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  • 1 Voir la somme que constitue l’ouvrage de G. Genette, Mimologiques. Voyage en Cratylie, Paris, Seuil (...)

1Pourquoi ouvrir une fois encore l’épais dossier du cratylisme poétique ? Pourquoi revenir à ce « désir de mime » qui persiste en poésie et qui, contre l’évidence théorique, maintient obscurément vivace le rêve d’incarnation1 ? Pourquoi questionner encore et toujours Cratyle, ce Cratyle qui, étonnamment, traverse autant les poétiques d’inspiration linguistique visant à réconcilier les deux faces du signe, que les poétiques du sensible et de la présence se vouant à tisser le poème des fibres du monde ?

  • 2 Dans un essai intitulé Un lieu hors de tout lieu, repris dans C. Esteban, Critique de la raison poé (...)

2Une double hypothèse a présidé à la réunion de ces contributions critiques. Les trente-cinq années d’études critiques qui nous séparent de Mimologiques. Voyage en Cratylie ont vu certains accents se déplacer, les discours dominants de la critique s’affranchir de l’espace linguistique, ou élargir celui-ci, pour explorer de nouveaux horizons théoriques diversement inspirés de la pragmatique, de la poétique du rythme ou de la phénoménologie. Et assurément, les bases mêmes de la réflexion sur le cratylisme s’en sont trouvées, comme on va l’esquisser, amplement redéfinies. Par ailleurs, et avant tout, la poésie a connu, dans les années quatre-vingt, un « tournant » qui n’est certainement pas sans lien avec la rêverie cratylienne et a contribué à remodeler l’interrogation critique. Abusivement taxée de retour au « lyrisme » et au « sujet », cette évolution a mis en place une nouvelle forme de relation entre le sujet et le monde, et amené une de ces réconciliations qu’appelait de ses vœux Claude Esteban dès 19782 et dont l’un des derniers écrits, en 2004, relance avec force le projet :

  • 3 C. Esteban, Ce qui retourne au silence, Paris – Tours, L. Scheer – Farrago, 2004, p. 13.

Il fallait aux poètes de notre temps pécher contre la grammaire et la norme par une forme nouvelle de cratylisme, c’est-à-dire entremêler l’immédiat et l’intelligible, restituer aux vocables les plus élimés par l’usage du quotidien ce que j’appellerai avec les phénoménologues leur corporalité primitive, et donc leur place au cœur de la complétude et de la massivité du monde3.

  • 4 D. Viart, « Le dénuement », Europe, no 971, mars 2010, Claude Esteban. Bernard Manciet, p. 44-53.

3Dans un article récent, Dominique Viart prend du reste appui sur cet essai pour penser, sur fond de dénuement et de dépouillement, le lien originel du poème et du sensible pétris dans la même « argile »4. Ainsi, c’est au nom de cette « forme nouvelle de cratylisme », rêvant de replacer le poème au « cœur de la complétude et de la massivité du monde », que le dossier mérite d’être rouvert et le questionnement critique relancé.

 

4Ce numéro se propose, dans le cadre spécifique d’un recueil de contributions et sans adopter une démarche exclusivement théorique, de revenir vers ces notions qui, par couples – convention / nature, histoire / origine, sêma / sôma, poétique / poéthique –, auront structuré le champ du cratylisme poétique, et de suivre leur trajet dans les poétiques de la modernité.

  • 5 H. Meschonnic, « La nature dans la voix », préface à Dictionnaire raisonné des onomatopées français (...)
  • 6 G. Genette, « Mimophonie restreinte », in Mimologiques…, p. 428.

