Un aspect de la question hydraulique au Maghreb : la politique des barrages
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- 1 Les données contenues dans cet article sont extraites d'une étude plus longue que nous avons consa (...)
1Après avoir consacré des capitaux considérables à construire de grands barrages-réservoirs, les pays du Maghreb diversifient de plus en plus leurs aménagements : retenues et lacs collinaires se multiplient, de même que les forages jusqu'aux nappes profondes. Derrière ces choix techniques, il y a, bien sûr, la prise en compte des spécificités du milieu : il n'est pas question ici de réaliser un grand aménagement de la taille d'Assouan, sur le Nil, ou de Thawra, sur l'Euphrate. Mais cela engage aussi la manière dont les pays maghrébins ont abordé, depuis un siècle, la question hydraulique : fortement marqués par l'approche coloniale, les grands choix en matière de politique hydraulique sont encore fort peu rendus à la société civile. Au nom de la complexité et de la technicité, les options restent l'affaire de quelques-uns, en particulier les ingénieurs. Donner plus d'importance à la petite et moyenne hydraulique (PMH), n'est-ce pas avant tout donner plus de place aux acteurs que sont les agriculteurs et les citadins, usagers de l'eau ? En retraçant l’histoire de la politique des barrages au Maghreb, on va tenter de montrer à quel point choix technique et structuration sociale sont intimement liés1.
La ressource et les besoins
- 2 On étudiera seulement ici le Maroc, l'Algérie et ta Tunisie, à l'exclusion de la Mauritanie et de (...)
2Le potentiel en eau régularisable au Maghreb2 est inférieur à 30 milliards de m3/an (30 k m3), soit à peine plus de la moitié de ce que le Nil garantit à lui seul à l'Egypte (55 k m3). Les ressources superficielles représentent 65% de ce total, mais le potentiel souterrain est loin d'être négligeable, surtout si l'on prend en compte les nappes fossiles du Sahara septentrional.
Tableau 1 : Estimation du potentiel mobilisable et régularisable
Potentiel |
mobilisable |
régularisable |
|||||||
surface |
sout.1 |
total |
surface |
sout. |
total |
surface |
sout. |
total |
|
Maroc |
22500 |
7500 |
30000 |
16000 |
5000 |
21000 |
120005 |
4500 |
16500 |
Algérie |
12410 |
6710 |
19120 |
6000 |
3500² |
9500 |
000 |
3500 |
8500 |
Tunisie |
2630 |
1725 |
4355 |
2120 |
1725 |
3827 |
1697 |
1725 |
3422 |
37540 |
15935 |
53475 |
24102 |
10225 |
34327 |
18697 |
9725 |
28422 |
1 : sout. = potentiel souterrain
2 : selon certaines estimations, 4 950 hm3, dont 2 767 hm3 à l’albien
3En fait, les pays sont inégalement dotés : le Maroc est nettement favorisé, arrosé par les vents océaniques et servi par un dispositif montagneux, l'Atlas, qui retient bien l'eau : on a parlé, à son propos de « dispositif californien ». La Tunisie, à l'opposé, a des disponibilités très limitées. De surcroît, elle souffre, comme l'Algérie, d'une mauvaise répartition spatiale de la ressource superficielle : l'eau et les utilisateurs ne sont pas face à face. D’où la nécessité croissante de réaliser des transferts, fort coûteux, qui permettent par exemple, d'amener les eaux du Nord jusqu'à Sousse et Sfax, situés sur la côte est et au sud de la Tunisie. .
4La carte représentée ci-contre (les oueds et les grands périmètres au Maghreb), qui fait apparaître le chevelu du réseau hydrographique, ne doit pas cacher que l'apport de beaucoup de ces cours d'eau est limité : peu nombreux, en effet, sont les oueds dont le potentiel annuel dépasse le milliard de m3 : le Sebou (6,6 km3) et l'Oum er Rbia (4,5 km3) pour le Maroc, le Chelif (1;5 km3) et les côtiers de Jijel (1,7 km3) pour l'Algérie, la Mejerdah (1,0 km3) pour la Tunisie. Le potentiel de surface déjà régularisé atteint 30 % pour le Maroc, 20% pour l'Algérie et 53 % pour la Tunisie. La marge disponible est assez limitée, pour des raisons de site (les plus accessibles ont déjà été réalisés) et de coût. Mise à part la réalisation de M'jara (3,8 km3 mobilisés) sur l'Ouerrha, un affluent du Sebou, il n'y a plus guère de possibilités, au Maghreb, de construire des retenues de très grande importance, comparables à celles que l'on peut envisager au Moyen-Orient.
