Une certaine odeur [extrait]
Notes de l’auteur
Le Caire, 1986
Texte intégral
This race and this country and this life produced me... and I shall express myself as I am.
James Joyce, Portrait of the Artist as a Young Man
1– Votre adresse ? a dit l'officier.
2– Je n'en ai pas.
3Il m'a regardé d'un air étonné.
4– Où vous allez, alors ? Vous allez habiter où ?
5– Je ne sais pas. Je n'ai personne.
6– Je ne peux pas vous laissez sortir comme ça.
7– Je vivais seul avant.
8– Il faut qu'on puisse vous trouver tous les soirs. Un agent va vous accompagner.
9C'est ainsi qu'on s'est retrouvés dehors, le policier et moi. J'ai regardé autour de moi, curieux. C'était le moment dont j'avais rêvé toutes ces années. J'ai cherché en moi une sensation particulière, plaisir, joie, émotion... en vain. Les gens marchaient, parlaient, bougeaient normalement, comme si je ne les avais jamais quittés, comme si rien ne s'était passé.
10– Prenons un taxi, a dit le policier.
11Il voulait s'offrir une balade à mes frais... On est allés chez mon frère. Sur le palier, il m'a dit qu'il partait en voyage et qu'il devait fermer l'appartement. On est redescendus, et on est allés chez mon ami.
12– J'ai ma sœur, m'a-t-il dit, je ne peux pas te loger.
13Nous revoilà dehors. Le policier s'est mis à faire grise mine, et une lueur méchante s'est allumée dans ses yeux. Il attendait son bakchich.
14– Ça suffit comme ça, a-t-il tranché. On retourne au commissariat.
15Là, un autre policier :
16– Vous êtes un problème... On ne peut pas vous lâcher comme ça dans la nature.
17Je me suis assis face à lui, j'ai posé ma valise par terre et j'ai allumé une cigarette. La nuit tombée, il m'a dit qu'il ne pouvait rien pour moi, et a appelé un troisième agent :
18– Boucle-le moi.
19Ils m'ont emmené dans une pièce fermée. À la porte, un nouvel agent m'a fouillé, a pris mon argent et l'a fourré dans sa poche, puis m'a fait entrer dans une grande pièce, où courait le long des murs une sorte de banc de bois. Je me suis assis dessus. Il y avait là beaucoup d'hommes, et régulièrement, la porte s'ouvrait pour en laisser entrer d'autres. Quelque chose me piquait dans le cou. En y mettant le doigt, j'ai senti une humidité. J'ai regardé ma main : une grosse tache de sang sur le doigt. Un instant plus tard, des dizaines de punaises couraient sur mes vêtements. En me levant, j'ai remarqué les multiples taches de sang qui souillaient le mur. Quelqu'un a ri et m'a dit : « Viens par ici ».
20Plusieurs types étaient assis par terre, sur une couverture déchirée, disposée là par l'un d'eux. Je me suis trouvé une petite place sur son bord et je me suis assis, le menton contre les genoux.
21– Pourquoi tu dors pas ? m'a demandé le propriétaire de la couverture. Il n'y avait pas de place pour dormir.
22– Je suis aussi bien comme ça.
23– Drogue ? a demandé un autre.
24– Non.
25– Vol ?
26– Non.
27– Homicide ?
28– Non.
29– Corruption ?
30– Non.
31– Faux ?
32– Non.
33Décontenancé, il s'est mis à me regarder de travers. Je commençais à trembler de froid. Je me suis levé, j'ai marché un peu et je me suis rassis. Au bout d'un moment, fatigué, j'ai changé de position. Un autre type a sorti la couverture sur laquelle il était resté assis, l'a dépliée et s'est préparé pour dormir. Je me suis diverti un moment en chassant les punaises qui couraient par terre, puis brusquement, je me suis caché la tête contre la poitrine. Je ne voulais pas qu'ils voient mon visage. Ils s'abandonnaient lentement au sommeil.
34Face à moi, un vieil homme était allongé sur le banc. Le policier a ouvert la porte et l'a appelé : « Y'a quelqu'un qui te demande ». Le vieillard est revenu avec une couverture et un coussin. Il s'est allongé sur le banc, la couverture sur le corps et la tête calée sur le coussin. Bientôt, il dormait en respirant bruyamment, indifférent aux punaises.
