1En milieu urbain égyptien, l'implantation d'activités économiques et commerciales dites « informelles » joue un rôle remarquable. Elles offrent au Caire, par exemple, pour un marché de 12 millions de consommateurs, une gamme étendue de produits, rares ou de consommation courante. Ces activités ont conquis de vastes espaces urbains en pénétrant, sous des formes multiples, de la lisière à l'intérieur de la ville. Alors qu'elles ne sont ni exception, ni anomalie dans un espace urbain lui-même souvent « informel », la recherche égyptienne continue cependant de les qualifier de « marginales » (hâmichi)ou « non structurées » (ghayr munazzam, ghayr muqannan). Pourtant, ces activités couvrent de vastes pans de l'économie urbaine et engagent un nombre important de personnes. Dès lors, il devient intéressant de savoir comment la littérature locale approche ce type d'activités, et comment on en vient parfois à considérer comme « marginal » ce qui est presque la règle.
2Notons d'emblée qu'en Égypte, comme dans bon nombre de pays du tiers-monde, les activités dites « informelles » posent au chercheur une question élémentaire de définition : celle d'un secteur économique pour lequel les qualificatifs en usage – 'achwa'i, ghayr-munazzam, ghayr-muqannan, hâmichi, etc. – renvoient à une idée à'anomie (absence d'organisation naturelle ou légale). Cette approche se retrouve aussi bien dans les études sur les petites industries en Égypte, imputant les problèmes du « secteur informel » aux déviations « juridiques, institutionnelles » (Al-Zahar, 1983), que dans celles qui portent sur des activités illicites relevant de la fraude fiscale, de la contrebande et du marché parallèle des devises (Diab, 1983). Souvent alors, dans ses tentatives de systématisation, la recherche égyptienne en sciences sociales définit globalement le vocable d'« informel » comme une anomalie vis-à-vis des règles juridiques et administratives.
3Aussi observe-t-on que les qualificatifs utilisés concernent implicitement une situation où les normes régissant désormais la vie socio-économique ne correspondent plus aux objectifs et valeurs considérés comme légitimes par le planificateur. Car l'idée d'anomie implique aussi la nécessité d'une intervention de l’« expert en développement » dont l'objectif vise, même dans une situation de « subsistance », à une « récupération » passant par des pratiques de contrôle. Notons au passage que les études sur le secteur informel dans les années soixante-dix coïncident avec le constat d'échec que dressent les « experts » des politiques économiques dans plusieurs pays du Tiers-Monde, dont l'Égypte : sous-développement rural chronique, grande inégalité des revenus, accentuation de la pauvreté, forte émigration et chômage dans les villes. Ces mêmes problèmes qui ont amené ces experts à se demander comment des populations confrontées à ces difficultés pouvaient subsister dans des économies urbaines hypertrophiées. Aussi, les réflexions sur l'informel doivent-elles beaucoup à la crise qui se manifeste de manière spectaculaire dans les pays pauvres par la « recomposition du travail productif », et aux travailleurs industriels et urbains, transformés pour l'occasion en « démiurges » du développement nouveau.
- 1 Jacques FRESSINET, 1989, Le chômage, La Découverte, Paris, p. 18.
4Ce n'est que dans les années 80 que le secteur informel a commencé à faire l'objet de travaux de terrain notables en Égypte. Cet intérêt tardif est un paradoxe dans un pays où les limites de la politique économique sont perceptibles notamment au niveau du développement d'un secteur économique parallèle de survie et de la pluriactivité, soit autant de stratégies palliant d'une part, les possibilités réduites d'absorption de la main-d'oeuvre par le secteur moderne (450 000 nouveaux demandeurs d'emploi chaque année) et, d'autre part, les salaires de base généralement trop bas1. La difficulté rencontrée par la recherche pour cerner le concept d'« informel », ajoutée à l'intérêt tardif que ces activités suscitent dans la recherche égyptienne, expliquent la rareté et l'approximation des données chiffrées sur un secteur déjà « rebelle » aux statistiques. Cependant, il faut signaler que les premières recherches de terrain effectuées sur de gros échantillons (CAPMAS, 1985, Al-Mahdi et Machhur, 1989) ont porté à la lumière ce versant de l'économie jusqu'ici oblitéré par des études menées à macro-échelle, alors même que les auteurs estiment à 2 ou 3 millions les emplois du secteur informel (Rizq, 1988, Fergany, 1988). Ces estimations, souffrant comme on le remarque d'écarts importants, donnent aussi une idée des différences d'approche et de la difficulté, pour les statistiques officielles (émanant essentiellement du CAPMAS) d'identifier les activités informelles. À titre d'exemple, Mahmud 'Abd al-Fadil (1983) estime le nombre d'emplois fournis par ce secteur à 876.200, tandis que Nader Fergany avance le chiffre de 2 886 500. Enfin, le CAPMAS fait une évaluation approximative de l'ordre de 3 000 000 (voir Fergany cité par Rizq, 1988, p. 32).
