Effets de nuit : les débuts chargés de mystère dans quelques pièces de Dumas
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This article attempts to define and clarify the consequences that result from Dumas’s decision to set the beginning of some of his dramas at night. A time-space continuum filled with shadows, pregnant with hints of the future and with mystery, will night protect people from notice by others and from social conventions or expose them to political constraints and other hidden, disquieting forces that weigh down upon and encumber individuals and groups? Will the darkness of twilight or night allow ambition and vengeance to take hold under cover of a mask or a false name or let love find help toward fulfilling its most secret vows? To answer these questions, we shall examine six of Dumas’s plays: Henri III et sa cour, Richard Darlington, La Tour de Nesle, La Vénitienne, Caligula and Lorenzino.
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- 1 Victor Hugo, Post-scriptum de ma vie, Paris, Calmann Lévy, 1901, « Tas de pierres – III », p. 58.
Le théâtre est le point frontière de la civilisation et de l’art ; c’est le lieu d’intersection de la société des hommes avec ses vices, ses préjugés, ses aveuglements, ses tendances, ses instincts, son autorité, ses lois et ses mœurs, et de la pensée humaine avec ses libertés, ses fantaisies, ses aspirations, son magnétisme, ses entraînements et ses enseignements1.
- 2 En employant ce terme, nous entendons non seulement transposer dans le domaine du théâtre l’effet p (...)
- 3 Les éditions utilisées sont les suivantes : Alexandre Dumas, Henri III et sa cour, Paris, Vezard et (...)
1Les « effets de nuit »2 que l’on trouve au début de certaines pièces d’Alexandre Dumas annoncent-ils une esthétique de la violence et de la passion, ou favorisent-ils des moments de recueillement et de tendresse amoureuse ? Espace-temps chargé d’ombre, prégnant d’avenir et de mystère, la nuit va-t-elle protéger l’individu du regard d’autrui et des conventions sociales ou l’exposer aux contraintes politiques et autres forces obscures et inquiétantes qui pèsent sur une personne ou une collectivité ? Crépusculaires ou nocturnes, les ténèbres permettront-elles à l’ambition et la vengeance de s’exercer sous un masque ou un faux nom, ou à l’amour de chercher une aide à la réalisation de ses vœux les plus secrets ? Dans les pages qui suivent, nous allons examiner le début de six pièces de Dumas dont le premier acte ou le prologue se passe en partie ou en totalité pendant la nuit : Henri III et sa cour (1829), Richard Darlington (1831), La Tour de Nesle (1832), La Vénitienne (1834), Caligula (1838) et Lorenzino (1842)3. Nous chercherons à déterminer le rôle et le sens que le dramaturge attribue aux heures et aux lieux sombres révélés dans les premiers moments de ces textes et tenterons de savoir si l’on peut découvrir des points communs qui les relient. Au lieu de procéder pièce par pièce, nous essayerons de dégager quelques éléments communs à plusieurs ou à toutes les pièces à la fois.
Une lampe éclairée suffit pour indiquer qu’il fait nuit
- 4 Voir Emmanuel Reibel, « Opéra (XIXe – XXe siècles) », in Dictionnaire littéraire de la nuit, Alain (...)
- 5 Voir Lise Sabourin, « Théâtre romantique », in ibid., p. 1422, qui écrit à ce sujet : « Visions, fa (...)
- 6 Voir Hyacinthe Albertin, Indications générales pour la mise en scène de “Henri III et sa cour”, Par (...)
2Dans certaines pièces de notre corpus, une lampe éclairée suffit pour indiquer qu’il fait nuit4. Ainsi, la didascalie en tête de la première scène de l’acte I d’Henri III et sa cour signale la présence d’« une lampe posée sur une table » (I, 1, p. 13) dans le cabinet de Côme Ruggieri. Cette indication scénique est immédiatement suivie d’un mot de l’astrologue qui regarde le ciel et son sablier et déclare : « Neuf heures bientôt. Qu’il me tarde d’être à minuit pour en faire l’épreuve ! » (I, 1, p. 13-14). Il voudrait convoquer un génie et le contraindre à lui obéir, mais c’est Catherine de Médicis, la reine mère et éminence grise du roi, qui paraît habillée de noir et portant un demi-masque de la même couleur. Son arrivée étonne celui qui veut lire l’avenir dans le ciel5. « Comment ! si tard, à neuf heures du soir, vous hasarder dans cette rue de Grenelle, si déserte et si dangereuse ! » (I, 1, p. 14) s’exclame-t-il. Peu après il demande à Catherine si elle voudrait monter avec lui à la tour de l’immeuble pour consulter les étoiles. Elle lui répond que ses préoccupations tournent son regard plutôt vers la terre car « [a]utour du soleil de la royauté se meuvent aussi des astres brillants et funestes » (I, 1, p. 15) dont elle voudrait conjurer l’effet sur le destin. Ces quelques citations, que l’on pourrait multiplier, montrent sans ambages le lien entre la nuit et la clandestinité, la conspiration et la dangerosité des forces sinistres qui se meuvent dans l’ombre. Après avoir examiné d’autres exemples du rôle de cet accessoire lumineux qui sert à matérialiser les heures noires sur scène, nous reviendrons sur le début de cette pièce plongée dans l’obscurité à peine éclairée par une lampe6.