5Pourtant les besoins augmentent de manière exponentielle, en raison de la croissance démographique, de l'explosion urbaine et de l'élévation générale du niveau de vie :
-
la population totale avoisine les 55 millions d'habitants en 1992; mais devrait se situer autour de 70 millions en l'an 2000 et 110 millions en 2025.
-
la consommation d'eau potable, qui était d'environ 1 400 hm3 en 1980, se situera entre 4000 et 5000 hm3 à l'horizon 2000, selon les hypothèses de consommation moyenne (120 litres/jour pour les ruraux, de 150 à 250 pour les urbains).
6Si l'on ajoute à cela les besoins croissants de l'industrie, on prend la mesure de la concurrence croissante pour l'eau, facteur rare s'il en est, dans des pays au climat méditerranéen mais fortement marqué d'aridité. (Voir ci-dessus : la concurrence future des différents usages de l'eau.) Dans ce contexte de rareté et de concurrence dans l'accès à une ressource vitale, le statut des acteurs sociaux concernés est une question essentielle.
Historique des choix techniques en matière d’aménagement hydraulique
- 3 Voir, en particulier, les travaux de WATSON : Agricultural innovation in the early Islamic world : (...)
- 4 Notons, pour le Maroc, les travaux de PASCON et de son école : BOUDERBALA, CHICHE, HERZENNI, PASCO (...)
7Un retour sur le passé montre que le Maghreb n'était pas dépourvu de traditions et de savoir-faire dans ce domaine3. L'irrégularité typique du climat méditerranéen contraint, en effet, à réaliser des aménagements, à la fois pour soutenir les étiages et pour lutter contre les crues. L'enquête révèle une grande diversité de solutions, à l'image de la variété des écosystèmes. Ces techniques et savoir-faire ont des provenances variées : romaines, arabes, andalouses. Même si bon nombre d'aménagements anciens sont aujourd'hui fort dégradés, ils témoignent de l'ancienneté des techniques de gestion de l'eau. Les chercheurs maghrébins se sont beaucoup intéressés depuis quelques années à l'inventaire du patrimoine hydraulique4. Retenons, à titre d'exemple :
-
les puits traditionnels (dalou) à la nappe superficielle : un labeur intense et la traction animale permettaient d'irriguer de petites superficies ;
-
- 5 GOBLOT (H.), 1979, Les qanats, une technique d'acquisition de l'eau, Paris, Moulon, 236 p.
les foggaras, ou khettaras, ces galeries drainantes venues du plateau iranien5. Nombreuses dans le Haouz de Marrakech, on tes rencontre aussi dans le Touat et le Gourara algérien.
-
les meskats et les jessour du sud Tunisien, qui consistent à aménager les pentes pour recueillir et canaliser les eaux de ruissellement vers les jardins.
-
les épandages de crues, fréquents dans le Hodna (Algérie) et le sud marocain : la technique consiste à dériver les eaux d'un oued au moyen d'un barrage en terre et en branchages, et à répartir l'eau le plus loin possible par un dispositif de séguias. Ces digues, de construction précaire, étaient emportées aux premières crues et reconstruites la saison suivante.
- 6 BERQUE (J.), 1955, Structures sociales du Haut-Atlas, Paris, PUF, p. 158.
8Ces différents aménagements n'étaient pas d'une grande sophistication technique. En revanche, ils supposaient, pour fonctionner, une très grande cohérence sociale. Etudiant la répartition de l'eau dans le haut Atlas marocain, Jacques Berque parle même, à propos de cette phase de la répartition, « d'éblouissante virtuosité »6. Ce qui ne veut pas dire, notons le bien, répartition égalitaire, tant s'en faut. Néanmoins, l'artificialisation du milieu n'était pas déconnectée des communautés paysannes ; au contraire, elle requérait leur implication.
- 7 Cf. ARRUS (R.), 1985, L'eau en Algérie ; de l'impérialisme au développement (f830-1962), Alger. OP (...)
- 8 Cf ce qui reste le maître-ouvrage sur cette époque : BRUNHES (J.), 1902, L'irrigation, ses conditi (...)