5Fortement influencées par les approches du Bureau International du Travail qui lança et vulgarisa le concept d'informel au début des années 1970, plusieurs études égyptiennes globales adoptent les critères de base mentionnés par cet organisme (effectif de main-d'oeuvre, niveau de technologie, caractéristiques des employés, etc.) (Birks et Sainclair, 1982, 'Abd al-Fadil, 1985 et 1989, Rizq, 1988). Aussi les auteurs reprennent-ils souvent quelques points de la définition dite « multicritère » ayant trait à la nature et à la taille de l'entreprise, au nombre d'employés, à l'organisation du temps de travail, au mode de rémunération, au type de formation des travailleurs, à la technologie utilisée, au montant du capital investi et à son origine, à l'enregistrement ou non par les différentes autorités publiques. On note toutefois dans les définitions une absence d'unanimité sur la validité de ces critères ; ce flou sémantique se retrouve dans les différentes approches.
6En Égypte, les études sur l'informel peuvent être classées au sein de deux grandes rubriques : l'une à caractère macro, s'appuyant essentiellement sur les statistiques émanant du CAPMAS, l'autre à caractère micro, résultant le plus souvent de recherches de terrain.
7Jusqu'en 1985, les services statistiques du CAPMAS, la plus importante source de données sur l'économie égyptienne, font abstraction de toutes les formes de production ou de commerce situées en marge du secteur officiel. Les enquêtes partagent formellement l'économie urbaine en deux secteurs distincts et différenciés : munazzam/ghayr munazzam (i.e. organisé et non-organisé). Les recensements de population (décénaux) et « les enquêtes de main-d'oeuvre par échantillon » (annuelles) – deux sources de données courantes – occultent tout un pan de l'activité économique et par conséquent une part des revenus familiaux souvent cumulés. Les questionnaires, utilisant des expressions telles que « activité principale », « activité économique », « travail », « emploi », exigent des personnes interrogées et des enquêteurs une extrapolation du sens de ces mots-clés ; d'où des interprétations le plus souvent éloignées de la définition qu'en donnent les statisticiens du travail. Ces derniers, conscients des recouvrements qui existent entre emploi, inactivité et chômage, soulignent d'ailleurs « l'indétermination des frontières entre ces trois sous-ensembles » (1). De plus, les enquêtes du CAPMAS portaient jusqu'en 1986 sur une période d'une semaine, retenant comme « active » toute personne déclarant travailler pendant la période considérée. Ainsi, au cours des Enquêtes main-d'oeuvre par échantillon, les services statistiques égyptiens ne recueillent d'informations que sur l’« activité principale », « rémunérée » ou « effectuée pour la famille », passant sous silence le phénomène pourtant répandu de la pluriactivité dont le revenu horaire moyen est supérieur au revenu courant dans la fonction publique, laquelle reste considérée en Égypte comme le réservoir du chômage déguisé (al-bitâla al-muqanna'a).
- 2 Cf. The Wall Street Journal, 24 mars 1983.
8Au cours d'une étude réalisée en 1988 (Palmer et al., 1989, p. 61, p. 144) 89 % des personnes interrogées déclarent avoir une seconde occupation rémunérée et 84 % y consacrent entre 3 et 5 heures par jour. Enfin, une autre enquête montre que le temps effectif de travail d'un fonctionnaire égyptien se situe entre 20 minutes et 2 heures2. Souvent, le fonctionnaire ajoute à son activité déclarée une activité secondaire, exercée en marge ou en dehors des obligations légales réglementaires ou conventionnelles. Il s'agit là d'un phénomène qui échappe jusqu'ici aux chercheurs ayant travaillé récemment avec le CAPMAS, lesquels, tout en indiquant l'importance de la pluriactivité (qui engage 8 % de leur échantillon), doutent de l'efficacité d'une enquête consacrée aux activités parallèles. Dans un rapport, Nader Fergany (1991, p. 5) rappelle que la pluriactivité « peut s'étendre sur 16 semaines en moyenne » annuellement avec « une augmentation chez les hommes aux dépens des femmes, et des citadins – notamment des Cairotes – au détriment des ruraux ». De ce fait, les incertitudes sur l'emploi et/ou le chômage ne relèvent pas fondamentalement d'une imperfection des instruments de mesure statistiques mais de la difficulté à cerner des catégories qui échappent à un découpage clair de la population entre employés, chômeurs et inactifs. Aussi un Aperçu sur l'économie et l'emploi publié par le CAPMAS (1991, p. 111) a-t-il souligné l'inefficience des grandes enquêtes de terrain concernant le phénomène de la pluriactivité. L'évaluation de celle-ci apparaît aux enquêteurs bien en deçà de la réalité, alors qu'en zone rurale, 20 % des personnes interrogées (contre 11 % uniquement en zone urbaine) âgées entre 30 et 49 ans, avouent exercer un emploi, le plus souvent dans le secteur privé (dans les activités commerciales et l'agriculture pour 98 % des cas).