- 7 À la scène 4 du prologue, l’homme dira à Anna Grey : « Des motifs qui pour vous n’ont aucun intérêt (...)
3À la première scène du prologue de Richard Darlington, on se trouve dans le cabinet du docteur Grey, médecin du village de Darlington. La didascalie liminaire de la scène précise que : « Le Docteur, assis devant une table sur laquelle est une lampe, se dispose à travailler ; sa femme est debout près de lui, la main s’appuyant sur son épaule, et tenant un bougeoir de l’autre main » (prol., 1, p. 1). Le cadre bourgeois et l’intimité domestique indiqués par cette didascalie annoncent d’autres préoccupations que celles de Ruggieri et Catherine de Médicis et pourtant, comme dans Henri III, la nuit que les Grey devaient passer paisiblement à la lecture ou au sommeil sera aussi interrompue par l’irruption d’un visiteur inattendu. Tout d’abord, c’est un postillon qui frappe à la fenêtre éclairée du cabinet du docteur pour demander s’il y a un médecin au village. Puis, en ouvrant sa porte, le docteur Grey se voit face à un homme masqué qui lui demande des secours malgré son refus de s’identifier7. Cet homme le somme aussi, si besoin est, de garder chez lui la personne qu’il doit soigner sans chercher à savoir qui elle est, « jurant sur l’honneur qu’aucune cause politique ne nous force à nous entourer de ce mystère » (prol., 3, p. 3).
- 8 Dans sa préface à la pièce, Olivier Bara constate que « s’[y] articulent étroitement conflits polit (...)
4Si l’on cherche l’élément commun apporté par la nuit dans ces deux drames – l’un historique, l’autre « en habits noirs » –, on pourrait le résumer par la notion de prégnance, d’annonciation d’interdits, de transgressions se rapportant tantôt à la nation, tantôt à la famille8. C’est à la faveur de la nuit que Catherine de Médicis transporte sa filleule, la duchesse de Guise, chez Ruggieri où elle rencontre Saint-Mégrin, jeune favori du roi qui est amoureux d’elle mais qui n’a jamais osé le lui dire. En rapprochant la duchesse et Saint-Mégrin, Catherine cherche non pas à faciliter leur amour, mais à écarter un rival (Saint-Mégrin) qui menace son autorité auprès du roi et à exciter la jalousie du duc de Guise. C’est aussi à cette double fin politico-familiale que Catherine fait amener, par l’intermédiaire de Ruggieri, le duc de Guise et les partisans de la Sainte-Ligue à se réunir chez l’astrologue cette même nuit. Elle compte ainsi apprendre les projets de la Ligue qu’elle veut contrecarrer afin de maintenir l’influence qu’elle exerce sur le roi. La nuit laissera ainsi transpercer les menées d’une femme (la Médicis) et d’un homme (Guise) qui entendent usurper l’autorité du roi sans y avoir droit et révélera l’amour « innocent » mais condamné à faire souffrir deux personnes qui seront le jouet de ces prétendants à l’exercice du pouvoir royal.
- 9 Dans La Vénitienne et Lorenzino, par exemple.
5Dans Richard Darlington, c’est l’ordre social et l’autorité paternelle qui sont bafoués par un couple qui, malgré la disparité de ses origines, s’est formé en l’absence de l’accord du père et qui fuit devant lui. Né au milieu de la nuit dans la maison des Grey, l’enfant de ce couple illégitime (sans bénédiction paternelle, étatique ou religieuse) y sera abandonné alors que la mère sera contrainte de suivre son géniteur et que le père du bébé, identifié comme le bourreau de Londres, s’éclipsera de son côté. L’obscurité de la nuit est censée cacher le scandale, la honte de cette naissance en dehors des liens du mariage dans la famille aristocratique de la parturiente, et brouiller la trace des origines abjectes (le bourreau est marqué d’opprobre par son association avec la mort) de l’enfant à qui on attribuera le nom du village où il est venu au monde. La nuit va aussi occulter la violence qui oblige les parents à délaisser leur nouveau-né et qui prive ce bébé d’une place légitime dans le monde social et politique. Ce sont là les premières transgressions familiales qui se passeront dans l’ombre au cours de ce drame qui verra aussi la chute de Richard au moment où il croira à la réalisation de son rêve d’un réel pouvoir politique. On trouve d’autres objets lumineux – la lune, des étoiles, des cierges, etc. – qui signalent une scène de nuit dans d’autres pièces de notre corpus qui s’ouvrent sur une action nocturne9, mais nous avons l’intention de tourner notre attention maintenant vers un autre élément qui se rapporte à la nuit : le masque.
