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Dossier de presse

Youssef Idris : Vivre dangereusement

Al-Musawwar n° 3487, 9 août 1991
Raga’ al-Naqqach
Traduction de Nadia Abdallah
p. 151-155

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Texte intégral

1En août 1954 est paru le premier recueil de nouvelles de Youssef Idris, Arkhas Layâlî (« Les Nuits les moins chères »). Le titre comportait une erreur grammaticale évidente : le terme correct aurait été Arkhas Layâl... Mais Youssef Idris insista pour que le titre demeurât tel. C'était une des façons les plus simples de se révolter contre les règles, dans le domaine de la langue comme dans bien d'autres.

2Tout au long de sa vie littéraire, créatrice et fertile, il a continué de commettre des erreurs de style et de grammaire sans faire cas de ceux qui le lui reprochaient ni éprouver le moindre sentiment de culpabilité. Il avait à ce sujet un point de vue que rien ne pouvait altérer : il voulait écrire dans une langue vive, empreinte de chaleur et d'authenticité, et que cette langue fût la sienne propre, non celle de Sibaway, d'al-Asma'î, d'al-'Aqqâd ou de Taha Hussein.

3Ce désir d'un mode d'expression propre l'a accompagné dès ses débuts, dans les années quarante, quand il était encore étudiant en médecine. Il ne voulait imiter personne, ne considérait comme modèle aucun homme de lettres. Il pouvait admirer tel ou tel écrivain mais ne s'identifiait à aucun d'eux ; il demeura ainsi tout le long de sa vie. De là son obstination pour que la langue de ses oeuvres fût une langue singulière, mélange de dialecte et de classique, qu'elle ne comprît aucun ornement ni effet de style. La beauté de sa langue évoque celle d'une femme de la campagne pleine de jeunesse et de santé, dont la sveltesse ne doit rien aux régimes mais plutôt au dur labeur, à son effort éreintant pour porter l'eau du fleuve jusqu'à la maison. C'est elle qui moissonne, moud, pétrit et fait cuire le pain, qui travaille de l'aube au couchant et n'a d'autre maquillage que le kôhl... [...]

4J'ai parlé un jour à Youssef Idris de ses fautes de langue et de la nécessité de les corriger car il ne fallait pas qu'elles se répètent chez un écrivain de son niveau. Je lui avais même fait remarquer que ce n'était là qu'un modeste défaut auquel on pouvait facilement remédier, que les plus grands écrivains – Shakespeare, Balzac... – avaient fait de telles fautes... Les critiques qui admiraient le génie de Balzac ne cessaient-ils pas de gémir sur son style déconcertant et ses nombreuses erreurs ? Ce jour- là, Youssef Idris m'avait dit, riant de bon cœur : « Entendu... traitez-moi comme les critiques traitaient Shakespeare et Balzac... Pour moi, la règle est d'écrire selon les normes de la vie et de l'âme, non selon celles des livres de grammaire et de morphologie ».

5Laissons de côté la rébellion linguistique de Youssef Idris et son obsession d'une langue « idrisienne » pure, de même que son éternel scepticisme quant à Sibaway, al-Asma'î et les écoles de grammaire de Kûfa et Basra, pour revenir au recueil Arkhas Layâlî. Quelques jours après la sortie de l'ouvrage, une cérémonie fut organisée pour accueillir cette voix littéraire originale. [...]

6Je me souviens qu'à cette époque, peut-être même en 1954, la célébrité de 'Abd al-Halîm Hâfiz atteignait son apogée. Nul doute que l'écrivain et le chanteur se rejoignaient sur un point : ils avaient trouvé – chacun dans son domaine – une expression artistique nouvelle possédant une tonalité singulière, originale. Il y avait, bien sûr, des différences quant aux moyens qu'ils utilisaient, mais ils vivaient une même époque animée du même désir de renouveau. Aussi leur renommée prit-elle de l'ampleur au même moment. L'expression nouvelle que Youssef Idris offrait en traitant essentiellement de la réalité, 'Abd al-Halîm Hâfiz l'exprimait en évoquant les rêves des gens et leur détresse affective. Youssef Idris jouait avec le feu, Abdel Halim avec des fils de soie.

7La célébrité de Youssef Idris fut donc à son zénith le 1er août 1954. Quoique profonde, son œuvre était facile d'accès. On pouvait lire Arkhas Layâlî d'une traite et le public y découvrit une écriture à laquelle il n'était pas habitué mais dont il ressentait le besoin. D'où le succès fulgurant du recueil. A la mi-août le nom de l'auteur était déjà sur toutes les lèvres, des hommes de lettres comme des lecteurs. Mais à la fin du même mois, une autre surprise se produisit : Youssef Idris fut arrêté et emprisonné dans la prison d'Abu Za'bal. Le « mois du miel », qui avait assisté à la naissance d'un génie, devint « mois de l'amertume ». Officiellement, Youssef Idris était devenu un « prisonnier politique de gauche ».