9L'ère coloniale va représenter une rupture dans la manière de concevoir les aménagements hydrauliques. Dès les années 1870, le gouvernement général se lance, en Algérie, dans la construction de; premiers grands barrages en béton, qui seront pour la plupart emportés, la connaissance des régimes hydrologiques et la maîtrise du béton étant encore insuffisantes7. Des controverses vigoureuses animent les milieux coloniaux concernés dans la Tunisie du début du siècle : face au géographe Brunhes, qui attire l'attention sur le risque que représentent les « coups d'eau »8, l'ingénieur des Travaux publics Coignel pousse l'idée des grands barrages-réservoirs en béton. C'est cette solution qui finira par l'emporter, dans les années 1920, avec l'appui des Américains, qui viennent de se lancer eux aussi dans des aménagements de grande envergure.
- 9 Cf. SWEARINGEN (W.-D.), 1987, Moroccan mirages : agrarian dream and deceptions 1912-1980; Princeto (...)
10C'est le gouverneur général Steeg, venu du Maroc avec le surnom de « gouverneur de l'eau », qui lance dans la colonie la politique barragiste des années 20. Jusque-là, quelques retenues importantes avaient été réalisées pour approvisionner des villes comme Casablanca (Sidi Saïd Maachou) ou Tunis (Kebir). Dans les années 1920, une série de barrages est lancée, comme ceux de l'oued Fodda et du Ghrib sur le Chelif et ses affluents. Des crédits importants permettent aux entreprises de BTP métropolitaines d'innover au plan technique et de changer d'échelle. Le Maroc suivra avec les barrages d'EI Kansera sur l'oued Beht, de Lalla Takerkoust sur l'oued N'fis et de Kasba Tadia sur l'Oum er'Rbia. Ces grands barrages permettront le lancement à grande échelle des agrumes marocains, à la fin des années 19309. Le lancement de la politique barragiste tunisienne sera plus tardif, vers 1950. En fait, les chantiers traîneront beaucoup, pour le plus grand avantage du lobby BTP métropolitain. L'équipement et la mise en eau des périmètres se feront pour l'essentiel après guerre, avec un décalage important entre superficies équipées et superficies effectivement irriguées. La mise en valeur en irrigué, voulue par l'Administration coloniale, fut longtemps boudée par les colons, qui répugnaient à payer l'eau, ayant les bases foncières suffisantes pour maintenir un niveau suffisant d'accumulation.
- 10 Cf. LONGUENESSE (E.), 1991, Bâtisseurs et Bureaucrates, ingénieurs et sociétés au Maghreb et au Mo (...)
- 11 Voir les communications significatives sur Tétouan ou Fès au colloque sur L'eau et la ville dans l (...)
11Ce qui mérite d'être souligné ici, c'est le poids croissant des administrations spécialisées et des ingénieurs. Les pays du Maghreb vont hériter, au moment de leur indépendance, de la fâcheuse dichotomie française entre les Travaux Publics et le Génie rural : alors que la première administration s'occupe des barrages et des réseaux, la seconde gère la mise en valeur agricole, mais sans concertation organique avec les TP. Cette emprise administrative sur la gestion de l'eau va favoriser l'intervention croissante des ingénieurs, qui évinceront peu à peu les principaux acteurs sociaux concernés, en particulier les paysans10. Certes, les grands aménagements requièrent des études complexes qui relèvent de spécialistes, mais cette emprise de l'Administration et des ingénieurs sur la question hydraulique va conduire à une gestion centralisée et à une marginalisation des usagers. Au nom d'une « rationalité de la planche à dessin », pour reprendre l'heureuse formule de Paul Pascon, les savoir-faire locaux vont être disqualifiés, aussi bien pour la gestion de l'eau agricole que pour l'eau urbaine11.
- 12 Pour une présentation détaillée, voir PERENNES (J.-J.), « La politique hydro-agricole de l'Algérie (...)
- 13 MARIE (M.). « Pour une anthropologie des grands ouvrages : le canal de Provence », Annales de la r (...)