35À côté de lui était assis un type qui me regardait fixement, les mains enfouies dans les poches de son unique vêtement, un manteau ouvert sur sa poitrine. Soudain, il a poussé un hurlement bizarre, effrayant, s'est levé et est venu vers moi en titubant. Il m'a ri au nez, s'est assis à côté de moi et s'est mis à regarder devant lui d'un air hébété. Après un autre hurlement, un jeune costaud s'est levé et est venu le frapper au visage. « Ne me bats pas », implorait le fou en se protégeant le visage du bras, mais l'autre faisait pleuvoir les coups. J'ai entendu ses os craquer. Il s'est effondré, essoufflé, sous les rires des autres.
36Le type à la couverture se l'est remontée dessus et l'a étendue sur un jeune garçon grassouillet, endormi à côté de lui. J'ai vu son visage avant qu'il disparaisse sous la couverture : teint cuivré, grosses lèvres. Il dormait profondément, en chien de fusil. Le type a passé un bras autour de lui sous la couverture et s'est mis à bouger jusqu'à être collé contre lui. Puis le bras est descendu le long du corps du gamin, lui a ôté son pantalon, et le type a plaqué ses cuisses contre les fesses du gamin. Assis à côté de lui, le jeune costaud qui avait battu le fou suivait ce qui se passait sous la couverture, relevant les yeux sans arrêt et croisant à chaque fois les miens. Au bout d'un moment, le mouvement s'est apaisé, la couverture a bougé ; le gamin s'est redressé sur son séant en se frottant les yeux, puis il a regardé entre ses jambes. Après, je me suis assoupi un moment. Quand je me suis réveillé, le jeune costaud n'était plus à sa place. J'ai entrevu ses jambes, elles dépassaient dessous la couverture. Il dormait en étreignant le gamin. Je me suis levé et j'ai fait les cent pas. La couverture a bougé. Le jeune costaud l'a tirée toute à lui, découvrant les cuisses nues du gamin.
37L'obscurité commençait à s'atténuer. Lentement, la lumière de l'aube pénétrait la pièce. Enfin, on nous a ouvert la porte, pour qu'on se lave. Ils ont emmené le gamin pour lui faire laver la cour, tandis que les autres se préparaient un casse-croûte. À la fin de sa corvée, il leur a demandé :
38– Vous m'avez laissé quelque chose ?
39– Non, a répondu le jeune costaud.
40L'agent a appelé des noms. Quand j'ai entendu le mien, j'ai pris ma valise et je suis sorti. Ma sœur m'attendait au bureau du policier de la veille. Il m'a donné un petit cahier, avec mon nom et ma photo. On est sortis dehors, ma sœur et moi.
41– Tu veux boire quelque chose ?
42– Je veux marcher.
43Elle m'a emmené dans un appartement à Héliopolis. J'ai pris des vêtements propres, je me suis enfermé dans la salle de bains et me suis déshabillé. Je me suis mis sous la douche, savonné le corps, puis j'ai ouvert le robinet. Rien. J'ai levé les yeux vers le pommeau de la douche : l'eau a jailli brusquement, m'obligeant à fermer les yeux. Baissant la tête, j'ai regardé le savon s'écouler, emporté par l'eau, le long de mon corps, puis par terre, jusqu'au trou. Je me suis, savonné de nouveau, j'ai regardé encore l'eau emporter le savon, et je suis resté un moment immobile sous la douche, les yeux fermés. J'ai fermé le robinet, je me suis essuyé lentement, puis je me suis habillé. En sortant, j'ai allumé une cigarette.
44– Si on allait au cinéma ? a proposé ma sœur.
45On y est allés. C'était une histoire d'oiseaux qui deviennent de plus en plus nombreux et de plus en plus gros, et se mettent à pourchasser les gens et attaquer les enfants. J'ai été pris d'un violent mal de tête. On est revenus à l'appartement. Ma soeur s'est lancée dans un grand ménage, tandis que j'allais et venais entre la salle, la cuisine et la chambre en fumant, évitant de m'approcher de la fenêtre. Puis je me suis déshabillé et allongé sur le lit.
46Quelqu'un a sonné. J'ai été ouvrir : c'était le policier.
47– Une seconde.
48J'ai couru à la chambre chercher le cahier et je le lui ai donné. Il a signé en face de la date et est reparti. Je suis retourné m'allonger avec une cigarette, les yeux au plafond. Le policier est revenu. Je suis resté allongé sur le lit sans dormir, à fumer cigarette sur cigarette.
