
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Les médias dépendent de l'État.
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Les médias mènent une lutte acharnée en vue de faire appliquer la loi islamique dans l'immédiat.
46La seule solution à cette énigme, c'est qu'il existe, au sein des médias, une « armée clandestine » qui s'efforce de faire appliquer la charî'a, cela en recherchant non pas l'intérêt de ceux qui dominent les médias mais des intérêts autres, que nous aborderons à une autre occasion.
Médias et sécurité
47Les responsables des médias justifient les « mesures de sécurité » prises à l'égard de la publication d'articles sur l'extrémisme ou la diffusion d'émissions s'y opposant, par la nécessité de coordonner, lorsqu'il s'agit d'une question ayant trait à la fois à la politique et à la sécurité, les considérations relatives à chacun de ces deux domaines. Or, indépendamment de la pertinence de cet argument, il arrive très souvent que cela dépasse les limites de la simple coordination. Il en résulte que, contrairement à l'objectif visé, la logique basée sur la sécurité prédomine sur la logique politique. Là aussi les exemples sont nombreux et souvent liés aux « informations » relatives à la question.
48Ainsi, à la suite de la marche que Hâfiz Salâma a tenté d'organiser en vue d'obtenir l'achèvement des travaux de la mosquée Al-Nûr, la prière y a été interdite par les forces de sécurité. Les extrémistes ont alors réagi par une attaque armée contre ces dernières, corps à corps qui s'est soldé par des blessés dans les deux camps et l'arrestation d'un certain nombre d'islamistes. L'information a été diffusée par toutes les agences de presse dans le monde, sauf en Égypte où sa diffusion a été interdite « pour raisons de sécurité ». Ceci est d'autant plus inconcevable que, dans le monde ouvert où nous vivons, aucune information ne peut être dissimulée, aucune publication n'est nocive. Bien au contraire, la diffusion de l'information est d'une grande utilité. Il est facile d'imaginer l'impression néfaste qui en est résultée entre le moment où la diffusion de l'information a été interdite et celui, par la suite, où les services de sécurité ont donné le feu vert.
Les pièges médiatiques
49Que des responsables de médias, que des penseurs se plaisent à introduire leurs articles par des expressions telles que : « Tout le monde est d'accord sur l'application de la loi islamique, le peuple s'est prononcé, le gouvernement a promis, les partis de l'opposition ont approuvé, il s'agit d'une question réglée, mais... » Hélas ! Trois fois hélas ! Ce « mais » est bien souvent suivi de propos qui contredisent les premiers, et qui plus est, l'article se termine par le rejet de l'application de la charî'a ou, du moins, la nécessité d'une application progressive ; dans d'autres cas, l'auteur va jusqu'à s'adresser aux extrémistes en leur demandant de préciser leurs revendications. À croire qu'il n'a jamais écouté leurs discours ou entendu parler de leurs crimes. En fait, l'écrivain ou le penseur croit, en procédant de la sorte, leur avoir tendu un piège, l'introduction n'étant qu'un appât capable – à ses yeux – d'attirer les extrémistes, pour ensuite les amener, à la fin de l'article, à une conclusion inverse.
50Or, il ne fait aucun doute que c'est aux lecteurs que le piège est tendu : à cinq millions de lecteurs (dans le cas d'un quotidien à gros tirage), grâce à la plume d'un grand penseur ou d'un écrivain célèbre, pour la simple raison que, sur un thème aussi décisif, il n'y a pas de « mais » qui tienne ; comme le dit une pièce célèbre : « Face à la foi, il n'y a pas de Zeinab qui tienne », il n'y a pas d'exception à la règle. On est soit « pour », soit « contre ». Donc, si l'on affirme au départ que la question de la chari'a est tranchée et qu'elle fait l'objet d'un consensus général, tout ce qui suit est superflu et tous les « mais » du monde ne pourront rien changer aux affirmations énoncées et répétées jour après jour comme s'il s'agissait d'un texte à mémoriser. Par ailleurs, ce qui est dit par ces auteurs en guise d'introduction est certainement faux car, contrairement aux « problèmes politiques », la question qui nous préoccupe ici n'a jamais fait l'objet d'un consensus : « le gouvernement, en promettant d'appliquer la charî'a, n'a jamais été sincère » ; il a fait cette promesse par conviction qu'avec le temps, comme toute chose en Égypte, la question serait oubliée. Quant aux partis politiques, ils n'ont jamais brandi leurs slogans par conviction mais par défi au gouvernement, inconscients, peut-être, du danger que représente l'extrémisme religieux, mais conscients, peut-être, du fait qu'à leur grande satisfaction, le gouvernement allait récolter ce qu'il avait semé. […]
Notes
1 Les Frères musulmans se sont vu refuser à plusieurs reprises leur constitution en parti (ndlr).
2 Hâfiz Salâma avait lancé l'idée – qui n'a pas été concrétisée à cause de l'opposition des pouvoirs publics – d'une 'marche’ des associations islamistes en faveur de l'application de la loi islamique (chari'a). (ndlr)
3 Bahâ'isme : religion fondée au xixe siècle en Iran par Bahâ' Ultah. Celle religion appelle à l'instauration d'une loi universelle fondée sur le dépassement des conflits raciaux, religieux et sociaux. Elle refuse tout rituel. (ndlr)
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Référence papier
Farag Fawda, « Pourquoi maintenant ? », Égypte/Monde arabe, 10 | 1992, 123-142.
Référence électronique
Farag Fawda, « Pourquoi maintenant ? », Égypte/Monde arabe [En ligne], 10 | 1992, mis en ligne le 08 juillet 2008, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ema/1421 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ema.1421
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