12Les politiques hydrauliques conduites au Maghreb aulendemain des indépendances ont fort peu ébranlé cet héritage colonial12 : non seulement l'option pour les grands barrages a prévalu longtemps, au détriment de la petite et moyenne hydraulique, mais l'implication des acteurs sociaux concernés a plutôt régressé. À titre d'exemple, les associations ou syndicats d'irrigants datant de l'époque coloniale ont peu à peu disparu, au profit d'offices nationaux ou régionaux de mise en valeur, administrations pléthoriques, complètement contrôlées par les ingénieurs : ce fut le cas de l'ONI (Office national de l'Irrigation), puis des ORMVA (Offices régionaux de mise en valeur agricole) au Maroc, et des administrations équivalentes en Algérie et Tunisie. Point de place pour le point de vue paysan, ni dans la conception des études ni dans les choix de mise en valeur. Comme l'a écrit M. Marié, à propos des aménagements du canal de Provence, « peut-on continuer d'admettre que ce qui doit toujours s'adapter c'est la société (variable dépendante), jamais la technique (variable indépendante), ou, au contraire, s'autoriser à penser que la relation n'est pas aussi univoque que l'on voudrait bien le dire ? »13. Ces choix de l'époque coloniale, prolongés après les indépendances, expliquent pour une bonne part « la tentation orientale » (Jean Hannoyer) caractérisant les politiques hydrauliques : à une emprise excessive de l'Administration répond un désengagement, voire une hostilité, des usagers de l'eau.
Les réalisations et leurs limites
13Lancée à l'époque coloniale, la politique de construction de barrages a connu des dynamismes variables selon les pays : le Maroc est, de loin, celui qui a consenti les efforts les plus importants, sous l'impulsion personnelle du roi qui a fixé pour objectif à son pays le million d'hectares irrigués en l'an 2000. À l'opposé. L'Algérie a attendu les années 1980 pour se doter d'une véritable politique de l'eau. La Tunisie, quant à elle, dispose d'une marge de manoeuvre très restreinte. Les niveaux actuels de mobilisation sont les suivants :
Tableau n°2: Bilan des eaux mobilisées par les barrages au Maghreb
Pays |
potentiel mobilisable |
potentiel mobilisé |
% |
potentiel régularisé |
Maroc |
16.000 |
7568 |
47.3 |
6.000 |
Algérie |
6.000 |
1.856 |
31,0 |
1.300 |
Tunisie |
2.100 |
1.275 |
60,7 |
1.200 |
Total |
24.100 |
10.699 |
44,3 |
8.500 |
14Ces chiffres, établis pour l'année 1986, sont indicatifs, car les variations interannuelles peuvent être très importantes. En effet, plusieurs années sèches consécutives, comme au début de la décennie 1980 au Maroc, peuvent faire baisser considérablement ces valeurs. D'où l'intérêt de considérer les quantités régularisables, c'est-à-dire que l'on peut garantir à l'utilisateur 8 années sur 10. Actuellement, les pays du Maghreb ont mobilisé la moitié et surtout la part la plus accessible de leur potentiel régularisable en eau de surface. Les quantités additionnelles ne peuvent être que plus coûteuses à mobiliser. D'où le recours croissant aux eaux souterraines.
15Par ailleurs, la configuration physique ne permet pas de réaliser des ouvrages considérables : la plupart des barrages mobilisent moins de 100 hm3, comme le montre la liste (voir tab. 3 p. suivante) des grands barrages tunisiens.
16On voit que, hormis Sidi Salem sur la Medjerdah, beaucoup d'ouvrages apportent entre 25 et 50 hm3. Des études prospectives prévoient que l'ensemble de ces quantités mobilisées suffira à peine, le siècle prochain, à approvisionner en eau les villes de Tunisie.
Tableau n° 3 : Caractéristiques des grands barrages tunisiens
Barrage |
Oued |
Date |
Mobilisé |
Régularisé |
Kebir |
O. Kebir |
1925 |
5 |
9 |
Ben m'tir |
O. EI Lil |
1954 |
73 |
45 |
Nebeur |
O. Meltegue |
1955 |
300 |
120 |
El Aroussia |
O.Medjerda |
1957 |
5 |
|
Bezirk |
O.Bezirk |
1960 |
6,4 |
4,5 |
Chiba |
O.Chiba |
1963 |
7,8 |
4 |
Nebhana |
O.Nebhana |
1965 |
86,4 |
25 |
Masri |
O.Masri |
1965 |
6,8 |
3,5 |
Lakhmess |
O.Siliana |
1966 |
8 |
7 |
Kasseb |
O.Kasseb |
1969 |
82 |
42 |
Bir Mcherga |
O.MBiana |
1971 |
53 |
40 |
Bou Heurtma |
O.Ghezaia |
1976 |
118 |
50 |
Sidi Saad |
O.Zeroud |
1982 |
210 |
130 |
Sidi Salem |
O.Medjerda |
1982 |
550 |
515 |
Joumine |
O.Joumine |
1983 |
407 |
74 |
Ghezaia |
O.Gnezala |
1984 |
11 |
5.6 |
Lebna |
O.Lebna |
1987 |
25 |
13 |
(unité : hm3)
17Cette forte contrainte amène à multiplier les ouvrages sur te même cours d'eau, comme le montre la carte (p. suivante) des barrages marocains.
