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Le détail (1)
Lectures

Nous n’avons pas fait de détails

Yoan De Roeck, Ludovic Michaux, Arno Bertina, Bastien Gallet, Anastylose. Rome, XIII av. J.‑C., IX av. J.‑C., 1942 : farce archéologique en deux actes et un aparté (2006)
Bastien Gallet
p. 108-113
Référence(s) :

Yoan De Roeck, Ludovic Michaux, Arno Bertina, Bastien Gallet, Anastylose. Rome, XIII av. J.‑C., IX av. J.‑C., 1942 : farce archéologique en deux actes et un aparté, Lyon, Fage / Rome, Académie de France, 2006, 159 p.

Texte intégral

  • 1 Cet ouvrage est l’œuvre de quatre personnes, un graphiste (Yoan De Roeck), un photographe (Ludovic (...)

1S’il fallait d’une phrase résumer notre entreprise (qui finit par prendre la forme d’un livre, Anastylose1, j’y viens tout de suite), ce pourrait être celle-ci : « Nous n’avons pas fait de détails, mais nous avons beaucoup détaillé. » Peut-être devrais-je avant d’aller plus loin expliquer ce que j’entends par ce verbe, « détailler », qui d’aucune manière ne veut dire « s’intéresser aux détails » (sens 1). Détailler signifie « couper en morceaux » (sens 2) : séparer, puis disperser le détail – que l’on oppose non au tout mais au gros. Le détail n’est pas partie, il est morceau. Il ne se rapporte pas à un tout qui à la fois l’excède et le complète, il découpe un gros dont il n’est au plus qu’un échantillon. En ce sens, Anastylose est un détail, le détail – une « vente au détail » – d’un quartier de Rome, bout par bout, couche après couche, un arpentage qui découpe l’espace en fragments sans suivre ses articulations sensibles ou historiques. La logique de ce détail n’est pas celle du tout / parties mais celle du morceau par morceau. Et dans la mesure où ces morceaux ne se peuvent totaliser, il faut pour les recoller inventer des moyens nouveaux. La raison n’est plus dans le tout, elle est dans la colle.

Reproduction d’une double page du livre Anastylose

Reproduction d’une double page du livre Anastylose

2Prenons un exemple. Nous narrons dans ce livre des histoires de choses, des choses qui furent détruites, morcelées, dont les morceaux furent disséminés puis, le temps passant, mis au jour et finalement recomposés. Nous n’avons pas considéré ces morceaux comme des parties d’une totalité qui aurait une fois existé et qu’il faudrait reconstituer. Car nous ne pensons pas qu’il y eût jamais quelque chose comme une totalité – même si nous ne nions pas qu’il y eût dans ce cas, ni qu’il y ait en général, des intentions totalisantes. Le tout d’origine était aussi factice que le sera le tout final. L’Ara Pacis augustéenne (voir l’encadré) n’est pas moins une construction que sa reconstitution par Mussolini deux mille ans plus tard. La vérité de l’Ara Pacis s’il en est une réside dans ces morceaux que des générations de cardinaux amassèrent dans leur palais sans savoir de quel objet ils étaient les parties. Elle est dans le faisceau d’histoires à jamais incomplètes qu’ils racontent. L’Ara Pacis n’est pas autre chose que l’ensemble de ces histoires et il ne fut lui-même en tant que tout qu’un fragment de cet ensemble qui dure toujours – la dernière histoire en date étant celle de la construction particulièrement controversée du musée de l’Ara Pacis (en remplacement de l’habitacle mussolinien) par l’architecte américain Richard Meier. Il ne nous restait qu’à assembler ces morceaux, autrement dit à trouver la bonne colle. Ce fut la fiction et l’Histoire mêlées, indiscernables, la fiction poussant (proliférant) sur le matériau historique comme de la mauvaise herbe ou bien minant le discours historique (archéologique notamment) de l’intérieur en l’imitant – les faux abondent – ou en l’interrompant – d’autres voix surgissent dans la trame des discours. Les textes cités deviennent ainsi des morceaux, des détails (sens 2), au même titre que les blocs fragmentaires souvent complétés et réemployés de l’Ara Pacis.