La nuit et le masque qui cachent une lubricité criminelle et l’abus du pouvoir
- 10 Voir Guy de Tervarent, Attributs et symboles dans l’art profane. Dictionnaire d’un langage perdu (1 (...)
6En effet, au début de certains textes, on découvre un personnage qui porte un masque noir, élément de son costume que nous voudrions lire comme le double vestimentaire de la nuit10. L’arrivée nocturne de Catherine de Médicis portant un demi-masque noir dans Henri III et sa cour et celle du père de Richard Darlington qui cache son identité de bourreau sous un masque, illustrent déjà ce propos que nous allons explorer plus en détail dans d’autres pièces de notre corpus.
- 11 Dans son édition de La Tour de Nesle, Paris, Gallimard (Folio. Théâtre ; 157), 2014, p. 35-36, Clau (...)
- 12 Les interlocuteurs d’Orsini lui demandent de leur dire « quel est le vampire [habitant la tour] qui (...)
- 13 La didascalie de l’acte I, scène 5, précise qu’« on entend le tonnerre et l’on voit les éclairs » ( (...)
- 14 Dumas ne pouvait connaître les pages consacrées à la tour de Nesle dans Les Fastes de l’amour et de (...)
- 15 Voir Philippe qui dit à Marguerite (I, 2e tabl., 8, p. 18) : « Adieu, noble et honnête dame, qui do (...)
7Si l’on ne sait pas précisément à quelle heure s’ouvre l’action de La Tour de Nesle, la conversation des manants et des ouvriers attablés à la taverne de maître Orsini tourne, dès la première scène de la pièce, sur le mystère des activités nocturnes à la tour de Nesle et des cadavres que l’on retrouve chaque matin sur les bords de la Seine11. L’idée de la dangerosité de la nuit, renforcée par une allusion au vampire buveur de sang, est ainsi établie d’emblée et plonge le spectateur / lecteur dans une atmosphère aux couleurs sombres12. On apprend peu après qu’une dame voilée a demandé à Philippe d’Aulnay de trouver un homme rue du Froid-Mantel à l’heure du couvre-feu et de le suivre jusqu’au lieu d’un rendez-vous galant. C’est aussi une dame voilée, entrée dans la taverne d’Orsini, qui fait la même proposition à Buridan. Des didascalies qui signalent la progression de la nuit suivent de près cette conversation et amènent Orsini à fermer la porte et les volets de sa taverne. Cette nuit promise aux ébats amoureux sera-t-elle fatale ou propice à Philippe et Buridan, tous deux nouvellement arrivés à Paris ? Au deuxième tableau de l’acte I, Orsini, monté dans la tour de Nesle au milieu d’un orage13, dira : « […] Malheur ! malheur cent fois mérité à ces imprudents qui se lèvent au premier appel d’un amour nocturne ! présomptueux qui croient que cela est une chose toute simple que de venir la nuit, par l’orage qui gronde, les yeux bandés, dans cette vieille tour de Nesle, pour y trouver des femmes jeunes et belles […] » (I, 2e tabl., 5, p. 14)14. Craignant que l’heure tardive ne suffise pas à garantir leur anonymat, les femmes avec qui les deux hommes passeront la nuit porteront un masque pour mieux cacher leur identité. Ce refus de laisser voir leur visage signale un double danger – moral et politique – si l’on venait à découvrir leur nom et leur rang15.
- 16 Un tel décret liera la passion du comte aux affaires de l’État et exonérera le Bravo de toute accus (...)
- 17 Dégoûté par son rôle, le Bravo interpelle le « masque infernal » et le « poignard maudit » qui sont (...)
- 18 « Je te dis qu’il me faut à tout prix, pour deux jours, ton masque et ton poignard ; car il faut qu (...)