- 14 CLAUDE (J.), CHARTIER (R.), 1975, Mesure de l'envasement dans les retenues de 6 barrages en Tunisi (...)
18Malgré le caractère sommaire de ce bilan, on ne saurait oublier la grave question de l'envasement qui affecte l'ensemble des retenues. Le problème est ancien et lié trois causes principales : la violence et l'irrégularité des précipitations, l'importance des pentes et la fragilité des sols. Selon les pédologues, la mise en valeur « minière » de l'époque coloniale a fortement contribué à la dégradation de ce milieu, où le risque érosif est élevé. Le refoulement des fellahs sur les zones marginales a fait le reste : on atteint, au Maghreb, des niveaux d'envasement très inquiétants. Pour le seul cas tunisien, on estime que l'envasement total annuel des retenues est de l'ordre de 54 hm3, avec des cas extrêmes comme le barrage du Nebhana en Tunisie centrale : construit en 1965 pour mobiliser 85 hm3 et en régulariser 25, la capacité de la retenue ne serait plus que de 42 hm3 en l'an 2000, si des interventions énergiques de protection des pentes ne sont pas réalisées : le bassin versant de 855 km2 laisse partir de l'ordre de 2200 t/km2/an14.
Évolutions actuelles et perspectives
19La concurrence croissante autour de l'eau et ce jeu contradictoire des acteurs concernés permettent de mieux comprendre quelques évolutions actuelles des politiques hydrauliques au Maghreb.
Un intérêt croissant pour la moyenne hydraulique et les lacs collinaires
- 15 Cf. PERENNES (J.-J.), « La politique de l'eau en Tunisie », Maghreb-Machrek, n°120, juin 1988, p. (...)
20De tous temps, la petite hydraulique a existé. La motorisation et le perfectionnement des motopompes lui ont donné un essor rapide depuis 1945, au point d'ailleurs de provoquer dans de nombreux endroits une surexploitation des nappes. C'est le cas surtout en Tunisie où 96% du potentiel des nappes phréatiques sont exploités. Dans les régions côtières, la surexploitation a pour effet l'entrée progressive de l'eau de mer dans les nappes, qui deviennent impropres à l'irrigation15. Les États tentent de réglementer les pompages, mais n'y parviennent pas toujours. D'où l'intérêt de cette ressource complémentaire qu'offrent les lacs et barrages collinaires.
- 16 SOGREAH, 1962, Aménagements hydro-agricoles en collines, reconnaissance générale de l'Algérie, 70 (...)
21Il s'agit d'une technique qui a été mise au point en Italie du Nord : des levées de terre sommairement compactées permettent de retenir quelques dizaines de milliers de m3 et d'irriguer à l'aval des superficies allant de 10 à 40 ha. Etant plus simples à réaliser que les grands ouvrages, la construction de ces retenues collinaires a l'avantage de pouvoir mobiliser la main d’oeuvre rurale et les entreprises locales. Au Maghreb, des études approfondies ont été réalisées, qui montrent l'importance des sites possibles. Ainsi, pour l'Algérie, une étude de 1962 avançait le chiffre de 1.000 lacs collinaires, tout en attirant l'attention sur les difficultés spécifiques : la violence des précipitations en climat méditerranéen et l'importance de l'érosion ont pour effet un envasement rapide16. Dans les trois pays, la construction de retenues collinaires a démarré timidement mais, la concurrence pour l'eau croissant, ce programme a pris de l'ampleur depuis les années 1980, avec le soutien de la Banque mondiale et de la FAO. En Algérie, par exemple, un Conseil des ministres de 1985 a programmé la construction de 700 retenues et 300 petits barrages collinaires. Les premiers bilans confirment, néanmoins, les inquiétudes du départ : vu l'importance des pentes, il est nécessaire d'élever des digues assez hautes (autour de 15 m) pour mobiliser des quantités supérieures à 100 000 m3 ; l'envasement est très rapide ; les capacités locales de réalisation ne sont pas toujours à la hauteur des problèmes techniques rencontrés (il faut souvent réaliser un voile d'étanchéité en enrochement, parfois prévoir une vidange de fond, etc.). Ici aussi, de vraies compétences techniques sont requises, qui renforcent le pouvoir des administrations et entreprises spécialisées. Enfin, la gestion de ces lacs et retenues collinaires se fait mal en l'absence de syndicats locaux d'irrigation.
