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Dossier : Terrains d'Égypte, anthropologies contemporaines

Du travail en surface

Réflexions sur une expérience de terrain « profondément superficielle »
Fanny Colonna
p. 121-138

Résumé

Cette contribution se concentre sur « le terrain » et en particulier sur une expérience menée dans la province égyptienne entre 1996 et 1998, auprès de diplomés d’enseignement supérieur ayant choisi de vivre dans leur localité d’origine.Mais elle voudrait rendre compte chemin faisant de ce qui vient avant (l’inspiration théorique, l’expérience des terrains antérieurs, vécus comme réussis ou pas, le cheminement théorique avec des collègues) et de ce qui vient après, la production d’un texte destiné à la publication, c’est-à-dire d’un objet-livre (mais c’aurait pu être un film, un porte-folio photographique, une exposition, que sais-je…). Tant il est vrai qu’aucun terrain ne s’improvise sans « l’avant » ici évoqué et qu’il est grandement imprudent – même si c’est parfois le cas – de ne pas anticiper au moins en esprit la manière dont on va finalement résumer l’aventure !

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Texte intégral

Aujourd’hui encore, la légitimation par le terrain, point commun de toutes les « nouvelles ethnographies »

1Jamais encore avant les toutes dernières années, nous n’avions disposé sur l’Anthropologie comme discipline et sur le terrain comme pratique de travaux de compilation et de réflexion d’une telle qualité, dans une perspective à la fois historique et synchronique (axée sur l’actualité et l’innovation) aussi largement internationale : je pense ici – non pas au hasard, mais plus précisément parmi d’autres pour leur qualité – aux publications récentes de Daniel Céfaï (2003) et de Laurent Berger (2004), ainsi qu’au livre plus ancien (1997, réédité en 1999) de James Clifford, Routes, que je n’ai découvert qu’en 2001. Dans ces va-et-vient entre épistémologie et réflexivité méthodologique, il faut cependant relever la prédominance de travaux non français, en particulier anglo-saxons, et la quasi-absence, en tout cas la rareté, de terrains et de chercheurs arabes. D’où la revendication réitérée de l’introduction de cette discipline au Maghreb par exemple, revendication dont les termes laissent parfois penser qu’on ne sait pas très bien encore ce que l’on revendique, entre le droit de se faire l’ethnologue de sa propre société et celui de s’approprier une discipline jusqu’ici soumise au tabou, à peu près autant (et pour des raisons comparables) que la psychanalyse…

2Deux axes communs se recoupent dans ce moment épistémologique : la volonté de remonter et de suivre jusqu’à leurs sources la généalogie des débats constitutifs des différents courants, familles, écoles et traditions nationales (donc la reconduction d’un contrat de scientificité) et l’affirmation de la légitimation in fine par le terrain (donc d’une forme déterminée de rapport à l’empirie). Engagements lourds, relativement contradictoires, créateurs en tout cas d’une tension, celle-là même qui peut-être définit l’entreprise dans sa singularité. Constat par ailleurs doublement surprenant à un moment et à propos d’une discipline en voie d’éparpillement apparent, en tout cas de diversification interne majeure où, de plus, il est d’usage d’admettre l’importance, plus qu’ailleurs, du « coefficient personnel », du charisme, voire simplement du talent. Où chacun sait la part de l’intuition et du « faire-d’abord » dans les réalisations les plus achevées du corpus hérité. Fréquentant régulièrement et depuis assez longtemps ce type de littératures-bilan, je constate que la réflexivité va très vite, car elle intègre désormais, aussi vite, toutes les innovations et « déviances » (au regard de l’orthodoxie initiale) que produisent : le changement historique et géopolitique, l’irruption des femmes et celles des « natives » chez eux et hors de chez eux, la globalisation, le brain-drain, les diasporas (L’Homme, 2000), l’apport des « informateurs indigènes » et j’en passe… me souvenant qu’en ouvrant à l’EHESS en 1986 un séminaire sur « Sciences sociales/Monde arabe », j’avais suscité quelques sourires sceptiques et que le colloque qui s’en suivit en 1990 (Colonna, 1991), organisé avec Jean Hannoyer, gardait tout de même un caractère très expérimental et plutôt scandaleux aux yeux des chercheurs du monde arabe invités, convaincus d’avoir été « convoqués à Paris pour rendre des comptes » !

3Cette contribution se concentrera, selon le vœu de ses commanditaires, sur « le terrain » et en particulier sur une expérience égyptienne particulière menée entre 1996 et 1998, mais elle voudrait rendre compte chemin faisant de ce qui vient avant (l’inspiration théorique, l’expérience des terrains antérieurs, vécus comme réussis ou pas, le cheminement théorique avec des collègues) et de ce qui vient après, la production d’un texte destiné à la publication, c’est-à-dire d’un objet-livre (mais c’aurait pu être un film, un porte-folio photographique, une exposition, que sais-je…). Tant il est vrai qu’aucun terrain ne s’improvise sans « l’avant » ici évoqué et qu’il est grandement imprudent – même si c’est parfois le cas – de ne pas anticiper au moins en esprit la manière dont on va finalement résumer l’aventure ! Un mot encore sur « le terrain ». L’un des changements essentiels qui affectent l’Anthropologie aujourd’hui le concerne justement au premier chef. Il ne se pratique plus selon les règles anciennes d’unité de temps et de lieux, pour dire vite. Ni nécessairement loin de chez soi. Mais il reste une exigence majeure. Pouvoir dire « J’y étais » comme Claude Lévi-Strauss il y a longtemps déjà l’écrivait quelque part à la fin d’Anthropologie structurale II. Exigence institutionnelle (pour les directeurs de thèses vis-à-vis de leurs étudiants par exemple) et en général du milieu (« il y a du terrain là-dedans » ou non), même si la prise en défaut par le collègue qui vient après est l’une des stratégies de démolition possible… et assez courante. On peut, en résumé, s’être complètement trompé sur ce qu’on prétend avoir compris. Mais il reste indispensable d’y avoir été. James Clifford dans Routes (chapitre 3, Spatial Practices : Fieldwork, Travel, and the Disciplining of Anthropology) pointe très justement l’ambiguïté de cette règle d’or. Mais il ne songe pas sérieusement à la remettre en question.

4Voilà, bien sûr, ce qui entre autres fonde l’opportunité d’une livraison de revue comme la présente.