8Des personnages masqués joueront un rôle tout aussi important dans La Vénitienne. La didascalie liminaire du premier tableau de l’acte I de cette pièce annonce une « fenêtre ouverte sur le golfe [de Venise], éclairé par la lune » (I, 1er tabl., 1, p. 9). Aussitôt après, l’indication scénique en tête de la première scène de ce tableau signale la présence du « Bravo, masqué, à demi couché sur un divan, le comte de Bellamonte, debout devant lui » (I, 1er tabl., 1, p. 9). Le Bravo – c’est-à-dire le bourreau vénitien – ouvre la conversation entre les deux hommes par cette interrogation : « Ainsi, monseigneur, la visite que vous me faites ce soir est pour me parler des affaires de Votre Excellence, et non pas de celles de la République ? » (I, 1er tabl., 1, p. 9). Le comte fait comprendre au Bravo qu’il s’agit d’enlever une jeune femme protégée par un vieillard récemment arrivé à Venise – acte que la nuit doit cacher aux yeux du monde et qui entraînera selon toute probabilité la mort du vieil homme. Le Bravo oblige le comte à chercher un ordre officiel du Conseil des Dix avant d’agir16. Après le départ de Bellamonte, le bourreau enlève le masque qui cache son identité et met de côté son poignard – objets qui l’ont transformé d’un citoyen vénitien ordinaire en instrument mortel de la volonté d’un gouvernement cruel17. Mais alors arrive chez lui Salfiéri, proscrit politique de retour à Venise à la recherche d’une femme qu’il aime d’amour. Il demande à rencontrer le Bravo « cette nuit même » (I, 1er tabl., 3, p. 29) et son interlocuteur lui dit de se trouver, dans une heure, « en face de la maison du gondolier Luidgi » (I, 1er tabl., 1, p. 11). Avant de partir lui-même, le Bravo cache son masque et son poignard sous son manteau. La didascalie de la première scène du deuxième tableau annonce qu’« il fait [toujours] nuit » (I, 2e tabl., 1, p. 33). Le Bravo, ayant rencontré Luidgi sur le pas de sa porte, lui donne l’ordre d’éteindre toute lumière à l’intérieur de la maison que l’on pourrait voir de la rue. À la scène 2 de ce tableau, Mafféo, qui habite en face de Luidgi, « dans une rue écartée et sombre de Venise » (I, 2e tabl., 2, p. 40-41), s’entretient avec la courtisane Théodora, « femme déguisée, qui vient nuitamment chez [lui] » (I, 2e tabl., 2, p. 41-42), du danger qu’il y aurait pour elle si son secret se découvrait. À la scène 3, Salfiéri explique au Bravo qu’il voudrait prendre sa place pendant deux jours car « il n’y a que [s]on masque qui puisse cacher à Venise le visage d’un proscrit » et « il n’y a que [s]on poignard qui puisse le défendre ou le venger » (I, 2e tabl., 3, p. 48)18. Alors le Bravo lui demande : « Mais sais-tu ce que c’est que de regarder la création à travers ce masque ? Sais-tu qu’il assombrit tout, qu’aucun air n’arrive plus jusqu’à votre poitrine, qu’aucun rayon du soleil ne réchauffe votre visage ? » (I, 2e tabl., 3, p. 48-49) ; et déclare que son arme, « c’est une arme de nuit, une arme de traître » (I, 2e tabl., 3, p. 49). L’échange se fait à minuit et doit se terminer à la même heure deux nuits plus tard.
- 19 Voir les soupçons exprimés dans cet échange entre Le Hongrois et Giomo. « Le Hongrois : Tous les ma (...)
9Le port d’un masque dans ces deux pièces, comme dans Richard Darlington et Henri III et sa cour, signale que la personne déguisée est tantôt vouée à l’exécration et la terreur (un bourreau, une reine ambitieuse ou mortifère), tantôt destinée à la haine ou la punition (un proscrit, un rival), ou bien mène une action devant rester inconnue (un crime ou une conspiration politique). Dans tous les cas, cette personne se dote au début des drames de notre corpus non seulement de la protection de la nuit pour agir, mais aussi met un masque ou revêt un grand manteau, suppléments métonymiques de ces heures noires qui sont censées dissimuler des actes arbitraires ou clandestins et recouvrir des êtres inquiétants d’un deuxième voile impénétrable. En revanche, Lorenzino, dans la pièce qui porte son nom, mettra un masque pour cacher la pureté de son amour pour Luisa Strozzi et la sincérité de son désir de rétablir la République florentine d’autrefois. C’est quand il agit sans masque qu’il dissimule ses sentiments véritables19.