Faire payer l'eau
22La rareté de l'eau ne signifie pas absence de gaspillage, on le constate aussi bien dans les villes que dans les campagnes. Outre la déperdition urbaine dans des réseaux vétustes, il y a l'insouciance des usagers qui ne perçoivent pas encore que cette eau est rare et coûteuse à mobiliser. À la campagne aussi la tradition de la submersion aboutit à des doses excessives Les États maghrébins ont d'abord tenté d'opérer des arbitrages entre acteurs, au moyen de comités spécialisés (Conseil national de l'Eau, etc.) chargés de faire valoir les besoins respectifs de chacun. Il en est sorti une refonte des différents codes de l'eau. Mais cette régulation par la réglementation administrative a peu d'effets concrets et, au bout du compte, c'est le plusfort qui gagne : ici, une entreprise publique, ailleurs les quartiers résidentiels. Aussi s'oriente-t-on vers une tarification plus rigoureuse. Il faut dire que jusqu'à une date récente, l'eau était facturée à un prix symbolique : de l'ordre de 1 DA le m3 à Alger, au moment où elle revenait de fait à plus de 6 DA.
- 17 The World Bank, Report n°5396 TUN, mai 1985.
23La question de la tarification est épineuse : dans le cas des villes, un prix trop élevé est insupportable pour les catégories sociales défavorisées. Il faut donc des barèmes progressifs par tranche d'utilisation. Ceci ne suffit pas toujours à limiter le gaspillage : bien que payant l'eau au prix fort, les complexes touristiques de la côte tunisienne continuent à utiliser entre 600 et 700 litres/jour par lit hôtelier. Pour l'agriculture, le problème est plus épineux encore : si l'eau est trop chère, les agriculteurs répugnent à l'utiliser. Si elle trop bon marché, ils la gaspillent. Malgré toutes ces difficultés, la tarification a progressé, grâce, en particulier, à l'appui de la Banque mondiale, qui intervient de plus en plus au Maghreb dans le cadre des programmes d'ajustement structurel. Les études réalisées par la Banque montrent qu'en 1982 l'eau agricole était vendue à 30% seulement de son coût complet (= coût direct + frais généraux + amortissements des équipements)17. Au Maroc comme en Tunisie, on assiste donc depuis quelques années à un renchérissement important du prix de l'eau. Les bilans montrent que ceci est relativement accepté dans des régions comme les Doukkala, où tout dépend de l'irrigation et où les cultures sont bien rémunérées. En revanche, dans les régions mieux arrosées comme le Gharb et lorsque les cultures pratiquées sont mal valorisées, I'accroissement du prix de l'eau alimente des réactions violentes, comme la destruction des compteurs d'eau. Malgré la réticence liée aux mentalités, pour lesquelles l'eau est un bien absolu, donné par le ciel (Ciel), une meilleure gestion de l'eau semble possible, à condition de prendre en compte les réalités sociales,
24L'essor de l'irrigation localisée et un autre élément de la réponse : elle favorise à la fois l'économie de l'eau et une tarification plus précise.
En conclusion
- 18 PASCON (P.), « De l’eau du ciel à l’eau d'Etat. Psychosociologie de l’irrigation », Hommes, terres (...)
25Ces quelques remarques soulignent que la mobilisation de l'eau par une politique de barrages engage bien plus qu'un choix de techniques. En artificialisant ainsi l'accès à l'eau, on ne fait rien moins que passer « de l'eau du ciel à l'eau d'État », selon la formule du sociologue marocain Paul Pascon18. À l'heure où les techniques hydrauliques sont de mieux en mieux maîtrisées, l'effort semble devoir porter, plus que jamais, sur la connaissance et l'implication des acteurs sociaux.