9Enfin, de l'avis même du CAPMAS (1985, p. 9), les recensements de population et les Enquêtes main-d'oeuvre par échantillon se contentent de recueillir des « informations sur les individus sans aborder les autres agents de production » ; se limitant à « l'étude des établissements employant au moins dix personnes », elles ne prennent pas en compte les travailleurs du secteur informel. Mais en dépit de cette prise de conscience, l'approche la plus récente du CAPMAS (1990, [b] p. 3) « récidive » en reprenant peu ou prou la méthode déjà utilisée en 1985. Elle utilise deux éléments complémentaires dans l'analyse du secteur informel en Égypte puisqu'elle a suivi deux approches complémentaires dans son analyse des unités du secteur informel en Égypte :
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1) Une enquête auprès des ménages – par l'intermédiaire d'un module supplémentaire de l'enquête sur la main-d'oeuvre d'octobre 1988 [...]. Un questionnaire individuel a été appliqué pour obtenir des informations sur les aspects généraux du secteur informel en Égypte [...]. Ce questionnaire a été soumis aux membres de la famille âgés de 6 ans et plus et exerçant une activité durant la semaine précédent l'enquête. Cette dernière ne couvre pas les personnes travaillant pour le secteur gouvernemental, secteur public, comme celles travaillant pour la famille (effectuant des ménages) et ne percevant aucun salaire.
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2) Une approche des unités économiques par le biais d'une enquête complémentaire sur le secteur informel, mai 1990.
10Mahmud 'Abd al-Fadil (1980) identifie le secteur informel à un ensemble hétérogène comprenant aussi bien les petites manufactures et les ateliers de réparation divers que les emplois ambulants et les services personnels. L'auteur utilise des sources statistiques officielles pour classer les emplois au sein du secteur informel par occupations diverses au sein de branches d'activités économiques : recensements des établissements (1960, 1972), de la population (1960, 1976), de la production industrielle (1967), etc. On peut regretter que ces données statistiques passent sous silence le travail des enfants de moins de quinze ans et la main-d'oeuvre familiale auxquels ont recours le plus fréquemment les activités artisanales (couture, réparation automobile, etc.). L'auteur souligne la difficulté, pour les statistiques officielles, à évaluer les emplois de divers services concernant le « sous-prolétariat » urbain (cireurs de chaussures, éboueurs-chiffonniers, gardiens de voitures, porteurs, etc.).
11Pour appréhender l'emploi dans les petites entreprises, l'auteur a eu recours au recensement des petites industries effectué par le CAPMAS en 1967. Les établissements concernés, au nombre de 144 000, employant moins de 10 personnes, sont assimilés (quoique de manière arbitraire) au secteur informel. Ces établissements, dont les deux tiers sont situés en zone urbaine, engagent au total 284 000 personnes. On y dénombre plusieurs ateliers d'artisanat dont la production est exclusivement destinée au marché local (meubles, confection, petite métallurgie, etc.). En 1976, le nombre d'emplois dans l'artisanat, selon les données statistiques du CAPMAS, est de 205.338, alors qu'il n'était que de 199 580 en 1967. Plus de 72 % de ces établissements d'artisanat emploient de un à cinq travailleurs. Bon nombre de ces artisans (plombiers, menuisiers, etc.) sont itinérants (73 000 selon le recensement des établissements de 1960).
- 3 1 livre égyptienne = 1,47 FF (1989).
12'Abd al-Fadil souligne par ailleurs que le marché de l'emploi informel se caractérise par une grande segmentarité, le recrutement d'hommes et de femmes marginalisés par le secteur formel, une irrégularité de l'emploi, une très faible mobilité sociale. Ce serait ainsi un secteur refuge pour un nombre important de travailleurs démunis en Égypte, soit 555 000 dont 379 000 en zone urbaine. Dans ces dernières, quartiers et emplois informels vont de pair ; les constructions informelles, réponse à la crise du logement, concernent plus de la moitié de la main-d'oeuvre de ce secteur et à un prix compétitif par rapport au secteur privé (20 à 25 LE3 le m2 contre 45 à 55 LE). Ce phénomène est perceptible dans les zones urbaines telles Hada'iq Hilwan, 'Ayn Chams, Matariyya, Bulaq al-Dakrur, Al-Haram... L'auteur remarque que depuis plus de deux décennies, on observe en Égypte le transfert de personnes sans emploi et saisonniers du secteur agricole vers le secteur informel des services. L'auteur en conclut que l'exode rural que l'Égypte a connu « aurait tout simplement transformé le chômage rural en chômage urbain » ; et malgré la tendance à considérer les travailleurs de l'informel comme « une armée de réserve » pour le secteur moderne de l'économie, la mobilité est infime entre les deux secteurs.