La corruption morale et politique : malignités qui ont partie liée avec la nuit
10Au début des drames que nous avons examinés jusqu’ici, nous avons vu des individus représentant l’autorité familiale et / ou politique (reines, pères ou maris, bourreaux) agir sous couvert de nuit, cachant leur visage ou leurs actions maléfiques sous un masque. On retrouvera le même lien entre la corruption morale, la trahison politique et la nuit dans Caligula et Lorenzino, pièces qui soulignent encore plus explicitement l’ambiance chargée de malignité qui s’abat sur une société gangrenée par des vices privés et la décadence de ses idéaux politiques.
- 20 Le premier acte de Caius Caligula, drame non représenté de Charles d’Outrepont (Paris, Firmin Didot (...)
- 21 Chéréa lui demande : « Eh quoi ! toujours mêler des paroles sanglantes / Aux baisers suspendus à no (...)
- 22 « Holà ! qui va de nuit sur le pavé romain ? » (prol., 3, p. 3). Voir aussi la description d’un pré (...)
11Le prologue de Caligula commence aux heures où le barbier Bibulus « est encore à son premier somme ». Protogène, espion à la solde de Caligula, réveille l’homme à cette heure indue et endosse ses habits afin d’identifier et arrêter ceux qui oseraient « critique[r] les faits et paroles » (prol., 1, p. 2) de l’Empereur. Cette surveillance oppressive et vigilante fixe le spectateur / lecteur tout de suite sur l’étendue de la répression liberticide à Rome et la brutalité du règne de Caligula, tyran ombrageux et farouche20. Presque au même moment, Chéréa, qui vient de quitter le lit de Messaline, femme lubrique et avide de pouvoir21, rencontre de jeunes fêtards patriciens qui lui demandent de s’identifier, ne pouvant le reconnaître dans le noir22. Enfin, avec le jour, on voit Caligula traverser la ville où il est protégé par ses licteurs et acclamé par son peuple qui, subjugué et peureux, l’exalte sur commande. Aussi, Caligula retrouvera-t-il brièvement Stella, sa sœur de lait qui a adopté la religion chrétienne pendant son séjour en Gaule. Cette vierge pure est horrifiée de voir passer devant elle le corps encore sanguinolent de Lépidus, jeune Romain mort pour avoir exprimé haut et fort ses opinions républicaines. Son cadavre, comme celui de Nella qu’on découvrira au début de Lorenzino, est emblématique des horreurs qui se trament dans l’ombre grâce à l’espionnage, la délation et la perversion morale et politique.
- 23 Nous rappelons, à la suite de Sylviane Robardey-Eppstein, que Lorenzino sera transformé en roman so (...)
- 24 Sur le lien entre lubricité, violence et tyrannie politique, voir Patrick Boucheron, « De la cruaut (...)
12La didascalie liminaire du premier acte de Lorenzino précise qu’« [i]l est minuit, le temps est sombre, et le théâtre n’est éclairé que par les cierges qui brûlent devant une Madone placée dans une niche, à l’angle du couvent [de la Sainte-Croix] » (I, p. 1)23. On y voit aussi « des branches d’arbres dépouillées de leurs feuilles » (I, p. 1) – signe d’une floraison passée et symbole traditionnel de mort et de deuil. Prises ensemble, ces indications nous plongent dans une atmosphère inquiétante, lourde de malheur et d’affliction. Aussi apprend-on dès la première scène que la mort d’une religieuse empêche Alexandre de Médicis, le duc de Florence, de passer la nuit dans le lit de l’abbesse du couvent. La perversion morale de celui qui gouverne la ville et d’individus qui devaient incarner la pureté est donc tout de suite mise en évidence par une nuit où « il fait noir comme dans un four » (I, 4, p. 4). Par ailleurs, l’arrivée nocturne à Florence de conspirateurs républicains dont la tête est mise à prix, annonce le dérèglement, la corruption des idéaux politiques d’autrefois sous le règne du duc. Le couvert de la nuit permettra à Alexandre d’assassiner ou de blesser deux d’entre eux et à Philippe Strozzi de s’entretenir avec Lorenzino qu’il prend, dans un premier temps, pour le séducteur de sa fille et un compagnon de débauche morale et politique du duc24. Le premier acte lie ainsi indissociablement la corruption morale à la violence politique, l’enterrement nocturne de Nella, jeune femme autrefois violée par Alexandre, à l’assassinat d’un proscrit politique rentré à Florence qui rencontre le duc dans les bras de sa femme. Dans cette pièce, donc, comme dans les autres de notre corpus, des passions individuelles et nationales se rapprochent et finissent par se rejoindre dans le désarroi de l’obscurité nocturne, la violence d’un État dégradé.