49Le lendemain matin, je me suis levé, lavé, habillé et je suis sorti. J'ai mangé un sandwich, acheté tous les journaux du matin et j'ai pris le tramway. J'ai regardé les portes de la voiture se fermer, je me suis installé à côté du compartiment des femmes et je me suis mis à les dévisager : coiffures compliquées, maquillages épais. Je suis descendu à l'Issaaf. Près du mur de l'hôpital, un homme était étendu sur le trottoir, recouvert de journaux tachés de sang. Au milieu de l'avenue, sur le trottoir de l'arrêt de bus, un groupe de femmes gesticulaient dans sa direction en poussant des lamentations. J'ai pris le bus jusqu'à chez Mona. Sa mère m'a ouvert, et je lui ai baisé la main. Elle ne m'a pas reconnu tout de suite. On s'est assis pour parler. Il fallait que je lui parle de son mari.
50– J'étais avec lui jusqu'à la fin.
51J'étais assis à côté de lui, nos mains enchaînées ensemble. On était à l'arrière du fourgon, les autres fourgons nous suivaient. Il savait ce qui allait arriver, mais ne disait rien. Il chantonnait à voix basse un couplet d'une vieille chanson d'amour. Il n'y avait rien pour nous protéger de la morsure du vent froid. Je me suis mis à frissonner et à claquer des dents. On a parlé d'Hemingway. Dans l'obscurité, je l'ai vu sortir un peigne et peigner ses cheveux grisonnants. Il se les teignait en noir, je le savais. Le silence s'est fait dans le fourgon. Devant nous, Ahmed s'est roulé la tête dans une serviette en gémissant, pris de convulsions et rongé par le mal de tête : On est arrivés à l'aube. Ils nous ont fait descendre à coups de bâton. On s'est assis par terre, tremblant de froid et de peur. C'était le plus grand de nous tous. Quelqu'un a dit : « C'est lui ». Ils l'ont frappé à la tête : « Baisse la tête, chien ». Ils ont fait l'appel, et après l'appel de son nom, je ne l'ai plus revu.
52– Vous vous rendez compte, dit-elle, il m'avait écrit juste avant, il disait que ça n'allait pas durer.
53– Il me disait toujours qu'il n'avait jamais pu dormir avec sa fille dans ses bras. Il frappait des mains et disait : « Je sortirai avant vous ». Il voulait à tout prix être libre.
54La mère de Mona a regardé autour d'elle d'un air las, baissé ses paupières gonflées, et sa tête s'est enfoncée dans son petit corps flasque. Elle m'a fait signe de me rapprocher :
55– Est-ce qu'il m'aimait vraiment ? a-t-elle murmuré.
56– Bien sûr.
57Que lui dire ? À quoi bon chercher à connaître le fin mot de l'histoire, maintenant que tout est fini ? Et puis, qui sait ce qui se passe vraiment dans la tête d'un autre être humain ? On dit qu'il y a des gens qui sont faits pour l'amour, et d'autres non. Ou bien que l'amour n'existe que dans les romans. Lui, il m'avait raconté un jour qu'il s'était fait mettre dehors à coups de trique par les parents d'une fille qu'il fréquentait, parce qu'il n'était pas de la même confession qu'eux. Il y avait eu ensuite une autre femme, morte brusquement, puis une autre qui, devait-il découvrir, avait décidé avec son mari d'avoir un enfant par n'importe quel moyen. Il allait sur ses cinquante ans, et il voulait un enfant. Un jour, nous étions tous les deux debout sous le soleil, lui, perdu dans ses pensées, et moi, bavardant sans qu'il m'écoute – il devait être en train de peser le pour et le contre. Une autre fois, on descendait les escaliers ensemble, quand on a entendu un bruit rapide, saccadé, plus bas dans les escaliers. Une grande jeune fille apparaît devant nous ; elle s'arrête à la porte de l'ascenseur, le visage éclairé par la lumière du soleil, qui tombe par les fenêtres de la cage d'escalier. Elle regarde de notre côté. Elle rit, on ne sait pas pourquoi. Ses cheveux sont défaits, ses joues rouges, elle ne tient pas en place. Il a continué de descendre les escaliers avec moi, les yeux sur elle, et il a poussé un soupir brûlant.
58Elle est allée à sa chambre et est revenue avec une petite valise. Elle en a sorti quelques papiers, et m'a tendu une feuille jaunie :
59– C'est un poème qu'il m'a écrit avant qu'on se marie.