13Reprenant les résultats de Mahmud 'Abd al-Fadil dans son approche sur l'ampleur et la structure du secteur informel en Égypte, Sarah Loza (1981) en réduit l'étendue à trois branches : artisanat, petits services, petits travaux divers. En termes d'emploi, l'auteur met l'accent, en partant des statistiques du CAPMAS (Recensements de la Production Industrielle de 1967 et de la Population de 1976) sur la capacité d'absorption d'environ 33 % de la main-d'oeuvre productive par les 144 000 établissements de moins de 10 employés. Cet avantage se trouve toutefois limité par le caractère réduit des revenus que procurent les activités artisanales et par le fait que les bénéfices extra sont immédiatement dépensés dans la consommation courante, ce qui réduit ainsi les investissements nécessaires au maintien de l'activité et à sa modernisation.
14Par ailleurs, dans une communication à caractère général, ayant pour objectif d'analyser la structure et le fonctionnement du secteur informel, Su'ad Kamel Rizq (1988), passant en revue les différentes approches, suggère d'adopter comme critère de repérage des unités socio-économiques concernées, « l'absence d'enregistrement administratif » de ces activités informelles (enregistrement fiscal, comptable, assurance sociale, etc.). Après avoir noté les différences d'approche dans l'évaluation des emplois en secteur informel, l'auteur tente une estimation à partir de statistiques officielles, soit 2 416 181 emplois répartis entre les trois secteurs : production, commerce, services. Puis il énumère les caractéristiques du secteur informel en Égypte : le niveau de qualification de la main-d'oeuvre, ses revenus, sa stabilité dans l'emploi, la qualité des techniques utilisées, les matières premières, etc.
15Plus éloquentes et pertinentes sont les études à caractère « micro ». Elles permettent de cerner éventuellement les caractéristiques du secteur informel passées sous silence par les grandes enquêtes statistiques menées à l'échelle nationale. Ces études ont fait appel entre autres à des démographes, sociologues, économistes, etc.
16Ainsi, une des premières études sur ce thème, exhaustive quant au champ géographique et à son échantillon, définit-elle le secteur informel comme « un ensemble d'activités non financières enfreignant les lois qui régissent les entreprises et la main-d'œuvre » et ignorant délibérément la tenue de registres comptables (CAPMAS, 1985, p. 7). Cette enquête, qui porte sur un échantillon de 5000 unités réparties sur les gouvernorats du Caire, Assiut, Alexandrie, Damiette et Giza, concerne 11 337 « salariés », soit 5 032 employeurs et 6 305 employés. Elle souligne les tentatives de dissimulation du nombre de travailleurs réellement en activité (enfants de moins de 15 ans, personnes non déclarées, etc.). Leur déploiement spatial parfois diffus rend ces activités difficilement quantifiables. Cette enquête couvre aussi bien les structures fixes (boutiques, kiosques) qu'ambulantes. Les premières, plus faciles à saisir, semblent dominer : 74 % des activités de l'échantillon élisent domicile dans des magasins, le reste dans des ateliers, des kiosques ou sur des caisses, charrettes, etc. L'aspect endogène des activités donne à ces dernières une logique propre, souvent difficile à faire saisir : modestie de la taille des « unités » informelles, main-d'oeuvre réduite (en moyenne 2,25 personnes par unités), caractère souvent familial de ces activités, rôle des liens parentaux puisqu'on observe une transmission héréditaire de leur gestion dans 32 % des cas.
17À l'instar de cette vaste recherche, le CNRSC (Centre National de Recherche Sociale et Criminologique), mettant en évidence le rôle joué par le secteur informel dans le volume de création d'emplois urbains, souligne dans une étude récente (Al-Mahdi et Machhur, 1989) que les responsables d'activités informelles ne tiennent pas de comptabilité et n'acquittent qu'un impôt forfaitaire. Mettant l'accent sur l'irrégularité fiscale, cette étude semble vouloir définir le caractère légal d'une activité par le critère du paiement de l'impôt ; ce penchant est confirmé par des recommandations en ce sens qui concluent le rapport final. Emboîtant le pas à cette approche, un rapport préliminaire du CAPMAS sur « l'activité économique non organisée en Égypte » définit l'activité informelle selon un critère essentiel, « l'absence d'enregistrement, auprès des autorités, des entreprises employant moins de 5 personnes, ayant un capital de moins de 5 000 livres égyptiennes » (Rizq, 1990, p. 24).