Mussolini visite l’Ara Pacis en 1938

Mussolini visite l’Ara Pacis en 1938

Photographie d’archive
Correspondance livre p. 13, référence table des circulations : no 4

© Ludovic Michaux

3Nous détaillons donc mais l’Histoire fait de même – n’est-ce pas elle qui morcela l’Ara Pacis, brisa l’Obélisque, enterra l’Horloge solaire ? Elle n’est guère attentive aux touts qu’elle découpe au hasard, sans respect aucun pour la fine articulation de leurs parties. Elle crée ainsi des détails – sens 2 – (tel et tel morceau d’œuvres miraculeusement préservés du désastre) qui deviennent étrangement de nouveaux touts qui exigent que nous étudiions leurs détails – sens 1. Nous n’avons tenté dans Anastylose que de rendre les choses (Ara Pacis, Horloge solaire, Obélisque) à l’arbitraire du temps historique, qui détaille sans lois le gros que les hommes livrent à sa voracité. C’est ce détail que nous avons dans un premier temps reconstitué (par des enquêtes minutieuses et documentées, notamment sur l’histoire mouvementée des à peu près (le compte n’est jamais juste) vingt-quatre blocs retrouvés de l’Ara Pacis) avant de détailler nous-mêmes de plusieurs façons, ajoutant un deuxième acte au détail de l’Histoire. Comment ? D’abord en opérant ce détail dans différents arts : photographique, graphique, littéraire, donc selon des procédures différentes, relançant l’opération d’un art dans l’autre, l’amplifiant, la complexifiant, voire la contredisant (tel objet d’une photographie pris dans une fiction et décrit dans un texte archéologique). Ensuite en plaçant les détails relevés dans des situations fictionnelles qui en modifient le sens, leur font jouer d’autres rôles (l’Obélisque devient acteur de sa propre histoire qu’il finit par raconter à la première personne). Enfin en dévidant polyphoniquement ces fils historiques et fictionnels, afin que naissent ici et là nœuds soudains et résonances imprévues (ainsi ces pages où s’étagent au-dessus du texte de l’archéologue allemand Edmund Buchner les témoignages inventés d’habitants de l’immeuble dans les caves duquel il a entrepris sa campagne de fouilles, l’opération est là graphique autant que littéraire).

Moulage en plâtre d’un fragment de la frise inférieure de rinceaux de l’Ara Pacis Augustae (détail), Villa Médicis, Rome (2005)

Moulage en plâtre d’un fragment de la frise inférieure de rinceaux de l’Ara Pacis Augustae (détail), Villa Médicis, Rome (2005)

Correspondance livre p. 4, référence table des circulations : no 1

© Ludovic Michaux

4Il faudrait, mais espace et temps nous sont comptés, faire l’histoire du détail, par exemple en peinture, ce qui nous permettrait de montrer, peut-être, que la disparition du tout dans la peinture moderne emporte avec lui le détail (chez Monet, Malevitch, Mondrian, puis chez Pollock, Rothko, Klein, etc.). Aucune partie de leurs tableaux qui puisse faire détail, qu’un regard acéré soit à même de strictement délimiter. Que des morceaux donc, qu’on peut toujours agrandir, il n’en surgira aucun détail (sens 1). Comment détailler un monochrome sinon au sens que nous choisissons de donner à ce verbe (sens 2) ? Ce qui nous amène à augmenter le premier sens du mot détail. Il faudrait ajouter à notre proposition initiale – « il n’est de détail sans tout » – une seconde – « il n’est de détail sans limites, limites qui déterminent un espace et un sens à l’autonomie relative ». D’où la tension qui fut longtemps un des moteurs de la peinture occidentale entre détail et tout, le tout pouvant parfois se résoudre dans le détail (un ou plusieurs, pensez aux Ambassadeurs d’Holbein), voire se dissoudre dans sa prolifération (Le Jardin des délices de Bosch). On trouve des cas semblables dans l’histoire littéraire, de l’extrême attention aux détails dans la Recherche du temps perdu (telle sensation éprouvée jadis par le narrateur et qui retrouvée boucle l’enfance sur l’âge adulte, tel petit pan de mur jaune dans lequel s’involue le sens d’une vie : détails qui produisent ce qu’on pourrait appeler des moments de totalisation au sein de la Recherche, ouvrage qui par conséquent ne fait tout que par moments) à leur folle prolifération dans Finnegans Wake (livre qu’il faut se résoudre à lire comme on détaille un gros). En renonçant au tout, les peintres (et les écrivains) modernes ont également renoncé à l’autonomisation relative (potentielle) des parties. N’importe quelle partie d’un monochrome (quel en serait l’équivalent littéraire ?) est évidemment identique au tout – cas extrême mais emblématique.