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13Notre examen rapide du début de six pièces de Dumas révèle une cohérence esthétique, une association persistante entre la nuit et la décadence politique et morale. En cela, la nuit se révèle comme un élément essentiel de la dramaturgie dumasienne et faire commencer une pièce aux heures noires est destiné à faire sens. En mobilisant des mots, des accessoires, des costumes, décors et éléments de mise en scène, Dumas dénonce et critique des sociétés et périodes historiques corrompues et néfastes qu’il représente au théâtre.
- 25 Voir Alain Cabantous, « La nuit entre histoire et littérature. France-Angleterre (fin XVIe-début XI (...)
- 26 Voir par exemple la mort de Saint-Mégrin, étranglé à la fin de la pièce avec le mouchoir de la duch (...)
14La présence d’accessoires (une lampe ou ses équivalents), d’éléments de costume (un masque ou un manteau) ou du décor et de la mise en scène (bruits d’orage, présence d’arbres dénudés), souligne l’obscurité à la fois concrète et symbolique des heures noires pendant lesquelles ont lieu des transgressions de toutes sortes – espionnage, conspirations, usurpations, meurtres, adultères et viols25. Sauf exception, la nuit dans ces pièces n’est ni salutaire, ni rédemptrice ; elle n’est pas marquée par un sommeil réparateur ou des expansions d’âme faites pour durer. Elle abonde, au contraire, de prémisses de la violence, de signes avant-coureurs de la tragédie et de l’adversité, qui vont se manifester au sein de l’intrigue et au dénouement26. L’emploi des « effets de nuit » dans les pièces de notre petit corpus annonce ainsi un monde corrompu où les puissants sont déshonorés par des crimes et scandales, où le pouvoir royal se vautre dans une nuit noire et sanglante de tyrannie politique et d’abus sexuels, et par conséquent est désacralisé et entraîne la décadence d’une nation et des familles.
- 27 Phrase tirée de [Paul] Gaschon de Molènes, « Revue littéraire », Revue des Deux Mondes, t. XXIX, 15 (...)
15Il faudrait étudier d’autres pièces de Dumas qui s’ouvrent sur des scènes nocturnes pour savoir si le lien inquiétant entre la nuit, la violence et la passion criminelle que nous avons décelé dans Henri III et sa cour, Richard Darlington, La Tour de Nesle, La Vénitienne, Caligula et Lorenzino persiste tout au long de sa carrière dramatique ou si, au contraire, la nuit prélude parfois à la paix, la transcendance ou aux « brûlantes perspectives du beau ciel de l’amour »27. L’époque de leur élaboration, leur genre et l’évolution du contexte politico-esthétique pourront bien contribuer à modifier ou à renforcer le sens donné à la nuit dans d’autres pièces de Dumas postérieures à celles de notre corpus de pièces écrites entre 1829 et 1842.
Notes
1 Victor Hugo, Post-scriptum de ma vie, Paris, Calmann Lévy, 1901, « Tas de pierres – III », p. 58.
2 En employant ce terme, nous entendons non seulement transposer dans le domaine du théâtre l’effet par lequel un peintre cherche à imiter l’obscurité de la nuit faiblement éclairée mais aussi évoquer les conséquences d’une telle ambiance pour l’intrigue et les personnages d’une pièce.
3 Les éditions utilisées sont les suivantes : Alexandre Dumas, Henri III et sa cour, Paris, Vezard et Cie, 1829 ; MM. Dinaux [Prosper-Parfait Goubaux, Jacques-Félix Beudin et Alexandre Dumas], Richard Darlington, Paris, J. N. Barba, 1832 ; MM. Gaillardet et *** [Frédéric Gaillardet et Alexandre Dumas], La Tour de Nesle, Paris, J. N. Barba, 1832 ; Auguste Anicet-Bourgeois [et Alexandre Dumas], La Vénitienne, Paris, J. N. Barba, 1834 ; Alexandre Dumas, Caligula, Paris, Marchant, 1838 ; Alexandre Dumas, Lorenzino, Paris, Marchant, 1842. Les mentions des actes, scènes et paginations seront données entre parenthèses à la suite des citations de ces pièces.
4 Voir Emmanuel Reibel, « Opéra (XIXe – XXe siècles) », in Dictionnaire littéraire de la nuit, Alain Montandon (dir.), Paris, H. Champion (Dictionnaires & Références ; 24), 2013, t. II, p. 994 : « La nuit du théâtre ne doit pas être obscure […]. Il faut que les ténèbres de la scène, semblables à celles de l’enfer de Milton, soient des ténèbres visibles : visible darkness […] ». Pour cela, il faut une lumière pour éclairer tant soit peu l’obscurité.