18Comme l'étude menée par le CAPMAS en 1985, celle du CNRSC tente de mettre en évidence le rôle essentiel joué par le secteur informel dans le volume des créations d'emplois urbains (Machhur, Al-Mahdi, 1989). Cette étude fournit des informations très utiles, même si la description qu'elle en donne ne permet pas d'aller très loin dans la définition du secteur informel. Il s'agit selon elle d'un secteur dont les unités sont de petite taille, le capital et le nombre d'employés limités (moins de 10 000 LE. et moins de 10 employés) et dont les responsables enfin ne tiennent pas de comptabilité et n'acquittent qu'un impôt forfaitaire. La recherche de terrain a couvert le quartier de Maarouf, situé au coeur du centre ville. Elle montre combien les activités informelles s'imbriquent dans le tissu urbain puisque 27,6 % d'entre elles élisent domicile dans des espaces d'habitation (appartements, etc.). Les auteurs mettent en lumière la souplesse du secteur informel qui permet l'intégration des migrants, des non scolarisés, des déscolarisés, des sans-emploi, des travailleurs désirant un revenu supérieur, etc. L'enquête effectuée donne à cet égard des chiffres significatifs. Ces activités occupent, dans l'espace du quartier de Maarouf, 35 % de l'ensemble. On y a recensé 2 227 unités se répartissant dans onze secteurs définis pour les besoins de l'étude, de la manière suivante :
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secteur privé formel : 1348
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secteur privé informel : 778
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secteur public : 98
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institutions internationales : 3.
19Les activités informelles, objet de la recherche, sont présentées sous deux formes :
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Les unités dites « stables », qui semblent majoritaires puisqu'elles constituent environ 65 % de l'échantillon. Elles relèvent des trois secteurs d'activités : production, services et commerce et emploient 1.108 personnes (soit une moyenne de 2,5 employés par unité) dont 510 employés dans les services, 404 dans les unités de production et 196 dans le commerce.
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Les unités dites « ambulantes ». Ce sont des activités de vente de produits alimentaires, des activités liées aux transports, à la production et à la réparation d'ustensiles de maison. On note ici l'importance du travail des enfants (au nombre de 32) et cela malgré le déroulement de l'enquête pendant l'année scolaire. Il est intéressant de noter que l'activité ambulante est restée pour 124 personnes l'unique occupation professionnelle durant une période de 10 à 30 ans, ce qui démontre qu'il est difficile de parler de « mobilité sociale » dans ce secteur : l'âge élevé de la majorité des personnes employées dans ces branches en témoigne.
20L'interprétation croisée des variables sexe, âge, origine géographique, niveau de formation, donne une description des caractéristiques de la population employée dans les activités informelles de Maarouf. Celles-ci sont dirigées pour la plupart par des hommes, les femmes n'en dirigeant que 28 ; la main-d'oeuvre employée est pour une large part issue d'une immigration ancienne, et dispose d'un faible niveau d'instruction et de formation.
21L'enquête distingue différentes modalités de rémunération : au moins 70 % des employés ont des salaires quotidiens ou hebdomadaires, tandis que 10 % sont payés à la tâche. Le salaire journalier moyen dans les unités stables est de 5,5 LE, pour un salaire hebdomadaire moyen de 34 LE. Les conclusions du rapport insistent sur la capacité de ce secteur à fournir des emplois à une main-d'œuvre faiblement scolarisée en lui permettant d'obtenir des revenus trois à quatre fois supérieurs à ceux offerts localement par le secteur dit formel.
22L'étude menée par Michael Hoffman (1986) dans la ville de Fayoum ne donne pas de définition aux activités dites informelles, que l'auteur range de manière arbitraire au sein de quatre secteurs : agro-alimentaire, produits de consommation courante, réparation, matériaux de construction. Ces branches se révèlent comme grandes créatrices d'emplois même si leur capacité demeure limitée face au nombre de jeunes demandeurs d'emploi en pleine croissance dans les années 80. L'auteur constate que « secteur informel et secteur public industriel dans la ville de Fayoum offrent le même nombre d'emplois [...]. Le premier rassemble 90 % de ses emplois dans la confection, les meubles, l'alimentation et la production de produits métalliques ». La nette augmentation des possibilités d'embauche dans le secteur « fabrication de meubles » est liée, d'une part, à la réputation régionale que se sont forgées les entreprises de la ville, d'autre part à une croissance urbaine nécessitant ce type de fabrication. Cette branche absorbe environ le quart des travailleurs dans les entreprises locales.