5Paradoxalement, certaines approches critiques rétives à l’hypothèse cratylienne ont fait avancer le débat dans les années quatre-vingt. On pourrait par exemple revenir sur les apports de la critique meschonnicienne et mesurer le déplacement que cette dernière a opéré. En préface au Dictionnaire des onomatopées de Charles Nodier, l’essai d’Henri Meschonnic, « La nature dans la voix »5, s’emploie en effet à redéfinir l’hypothèse cratylienne pour sortir du dualisme entre convention et nature, et contester de là le clivage entre discours savant (nécessairement conventionnaliste) et pratique littéraire (forcément portée vers la nostalgie de la motivation). Ce clivage, sur lequel vit – ou survit – le cratylisme de la modernité et que Gérard Genette reprend en clôture de son ouvrage en 1976, tend à préserver de toute forme de contestation théorique la démarche littéraire : « Sous cette forme […], [le cratylisme] élude évidemment, et légitimement, toute “réfutation”, et accède à l’invulnérabilité, voire à l’immortalité »6. Or, selon Henri Meschonnic, ce ne sont pas là un discours de la science et l’autre du mythe, mais deux discours du mythe engendrés par la pensée du signe. Il suggère alors que :

  • 7 H. Meschonnic, « La nature dans la voix », p. 39.

Là où la langue ne pouvait que séparer entre un conventionnalisme pour les uns, une nature pour les autres, le discours, activité des sujets, historicité d’une signifiance, d’une prosodie subjective, est à la fois le radicalement historique et la motivation7.

  • 8 Ibid., p. 48.

6Son approche invite à relire les effets de cratylisme comme des constructions du sujet faisant pleinement partie de son histoire et procédant moins de la nature elle-même – socle immuable – que d’un croisement de sensations et de sentiments. Ainsi l’interrogation critique subit-elle en cela un déplacement d’importance : « L’histoire du rapport entre les mots et la nature est l’histoire de ce qu’il y a dans la voix »8. Le sujet, sa pratique, l’aventure de sa traversée du langage, rejaillissent sur la rêverie cratylienne, ouvrant en cela l’espace clos des signes.

  • 9 Horace, Art poétique, in Œuvres, F. Richard (trad.), Paris, Garnier – Flammarion (GF), 1967, p. 268 (...)
  • 10 M. Collot, La Pensée-paysage. Philosophie, arts, littérature, Arles – Versailles, Actes Sud – ENSP, (...)

7L’apport de la phénoménologie au discours critique sur la poésie a par ailleurs conduit à un autre ensemble de déplacements notionnels. Prenant appui sur la théorie de l’expression chez Maurice Merleau-Ponty – qui ne définit le sens qu’exprimé ou incarné dans un corps et le corps, à l’inverse, qu’animé d’un sens ou d’une signification incarnée –, cette démarche critique pose, à partir du fameux chiasme entre la chair et l’idée, les termes d’un échange vivace entre le poème et le sensible. Certes, la définition stricte du cratylisme s’en trouve élargie, mais la réflexion phénoménologique sur la relation du langage au corps – geste, voix, souffle – n’est pas sans croiser, pour mieux les retracer, les chemins de Cratyle. Entendant rompre avec les conceptions mimétiques du langage – le fameux « ut pictura poesis »9 –, la phénoménologie poétique redéfinit le poème dans l’incessant entrelacement du corps et du sensible. Ainsi le poète vise-t-il, à l’image d’André du Bouchet, dont Michel Collot analyse la « langue-peinture » dans un essai récent, à « traduire “la relation compacte appelée monde” au sein de laquelle l’homme et les choses, et les choses entre elles font bloc »10. Comment ne pas, dès lors, rêver d’un Cratyle phénoménologue ?

 

  • 11 C. Esteban, Ce qui retourne au silence, p. 54-55.

