1Le 12 juin 2014, lors de la cérémonie d’ouverture officielle de la Coupe du Monde de Football au Brésil, les chaînes de télévision du monde entier ont transmis les images de trois jeunes Brésiliens – un blanc, une noire et un Amérindien. Symbolisant le métissage culturel du pays, ils sont entrés sur le terrain du stade Arena Corinthians à São Paulo et, ensemble, ils ont lâché une colombe blanche au milieu du rond central. Cependant, ce que les spectateurs du monde entier n’ont pas pu voir, c’est qu’après avoir accompli sa mission officielle, le jeune guarani Werá Jeguaka Mirim, 13 ans, est revenu sur ses pas pour protester. Il a levé une banderole rouge avec une inscription en noir faite à la main « demarcação » (démarcation, en français). Il voulait ainsi attirer l’attention des supporteurs et des spectateurs sur le drame de son aldeia (village), Krututu, qui attendait une décision de la part du Ministère de la Justice sur l’obtention d’un terrain plus grand, qui permettrait à la communauté de reprendre son mode de vie traditionnel. Cependant, cette scène de protestation pacifique n’a pas été jugée adaptée aux spectateurs du match inaugural (Brésil-Croatie) de la Coupe du Monde. Les caméras officielles de la FIFA se sont rapidement détournées, dans un acte de censure évident1.
2En effet, la question de la délimitation des terres n’est pas un problème qui concerne uniquement la tribu de Werá Jeguaka Mirim. La démarcation des terres indigènes du Brésil est un droit reconnu par l’article 231 de la constitution de 1988 :
3Le texte constitutionnel présente, en effet, une définition ample des droits indigènes :
-
reconnaissance des droits originels (i.e. antérieurs à la constitution de l’État brésilien) des Indiens sur les terres qu’ils occupent traditionnellement ;
-
inclusion parmi les biens de l’Union des terres traditionnellement occupées par les Indiens (article 20) ;
-
inclusion parmi les attributions du Ministère Public de la responsabilité de défendre judiciairement les droits et les intérêts des groupes indigènes (article 129) ;
-
reconnaissance et respect des organisations sociales et culturelles des groupes indigènes (article 231) ;
-
définition ample des terres traditionnellement occupées par les Indiens : ce sont « celles qu’ils habitent de manière permanente, celles qu’ils utilisent pour leurs activités productives, celles qui sont indispensables à la préservation des ressources du milieu naturel nécessaire à leur bien-être et celles qui sont nécessaires à leur reproduction physique et culturelle selon leurs usages, coutumes et traditions » (article 231, § 1) ;
-
usufruit exclusif, pour les groupes indigènes, des richesses naturelles du sol, des cours d’eau et des lacs de leurs territoires (article 231, § 2) ;
-
compétence exclusive du Congrès national pour délivrer les autorisations de prospection et d’exploitation minière ou d’exploitation des sources d’énergie hydraulique en territoire indigène après consultation des communautés indigènes affectées (article 231, § 3) ;
-
interdiction de déplacement forcé des Indiens de leurs territoires, sauf en cas de force majeure (catastrophes, épidémies, raisons de souveraineté nationale) et après délibération au cas par cas du Congrès national (article 231, § 5) ;
-
nullité des actes qui ont pour objet l’occupation et la possession des territoires indigènes, de même que l’exploitation des richesses du sol, des cours d’eau et des lacs qui s’y trouvent (article 231, § 6) ;
-
reconnaissance aux Indiens, à leurs communautés et à leurs organisations, du droit de recourir directement à la justice pour la défense de leurs droits et de leurs intérêts (article 232). (Buchillet 225-226)
4Mais des 600 demandes faites en 2014 au Brésil, seulement deux ont abouti (Conselho Indigenista Missionário 18). Cette situation fait bien évidemment écho à l’actualité, à un moment où l’Europe se trouve confrontée à la hausse des flux migratoires. Plus largement, depuis les colonisations, des milliers de peuples indigènes ont perdu le droit à leurs terres et à leurs ressources ancestrales sur les cinq continents. La décision de ne pas filmer la protestation guarani a été pointée du doigt et s’est trouvée, paradoxalement, amplement diffusée et décriée grâce notamment aux nouvelles technologies. Elle illustre parfaitement la problématique et les enjeux des terres indigènes, question que nous avons souhaité aborder dans ce huitième numéro de la revue Elohi Peuples indigènes et environnement, intitulé « Exodes, déplacements, déracinements ». La question du territoire y est examinée, plus précisément l’impossibilité pour certains groupes d’occuper le leur pour des raisons qui méritent d’être analysées.