60Elle avait toujours l'air ailleurs, et quand il lui demandait à quoi elle pensait, elle disait : à la vie et à la mort. Le poème disait :
Je suis triste, ma fille
Triste et seul
Dans mon lit, couché
Lit froid et mort
Sans personne à qui parler
Avec les livres – je les ai tous lus
Sans personne avec qui rire
Sans larmes à verser.
C'est la mort.
Pire même,
Car lorsqu'on meurt, on ne peut plus penser,
À moins que les vers ne pensent.
Lorsqu'on est seul, on pense,
On languit, on aspire, on entreprend
Sans savoir pour quoi on entreprend.
C'est la vie et la mort.
C'est pas une vie
Sauf que je ne suis pas encore mort
Mais chut ! Voilà des pas
Des pas humains
Ils arrivent, ils approchent
Est-ce bien eux ? Oui ! Non I Peut-être !
Oui ! Les voilà qui sonnent à la porte
J'entends des voix humaines
Radieuses de rires
Un ami ? Que non, plusieurs...
Ce sont des amis, ma fille.
Je ne suis plus triste, ma fille,
Mais j'ai peur,
Car ils vont partir, et me laisser de nouveau seul
Avec la vie et la mort.
61On a sonné. C'était Sakhr. Peigné, moustache rasée, les journaux du matin sous le bras. Nouveau coup de sonnette. Un jeune homme bien mis est entré.
62– C'est un ami de mon mari, lui a-t-elle dit en montrant Sakhr.
63– Je le connais, a répondu le jeune homme.
64Aussitôt, Sakhr s'est levé, a mis ses lunettes, et s'est mis à faire les cent pas dans la pièce. Il y avait des livres en anglais et en français sur une étagère ; il en feuilleté quelques-uns, puis il a posé une main sur sa taille, emporté un livre vers la fenêtre et s'est mis à le parcourir, tout en regardant de temps à autre le jeune homme par-dessus ses lunettes.
65Ça a dû être un de ses moments les plus heureux. Car il sentait qu'il y avait quelqu'un qui, pour une raison ou pour une autre, le connaissait. Avant, il croyait que tout le monde le connaissait, et puis, petit à petit, il a découvert la vérité. La première fois que je l'ai vu, il était torse nu et marchait à pas lents, toujours un doigt en l'air à se caresser la moustache. À l'époque, tous les leaders mondiaux avaient des moustaches de diverses formes, et ce n'était pas un hasard si chacun en avait une bien distincte de l'autre. Par la suite, il a découvert que ces moustaches étaient des leurres. Leur mode n'a pas survécu pas à leurs propriétaires. Il ne restait rien dans le cœur. Pas une fois, il n'avait été comblé. Il s'est mis à se cogner la tête contre la porte de fer, au point qu'elle a failli éclater. Il pleurait.
66De la fenêtre, j'ai vu une jeune fille dans l'appartement d'en face, qui en tenait une autre dans ses bras et l'embrassait sur les lèvres. Une fille borgne est entrée et s'est mise à pleurer. Sakhr est allé lui caresser les cheveux, tandis qu'elle continuait à pleurer.
67– Elle est comme ça, a dit la mère de Mona. Dès qu'elle voit un homme, elle pleure.
68Enfin, Mona est rentrée de l'école. « Je suis l'ami de papa », lui ai-je dit. Elle m'a regardé d'un air hostile. Je l'ai emmenée à la piscine. Il y avait d'autres enfants. Je leur ai dit d'aller à l'eau avec elle – je ne sais pas nager. Ils l'ont emmenée, et elle s'est mise à courir et à jouer, heureuse. Il y avait une planche de bois, pour s'aider à nager ; elle l'avait attrapée, mais une autre fillette, bien plus grosse, la lui a dérobée et s'est mise à nager dessus. Mona s'accrochait à la planche. L'autre l'a tirée violemment par les cheveux pour lui faire lâcher prise, puis s'est couchée dessus. Mona s'était éloignée du bord. J'ai couru vers elle. Elle passait sous l'eau et revenait à la surface en soufflant violemment, les yeux écarquillés de peur. Je l'ai appelée, mais elle est repassée sous l'eau et n'est pas réapparue. Un nageur est venu à la rescousse et me l'a ramenée.
69Je l'ai ramenée chez elle. Dans les escaliers, elle m'a dit :
70– S'il y a du monde, je dirai que tu es mon père, et ne dis pas que c'est pas vrai.