8L’histoire de la critique ayant ainsi fait bouger les positions de la rêverie cratylienne, un spectre de questions s’est ouvert à nous, à partir desquelles le projet de ce numéro a été lancé. Nous souhaitions d’abord que les poétiques envisagées contribuent à interroger un premier ensemble d’oppositions. Le poème relève-t-il de la mimesis ? Ou se saisit-il de la substance sensible du monde ? Le poème redéploie-t-il le monde dans un écart qui donne à voir ? Ou brise-t-il la distance mimétique en faisant naître le rêve d’une continuité ontologique avec le monde ? Et dans ce cas, le poème retient-il l’« empreinte » sensible des choses ? Le signe poétique relève-t-il de la « trace » ? Comment, pour reprendre le propos de Claude Esteban, le poème convoque-t-il la « teneur » de l’univers sensible, « [s]a saveur, [s]a qualité incomparable de présence – et cela par la seule vertu des mots, des sons, des couleurs et des lignes »11 ? De l’une à l’autre hypothèse, l’interrogation se déplace insensiblement du poème en tant que tel à son mode d’être au monde, et de l’énoncé poétique à son énonciation, à son mode d’apparaître au sensible. Les termes de cette alternative peuvent alors se résumer ainsi : le poème « re-présente »-t-il le monde ? Ou le rend-il « présent » et le fait-il advenir dans sa pleine qualité de « présence » ?

9Il semblait alors qu’autour de ce premier champ de questions, ce sont les clivages traversant la poésie dite de la modernité qui s’en trouvaient non pas reconduits, mais bien questionnés. Quand les recherches avant-gardistes sur la spatialité du poème ont proposé de toutes nouvelles interprétations du cratylisme, quand elles ont cherché à faire surgir le texte en refusant les modes de lecture linéaires, elles n’étaient pas sans rompre avec les conceptions mimétiques du texte poétique au profit d’une effraction du monde à même le texte. À l’autre extrémité, les poétiques de l’élémentaire et de la minéralité brute – visant le dépouillement le plus extrême afin de faire advenir la substantialité du monde à même la page – font naître le trouble : jusqu’où le poème peut-il mener son désir utopique sans devoir assumer son statut de jeu de signes ? Et finalement de fiction textuelle ? Les effets d’illusion traversent alors, sans pouvoir les différencier, les projets poétiques les plus variés. Du littéral au minéral, c’est bien la vocation d’immanence du poème qui, à travers ces formes diverses et sous les masques de la ruse et de l’humour, se trouve ainsi interrogée.

  • 12 S. Mallarmé, « Crise de vers », in Œuvres complètes, t. II, B. Marchal (éd.), Paris, Gallimard (Bib (...)

10Nous proposions, par ailleurs, que soient questionnées les relations entre cratylisme, origine et histoire. Si le cratylisme relève bien d’une pensée de l’harmonie, de l’ordre, donc du cosmos, comment peut-il se concilier avec les impératifs de la modernité poétique ? Comment peut-il faire place au hasard, au désenchantement, à la rupture de l’universelle analogie ? En cela, quelle nouvelle utopie s’ouvre avec ce cratylisme « moderne » ? Cette contradiction, inscrite au cœur du projet, conduisait à en tracer les contours historiques. La poétique mallarméenne apparaissait de fait comme un point de départ incontournable. Définissant la vocation du poème par la fameuse proposition d’une rémunération du « défaut des langues »12, Stéphane Mallarmé lançait en cela la version moderne du cratylisme : si la langue est imparfaite, puisque la langue est imparfaite, alors l’écriture poétique présente une fonction compensatoire, qui lui donne sa pleine justification. La proposition mallarméenne ouvrait pour nous une nouvelle alternative tentante : est-ce bien la pluralité des langues qui se trouve contestée dans le rêve d’une langue absolue et parfaite, naturellement poétique ? Ou n’est-ce pas le langage en tant que tel qui est radicalement refusé à travers l’utopie d’une poésie s’établissant « entre » ou « à travers » les mots ?

 

11Cet ensemble de propositions s’est trouvé considérablement enrichi par les contributions ici réunies. Les articles ont été groupés en trois ensembles présentant entre eux de nombreux échos. Chacun de ces ensembles mène à une série de déplacements dans le champ du cratylisme.