Les conditions de l’enquête égyptienne : le moment politique, les protagonistes, les contraintes locales

5Entre novembre 1996 et août 1998, une petite équipe composée, outre de moi-même, de deux jeunes chercheurs algériens, Kamel Chachoua et Mohand Akli Hadibi, accompagnés alternativement par trois photographes différents, Amir Rezzoug, Dominique Lecourt et Patrick Godeau, a parcouru la Province égyptienne à la recherche d’autres nous-mêmes, c’est-à-dire de diplômés d’universités entretenant avec le milieu provincial des relations privilégiées au point de choisir d’y vivre et d’y travailler. Cette recherche a revêtu pour chacun de nous une dimension importante, sinon essentielle, celle de l’expérimentation, presque de l’aventure, mais au sens très modeste d’expérimenter des choses jamais faites auparavant. De plus, ce genre de démarche n’avait pas encore été tentée, il semble du moins, en Égypte.

6Provinciaux nous-mêmes à des titres divers et consacrant ou ayant consacré électivement notre travail académique à l’exploration de « l’intérieur » des sociétés arabes, comme disait Jacques Berque, il nous parut intéressant et même utile de savoir comment les choses se vivaient, dans ces années-ci, à la périphérie d’un pays, l’Égypte, si différent du nôtre, l’Algérie. Avec une facilité qui a posteriori peut paraître déconcertante, nous avons rencontré une trentaine de personnes, extrêmement différentes par leur âge, leur vision du monde et leur statut social. Du nord au sud, dans des villes moyennes et parfois des localités plus petites, voire des lieux « à part » comme les monastères, ces personnes ont accepté de parler d’elles-mêmes, de leur formation, de leurs attaches, des raisons de leur choix de vivre là et pas ailleurs, de leurs déceptions aussi. Leurs propos ont été soigneusement enregistrés, traduits quand nécessaire, puis articulés ensemble en un livre intitulé Récits de la Province égyptienne. Une ethnographie Sud/Sud (Colonna, 2004) dans lequel on peut lire non seulement leurs témoignages mais aussi un reflet qui s’est voulu fidèle des interactions qui se sont déroulées entre « eux » et « nous ». Entre ces citoyens d’un pays inquiet, mais finalement « droit dans ses bottes » et les atomes flottants que nous étions alors, tous trois dévorés de peurs et d’incertitudes par une guerre civile, si proche en fait, et si lointaine vue des bords du Nil, car les années de l’enquête ont correspondu aux plus graves tueries de civils que l’Algérie a jamais connues.

7Notre démarche n’était pas simple intermède dans des vies professionnelles troublées, mais correspondait à un double objectif : expérimenter une approche « interactionniste », dira-t-on pour faire simple, dans une société inconnue de nous ou presque, avec des gens dont nous pensions pourtant, à juste titre, partager beaucoup de références, mais sur les déterminations desquels nous ne voulions émettre aucune hypothèse a priori, et auprès de qui, de surcroît, des contraintes évidentes – les difficultés inhérentes au travail de terrain pour les chercheurs étrangers en Égypte – interdisaient que nous nous attardions longtemps. Leurs dires et nos réactions en situation face à ces dires sont donc la matière primordiale, mais évidemment pas unique, de notre collecte. Dans un second temps, il s’agissait de trouver une écriture qui rompt avec les réflexes objectivants de la science sociale « normale » et permette de faire entendre directement les compétences réflexives de nos interlocuteurs. En bref, donner un accès aussi immédiat que possible à leurs capacités de théoriciens de leurs propres vies. Un pari dont seule la lecture du livre en son entier peut dire s’il a été tenu. De quelle discipline au juste, Sociologie, Anthropologie, Ethnologie ou encore Ethnographie, s’est revendiquée l’entreprise ? La suite s’efforcera de préciser la réponse, qui reste peut-être plus ou moins indécidable…

Un mélange de contraintes inhabituelles et de désirs d’innovation

Vous croyez peut-être que je raffine mes impressions à plaisir mais (je peux)… vous affirmer que ce sont précisément les détails subtils des rencontres, des événements qui assurent l’intérêt et le souvenir – et à peu près rien d’autre.

Joseph Conrad, La Flèche d’or, 1919.

8Devant des conditions de travail nouvelles, en même temps qu’en possession d’un « objet » qui risquait de prêter spontanément à une lecture positiviste, et ceci d’autant plus qu’il jouxtait d’assez près des thèmes déjà abordés, en gros, la place des porteurs de savoirs dans le local (Colonna, 1975 et 1995), il fallu, dès le départ, imaginer un protocole inhabituel d’approche qui aboutisse à un texte qui ne renierait pas le registre scientifique, mais qui serait également « différent ». À la fois inspiration et réassurance, la meilleure source sur l’Égypte et sa province a été les romanciers égyptiens. Mais parmi ceux-ci, une cohorte plus tardive que celle des grands classiques. En effet, les héros des romans des années 80/90 – qui succèdent à une production presque exclusivement de nouvelles –, ceux par exemple de Baha Taher ou de Mohamed al-Bissatie, sont des provinciaux, au sens où leur vie a souvent le local pour cadre. Ils ont, de même que ceux de Gamal al-Ghitani ou de Sonallah Ibrahim qui eux vivent dans la capitale, beaucoup à voir aussi avec les gens que nous avons interviewés, même s’ils sont rarement diplômés, quoique qu’ils le soient parfois aussi… Ces romans « régionalistes », qui ne se réduisent pas à cette étiquette et de loin, parlent, comme nos interlocuteurs de l’enquête, de toute l’Égypte, racontent de graves métamorphoses sociales comme la révolution nassérienne, évoquent les guerres du Canal et les exodes successifs qu’elles ont déclenchés, vus de la périphérie. Ils racontent ça avec leurs catégories, leur propre analyse de l’Histoire, mettant en scène une « idéologie » souvent « impure », franchement pas égalitaire, mais « motrice », au sens de « faisant bouger ». Ce sont des gens sans importance, mais complètement mondialisés, qui lisent les journaux – même les femmes, – se déplacent ou ont été déplacés malgré eux. Ce faisant, ils parviennent à un degré d’universalité que n’atteignaient pas, et de loin, les personnages des romans populistes de Yahya Haqqi, de Tawfîq al-Hakîm ni même ceux de Youssef Idriss. Entre narrateurs et personnages, pas de discours civilisateur ni de distance sociale et culturelle. Leurs auteurs, eux-mêmes d’origine provinciale, même s’ils vivent au Caire ou se sont exilés en Europe comme Baha Taher, parlent désormais autrement du monde marginalisé des villages ou des petites villes qui sont le plus souvent leur propre milieu d’origine. Ils en parlent comme d’un espace où auteur, narrateur et personnages vivent dans la même temporalité, ont la même expérience « désenchantée », au sens wébérien du terme, que vous et moi. Aussi bien, le type de distance qu’ils se donnent par rapport à la province et à ses habitants est exactement celle recherchée dans ce travail : proximité, contemporanéité, absence de paternalisme… Ce sont eux qui ont donné la note juste.