23S'il est admis que les approches et définitions du secteur informel revêtent un caractère disparate, il reste à se demander de quelle manière les recherches suivent la dynamique de ce secteur. Sur ce plan, les travaux à caractère socio-anthropologique ont le mérite d'avoir « balisé » ce terrain. L'anthropologie est la dernière venue des sciences sociales à traiter du thème du secteur informel en Égypte. Il apparaît en effet que les disciplines qui l'ont précédée, incapables de saisir les enchevêtrements sociaux, ont orienté indirectement les problématiques vers son mode de traitement des faits socio-économiques. Par souci de concision, le nombre de travaux présentés ici s'inscrivant dans cette optique sera volontairement limité. Ce type de recherche tente, à l'instar des travaux de Nicholas Hopkins (1987) une approche « par le bas » du phénomène informel. L'auteur localise l'informel dans les interstices de la « production », du « travail », de la « bureaucratie », de « l'entreprise », du « petit commerce et de l'artisanat » et du « système de distribution », et propose d'analyser l'organisation sociale du travail au sein de ces différents contextes afin d'en dégager l'aspect « saillant ».
24Citons aussi une étude ayant pour objet la structure et l'organisation du marché « spontané » – illégal –au Caire (localisation, dimension, caractéristiques socio-économiques des vendeurs, leur entrée sur le marché, leur mobilité, les attitudes à l'égard de leur profession, etc.) (Tadros et al., 1990).
25Se référant à la définition de la législation égyptienne de 1957, les auteurs considèrent le marchand ambulant comme « celui qui expose des biens et marchandises dans la rue ou sur une place publique ou celui qui se déplace dans plusieurs endroits pour vendre des marchandises ». Ce phénomène n'est pas limité aux zones pauvres du Caire ou confiné dans les quartiers périphériques, puisque les 18 marchés répertoriés sont localisés dans différents qism (secteurs) de la capitale. Les plus importants sont ceux de Bab al-Luq, Chubra al-Khayma, Tawfiqiyya, 'Abdin, Zaytun, Ma'adi, etc.
26L'étude montre que l'image stéréotypée du vendeur « ambulant-migrant-illettré », attiré au Caire par les opportunités d'emploi, n'est pas représentative : il ressort en effet de l'enquête menée auprès de 192 vendeurs que les personnes concernées sont souvent jeunes, mariées, originaires de régions urbaines (sud du Caire). Par ailleurs, la vente des fruits et légumes est partiellement contrôlée par les gens de Haute-Égypte.
27Dans le même sens, notre étude effectuée à Dar al-Salam a montré que le commerce satellite des fruits et légumes porte les marques d'un « système solidaire » du point d'approvisionnement au point de distribution (Kharoufi, 1991). La notion de commerce satellite, certes globalisante, semble le mieux caractériser l'objet de l'étude. En effet, le choix d'activités informelles ne pose guère de problèmes à Dar al-Salam, quartier informel par excellence. Ce commerce, qui s'exerce sur un espace qui ne lui est pas proprement désigné, se caractérise par l'absence d'accumulation de capital, de toute forme de comptabilité, de stock et par le dégagement d'une faible plus-value qui répond aux besoins de la consommation domestique. Cependant, ce commerce englobe aussi bien un petit espace urbain (les rues de Dar al-Salam) qu'un espace plus grand (les halles de gros du Caire). Il prend appui sur une origine quasi-commune des micro-détaillants, intermédiaires (wasit ou qammat) et grossistes (mu'allim). Ces derniers, hommes riches et influents, contrôlent la circulation des marchandises, de l'argent et l'organisation du travail.
28Georg Stauth (1986) a mené une étude à caractère anthropologique sur les ateliers de transformation de l'aluminium et leur environnement dans la Gamaliyya, ainsi que les relations entre les divers groupes sociaux engagés dans ce secteur économique. L'enquête, couvrant une période allant d'octobre 1981 à novembre 1984, s'inscrit dans le contexte des changements survenus en Égypte pendant la période d'ouverture économique (infitah). Parmi les 200 ateliers de Gamaliyya, l'auteur dégage un échantillon de 13 cas situés entre la mosquée al-Husayn et Bab al-Nasr, installés avec autorisations officielles, employant de 5 à 10 personnes et ayant des liens avec les manufactures d'État.
29L'auteur décrit l'atelier (warcha)comme un espace de communication et de travail, de production et de commercialisation. Il décrit le processus d'émergence d'une notabilité, de son rôle d'intermédiaire entre les autorités et les habitants du quartier ainsi que de sa fonction dans l'économie populaire. Il s'agit essentiellement de courtiers qui ont le pouvoir de contrôle et de distribution des quotas d'aluminium et qui alimentent souvent le marché noir. L'auteur montre comment ces unités de production dépendent indirectement du gros capital (matières premières), ainsi que leur fonction d'intégration d'employés d'origine modeste, leur grande flexibilité en matière de travail et de production. Plusieurs menaces pèsent sur ces activités : la disparition des ateliers utilisant des techniques anciennes, la réglementation des horaires de travail par les autorités et la reconversion de la main-d'oeuvre. Seuls subsistent les artisans disposant de capitaux suffisants pour transformer leurs ateliers en petites entreprises employant parfois jusqu'à 100 personnes.