8C'est que la Révolution de Juillet, particulièrement en 1954, essayait de se débarrasser de toute opposition apparente ou potentielle. Elle arrêta donc les symboles des anciens partis politiques, Frères Musulmans et communistes notamment. L'on classa Youssef Idris parmi ces derniers. L'était-il à cette époque ? L'on ne dispose d'aucune réponse catégorique. Toutefois, selon le critique Ibrahim Fathî, homme de gauche, Youssef Idris était, en 1954, très proche de la pensée marxiste et du mouvement communiste en Egypte. Il était membre du Bureau des hommes de lettres et des artistes rattaché au Mouvement démocratique pour la libération nationale (al-harakat ad-dimocratiyya lî-l-tahrir al-watanî), appartenance sans doute à l'origine de son arrestation.

9Youssef Idris donne de l'événement une interprétation toute personnelle : il avait reproché à Nasser les négociations qu'il avait menées avec les Anglais, visant à conclure un accord concernant l'avenir des bases britanniques dans la région du Canal, « accord qui ne comprenait pas la clause du retrait total et immédiat ». Cette objection constitue à son sens la raison de son arrestation. L'hypothèse a été reprise dans l'ouvrage d'un auteur hollandais, L'art de la nouvelle chez Youssef Idris, traduit en arabe par le poète et critique Rif'at Salâm.

10J'ai cherché en vain un écrit dans lequel Youssef Idris se serait opposé au Traité de l'Evacuation. Peut-être cette opposition était-elle seulement verbale, énoncée ici ou là dans une période où l'homme était jugé non seulement sur ce qu'il écrivait mais aussi sur le moindre de ses propos, même privés : les services de sécurité étaient alors très actifs, ils prenaient pour argent comptant les nombreux rapports que tout un chacun écrivait sur ses amis ou ses proches, sans prendre le temps de s'assurer de la véracité des témoignages. Nombreux sont ceux qui ont été victimes de cette iniquité à une époque où les services de sécurité arrêtaient les gens au premier soupçon sans se livrer à une enquête approfondie. Quant à la justice, son rôle était secondaire, voire inexistant dans ces campagnes d'arrestations...

11De toutes façons, les indices que nous avons recueillis confirment que Youssef Idris a été arrêté en raison de ses liens avec les communistes du Mouvement démocratique. Mais ce qui s'est passé en prison nous éclaire sur la personnalité de Youssef Idris. Ibrahim Fathî, qui, à ma connaissance, avait été arrêté avec l'écrivain et séjournait dans la même prison, raconte que Youssef avait envoyé un coup de poing au petit responsable du parti, venu lui apprendre comment être un bon « socialiste réaliste ».

12Ce coup de poing allait marquer la fin de ce lien « organisationnel », bref et limité, entre Youssef et les communistes. A sa sortie de prison un an plus tard, en septembre 1955, il avait rompu toute relation formelle avec le Mouvement démocratique et s'était même retiré du Bureau des hommes de lettres. Par la suite, il refusera toujours de trahir sa nature profonde, qui le portait à rejeter toute affiliation à une organisation politique quelconque. Il avait une personnalité indépendante, rebelle et individualiste qui ne pouvait se couler dans un moule ni se soumettre à une discipline sévère imposée de l'extérieur. Si, en raison de circonstances particulières, il avait impulsivement rejoint les rangs d'une organisation politique sans conviction véritable, un heurt ne manquait pas de se produire, qui l'exposait à en être expulsé.

13Un exemple évident : son adhésion à l'Union nationale, dont le responsable était alors Anouar El Sadate. Youssef Idris travailla en fait avec lui, il était pratiquement son assistant et le directeur de son bureau et écrivit pour lui, à cette époque, un ouvrage intitulé Le sens de l'Union nationale. Immédiatement, un arrêté officiel annonçait que Youssef Idris était exclu de l'Union. Sadate lui dit de s'éloigner et de ne plus jamais reparaître devant lui.

14L'on a dit à ce moment-là, pour expliquer le heurt, qu'Anouar El Sadate avait été accusé par Gamal Abdel Nasser d'entraîner l'Union nationale vers la gauche, influencé en cela par Youssef Idris. Sadate avait donc exclu Idris de l'Union et s'était empressé de s'en laver les mains. A la même époque, les organisations de gauche étaient, elles aussi, mécontentes de l'écrivain. De son côté, il les rejetait en bloc. [...] Youssef Idris sauvegarda son indépendance, sa liberté et son courage. Ainsi pouvait-il changer d'opinion à tout moment si cela lui paraissait juste et nécessaire, sans craindre aucun reproche ni rendre de comptes à qui que ce fût.