9Du coté des Sciences sociales, par ailleurs, il paraissait important tout d’abord de rompre avec une « sociologie du manque » qui considèrerait les personnes rencontrées sous l’angle de la déprivation (thème du chômage des diplômés, fait par ailleurs ancien et bien réel en Égypte) ou de la relégation (thème de l’inaccessibilité des emplois convoités de la capitale : les moins bons restent sur le pavé). Or la Sociologie par exemple – et c’est là que la perspective adoptée penche plutôt du côté de l’Anthropologie – a une pente naturelle à se concentrer sur des thèmes et des groupes, des profils de personnes en situations marquées négativement. À l’inverse, il ne fallait pas pour autant être sourd au discours centraliste et hégémonique de la métropole et de ses maîtres à penser, lequel n’est pas absent des représentations des provinciaux, d’où une série d’entretiens au Caire destinée à constituer un corpus de ces stéréotypes (Colonna, 2003). Car il fallait aussi prendre garde à ne pas abusivement tordre le bâton dans l’autre sens et à ne pas transformer par avance tous les destins des gens interviewés en autant d’utopies en actes ou au moins en intention, ce qui n’aurait pu que conduire à une mise en scène du désenchantement ou au moins de l’échec. La réalité est bien plus complexe et c’est ce qui en fait tout l’intérêt.

10De manière insistante, il fallait donner de l’importance aux gens, au point de créer des personnages. Plus précisément, mettre en scène des personnes comme marqueurs, davantage, comme auteurs de constructions de sens, au point qu’on identifie celles-ci (les constructions de sens) sous leurs traits, voire sous leurs noms (on a vu pourtant dans le cours du travail ce qu’implique comme difficultés le fait que cette construction soit une vie, pour des gens qui sont à des moments très différents de leur existence suivant leur âge). Et pour une fois, parce que nos disciplines se donnent trop souvent la facilité inverse, mettre l’accent sur l’autonomie de pensée et d’action (relative sans doute) d’acteurs situés ni en haut ni en bas de l’échelle sociale, mais entre les deux, c’est-à-dire appartenant aux « classes moyennes » si tant est que la chose existe. Pour résumer, il fallait mettre en œuvre une microsociologie, précisons, qui soit minimaliste, en donnant un sens positif à l’expression, c’est-à-dire intéressée par des constructions de sens très locales, aux différentes acceptions du terme, naturaliste (terme qu’on retrouve sous la plume d’A. Strauss par exemple, qui pousse aux limites la mise en scène des acteurs et de leur contexte matériel, les objets, les intérieurs ; voir aussi le Zola des Carnets d’enquêtes édités par Terres humaines). Enfin répétons-le, interactionniste ici au sens propre, premier, celui du documentaire par exemple qui montre qu’on ne va assez loin que si le narrateur est situé dans l’enquête. Tout cela plutôt à contre-courant des tendances centrales de la recherche francophone actuelle, même si on observe ça et là des tentatives pour s’écarter de cette centralité.

11Il fallait donc trouver ou retrouver quelques ressources pour ne pas mener en solitaires cette démarche. Retrouver : bien sûr, ces envies ne naissent pas un beau matin à l’improviste. J’avais admiré et envié souvent un livre culte jamais égalé, celui de James Agee, Louons maintenant les grands hommes (1972), une entreprise indépassable et déjà la photo… Plus récent, moins intimidant, les Moroccan Dialogues de Kevin Dwyer (1986), livre surprenant autant que celui de Smadar Lavie sur les Bédouins du Sinaï durant l’occupation israélienne (1990) ; un autre, enchanteur, celui de l’Indien Ghosh sur le Delta égyptien (1992/94). Découvrir : les travaux dirigés par Georges Marcus, un nom connu du postmodernisme américain, dans une série appelée Late Edition, qui paraît chaque année aux États-Unis. Marcus était à Paris au début de l’été 1996 et sa prestation orale (restée inédite) au Collège de France donnait envie de scruter de près ce qui se faisait dans cette mouvance qui totalise maintenant beaucoup de textes appuyés sur des travaux empiriques frais, alors que les postmodernes s’étaient, à leurs débuts, concentrés sur la critique du corpus canonique en anthropologie, entreprise souvent irritante. Cette nouvelle série et les réflexions de Marcus qui la sous-tendent systématisent et totalisent un grand nombre de débats antérieurs, rejoignant par exemple les travaux des sociologues interactionnistes, avec détermination au niveau des principes et avec talent à celui des réalisations textuelles. Rejoindre : enfin, par beaucoup d’interrogations partagées en chemin, je me suis retrouvée proche d’une poignée de jeunes anthropologues anglophones formés à la London School of Economics dans le séminaire de Maurice Bloch, à Londres, qui réfléchissent sur le thème de la marginalité, dans une acception qui leur est propre, autour de l’idée d’une convergence de valeurs (ou de subculture) entre des groupes vivant en exclusion aussi bien dans les sociétés industrialisées que dans des sociétés très en marge de celles-ci, sans engager de conflits coûteux, mais sans faire de concessions sur l’avenir. Leurs axes de travail étant le rapport à l’argent, au travail, au temps, c’est-à-dire les piliers majeurs de l’ordre mondial globalisé. Cette proximité s’est traduite par ma participation à leur premier travail collectif, avec un chapitre tiré de la présente enquête (Day, Papataxiarchis et Stewart, 1999). Travailler l’idée de « régime de proximité » : autre inspiration, les travaux du laboratoire auquel j’appartenais alors, le Groupe de Sociologie Politique et Morale de l’EHESS. En polémique avec la tradition durkheimienne, l’idée est de s’intéresser non pas à un « individu » face à la société, mais à une « personne » d’abord prise dans une série d’adhérences à la fois avec des choses, des lieux et d’autres humains. Une « personnalité définie par ses entours ». Cette démarche s’inspire des travaux de Bruno Latour et, en amont, de ceux de H. Arendt et de Paul Ricœur. Il s’agit donc d’intégrer dans le « cadre » tout ce qui concerne l’affect, le corps, le monde physique, toutes choses que la sociologie classique ne reconnaît pas facilement comme siennes. Il s’agit de ne pas s’intéresser seulement à l’action dans l’espace public mais aussi au privé des personnes ou plutôt de montrer que l’action dans le privé intéresse aussi la sociologie et qu’au total, il n’y a pas de rupture entre public et privé dans les conduites des gens. Également aux repères, aux façons de qualifier, aux types de bien, de félicité visés qui peuvent ne pas être universalisables, mais parfois locaux et même « égoïstes » et individuels. On va dire aux penchants. Mais, puisque les gens vivent dans le réel, on s’intéresse aussi aux accommodements, aux ajustements (le terme de compromis étant déjà pris pour des régimes d’action plus ouverts sur l’intérêt général), en rapport direct avec les ressources, mais aussi les contraintes de la familiarité (Thévenot, 1994 et 1995). Dans cette direction théorique, qui convient particulièrement bien à l’objet en cause ici, le travail de Marc Brévigliéri, auteur d’une thèse intitulée « L’usage et l’habiter, contribution à une sociologie de la proximité » (ainsi que d’un article « Attachements, nostalgie, chauvinisme », 2001, qui s’intéresse plus particulièrement à l’évocation teintée d’affects des lieux d’origines et aux glissements possibles vers le chauvinisme) a été une incitation considérable. Beaucoup de nos entretiens sont une illustration de cette dérive, mais aussi illustrent une des thèses de Brévigliéri, selon laquelle on ne peut mener une action en public que si on s’adosse à une maison, un intérieur, un passé. On ne peut avoir une « personnalité » vs une identité (Ricœur, 2000) qu’à cette condition.