30Un des aspects de l'emploi informel en Égypte concerne le travail des enfants (6-12 ans) dont le nombre connaît une croissance notable : l'Enquête main-d'oeuvre par échantillon du CAPMAS (annuelle) estime celui-ci à 1 104 300, soit 3,5 % de la main-d'oeuvre en 1979, 5,3 % en 1980, 7 % en 1984. Une étude du département d'anthropologie de l'Université d'Alexandrie (1985) met ce fait en évidence. Cette recherche, effectuée dans le quartier de Bab Charqi, à Alexandrie, lieu d'une forte concentration d'ateliers, privilégie une approche socio-anthropologique (observation, questionnaire, études de cas) et rend compte de l'attitude des Égyptiens à l'égard du travail manuel. Par travail manuel, on entend ici divers métiers tels qu'électricien, mécanicien, commerçant, forgeron, plombier, etc. ; autrement dit, des métiers qui sont l'apanage de couches pauvres. Un échantillon pris à Bab Charqi, considéré comme le second quartier de la ville (14,8 km2 de superficie, 239 410 habitants au moment de l'enquête) est représentatif des caractéristiques démographiques de la ville.
31L'enquête comprend deux volets : d'une part, l'évaluation du travail manuel et les caractéristiques de la population concernée, d'autre part les conditions socio-économiques propres aux enfants âgés de 7 à 15 ans, travailleurs manuels. Un échantillon de 50 enfants, âgés de 7 à 15 ans et travaillant à plein temps, permet de montrer les spécificités de cette main-d'oeuvre. Ainsi, pour 40 % de cet ensemble, l'imitation des parents explique l'entrée prématurée sur le marché de l'emploi. Cette catégorie dispose généralement d'une expérience d'un à trois ans de travail. Ces enfants de condition souvent modeste, appartenant à des familles nombreuses, sont engagés en dehors des bureaux de placement grâce aux relations familiales ou de voisinage. Ils représentent une aubaine pour ces branches du secteur informel, qui ne s'acquittent que très rarement de leurs impôts et trouvent une main-d'oeuvre bon marché en mécanique, menuiserie, peinture, électricité, coiffure, couture, etc.
32L'enquête montre également que les enfants travaillent dans des conditions inappropriées à leurs capacités physiques, sans protection sociale et sanitaire (70 % des enfants concernés travaillent au-delà de 7 heures par jour, 30 % entre 5 et 7 heures alors que 80 % ne disposent d'aucun congé annuel et que 24 % n'ont aucun congé hebdomadaire régulier). Les rémunérations que perçoivent 57 % d'entre eux ont un caractère symbolique (54 % perçoivent moins de 10 LE par mois et 57 % ont passé une période d'une année au moins sans salaire).
33Cet aspect du travail informel est un des thèmes d'enquête développés par l'UNICEF qui, dans une étude menée en 1988, rend compte des formes d'exploitation abusives dans les activités employant des enfants de moins de 15 ans en Égypte, au mépris de la législation. Deux enquêtes de terrain y retiennent l'attention ; la première limitée au Grand Caire, menée sur un échantillon de 580 enfants âgés de 6 à 15 ans, s'illustre par quelques études de cas. La seconde, plus qualitative, concerne les enfants travaillant dans cinquante tanneries de Misr al-Qadima, au sud du Caire (cf. aussi 'Abd Allah, 1988).
34Souvent, le travail des femmes est sous-estimé par les statistiques officielles : leur taux d'activité tel qu'il est évalué aux recensements de 1976 et de 1986 (respectivement 5,5 % et 8,9 %) reste bien inférieur à la réalité. Le travail féminin, souvent effectué à domicile (emballages divers, fabrication d'objets, travail textile, vente, etc.), sa nature sporadique, épisodique, parfois non déclarée ou délibérément cachée le rend souvent difficile à évaluer. Aussi, le recensement de 1986 ne parle-t-il que de 868 189 femmes actives en zone urbaine contre 381 532 en zone rurale, alors que le contexte de crise économique en Égypte rend plus nécessaire que jamais le travail féminin.