5 Voir Lise Sabourin, « Théâtre romantique », in ibid., p. 1422, qui écrit à ce sujet : « Visions, fantasmagorie, sorcellerie, étude de grimoires, observation des constellations, rêverie sur le cosmos étoilé sont autant de procédés pour conjurer les ténèbres de la nuit originelle et chercher des signes d’élucidation de la destinée ». Il s’agit ici aussi de la nuit chronologique.
6 Voir Hyacinthe Albertin, Indications générales pour la mise en scène de “Henri III et sa cour”, Paris, E. Duverger, 1829, p. 9 : « Décorations. Acte premier. […] Une porte au fond donnant sur une antichambre très obscure ».
7 À la scène 4 du prologue, l’homme dira à Anna Grey : « Des motifs qui pour vous n’ont aucun intérêt me forcent à tenir mon visage caché ; ne vous inquiétez donc pas de ce masque, il couvre la figure d’un honnête homme » (p. 8).
8 Dans sa préface à la pièce, Olivier Bara constate que « s’[y] articulent étroitement conflits politiques et passions privées » ; voir Alexandre Dumas, Henri III et sa cour, in Théâtre complet, Anne-Marie Callet-Bianco, Sylvain Ledda (dir. et éd.), Paris, Classiques Garnier, t. I, 2022, p. 228.
9 Dans La Vénitienne et Lorenzino, par exemple.
10 Voir Guy de Tervarent, Attributs et symboles dans l’art profane. Dictionnaire d’un langage perdu (1450-1600), 2e éd., Genève, Droz, 1997, p. 311, qui constate que : « Pour Michel-Ange, le masque a été non seulement l’attribut de la Nuit, mais son symbole ».
11 Dans son édition de La Tour de Nesle, Paris, Gallimard (Folio. Théâtre ; 157), 2014, p. 35-36, Claude Schopp parle de l’association qui s’est faite dans l’esprit des contemporains de Dumas entre ces cadavres et ceux des gens morts de choléra en 1832 – association, dit Schopp, « […] qui semble renvoyer [au] pourrissement du royaume […] » sous Louis-Philippe.
12 Les interlocuteurs d’Orsini lui demandent de leur dire « quel est le vampire [habitant la tour] qui a besoin de tant de sang jeune et chaud » (I, 1, p. 2). Cette évocation du vampire souligne le caractère menaçant de la nuit et de la tour.
13 La didascalie de l’acte I, scène 5, précise qu’« on entend le tonnerre et l’on voit les éclairs » (I, 1er tabl., 5, p. 13). Baudelaire, dans « Le coucher du soleil romantique » [Le Boulevard, 12 janvier 1862, p. 7], parlera de : « L’irrésistible nuit [qui] établit son empire, / Noire, humide, funeste et pleine de frissons ; / Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage […] ». On pourrait prendre ces vers pour un souvenir de La Tour de Nesle et / ou un signe de la « modernité » de la pièce de Dumas.
14 Dumas ne pouvait connaître les pages consacrées à la tour de Nesle dans Les Fastes de l’amour et de la volupté dans les cinq parties du monde, par le baron de Saint-Eldme [pseud. Alfred de Theille], Paris, Les marchands de nouveautés, 1839, t. I, p. 26-33, mais l’auteur de ce tome connaissait la pièce de Dumas [Gaillardet] à laquelle il fait allusion et qu’il apprécie pour la noirceur avec laquelle des crimes y sont dépeints (p. 32-33).
15 Voir Philippe qui dit à Marguerite (I, 2e tabl., 8, p. 18) : « Adieu, noble et honnête dame, qui donnez des rendez-vous la nuit, à qui l’ombre de la nuit ne suffit pas et qui avez besoin d’un masque […] ». Philippe mourra après avoir vu le visage de la reine sans masque. Sylvain Ledda, dans son édition de la pièce, constate que « la sacralité de la couronne est entachée par la turpitude des princesses, manifestations délétères et orgiaques de la violence de l’État » (La Tour de Nesle – Henri III et sa cour, Paris, Flammarion [GF ; 1565], 2016, p. 28). Lise Sabourin, « Théâtre romantique », p. 1426, observe, quant à elle, que dans le théâtre romantique « la sexualité y déploie ses pulsions […] par la fuite, l’enlèvement, le viol ou des pratiques érotiques dans un anonymat préservé par le meurtre de l’amant […] ».
16 Un tel décret liera la passion du comte aux affaires de l’État et exonérera le Bravo de toute accusation criminelle.
17 Dégoûté par son rôle, le Bravo interpelle le « masque infernal » et le « poignard maudit » qui sont les attributs imposés par son emploi et « qui [font] partie de [lui] maintenant comme si la main de Dieu [lui] avait imprimé l’un au front et cloué l’autre à la ceinture » (I, 1er tabl., 2, p. 18). Pour Peter Brooks (Anthologie du mélodrame classique, Peter Brooks, Myriam Faten Sfar [éd.], Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 22-23), le Bravo « ressemble au héros romantique soumis à un destin maudit […] et condamné à la solitude, privé de la consolation de la société ».