La démarche, plutôt que la méthode

12Pour évoquer à nouveau rapidement les modalités de l’enquête, il faut rappeler qu’elle s’est déroulée en quatre « missions » intensives en équipe et en Province de trois semaines chacune, sur fond d’un séjour continu de vingt-deux mois au Caire en ce qui me concerne (précédé d’un autre séjour de neuf mois entre septembre 1983 et juin 1984). Qu’elle a pris la forme d’une déambulation dans une douzaine de localités du nord au sud du pays. Que le choix des personnes à rencontrer s’est opéré par « boule de neige » et qu’il ne s’agit donc en aucun cas d’un échantillonnage représentatif, ni des localités ni des gens. Plusieurs milliers de photos ont été prises par les trois photographes, lesquels ont sélectionné eux-mêmes et seuls les clichés à nous soumettre, prenant ainsi une part active au déchiffrement des situations. Trente entretiens formels en huis clos et beaucoup d’autres informels ont été réalisés, il ne s’agit pas d’une approche par participation. Mais les photos et les notes de terrain quotidiennes ont tenu lieu d’observation, sommaire certes, en tout cas de saisie du contexte.

13Cette manière d’être in situ, plutôt imposée que choisie, et ses contraintes particulières, mais aussi toutes les ressources, exemples et modèles évoqués ci-dessus, ont aidé à préciser des partis pris méthodologiques et théoriques, évidement indissociables. Abruptement dit, ce sont les suivants :

  1. Laisser parler les gens ;

  2. Ne pas réifier les personnes ;

  3. Théoriser à partir de la rencontre avec les sujets et pas avant ;

  4. Impliquer les enquêteurs dans l’interaction ;

  5. Rendre visibles les alternatives non actualisées dans la pratique des gens mais présentes dans leur discours : « Les choses auraient pu se passer autrement », c’est-à-dire leur utopie à eux (et pas seulement la nôtre, on a vu chemin faisant que le risque n’est pas illusoire).

14Ces partis pris méritent commentaires et surtout éclaircissements en termes de conduite d’enquête. Laisser parler les gens impliquait de produire et reproduire une trace exhaustive (enregistrée) des entretiens et ne pas les tronçonner au moment du compte rendu (textes entiers vs citations). Ce fut un travail difficile et coûteux. Ne pas réifier les personnes, c’est à quoi sert la photographie, montrer les détails, les gestes, les expressions, en lieu et place d’un commentaire nécessairement réducteur, par exemple sur les usages ostentatoires des symboles islamiques ou sur le style des intérieurs privés. Théoriser à partir des situations et non avant est un choix lourd. Mais en fait, ils le sont tous. L’idée de « catégorisation tardive » est canonique chez les interactionnistes (Strauss « grounded theory »). Elle est parfois utilisée en France (Kauffmann, I996). Marcus en propose une systématisation intéressante, dans la filiation du débat postmoderne, soutenant que l’usage des catégories « indigènes » comme outils opératoires n’échappe pas à l’instrumentalisation. Il propose en échange que « la structure de l’analyse provienne des voix qui prennent part au dialogue ». Il s’agit de changer les outils du chercheur, de les laisser changer par les gens rencontrés. Que les « moments d’exégèse soient remplacés par des moments de dialogue (car)… si l’identité des gens change sur le terrain – faire du terrain en 1940, 60, 80 ou 90, c’est affronter des mondes qui ont changé –, l’identité de nos propres concepts doit se modifier ». D’où des mémentos provisoires progressivement mis en place à partir des entretiens qui ne figurent pas dans le livre. Être impliqué(s) dans l’interaction : c’est sans doute un peu vite dit quand on n’aura rencontré les gens qu’un nombre limité de fois même si c’est très intensément. On est loin de Becker qui jouait lui-même dans un orchestre de jazz, de Goffman sur son île ou de son rapport à l’asile psychiatrique. Mais la situation d’entretien n’est pas une interaction ordinaire et l’on sait « qu’il s’y passe quelque chose » – ce qui n’est pas toujours le cas – seulement quand une certaine symétrie, une vraie réciprocité s’y noue et cela se voit – s’entend – aussi bien sur l’enregistrement que sur les photos, d’où le principe de photographier tout le monde et pas seulement l’interviewé. Il faut mettre en dernier le fait que les sujets sont des diplômés comme nous, fait important mais pas suffisant ici pour créer cette réciprocité. Marcus, dans la prestation orale inédite de 1996 évoquée plus haut, fait une bonne critique de Bourdieu sur ce point (en particulier la Préface du Sens pratique) qui l’amène à dire qu’il faut « trouver un protocole d’enquête qui diminue drastiquement la distance entre la théorie et la pratique », au lieu, dirais-je en prolongeant sa pensée, de la dramatiser. Dans le présent contexte, traduire : entre le discours des gens et celui du chercheur, sur la base de tout ce que les premiers partagent en effet avec les seconds, en fait de stock cognitif et d’argumentaire de justification. C’est en effet le côté positif (un des rares) du ronron sur la mondialisation que de tenir pour acquis que chacun partage beaucoup avec chacun, au-delà des frontières sociales et nationales, où que ce soit dans le monde, et pas seulement le Coca-Cola. On peut retenir ici l’idée importante de la contemporanéité des mondes, à laquelle il est pourtant si tentant de faire exception dès lors qu’il s’agit par exemple de la violence, de la foi, des rapports hommes/ femmes… Enfin, l’implication, c’est aussi pour le/la chercheur(se) accepter d’être soi-même dans la relation d’enquête, avec son sexe, son âge, sa maîtrise ou sa non-maîtrise des langues, ses convictions éthiques et politiques, paramètres dont il ne s’agit pas de jouer, pas plus que dans n’importe quelle interaction ordinaire, mais qui ont leur place. C’est dire au passage que la neutralité à ce stade, en tant qu’elle consisterait à offrir un miroir lisse à l’interlocuteur, n’a pas grand sens. Rendre visibles les alternatives : Marcus a sur ce point des expressions heureuses, il parle de « l’exploration de tout le possible en même temps que de tout le réel… comme ébranlement de la texture d’une situation donnée… (de) tracer des routes non empruntées… à la frontière de l’utopie », arguant que « ces traces sont dotées d’une vie réelle, et appartiennent au processus de formation des identités ». N’est-ce pas souvent le rôle du cinéma ? Voire de certains feuilletons égyptiens comme Hilm al-Ganûbî (sur la passion du patrimoine archéologique local) ou de La Momie. Pour ma part, j’ai souvent pensé, dès avant ce travail-ci, que la simple intrusion du chercheur et de ses questions sur un terrain joue un rôle de ce type, en donnant de l’importance non seulement aux gens – on en revient au début – mais à ce qui les relie entre eux (ici la vie en province).