35Toutefois, des travaux à caractère anthropologique ont levé le voile sur la contribution féminine au revenu matériel du foyer (Ibrahim et Papanek, 1982, Khouri-Dager, 1985) montrant le rôle crucial joué par les femmes dans la survie des familles, notamment dans une situation de grand dénuement matériel. 'Ils mettent en évidence l'apport financier non négligeable au revenu des ménages : outre la contribution féminine au revenu familial, ces recherches mettent en avant l'usage que font les femmes des ressources limitées du foyer. Dans un contexte de crise urbaine qui multiplie le temps quotidien d'approvisionnement en eau, en alimentation, etc., le temps consacré par les femmes aux tâches ménagères, aussi banales soient-elles, est vital. Il est enfin intéressant de noter que la division du travail se retrouve dans l'économie informelle, parfois comme une simple reproduction du secteur dit formel : aux hommes le double emploi, aux femmes les métiers féminisés, les branches d'activité féminines et le travail à domicile.
36Par ailleurs, il n'est pas rare que l'analyse de certaines activités dites « informelles » ne puisse s'affranchir d'une comparaison avec des modèles de corporations prédominants en Égypte jusqu'au XIXe siècle. Tel est le cas de l'étude sur les zabbalin (éboueurs-chiffonniers) menée par R. Assaad, 1988, pp. 181-192). L'auteur y procède par analyse des relations précapitalistes, où les liens au sein d'une même corporation créent une « cohésion parmi les membres d'un même métier ». Ces mêmes relations « hiérarchiques » entre différents agents de pouvoir économique (ici zabbalin coptes et leurs commanditaires wahia de Kharga) seraient encore vivaces malgré quelques avatars subis depuis la fin du XIXe siècle. Analysant des phénomènes analogues dans le secteur du bâtiment, R. Assaad (1990, p. 2) note : « Ce que nous appelons aujourd'hui informel n'est autre que la persistance de certains aspects de l'ordre institutionnel ancien [...]. En Égypte, les normes coutumières et les liens individuels ont été à la base du système corporatif qui a été le premier instrument de régulation économique dans les villes jusqu'à la fin du XIXe siècle ». De ce fait, le marché de l'emploi informel continue selon l'auteur de puiser dans le passé plusieurs de ses caractéristiques : l'absence de contrat en bonne et due forme incite les différents partenaires à recourir à des transactions complexes. Par exemple, les employeurs s'assurent d'une réserve de main-d'oeuvre d'appoint rendue dépendante par des services comme le crédit ; ou bien ils limitent les recrutements au cercle des proches de parents, des clients s'assurant ainsi leur loyauté, au moment où ces employeurs ne peuvent assurer des embauches à long terme. La main-d'oeuvre ne bénéficie donc d'aucun avantage consacré par le code du travail égyptien ; elle est soumise aux offres des entrepreneurs (90 % des employés le sont de façon temporaire tandis que 70 % n'ont pas d'employeur fixe). La recherche citée (Assaad, 1990) a été conduite entre 1987 et 1989 auprès de 800 travailleurs, interrogés sur les aires de recrutement, ainsi qu'auprès d'entrepreneurs, syndicats et ministères liés au secteur du bâtiment.
37Les travaux quantitatifs reposant sur la présentation statistique du CAPMAS passent sous silence les processus d'imbrication des activités économiques. Pourtant, des observations rapprochées montrent la nécessité absolue de reconsidérer l'optique fondée exclusivement sur le repérage d'unités de production et services tels qu'en rendent compte les statistiques officielles. Un niveau d'analyse pertinent passerait nécessairement par des enquêtes auprès des ménages impliqués dans le dit secteur informel et permettraient de comprendre le fonctionnement et la situation d'un secteur qui, conjointement aux secteurs industriel et commercial, constitue la base productive de l'économie du pays. Enfin, si l'informel « refuse de représenter des formes reconnaissables » (Petit Robert), des enquêtes plus fines menées sur le terrain pourraient contribuer à lui donner une transparence plus révélatrice, expliquant la reproduction des milieux urbains populaires.
38Alors que leur rôle apparaît de plus en plus déterminant lorsqu'elles conditionnent toute une frange de l'économie urbaine laissée à la « débrouillardise » des citoyens, les activités dites informelles s'accommodent mal, dans leur approche, des méthodes économiques et sociologiques à une échelle « macro ». Ces études, certes utiles, auraient beaucoup gagné en jetant la lumière sur les stratégies familiales, les réseaux professionnels, etc. L'observation de groupes restreints montre parfois que le secteur dit « informel » est un monde « bien huilé » permettant d'expliquer ce qui semble relever du « miracle » en Égypte : la survie quotidienne de larges couches de population grâce au rôle vital d'ajustement joué par les solidarités traditionnelles animant les groupes. Aussi serait-on tenté d'avancer que la prégnance des facteurs sociaux et culturels refoule la logique étroite et rationnelle d'un économisme soucieux de classifications quantitatives.