Notes
1 Les données contenues dans cet article sont extraites d'une étude plus longue que nous avons consacrée au sujet : L'eau, les paysans et l'Etat ; la question hydraulique dans les pays du Maghreb, thèse d'Université, Grenoble, 1990, 704 p., à paraître chez Karthala.
2 On étudiera seulement ici le Maroc, l'Algérie et ta Tunisie, à l'exclusion de la Mauritanie et de la Libye, qui font aussi partie de l'Union du Maghreb arabe, depuis février 1989, mais qui ne sont pas comparables aux trois pays du Maghreb central.
3 Voir, en particulier, les travaux de WATSON : Agricultural innovation in the early Islamic world : the diffusion of crops and farming techniques (700-1100), Cambridge University Press. 1983, 260 p.
4 Notons, pour le Maroc, les travaux de PASCON et de son école : BOUDERBALA, CHICHE, HERZENNI, PASCON, 1984, La question hydraulique. t.1 : petite et moyenne hydraulique au Maroc, Rabat, 397 p. Pour la Tunisie, voir les recherches de SI. EL AMAMI, 1984, les aménagements hydrauliques traditionnels en Tunisie, Tunis, CRGR.
5 GOBLOT (H.), 1979, Les qanats, une technique d'acquisition de l'eau, Paris, Moulon, 236 p.
6 BERQUE (J.), 1955, Structures sociales du Haut-Atlas, Paris, PUF, p. 158.
7 Cf. ARRUS (R.), 1985, L'eau en Algérie ; de l'impérialisme au développement (f830-1962), Alger. OPU.
8 Cf ce qui reste le maître-ouvrage sur cette époque : BRUNHES (J.), 1902, L'irrigation, ses conditions géographiques, ses modes et son organisation dans la péninsule ibérique et dans l'Afrique du nord, Paris, C. Naud, 580 p.
9 Cf. SWEARINGEN (W.-D.), 1987, Moroccan mirages : agrarian dream and deceptions 1912-1980; Princeton, Princeton University Press. 218 p.
10 Cf. LONGUENESSE (E.), 1991, Bâtisseurs et Bureaucrates, ingénieurs et sociétés au Maghreb et au Moyen-Orient, Lyon, Etudes sur le monde arabe, 436 p.
11 Voir les communications significatives sur Tétouan ou Fès au colloque sur L'eau et la ville dans les pays du bassin méditerranéen et de la Mer Noire, Tours, URBAMA, fascicule n°22, p. 189 et sq ; 225 et sq.
12 Pour une présentation détaillée, voir PERENNES (J.-J.), « La politique hydro-agricole de l'Algérie : données actuelles et principales contraintes », Maghreb-Machrek n°111, mars 1986, p. 57-76 ; « La politique de l'eau en Tunisie », Magbreb-Machrek n° 120,1988, p. 23-41 ; « Le Maroc à portée du million d'hectares irrigués », à paraître dans Magbreb-Macbrek.
13 MARIE (M.). « Pour une anthropologie des grands ouvrages : le canal de Provence », Annales de la recherche urbaine, n°21, janvier 1964, p. 34.
14 CLAUDE (J.), CHARTIER (R.), 1975, Mesure de l'envasement dans les retenues de 6 barrages en Tunisie, DRES/ORSTOM, 43 p.
15 Cf. PERENNES (J.-J.), « La politique de l'eau en Tunisie », Maghreb-Machrek, n°120, juin 1988, p. 23-41
16 SOGREAH, 1962, Aménagements hydro-agricoles en collines, reconnaissance générale de l'Algérie, 70 p.
17 The World Bank, Report n°5396 TUN, mai 1985.
18 PASCON (P.), « De l’eau du ciel à l’eau d'Etat. Psychosociologie de l’irrigation », Hommes, terres et eaux, n°28, septembre 1978, p. 3-10.
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Titre | La concurrence future des différents usages de l’eau |
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Titre | Carte des barrages marocains |
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Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Jacques Perennes, « Un aspect de la question hydraulique au Maghreb : la politique des barrages », Égypte/Monde arabe, 10 | 1992, 37-50.
Référence électronique
Jean-Jacques Perennes, « Un aspect de la question hydraulique au Maghreb : la politique des barrages », Égypte/Monde arabe [En ligne], 10 | 1992, mis en ligne le 08 juillet 2008, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ema/1407 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ema.1407
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