15Au rang des contraintes, enfin, il y avait la nécessité impérative de procéder par entretiens ciblés pour ne pas prolonger beaucoup les séjours dans une même localité. Il était exclu que l’équipe ou même un enquêteur isolé passe plus d’une semaine à la fois dans chaque lieu. Dans une démarche de sociologie de l’action, ce privilège de l’entretien, donc du récit, pose un certain nombre de problèmes non seulement méthodologiques mais théoriques, que le livre s’est efforcé tout au long de gérer frontalement, tout en défendant l’idée que les « techniques » sont souvent imposées par le contexte, en particulier politique. Néanmoins, il est important de préciser que ni la collecte ni le traitement des entretiens, dans ce travail, ne sont conventionnels ou habituels : ni « semi directifs » « ni compréhensifs » ; les interviews sont de vraies rencontres, des dialogues effectifs où les chercheurs s’exposent autant que les personnes enquêtées, par leurs questions et leurs réactions. Quant au traitement, enregistrement intégral, transcription, traduction quand nécessaire, il assure le primat donné au dire des personnes (ce qu’ils disent et comment ils le disent) ; le renoncement au tronçonnage et à la citation, même longue, pour adopter le rendu quasi in extenso, respecte le déroulement effectif de l’interaction (au contraire de toute manipulation visant à accroître la cohérence du texte). C’est en ce sens que chaque confrontation est une véritable séance dotée d’une dimension dramaturgique – mais non psychanalytique – plus ou moins visible, mais toujours présente ; d’où le titre choisi un temps pour le livre, « maqâmât », titre qui renvoie à un genre bien connu de la littérature arabe classique mais qui, au dire de l’éditeur, aurait sans doute effrayé plus d’un lecteur potentiel !

Pour (se) poser de nouvelles questions, renoncer à tout savoir et laisser se mettre en place peu à peu « un espace analytique commun »

  • 1  Voir toute la première partie « Ce dont les gens sont capables ».

Dans nos disciplines, qui, pas plus que d’autres, ne peuvent se passer de théorie, le terrain reste néanmoins à la fois la source de toutes nos connaissances et l’épreuve décisive… Seul le terrain nous permet de révéler par plaques, des morceaux de la compétence ordinaire demeurés jusque-là sous-estimés, réduits ou ignorés. C’est la dignité des gens d’être capables de plus de choses qu’on ne croit. (Boltanski, 1990)1