12Le premier s’attache aux origines du cratylisme de la modernité – origines logiques comme chronologiques. Trois contributions prennent appui sur la poétique de Mallarmé et déploient à partir d’elle les fondements théoriques de la question ; s’y ajoute une réflexion sur la poétique de Ponge qui revient sur les principes mêmes du cratylisme et les contradictions qui le constituent dès l’origine.

13La contribution de Barbara Bohac révèle les tensions entre les positions théoriques d’un Mallarmé influencé par les sciences du langage et une pratique poétique qui sur bien des points, semble les contredire. Tandis que le détour par Les Mots anglais met au jour l’aporie scientifique à laquelle mène le cratylisme théorique, l’écriture des Vers de circonstance donne au projet poétique cratylien sa pleine justification : le poème, par les effets de sens qu’il suscite à travers ses jeux allitératifs et sa pratique du vers, trouve à réinsuffler vie aux choses et ainsi à prendre part aux rythmes du monde. Le cratylisme, par là, se redéfinit à distance du pur redoublement mimétique. Il n’en demeure pas moins, pour Mallarmé, une pratique imaginaire qui, à défaut d’atteindre l’essence des choses, s’établit dans l’espace d’une fiction délibérée.

14Pauline Galli étudie ensuite les relations étroites entretenues chez Mallarmé entre traduction de l’anglais, écriture poétique et cratylisme. Prenant appui sur l’hypothèse de ce « Verbe » originel présentée dans les « Notes sur le langage » et sur le cratylisme sous-tendant Les Mots anglais, elle propose d’envisager la pratique de la traduction comme une méthode destinée à « rémunérer », au même titre que le vers, « le défaut des langues ». Certes, la traduction en soi témoigne de la pluralité, donc de l’imperfection des langues, mais elle est, dans le cas de l’anglais pour Mallarmé, la voie même d’une résolution. Car le poète vise à réactiver une origine commune aux deux langues, une origine non pas inscrite dans l’Histoire, mais rêvée, utopique, et alimentant la puissance créatrice de la poésie. En cela, Pauline Galli montre bien comment la relation de causalité entre langue originaire et pratique de l’écriture peut se trouver perturbée, voire renversée.

15Ce renversement constitue l’une des lignes de force de l’étude théorique que propose Pierre Vinclair. Celui-ci suggère un ensemble de déplacements dans le champ de la réflexion sur le cratylisme et soutient l’hypothèse d’un « cratylisme inversé » en poésie. Là où le cratylisme travaille sur l’adéquation entre mots et choses à une échelle qui est celle du signe, Pierre Vinclair démontre que le poème n’envisage le principe de la motivation qu’en termes de symboles, au double niveau de la syntaxe et du vers. Ce faisant, le poème ne saurait se donner comme une représentation mimétique du monde, lui qui « crée » au contraire un sens fictif, singulier, sans référent, et pourtant en relation de motivation avec sa syntaxe, sa forme versifiée et ses effets visuels. Le cratylisme théorique est ainsi mis à distance à travers l’idée d’un rapport fondamentalement suggestif et affectif entre le poème et le monde. Le cratylisme mallarméen et, de là, celui de la poésie moderne, se présentent bel et bien comme un cratylisme « en miroir ».

16L’étude de Laurent Demoulin invite enfin à interroger les clivages trop souvent reconduits dans les réflexions cratyliennes, à travers les contradictions dont témoignent, chez Francis Ponge, une posture théorique acquise à la thèse d’Hermogène et une pratique poétique cratylienne. Il montre ainsi comment le poète – quoique lucide par ailleurs sur la question de l’arbitraire du langage – n’a de cesse d’inventer des stratégies ingénieuses de motivation, qui laissent loin derrière elles la seule relation réflexive entre mots et choses, au profit de combinaisons « ambiguës » portées par un sens prononcé du jeu. Ce « Cratyle malgré lui » révèle en cela les ressources insoupçonnées du langage, et la force d’invention que le poème oppose aux raideurs théoriques.