15Le conflit de l'écrivain avec l'Union nationale nous dévoile un des traits importants de sa personnalité : il avait l'art de toujours se mettre dans des situations dangereuses. Il le faisait avec confiance en lui, optimisme et gaieté. Quand il se trouvait dans une position inextricable, il en riait de bon coeur, certain que grâce à son talent, à son intelligence et à sa malice, il en sortirait indemne. Rachad Kamil a mentionné, dans un ouvrage intitulé Souvenirs sur Youssef Idris paru le jour du décès de l'écrivain, l'épisode de son expulsion de l'Union : elle est intervenue en 1957, quelques jours après son recrutement au journal Al-Ahrâm, dans lequel il venait juste de publier un entretien avec Anouar El Sadate. Ce dernier y déclarait que l'Union nationale était ouverte à tous ceux qui avaient participé à la vie politique avant la révolution, à condition toutefois de se libérer de leurs engagements politiques précédents. Cet entretien provoqua la colère de Nasser, qui considérait que les propos de Sadate ouvraient aux communistes les portes de l'Union... C'est ainsi que Youssef Idris fut licencié d'Al-Ahrâm. Il allait cependant y retrouver son poste à la fin des années soixante et y demeurera jusqu'à sa mort.

16Il a raconté cet épisode à Rachad Kamil :

« Quand j'ai appris de Nawal al-Mahallawi, secrétaire de Haykal (PDG d'Al-Ahram) qu'on me mettait à la porte, je me suis demandé pour quelle raison... Du bureau de Haykal, je me suis rendu directement au Congrès islamique, où Anouar El Sadate avait son bureau... J'ai essayé de me convaincre que la cause du problème était mon interview de Sadate. Arrivé devant le bâtiment du "Congrès Islamique", j'ai trouvé sur la porte une liste de cinq noms, le mien en tête : il s'agissait des personnes licenciées... Bref, je suis entré dans le bureau de Sadate, lui ait calmement souhaité le bonjour... Il a répondu tout aussi calmement et avec le sourire : "Bonjour, docteur Youssef..." Je lui ai demandé : "Qu'est-ce que c'est cette histoire, je suis viré du Congrès islamique ?" Il a répondu tranquillement : "C'est moi qui t'ai licencié, Youssef..."A vrai dire, je n'enrageais pas tant à cause de mon expulsion que parce que l'avant-veille, j'avais dîné avec lui et qu'il avait été aimable, accueillant, il était même très satisfait de notre entretien. Je me suis surpris à lui dire : "Vous n'avez pas le droit de me licencier, vous pouvez seulement annuler mon détachement... " J'ai eu la surprise de l'entendre dire : "Pourquoi ? Où travailles-tu donc ?" Or il savait que, travaillant pour le ministère de la Santé, j'avais été détaché auprès du Congrès islamique : il avait demandé lui-même ma nomination... Je le lui ai fait remarquer et il a répliqué aussitôt : "Tu es aussi licencié du ministère de la Santé, ha ! ha ! ha !" J'ai cru qu'il plaisantait et j'ai filé au ministère. J'en étais bel et bien congédié ! J'ai aussitôt couru au ministère de la Culture, où j'avais également un poste : même chose ! Bref, j'étais viré des. quatre endroits où j'occupais des fonctions !

Ainsi me suis-je retrouvé sans travail, sans argent... Je suis revenu chez moi, complètement démuni... Cela a duré environ sept mois, jusqu'à ce je parvienne à réintégrer mon poste au ministère de la Culture grâce à l'intervention de Husayn Fawzî, délégué du ministère, et de Fathi Radwan, ministre de la Culture d'alors ».

[…]

17Je doute qu'au cœur de toutes ces péripéties Youssef Idris ait connu l'effondrement ou le désespoir car au fond, il aimait « vivre dangereusement », ce n'est qu'ainsi qu'il était en accord avec lui-même et retrouvait sa pleine créativité... Il s'empressait de saisir les braises dont tous se tenaient éloignés, s'y brûlait peut-être mais ne les lâchait pas. Ecrire était comme une « cautérisation », il y atteignait le sommet de ses possibilités humaines, littéraires et spirituelles.

18Vivre dangereusement était le projet permanent de Youssef Idris. Si le danger ne venait pas à lui, c'est lui qui se précipitait à sa rencontre. Il n'avait pas pour autant un tempérament suicidaire, assez rusé pour se sortir des mauvaises passes avant qu'elles ne lui deviennent fatales. Tel est le secret qui explique que Youssef soit parvenu pendant plus de quarante ans, par ses écrits, ses idées, ses explosions intellectuelles, à « vivre dangereusement », puis à se sauver, à sauver son art et sa pensée et à continuer de faire entendre sa voix puissante jusqu'à la fin.

19Sans cette étonnante capacité à se sortir de pièges et de conflits qu'il avait lui-même forgés en grande partie, il aurait cessé de créer, ses écrits seraient tombés dès le début aux mains des pickpockets du monde de l'art, de la culture et de la pensée, qui le guettaient comme ils convoitaient son extraordinaire talent.

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Pour citer cet article

Référence papier

Raga’ al-Naqqach, « Youssef Idris : Vivre dangereusement »Égypte/Monde arabe, 7 | 1991, 151-155.

Référence électronique

Raga’ al-Naqqach, « Youssef Idris : Vivre dangereusement »Égypte/Monde arabe [En ligne], 7 | 1991, mis en ligne le 08 juillet 2008, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ema/1181 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ema.1181

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