16L’Égypte était au départ et reste toujours pour moi un terrain très intimidant, probablement du fait que tous mes travaux antérieurs ont porté sur un pays qui est le mien, où je suis née, où j’ai vécu longtemps et dont l’histoire comme la géographie me sont familières, directement ou indirectement, par tradition familiale et par formation. Par ailleurs, pour la première fois, bien que sociologue, je me hasardais à aborder de front le présent, toutes mes recherches jusque-là, par une série de choix non prémédités – je le jure ! –, mais sûrement pas hasardeux, ayant été des travaux de sociologie historique sur le XIXe siècle et la première moitié du XXe. Sans grandes provisions dans mon escarcelle, ni sur le passé de cet immense pays ni sur les enjeux de son présent, ne baignant pas, comme en Algérie, directement dans le milieu intellectuel local, quelle stratégie d’approche à la fois du sujet et du terrain – adopter ? Comment régler la focale ? Tout lire ou bien laisser venir ? Évidemment les deux à la fois, mais en privilégiant la seconde branche de l’alternative. En effet, que faut-il savoir au juste pour mener une telle enquête ? Et quelle « unité analytique interprétative » choisir (Berger, 2004) : le pays, la région, les professions des sujets rencontrés, la politique locale, les économies régionales ? La réponse bien sûr dépendait de l’objectif visé et plusieurs simulations ont été mises en œuvre chemin faisant « pour voir »… Si finalement, le choix s’est véritablement imposé d’une certaine posture d’ignorance au départ, d’un renoncement à « choisir par avance », ce fut moins l’effet d’un choix tactique induit par un terrain sur lequel il aurait fallu savoir « trop » de choses à la fois, que d’un choix théorique, celui d’une « sociologie de la traduction » (Boltanski, 1990, prenant appui sur Dodier, 1989), selon laquelle le matériau principal (mais pas unique) à travailler tiendrait dans les élaborations que les acteurs sociaux produisent sur eux-mêmes, sur leur histoire personnelle et celle de leur contexte, dans les différentes échelles qu’eux-mêmes dessinent, en un mot dans la « mise en intrigue », pour reprendre la formule heureuse de Ricœur (1983), qu’ils en proposent. Et non pas dans la mise en évidence du poids des attributs stables des agents (origine sociale, âge, formation, etc.) et/ou de leur environnement géographique, social ou culturel. Un tel saut suppose, comme le dit de manière très convaincante Luc Boltanski, un sacrifice, c’est-à-dire le renoncement pour le chercheur à avoir le dernier mot, à dominer d’une manière ou d’une autre (il y en a plusieurs), les « rapports », ici les récits ou témoignages des acteurs. Cela suppose, avant tout peut-être, que l’on prenne au sérieux et en dehors de toute « sociologie du soupçon », leurs dires, sans évaluer leur probabilité d’être « vrais » (Ricœur). Là s’arrête d’ailleurs le point commun entre les options du présent travail et celles De la justification (1991), du moins au stade actuel que matérialise le livre sur l’Égypte, car celui-ci se contente, et c’est probablement son principal point de vulnérabilité, de proposer une construction certes originale, un récit de récits (non exclusivement comme on le voit à la lecture du livre) qui cumule et rapproche les rapports des différents acteurs engagés dans des situations comparables au même moment, mais sans proposer au-delà de méta-construction interprétative, ni construire un objet final, du type « Le diplômé en province » ou « La place des classes moyennes locales dans la crise des sociétés arabes actuelles ». Ce type de refus, « d’inaboutissement » voulu, pose en fait deux problèmes : d’une part, comme le suggère quelqu’un de la profession, induisant la réponse dans la question, on ne peut accepter l’idée que la sociologie ou l’anthropologie consisterait seulement à rencontrer des gens pour les faire parler d’eux-mêmes (Farge et Laé, 2000). Non, bien sûr, sauf à rompre leur contrat constitutif de scientificité. Mais par ailleurs, en choisissant l’accumulation, la saturation du « détail » au détriment de l’explication, du commentaire ou de la construction d’un modèle, la recherche n’évacue-t-elle pas ainsi la question de sa fiabilité et pour dire vite, de la preuve : trop de données, on le sait bien, rend strabique et nuit à la démonstration. « Ils » ne sont plus « comme ci » ou « comme ça » mais « comme ci et comme ça » tout à la fois.

17Reste enfin « la question du laboratoire » comme la nomme Luc Boltanski, ce que Jean-Pierre Olivier de Sardan appelle « la politique du terrain » et que Laurent Berger qualifie de dispositif « barycentré », terme mathématique trop joli pour ne pas être cité, qui a à voir avec l’idée de « centre de gravité » et qui veut simplement dire « faire feu de tout bois » avec tout ce que nous avons appris (ou pas) à faire à l’université, de la démographie au dessin en passant par la photo, mis au service d’un mode d’approche privilégié qui serait ici les entretiens. Autrement dit, de quoi dispose le chercheur pour entreprendre la relation, lier commerce avec ses interviewés et ensuite entendre ce qu’ils disent, comprendre, relancer l’interaction et mettre en perspective ce qu’il a entendu ? Or, dans le cas de la présente enquête, outre le fait que la véracité importait moins que la construction du récit en elle-même, il y avait là une « vraie » adéquation entre objet et outil (Corcuff et Depraz, 1995), ce qui n’est pas toujours le cas, le collectif d’enquêteurs disposait d’une autre ressource, lourde, celle d’une proximité culturelle particulière et aussi d’une histoire partagée entre l’Algérie et l’Égypte de plusieurs façons, durant le dernier demi-siècle, aussi bien sur le mode macro (Nasser/Boumediene, l’Agression tripartite/la guerre d’Indépendance), que micro (le flux de coopérants égyptiens présents en Algérie entre 1962 et 1980) ou culturel (pendant des décennies, tous les foyers algériens ont regardé un feuilleton égyptien entre 18h et 19h 30 sur leur écran de télévision, enfin… ceux qui en avaient un), développant ainsi des compétences linguistiques et culturelles, plus une connivence « quasi familiale » vraiment surprenantes. C’est peut-être ici que prend un de ses sens possibles – fort intéressant en l’occurrence pour nous – l’expression inattendue de Boltanski sur les « plaques », les « morceaux » de compétences des acteurs que le terrain permet de saisir, autrement dit, ces unités mal sécables, ces sortes de grosses molécules qui se fabriquent dans la situation de terrain à la faveur de l’interaction entre enquêteurs et enquêtés.

Du lieu d’une ignorance familière (ou d’une familiarité ignorante ?) : une ethnographie Sud/Sud

18Au départ, en effet, il s’était agi de réfléchir sur un phénomène observé en Algérie mais repérable aussi bien ailleurs au Maghreb et au Moyen Orient, celui du flux de diplômés de l’enseignement supérieur qui, progressivement, investissaient des localités sans importance et sans qualités, au point (peut-être ? il fallait y aller voir) d’y modifier le jeu social local (élections, notabilité), mais à coup sûr en tout cas de modifier l’idée qu’on se faisait jusque-là du diplôme, de sa valeur symbolique et marchande. Or, pour des raisons conjoncturelles, cette enquête-ci a été menée en Égypte et non au Maghreb. Du coup, la dimension découverte devenait importante. À cause de cette préhistoire, j’eus l’idée d’y impliquer de jeunes chercheurs algériens, qui se trouvaient être, comme la majorité des universitaires de ce pays, d’origine provinciale eux-mêmes et donc de donner une dimension Sud/Sud accentuée à la démarche (il n’existe pour ainsi dire pas de travaux référentiels d’Égyptiens sur le Maghreb et vice versa), doublée d’une forte tonalité « anthropologie du proche » : des diplômés, voire des universitaires, enquêtant sur leurs homologues égyptiens. À noter aussi que l’équipe de « post-production », transcription et traduction, était maghrébine, en fait algérienne et tunisienne.