 

17Le signe est au cœur du deuxième ensemble d’études, mais un signe porté vers cet Orient naturellement cratylien et en cela enclin à desserrer l’étau des approches textualistes. La partie s’attache en effet à l’exploration de la dimension visuelle du poème et du mot – du calligramme au logogramme, de l’idéogramme oriental à l’idéogramme occidental –, dimension visuelle qui conduit à redéfinir les fondements mêmes de la mimesis poétique.

18Clémence Jacquot, qui consacre sa contribution aux calligrammes de Guillaume Apollinaire, coupe court aux interprétations abusives du calligramme en termes de tautologie, de redoublement mimétique et d’imitation iconique. Exploitant les relations concurrentes entre deux sémiologies, et dépassant le rapport contraint entre le « dire » et le « montrer » qui sous-tend à l’inverse l’idéogramme, le calligramme vise en effet la « recréation » de son objet, sa réinvention symbolique et analogique. S’inscrivant dans la continuité du rêve orphique, il donne bel et bien accès à la vérité du monde. En cela, le calligramme invite à renverser la relation causale entre le poème et le monde, comme les premières contributions ont conduit à le faire.

19Emmanuelle Pélard propose ensuite une étude comparée des logogrammes de Christian Dotremont et des idéogrammes imaginaires d’Henri Michaux et met au jour le paradoxe sous-tendant ces deux projets. Tandis que l’exploration de voies graphiques témoigne chez l’un et l’autre d’une déception à l’encontre de l’abstraction du langage et de son manque ­d’expressivité, elle n’est pas sans introduire paradoxalement une forme d’illisibilité, le « sens » ne se dégageant plus de ces inventions graphiques. C’est toutefois la voie, montre Emmanuelle Pélard, par laquelle s’invente une nouvelle relation du poème au monde : celle qui viserait une « abstraction sensible », lyrique et non figurative ; celle qui se saisirait du mouvement – chez Michaux – et garderait l’empreinte du sensible – chez Dotremont. Le poème, ainsi, ne « représente » plus le monde, il le « présentifie », et invite par ce biais à une lecture exclusivement sensitive.

20Les deux contributions suivantes forment un ensemble en s’attachant – quoique de façon antithétique – à la même question de l’origine. Hoai Huong Aubert-Nguyen, qui prend appui sur les fameux « idéogrammes occidentaux » de Paul Claudel et explore à partir d’eux le cratylisme de Cent phrases pour éventails, s’intéresse d’abord au degré de crédibilité accordé par le poète à sa propre conception du cratylisme : en mettant à distance le sérieux de l’approche philologique, en assumant le caractère fantaisiste de son approche, Claudel amène, par ce biais paradoxal, sa conception mystique du signe, qui postule chez le lecteur une pleine adhésion de l’esprit. C’est que l’accord entre la forme du signe et son sens, entre le « corps » et « l’âme », est pour lui le vestige d’une harmonie originelle, anté-babélienne, et témoigne en cela du lien subsistant entre le « Créateur » et sa création. Ridha Boulaâbi prend précisément le contre-pied de ce cratylisme claudélien à travers son étude des influences de l’écriture idéogrammatique sur l’œuvre de Gérard Macé. Il propose décisivement d’affranchir la rêverie sur l’origine des langues d’un schéma judéo-chrétien attaché à l’idée de Créateur, pour lui opposer l’hypothèse – païenne – d’une langue sans auteur, retenant l’empreinte du monde sensible. L’écriture idéogrammatique présente cette tentation à Gérard Macé et c’est à partir de son modèle que celui-ci envisage – dans la conscience de l’utopie – des stratégies d’écriture destinées à imprimer à la langue alphabétique des effets de cratylisme. Ainsi le détour par l’Orient – en convoquant le monde sensible à même l’écriture – brise-t-il l’étau du signe linguistique et donne-t-il sa pleine justification au projet poétique.