5Dans l’appel à publication, Elohi proposait aux chercheurs intéressés de mener une réflexion « sur les liens entre le territoire et les constructions, discours et ressentis identitaires des peuples indigènes, en envisageant notamment la question des déplacements de populations ». Le constat évident que les peuples indigènes sont devenus étrangers sur la terre de leurs ancêtres permet de donner un sens commun à des phénomènes divers tels que les mouvements migratoires, les exodes, la sédentarisation, l’enfermement dans des réserves, l’urbanisation des indigènes et la lutte pour la démarcation des terres.
6Ce choix thématique coïncide avec une inclusion plus explicite des thématiques brésiliennes dans la revue Elohi qui accueille désormais des articles en portugais. Ainsi, plusieurs chercheurs, Brésiliens et Français, ont proposé des contributions sur le Brésil marquées par une approche et un corpus littéraire, révélateur de l’engouement actuel des chercheurs pour la géographie littéraire (Collot 2014), la géocritique (Westphal 2011) et la géopoétique (White). Force est de constater que dans un monde secoué par les flux migratoires, l’espace, dans sa dimension référentielle et textuelle, et la problématique du territoire avec sa portée identitaire, reviennent avec force.
7Mireille Garcia se penche sur la représentation des peuples et territoires indigènes de l’Amazonie brésilienne dans les romans Récit d’un certain Orient (1989), Deux frères (2000) et Cendres d’Amazonie (2005), de celui qui est un des écrivains brésiliens contemporains les plus traduits, Milton Hatoum. Prenant en compte le processus colonial, l’auteure présente le caractère marginal et détribalisé des Amérindiens de Hatoum et l’articule avec une cartographie de la région, interrogeant ainsi leur processus d’exclusion de la Nation.
8La contribution de Cécile Sidery nous permet d’avoir un exemple de la représentation de l’Amérindien dans la littérature hypercontemporaine brésilienne. Se penchant sur le sort des personnages amérindiens et métis qui vivent en pleine ville, la chercheuse analyse deux romans du Brésilien Paulo Scott : Habitante irreal (2011) et Ithaca Road (2013). Son article démontre que l’utopie urbaine des personnages d’origine indigène, aussi bien au Brésil qu’en Australie (lieu d’ancrage d’Ithaca Road), n’empêche pas la marginalisation ni la souffrance. Sidery étudie également la transgression spatiale du texte de Scott, lorsqu’il déborde sur ses propres marges, si bien que celles-ci contribuent à mettre en scène l’écriture du roman elle-même. L’espace textuel devient, par-là, métaphorique, ouvrant une réflexion sur l’exclusion et l’altérité de personnages issus des tribus guarani du sud du Brésil.
9Dans une tout autre approche, Aldo Litaiff s’intéresse également à l’ethnie du personnage littéraire Maína de Paulo Scott : les Guarani-Mbya. À partir d’une recherche ethnographique sur le terrain et des mythes mbya, il analyse les déplacements vers le littoral effectués par ce groupe depuis la colonisation en quête de la Terre sans Mal (Yvy mara ey). Envisageant les facteurs économiques, écologiques et la mythologie mbya, l’auteur considère les déplacements comme un acte de résistance culturelle et « un des moyens les plus efficaces de préservation de l’identité socio-culturelle guarani ».
10L’anthropologue Frédéric Allamel s’intéresse, quant à lui, aux Indiens houmas qui, de manière répétée, au cours de leur histoire, ont fait l’expérience de l’exode face aux pressions coloniales. Ce repli stratégique les a progressivement conduits vers les marécages côtiers de Louisiane, un territoire deltaïque aujourd’hui en voie de disparition et qui augure un nouveau départ. Les Houmas se trouvent donc une nouvelle fois confrontés à la déterritorialisation. Cependant, si certains membres de la communauté optent de manière individuelle pour l’exil, des stratégies de relocalisation collective se dessinent et pourraient mener à une nouvelle mutation de la culture houma.
11Enfin, la chercheuse israélienne Orit Rabkin introduit une nouvelle aire géographique dans Elohi, un lieu dans lequel les notions d’indigénéité et d’exode, rarement évoquée en ces termes, sont pourtant au cœur de conflits incessants. Pour Amos Oz, dont elle propose une lecture du récit Tale of Love and Darkness (2004) à la lumière de la philosophie d’Emmanuel Levinas, le désert israélien est un espace nomade tout à la fois d’exil et d’habitat qui pourrait être un lieu de rencontre, non de conflit, avec l’Autre palestinien. C’est en vertu de cette rencontre, et de la philosophie de responsabilité envers autrui, qu’une reconstruction commune est possible au cœur de la terre d’exil qu’est cet environnement désertique porteur de récits d’origine antagonistes.