19Mais qu’est-ce que « le Sud » ? Ce Sud commun ? La position, c’est-à-dire la relation chercheur/personnes étudiées qui était la nôtre et qui seule fait spécifiquement l’objet de la présente réflexion, n’est ni celle du « sudiste » ethnologue de sa propre société, au sens rapproché de son village ou de sa région (sur laquelle je crois, on a déjà tout dit, avantages et inconvénients) ni celle, hypothèse d’école, d’un chercheur-africain-se-faisant-l’entomologiste-d’un-village-normand (astuce pédagogique utilisée de longue date au sein du Centre d’Études Africaines à Paris et sans doute ailleurs). Elle n’a non plus rien à voir avec la revendication d’un appareillage scientifique nouveau qui répudierait la « science occidentale ». Par ailleurs, elle ne cherche pas à contourner le fait que le plus souvent, les sudistes, mais plus spécialement les chercheurs maghrébins, ont été formés en Occident ; que l’idée même d’un tel transfert ne vient pas facilement au Maghreb – pourrait-elle venir spontanément à un doctorant d’Alger ? – et que le « dur » de leur recherche est bâti avec une boîte à outils appropriée à Paris, à Londres ou ailleurs. En résumé, la position scrutée ici n’a absolument rien à voir avec ce que Sahlins appelle ironiquement pidgin anthropology ou pop nativism.

20Il reste cependant qu’il vaut mieux préciser, pour l’intelligence de la suite, ce que « du Sud », « sudiste » veut dire ici. En simplifiant beaucoup, ni hémisphère de naissance défini ni religion particulière, autrement dit ni géographie ni culture exotiques donc. Mais plutôt partage historique de situations de cantonnement dans une différence insoluble ; partage, si on pense au contexte colonial ou aux banlieues modernes, que tous les protagonistes, quelle que soit leur communauté d’appartenance, les défavorisés, mais aussi les autres, ont vécu dans la profondeur de leur sensibilité, là où se forgent les catégories de la cognition, ainsi qu’en témoigne de manière exemplaire par exemple une partie de la littérature « blanche » d’Afrique australe, pour ne citer qu’elle. Alors bien sûr se pose la question : y a-t-il un lien entre cette position et celles qui se réclament des Subaltern Studies, ce mouvement historiographique très controversé, comme on sait né en Inde dans les années 70 et qui a connu depuis de multiples développements, transferts et retraductions (L’Homme, 2000), y compris et surtout dans les universités américaines. Dont une version « extrémiste » soutiendrait que seuls des « dominés » (terme détestable), en tout cas des membres des sociétés du sud, auraient à dire quelque chose sur ces dernières. Si l’idée de travailler « en tant qu’Algériens » dans la Province égyptienne, c’est-à-dire sans rien gommer de la spécificité de cette relation réellement inédite – et dont on aimerait bien qu’elle s’inverse un jour, des Égyptiens venant travailler en Algérie – est bien au cœur de l’expérience en cause ici – entre autres parce qu’il n’y avait aucune chance que nos interlocuteurs égyptiens laissent dans l’ombre cette singularité ni l’image qu’ils avaient de l’Algérie : un pays héroïque, qui n’en a pas moins perdu sa culture arabe et qui se trouve aujourd’hui en pleine détresse. Je simplifie à peine. Et si le choix même de privilégier la périphérie (la Province) et au sein de celle-ci, une partie d’ailleurs bien peu homogène des « classes moyennes » locales, celle des « éduqués » ; si donc ces choix font en effet écho au paradigme subalterniste, il n’entre dans les réflexions présentées ici aucune volonté de soutenir que c’est là la meilleure ou la plus productive façon de faire du terrain ; mais seulement le désir de sonder, encore une fois, ce qu’un tel rapport particulier révèle sur notre discipline, et en particulier sur notre pratique de recherche, du fait même de sa singularité (pour un développement plus argumenté sur ce thème, voir Colonna, 2005).

21Le dispositif d’approche choisi, à la fois théorique et pratique tel qu’il a été décrit plus haut, et en particulier le principe de non-neutralité que chacun interprétait en situation à sa manière, mais le plus souvent avec grande licence, a été la meilleure garantie d’une véritable authenticité de la rencontre. Toutes les questions que nous avons posées étaient induites par notre expérience algérienne plutôt que par un savoir livresque sur l’Égypte et/ou par une liste de questions généralistes à renseigner. Nos réactions, nos étonnements et nos silences aussi. Bien entendu, cette expérience était différente pour les trois chercheurs (Kamel Chachoua, Mohand Akli Hadibi et moi-même) du fait de l’âge, de la socialisation, du statut de chacun. Du sexe aussi bien sûr. Je suis persuadée pourtant que des choses ont été dites, qui ne l’auraient pas été à une autre équipe peut-être plus informée, mais moins partie prenante dans le destin des gens qui nous parlaient. Même si peu de questions sensibles ont été abordées (sur le pouvoir en particulier). Davantage, et plusieurs lecteurs attentifs l’ont relevé, les entretiens les plus intéressants parce que d’une qualité inattendue ont été ceux réalisés en face à face par Kamel et Mohand avec des jeunes de leur âge, fraîchement sortis de l’université (Nâsir à Assouan, Shâhîn à Louxor). Là, l’effet de miroir, l’identification de génération et de « destin » ont joué à plein, quand bien même un décalage complet au niveau des valeurs était patent. Il s’est passé en particulier des choses intéressantes avec les trois « sujets » de sensibilité islamiste : liberté de ton, connivence un peu forcée, puis vraie cordialité. Le résultat a été un déplacement dans notre vision du spectre des positions islamistes possibles – déplacement auquel nous n’étions ni préparés ni disposés à cause du moment politique en Algérie (1997-98), et du coup, un enrichissement certain de notre vision de l’Égypte.

22La question qui se pose évidemment est celle du produit fini : celui-ci est-il différent de ce qu’aurait été une recherche menée par une équipe venue directement de Paris ou de Marseille, composée de chercheurs européens pur jus ? Ma réponse est que ce n’est pas mieux, mais complètement « autre chose » et que cette autre chose manque cruellement dans le champ des sciences sociales internationales. En Égypte, Souad Ferrié et Sarah Ben Néfissa mènent des entreprises analogues, mais dans une perspective beaucoup plus « universaliste » (comme le relève Clifford à propos des chercheurs « sudistes » dans le contexte américain), sans la volonté un peu chauvine, un peu volontariste qui a été la nôtre : doublement chauvine d’ailleurs, car le lieu d’où nous parlions n’était pas seulement l’Algérie mais surtout la Province algérienne, lieu de socialisation, mais aussi terrain de recherche d’élection de chacun de nous.