18 « Je te dis qu’il me faut à tout prix, pour deux jours, ton masque et ton poignard ; car il faut que devant moi aussi toutes les portes s’ouvrent, tous les sbires s’écartent, tous les voiles tombent ; il faut que je puisse prendre par le bras qui je veux, le mener où il me plaît, entrer à Venise et en sortir librement à toute heure de nuit comme de jour […] » (I, 2e tabl., 3, p. 47).
19 Voir les soupçons exprimés dans cet échange entre Le Hongrois et Giomo. « Le Hongrois : Tous les masques ne sont pas pareils, et chacun prend celui qui convient au déguisement qu’il a adopté. / Giomo : Ainsi, à ton avis Lorenzino porte un masque ? / Le Hongrois : Oui, et qui, si je ne me trompe, nous laissera voir un singulier visage, le jour où il tombera » (Lorenzino, I, 3, p. 3). Voir aussi acte I, scènes 9-10, p. 7-9, où Strozzi et Lorenzino, tous deux masqués, se rencontrent. Dans La Vénitienne, le Bravo aussi est mieux déguisé sans son masque, puisque personne ne sait à quoi il ressemble à visage découvert.
20 Le premier acte de Caius Caligula, drame non représenté de Charles d’Outrepont (Paris, Firmin Didot frères, 1833), se passe aussi la nuit et il y est également question de l’espionnage et l’intimidation du peuple.
21 Chéréa lui demande : « Eh quoi ! toujours mêler des paroles sanglantes / Aux baisers suspendus à nos lèvres brûlantes, / Et faire à chaque instant briller à mon regard / En ton œil la vengeance, en ma main le poignard ? » (prol., 2, p. 2). Voir aussi Annius qui parle « des voluptés étranges et nocturnes » (prol., 5, p. 5) de Messaline et de l’espionnage perpétuel auquel sont sujets les Romains (prol., 4-5).
22 « Holà ! qui va de nuit sur le pavé romain ? » (prol., 3, p. 3). Voir aussi la description d’un présage affreux (un orage) qui s’est manifesté pendant la nuit (prol., 8, p. 9).
23 Nous rappelons, à la suite de Sylviane Robardey-Eppstein, que Lorenzino sera transformé en roman sous le titre Une nuit à Florence. Voir son article « La réécriture théâtrale au miroir du roman : va-et-vient transmodaux de Dumas père (de Lorenzino à Une nuit à Florence… et l’inverse) », in Roman et théâtre. Une rencontre intergénérique dans la littérature française, Maria Litsardaki, Aphrodite Sivetidou (dir.), Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 407-423.
24 Sur le lien entre lubricité, violence et tyrannie politique, voir Patrick Boucheron, « De la cruauté comme principe de gouvernement. Les princes “scélérats” de la Renaissance italienne au miroir du romantisme français », Médiévales, no 27, automne 1994, p. 95-105, en particulier p. 95-98 ; et notre article « Amours ardentes et sombres : l’amour sous toutes ses formes dans Lorenzino », in Dumas amoureux. Formes et imaginaires de l’Éros dumasien, Julie Anselmini, Claude Schopp (dir.), Caen, Presses universitaires de Caen, 2020, p. 179-189.
25 Voir Alain Cabantous, « La nuit entre histoire et littérature. France-Angleterre (fin XVIe-début XIXe siècle) », Ateliers d’anthropologie, no 48, 2020, p. 1, § 2, qui constate : « […] toute forme d’activité nocturne recouvre ipso facto une dimension transgressive, suspecte, particulièrement dans l’espace public ».
26 Voir par exemple la mort de Saint-Mégrin, étranglé à la fin de la pièce avec le mouchoir de la duchesse de Guise.
27 Phrase tirée de [Paul] Gaschon de Molènes, « Revue littéraire », Revue des Deux Mondes, t. XXIX, 15 mars 1842, p. 972.
Top of pageReferences
Bibliographical reference
Barbara T. Cooper, “Effets de nuit : les débuts chargés de mystère dans quelques pièces de Dumas”, Elseneur, 39 | 2024, 27-38.
Electronic reference
Barbara T. Cooper, “Effets de nuit : les débuts chargés de mystère dans quelques pièces de Dumas”, Elseneur [Online], 39 | 2024, Online since 04 July 2024, connection on 08 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elseneur/2203; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11z0n
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