71Quand on est entrés, sa mère était en train de s'habiller. Je l'attendais encore, quand mes yeux sont tombés sur l'horloge. Je me suis levé d'un bond, j'ai couru vers la porte et dévalé les escaliers. Le policier pouvait arriver à tout instant. Je suis arrivé à l'appartement à bout de souffle. Une lettre m'attendait. J'ai cherché le nom de l'expéditeur : c'était Nagwa. J'ai lu la lettre lentement, puis j'ai allumé une cigarette, je me suis allongé sur le lit et l'ai relue. Elle se demandait si on allait se retrouver après toutes ces années. J'ai fermé les yeux, essayant de ramener son image à ma mémoire : ses yeux tendres, sa bouche pleine.
72On a sonné ; j'ai été ouvrir. C'était l'agent. Je l'ai fait patienter et je suis allé à la chambre chercher le cahier, puis je le lui ai donné, il a signé et s'en est allé. J'ai mis le cahier dans ma poche, pour quand il reviendrait. Nouveau coup de sonnette : c'était Nagwa. Je l'ai prise dans mes bras, et elle m'a serré très fort contre elle, de tout son corps. Au lieu de me serrer contre elle, je l'ai repoussée et l'ai regardée longuement. Puis je l'ai amenée à la chambre, j'ai éteint la lumière, je me suis assis sur le lit et l'ai assise à côté. Là, je l'ai attirée à moi et je l'ai embrassée sur les lèvres.
73Elle a reculé. « Raconte-moi », a-t-elle demandé. Je n'avais pas envie de parler. J'ai passé une main sur son visage, chaud et doux. Elle a encore reculé. « Parle, dis-moi ce qui s'est passé ». J'ai mis la main sur sa bouche, j'ai tiré sa tête à moi et l'ai embrassée. J'ai serré ses lèvres entre les miennes. Elle m'a mordu de la même manière, brutale et inexperte, puis elle s'est écartée.
74Ça se passait toujours comme ça. La première fois que je l'avais embrassée, elle était timide. Je m'étais assis à côté d'elle, la lumière tombait sur sa joue. On a cessé de parler. J'ai posé ma tête contre son épaule, elle m'a laissé faire. Je l'ai embrassée sur la joue, puis sur les lèvres. On s'est un peu enhardis ; elle a pris ma lèvre inférieure et l'a mordue brutalement. J'ai eu mal. Je voulais sentir la douceur de sa lèvre dans ma bouche, je n'en avais jamais assez ; si j'avais pu la tenir contre moi toute la journée, je l'aurais fait. Il y avait une chaleur dans son visage, dans ses jambes. Après chaque fois, je la faisais se mettre debout, nue, et je contemplais ses jambes : leur belle chute, lisse et brune. Je lui demandais de découvrir ses bras, pour les embrasser et les sentir contre mon corps, mais elle rechignait. Dans le noir, allongés, nous nous serrions très fort l'un contre l'autre pour oublier le monde, et tout le reste, ne plus penser à rien, ne plus avoir peur de rien. Tête contre tête, joue contre joue, mon nez frottant le sien, nos yeux fixant le même point au plafond, plus rien n'avait d'importance. Un instant après, mes lèvres glissaient vers les siennes, et nous nous embrassions, tantôt doucement, tantôt violemment. Puis, avec un soupir, elle s'écartait. La première fois, elle m'avait étreint brutalement et m'avait dit : « Ça faisait longtemps ». La deuxième, elle m'avait dit « Mon chéri ». Je n'avais rien dit : le mot résonnait dans mon oreille pour la première fois de ma vie, je n'osais y croire. Mais bientôt elle se retournait – « J'ai sommeil » –, et je restais allongé sur le dos, les yeux, désormais seuls, rivés au plafond, à espérer qu'elle se retournerait soudain pour m'étreindre. Puis je sentais son souffle régulier, un souffle de dormeur repu. Je me redressais un peu pour la regarder : la tête tombante, appuyée sur un bras, les cheveux déployés, l'autre bras allongé contre son flanc. Je passais ainsi tout son corps en revue, puis je me rallongeais.
75Elle s'est allongée à côté de moi, a posé la joue sur ma main et m'a offert son visage, éclairé par la lune.
76– Je vais te raconter, moi.