Comment rester « profondément superficiel » (Andy Warhol)…

Une autre stratégie pourrait consister à accorder plus de place à l’observation et surtout à la relation entre ce qui est observé et ce qui est rapporté par les acteurs. L’une des contraintes de l’observation consisterait dans ce cas à maintenir l’observation dans l’horizon de la situation, en écartant aussi bien une information préalable sur les acteurs dans des situations antérieures que des anticipations sur des situations à venir. (Boltanski, 1990, p. 133)

23Mais revenons un peu en arrière, et de nouveau à la question de la préhension du terrain. Par quel bout l’attraper ? Mon séjour en Égypte avait duré vingt-deux mois, faisant varier la distance et les modes de contacts, tantôt en province et tantôt au Caire ; tantôt sous forme de travail d’équipe formalisé et systématique, tantôt par des incursions individuelles informelles et improvisées. Dans ces conditions, comment pratiquer un regard vraiment extérieur qui soit en même temps nourri d’expériences personnelles acquises sur d’autres scènes et d’une observation raisonnablement longue, cependant axée strictement sur le présent ? Tandis que je vivais au Caire, en 1997, parut la traduction française d’un livre singulier, Crimes exemplaires, de Max Aub. Je trouvais aussitôt un air de famille – en toute humilité – entre la démarche narrative de l’écrivain anarchiste, son travail qui « préfère multiplier à l’infini les histoires, jouer sur les surfaces, faire proliférer les perspectives » (Lepape, 1997) et celui que je m’efforçais à tâtons de mettre en place dans la stratégie des missions successives de l’enquête encore en cours. Et dans l’anticipation de la manière dont elle serait racontée plus tard. Parce que nous étions « de passage », il était inévitable mais aussi raisonnable que, renonçant à la profondeur, l’écriture mise sur la vérité du multiple plutôt que sur la fausse pénétration de la totalisation en l’un (du modèle ou du sériel) à laquelle les sciences sociales, l’Histoire comme la Sociologie, ont tant de mal à renoncer (sur ce point voir Colonna, 2003, p. 293-294 et 2004, p. 456-457). Quelques années plus tard, tandis que j’écrivais, une fois de plus dans un ailleurs, le texte final du livre, la version française d’un recueil posthume de Aub encore, Sauf votre respect (2000), me conforta dans l’idée que les choses pouvaient se raconter ainsi, du point de vue justement d’un observateur a-topos (situé nulle part) et néanmoins intensément concerné. En quoi consistait la surface ici ? À ne pas chercher à savoir ce qu’il y a derrière – tout en le sachant parfois – mais seulement à indexer ce qui est là. Laisser venir… En même temps, il est clair que l’indexation de la surface du présent quotidien (l’émission de radio du matin, le feuilleton de télévision du ramadan, l’article de journal venimeux…) n’est possible que grâce à une profonde attention aux détails, aux « dessous des choses », un étonnement permanent devant la différence, l’écart (terme cher à Ricœur). Seul moyen de garder sa faculté d’associations libres. Sous ce rapport, la version finale du travail devrait donner une idée, quoique extrêmement épurée, simplifiée, pour qui veut bien se poser la question, de l’activité incessante d’imprégnation de l’Égypte à laquelle j’employais mon temps de manière obsessionnelle : je citerais dans un désordre volontaire, reflet fidèle de l’ordre dans lequel les indices me parvenaient, toutes les allusions qui, dans le texte, font plus ou moins métaphores, en tout cas dispositifs en abyme : la restauration de fresques, le cinéma, le théâtre, la Geste hilalienne, les monastères, la peinture chic et moins chic, la chanson et les chanteurs, les romans récents, la télévision… Il y aurait donc un lien entre surface et détails et instantané et présent. Et finalement, notre « laboratoire » pourrait, à l’occasion, n’être rien d’autre que cela : une attention intense à tous les indices qu’offre la vie au jour le jour, pendant, mais aussi entre, les moments de rencontre avec les locuteurs qui, eux, nous offrent leurs récits, c’est-à-dire leurs versions propres de ce que nous cherchons. Le terrain, ce serait donc cela aussi. Laboratoire/chantier auquel me fait penser aussi de plusieurs manières l’œuvre d’Andy Warhol quand il disait de lui-même qu’il était « profondément superficiel » (Shanes, 2004) : il faut bien aller d’une manière ou d’une autre « sous les choses » pour être ainsi superficiel ! Mais c’est peut-être à sa technique du portrait (des polaroïds par centaines pour un même sujet puis une sérigraphie retravaillée au pinceau) que j’associe le plus spontanément la technique d’écriture finalement retenue pour le livre : pratique très mécanique, « industrielle », comme celle d’une « machine » dirait Warhol, de l’enregistrement et de la transcription intégrale, suivie de plusieurs étapes de réécriture résolument fidèles à l’original qui inéluctablement s’en écartent chaque fois plus, tout en prétendant lui rester néanmoins fidèles.

24Le résultat m’apparaît comme une sorte de toile, d’étamine très lâche, qui ne prétend pas décrire l’Égypte profonde en grandeur réelle ni surtout en profondeur, mais alimenter des questionnements, des variations imaginaires, en forme de fictions peut-être ? Qui veut rendre sensible ce que le romancier Édouard Kharat, dans un texte très émouvant de 1997, nommait

…la créativité quotidienne des gens dans une acception plus large et plus totalisante de la culture, …l’héroïsme quotidien de l’écrasante majorité de notre peuple… des vrais poètes, ceux qui inventent la vie de tous les jours dans des conditions truquées…

25Ni exhaustivité ni totalisation ni modélisation, plutôt une approche par fragments, par plaques, dirait Boltanski. Par points de vue non jointifs, non exempts d’effets de répétitions, comme chez Warhol, se chevauchant et se correspondant sans se recouvrir complètement. Ou pour dire les choses en termes moins littéraires, ce livre se veut une radiographie de la société égyptienne, d’une complexité porteuse de ressources citoyennes et éthiques très diversement partagées entre des acteurs très diversement programmés, azharis, islamistes ou marxisants, chrétiens orthodoxes aussi. C’est une tentative de mise en évidence de l’existence de sources d’inspiration non contrôlées et non labellisées par la culture étatique, mais produites par des sociétés civiles locales historiquement maturées les unes en dehors des autres et communiquant entre elles pourtant.

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Notes

1  Voir toute la première partie « Ce dont les gens sont capables ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Fanny Colonna, « Du travail en surface »Égypte/Monde arabe, 3 | 2006, 121-138.

Référence électronique

Fanny Colonna, « Du travail en surface »Égypte/Monde arabe [En ligne], 3 | 2006, mis en ligne le 08 juillet 2008, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ema/1084 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ema.1084

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Auteur

Fanny Colonna

GTMS (genèse et transformation des mondes sociaux) CNRS/EHESS

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