 

21Ces quatre études ayant révélé les limites d’une approche exclusivement sémiotique du cratylisme, la troisième partie prolonge et élargit ces perspectives en s’attachant, plus globalement, au poème comme expérience du sujet dans le monde. Ce sera alors l’occasion de confronter des approches polémiques de la question cratylienne.

22Anne-Marie Havard consacre sa contribution à la « poétique respiratoire » des poètes du Grand Jeu et contribue à redéfinir le cratylisme par la double dimension métaphysique et corporelle sous-tendant le projet du groupe. Métaphysique par la recherche d’un accord entre le poème et « l’unité primordiale » est ainsi l’exploration d’un « envers caché du monde ». Corporelle par la méthode « respiratoire » choisie, qui réactive le sens littéral de « l’inspiration », postule une continuité entre « souffle » et « esprit » et trouve son prolongement dans le rythme pulsatif du poème. Les dualismes sur lesquels le cratylisme prenait appui s’en trouvent dépassés dans une conception globale où interagissent le poème – comme démarche et non comme produit fini –, le monde et le souffle.

23Clarisse Barthélemy propose une étude des textes théoriques que Jean Paulhan consacre à la question cratylienne. Tandis que l’obsession d’une adéquation entre mots et choses risque selon Paulhan de stériliser l’aventure poétique, il s’agit au contraire de refonder le rapport du poème au monde à partir d’une approche faisant pleinement valoir les ressources de la spontanéité. Oscillant alors entre sacralisation du langage (son « mystère ») et réhabilitation de la rhétorique, l’approche de Paulhan entend déporter l’accent du langage vers l’« expérience » du langage. Ce cratylisme pragmatique conduit à rebâtir, par et dans le poème, une communauté vivante. Ainsi « le défaut des langues » s’avère-t-il le ressort de l’inventivité poétique, et l’obscurité du langage la véritable « qualité » à l’origine de cette dynamique incessante qu’est l’expérience du poème.

24Évelyne Lloze emprunte quant à elle les chemins poétiques de James Sacré pour mieux ouvrir la langue aux multiples inflexions du sensible. Son propos s’attache à la finesse d’une disposition poétique à la fois parfaitement consciente de l’utopie qui la porte et pleinement confiante dans ses choix. Car, avec James Sacré, l’écriture se fait quête de l’échange, le poème geste vers le monde et la poétique exploration d’une forme de poéthique. En recourant aux subtilités de la ruse, de l’humour et aux ressources du rêve, le poème cherche la voie d’une plus sûre incarnation. Les effets d’oralité imprimés dans le corps du poème se donnent dès lors comme des traces de cette traversée du sensible.

25C’est précisément cette question de l’oralité qui se trouve au cœur de l’approche polémique du cratylisme présentée par Anne-Christine Royère. Celle-ci explore la réticence que la question cratylienne ne manque pas de soulever chez Christian Prigent et la revue TXT, et la redéfinition que ceux-ci en proposent. Réticence à l’égard d’un cratylisme philosophique centré sur une mythologie de la nature et de l’origine, réticence à l’égard d’une idéologie de la transparence aux accents idéalistes. Mais TXT n’en met pas moins au jour les écueils du conventionnalisme. Il propose alors un cratylisme dialectique qui prenne appui sur une pensée non de la langue, mais du discours, discours se donnant comme le lieu où se construit le sujet. Ainsi les oppositions entre nature et convention, arbitraire et motivation, mais aussi écrit et oral, se trouvent-elles dépassées : le cratylisme ne saurait être accepté que s’il est dialectique et critique.