77Elle a parlé longtemps, puis elle s'est tue. Je lui ai dit que j'étais fatigué, que je n'avais cessé de penser à elle, et je l'ai attirée contre moi, mais elle m'a repoussé. Elle a bien voulu découvrir ses bras, et j'ai embrassé un bras et une épaule éclairés par la lune. Mais tout de suite après, elle a dit qu'il faisait froid, elle les a recouverts et s'est allongée sur le dos. Elle pensait sûrement à la même chose que moi, mais quelque chose était perdu, cassé. Elle a dit qu'elle avait sommeil. Je l'ai attirée à moi et l'ai embrassée. J'ai promené mes lèvres sur sa joue, jusqu'à l'oreille, que j'ai longuement embrassée. Elle a eu un frisson et a levé les yeux vers moi en souriant :
78– Ça aussi, où l'as-tu appris ?
79Comment se souvient-elle encore, quand moi j'ai oublié ? La première fois où mes lèvres avaient remonté le long de ses cuisses pour aller l'embrasser là, elle m'avait regardé avec un mélange de plaisir, d'étonnement et de gêne, et avait dit : « Où as-tu appris ça ? »
80J'ai tendu une main vers sa poitrine, mais elle l'a repoussée en disant « Non ». Je l'ai laissée, et me suis allongé moi aussi. J'ai attendu qu'elle se retourne soudain pour m'étreindre, mais non. Je suis resté éveillé. Plus tard, j'ai senti une douleur entre mes jambes. Je suis allé à la salle de bains me débarrasser de mon désir, et je suis revenu m'allonger à côté d'elle.
81Je me suis endormi, réveillé, rendormi. Quand j'ai ouvert les yeux, le matin, elle s'était déjà habillée, et elle m'a dit qu'elle partait.
82– Quand se revoit-on ?
83– Je passerai.
84J'ai traîné un peu au lit, puis je me suis levé et lavé. J'ai réuni mes vêtements sales, et les ai jetés dans une bassine d'eau où j'avais ajouté de la poudre à laver que j'avais bien fait mousser. Ma sœur et son fiancé sont venus. Je me suis habillé, et on est sortis. J'ai acheté les journaux. À l'entrée de l'immeuble, on a rencontré une amie de ma sœur et son oncle, et on est tous allés au Casino.
85– Et toi, quand va-t-on te marier ? m'a demandé le fiancé de ma sœur.
86– Ça ne se fait pas tout seul.
87– Pourquoi ?
88– L'amour, c'est pas si simple.
89– Crois-en mon conseil : l'amour vient après le mariage.
90– Moi, je me suis marié cinq fois, a dit l'oncle.
91Je les ai quittés, et je suis allé voir Sami, à son domicile. On m'a fait entrer au salon. J'attendais depuis un bon moment, quand une fillette est entrée dans la pièce – sa fille, sans doute. Elle était là, debout, à côté de moi. J'étais fatigué, j'avais envie d'aller aux WC, et j'ai lâché un pet. Elle l'a senti. « Ça sent le caca », a-t-elle dit. J'ai fait mine de ne pas avoir entendu, mais elle répétait : « Ça sent le caca ». Je me suis mis à sentir à gauche et à droite en disant « Où ça ? », jusqu'à ce que l'odeur eût disparu. À la fin, désespérant de voir Sami arriver, je me suis levé et je suis parti.
92Dehors, il y avait foule. Je suis allé à la revue, et je n'ai trouvé personne. Dans la rue, une radio marchait à plein tube. J'ai entendu une chanson anglaise sur les enfants. C'était la même musique que celle de la dernière chanson de Mohammed Fawzi. J'ai pris le tramway. Il y avait un monde fou, j'ai failli étouffer. Les femmes avaient des visages fatigués, leur khôl coulait.
93Je suis allé chez Samia. Ils étaient en train de manger. Samia a souri en me voyant : « On t'a attendu longtemps avant de se mettre à table ». J'allais lui dire : « C'est vrai ? », mais je lui ai demandé des nouvelles de son enfant. Il dormait. Je me suis senti sourire. Elle avait un sourire simple et franc. Je ne me l'étais jamais imaginée si simple et si douce.
94Et après ? Elle a son mari et son enfant, et pas de place pour quelqu'un d'autre dans sa vie. Tout à l'heure, je m'en irai, et tout sera fini.
Pour citer cet article
Référence papier
Sonallah Ibrahim, « Une certaine odeur [extrait] », Égypte/Monde arabe, 9 | 1992, 187-196.
Référence électronique
Sonallah Ibrahim, « Une certaine odeur [extrait] », Égypte/Monde arabe [En ligne], 9 | 1992, mis en ligne le 08 juillet 2008, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ema/1238 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ema.1238
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