26Serge Martin atteste enfin de la vitalité du cratylisme chez les poètes contemporains en s’attachant à une poétesse du XXIe siècle, Caroline Sagot Duvauroux, qui propose un cratylisme neuf, inattendu, un cratylisme qui entende rompre avec les rêves d’harmonie et de consonance. Ce cratylisme puise pour ce faire aux ressources de l’énonciation en exploitant la force de l’interpellation et en repensant le dialogue entre les langues par un jeu audacieux sur la traduction. C’est là pour la poétesse le moyen de faire bouger les rapports entre le sujet et le monde et d’inventer, dans la « cacophonie », une nouvelle éthique du poème.

 

27Traversant les différentes sections de ce numéro, quelques constantes ont ainsi surgi, témoignant d’interrogations neuves qui pourraient bien infléchir le chemin du cratylisme. La mimesis, ainsi, a été non pas confirmée, mais réfutée dans la rêverie cratylienne, et c’est souvent sur le renversement du rapport de causalité entre le poème et le monde que l’accent s’est trouvé porté : loin de redoubler ou de copier le monde, le poème suscite des effets de monde. De là, les pensées de l’origine ont, elles aussi, été relancées : de l’origine sacrée à l’origine païenne, mais aussi et surtout d’une origine ancrée dans le passé à une origine étonnamment projetée en aval du poème et rejointe par et dans l’écriture. Le cratylisme moderne ne pouvait par ailleurs éluder la question de son rapport à la fiction : si le poème joue, dans la tradition mallarméenne, d’effets d’illusion, il peut aussi assumer pleinement l’utopie à laquelle il donne corps en créant les conditions d’un nouvel échange avec le monde. Enfin, on notera avec quelle constance les contributions marquent les limites des clivages traversant l’histoire de la poésie : de même qu’entre Cratyle et Hermogène, on le verra, des corridors relient les partisans de la motivation et ceux de la convention, on découvre que la poésie textuelle et la poésie de la présence, les adeptes des jeux de langage et ceux de l’ontologie poétique en viennent, dans l’entrelacs du corps et du poème, dans le dialogue du signe et de la voix, à croiser étonnamment leurs positions.

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Notes

1 Voir la somme que constitue l’ouvrage de G. Genette, Mimologiques. Voyage en Cratylie, Paris, Seuil, 1976.

2 Dans un essai intitulé Un lieu hors de tout lieu, repris dans C. Esteban, Critique de la raison poétique, Paris, Flammarion, 1987, p. 207-263.

3 C. Esteban, Ce qui retourne au silence, Paris – Tours, L. Scheer – Farrago, 2004, p. 13.

4 D. Viart, « Le dénuement », Europe, no 971, mars 2010, Claude Esteban. Bernard Manciet, p. 44-53.

5 H. Meschonnic, « La nature dans la voix », préface à Dictionnaire raisonné des onomatopées françaises, C. Nodier (dir.), Bramepan, Trans-Europ-Repress, 1984.

6 G. Genette, « Mimophonie restreinte », in Mimologiques…, p. 428.

7 H. Meschonnic, « La nature dans la voix », p. 39.

8 Ibid., p. 48.

9 Horace, Art poétique, in Œuvres, F. Richard (trad.), Paris, Garnier – Flammarion (GF), 1967, p. 268 : « la poésie comme la peinture ».

10 M. Collot, La Pensée-paysage. Philosophie, arts, littérature, Arles – Versailles, Actes Sud – ENSP, 2011, p. 230.

11 C. Esteban, Ce qui retourne au silence, p. 54-55.

12 S. Mallarmé, « Crise de vers », in Œuvres complètes, t. II, B. Marchal (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2003, p. 208.

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Pour citer cet article

Référence papier

Anne Gourio, « Avant-propos »Elseneur, 27 | 2012, 9-18.

Référence électronique

Anne Gourio, « Avant-propos »Elseneur [En ligne], 27 | 2012, mis en ligne le 12 avril 2024, consulté le 18 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elseneur/2030 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/elseneur.2030

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Auteur

Anne Gourio

Université de Caen Basse-Normandie

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Droits d’auteur

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