5Nous fûmes finalement des bouchers indifférents aux parties de l’animal que nous découpions, mais par lui – l’animal matériau – fascinés. Nos couteaux n’étaient jamais assez aiguisés, nous coupions au milieu de l’os, nous mangions tout ce qui tombait sous nos lames, nous n’étions jamais rassasiés. Et, bien entendu, il n’y eut pas de restes.

Anastylose, extrait 1

L’Ara Pacis (littéralement l’« autel de la paix ») fut consacré le 4 juillet 13 et inauguré le 30 janvier 9 non loin du mausolée qu’Auguste avait fait ériger à son intention en 28 av. J.‑C. Quatre cloisons de marbre formaient l’enceinte d’un autel à ciel ouvert. On y pénétrait par des portes creusées sur les faces est et ouest de part et d’autre desquelles figuraient des panneaux sculptés en bas-relief. Sur les faces sud et nord étaient disposées, sur la partie haute, des frises représentant des groupes de personnages en procession parmi lesquels Auguste et sa famille, des prêtres, des augures et des sénateurs, et, sur la partie basse, des frises végétales détaillant les enroulements multiples d’un grand calice d’acanthe. Pendant cette période, Auguste fit construire à proximité et en rapport avec cet autel un cadran solaire de grande taille (un peu plus d’un hectare) dans le creux duquel il fit ériger, en guise de gnomon, un obélisque qu’il ramena de sa campagne d’Égypte. Il n’existe qu’un seul témoignage antique de ce cadran solaire, un court texte de Pline qui figure dans le livre XXXVI de son Histoire naturelle. Dans les siècles qui suivirent, les éléments de ce vaste dispositif furent peu à peu détruits ou ensevelis, puis redécouverts. On déterra des morceaux du cadran solaire à partir du milieu du xve siècle. L’obélisque fut retrouvé brisé en 1502. Des fragments de l’Ara Pacis commencèrent à sortir de terre en 1566. En 1879, l’archéologue Friedrich von Duhn établit qu’ils avaient fait partie de l’autel de la paix d’Auguste. En 1938, à la demande de Mussolini et à l’occasion du bimillénaire de la naissance d’Auguste, l’Ara Pacis fut reconstruit et placé à proximité de son mausolée. En 1976, un archéologue allemand, Edmund Buchner, proposa une reconstitution de l’ensemble du dispositif. Au cours de l’été 1980, après un an de fouilles, il mit à jour un fragment du cadran solaire.

Anastylose, extrait 2

On a voulu construire un lieu. On, c’est-à-dire Auguste, qui alla jusqu’à mettre son corps dans l’affaire. Un lieu qui aura été un symbole. Le symbole ajointait la course du Soleil dans le ciel romain et la paix de l’Empire. Cet ajointement démesuré, le lieu en question, était un cadran solaire dont le tracé en hyperbole couvrait une partie du champ de Mars et dont le style était un obélisque de granit rose de vingt-deux mètres de hauteur. Mais ce lieu était aussi un morceau de la Rome réelle et celle-ci le dispersa en à peine plus de temps qu’il n’en avait fallu pour en joindre les parties. Les crues du Tibre le recouvrirent, le détruisirent, le démembrèrent. Il eut, de tous les lieux de la Rome antique, la vie la plus courte qui fût. Nous faisons l’inventaire d’un morceau d’espace. Nous dénombrons, nommons, classifions, datons son mobilier. Une église, des immeubles d’habitation, des magasins de vêtements, une place, quelques cafés dont un affiche une reproduction à l’échelle un du fragment mis à jour par Buchner, un kiosque à journaux, et tout ce qu’on ne voit plus, qui fut qui n’est plus, ou bien qui est encore mais trente pieds sous le sol asphalté ; inventaire du réel, du possible, du passé, de l’avenir, du fictif. Ce morceau d’espace comprend la via in Lucina, une portion de la via di Campo Marzio, une partie de l’église San Lorenzo in Lucina et quelques mètres des deux rues adjacentes à la via di Campo Marzio avant qu’elle ne débouche sur la piazza San Lorenzo in Lucina. Nous faisons l’inventaire des mots qu’on a écrits sur ce morceau d’espace, très peu par celui qui, ayant vu le lieu, le décrivit – Pline l’Ancien, mort d’avoir voulu de trop près voir le Vésuve crachant ses cendres – et beaucoup par ceux qui, ne l’ayant pas vu, commentèrent ses mots, reconstruisirent le lieu d’après ces mots, produisirent ainsi à peu près autant de lieux qu’il y a de mots dans le texte de Pline.

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Notes

1 Cet ouvrage est l’œuvre de quatre personnes, un graphiste (Yoan De Roeck), un photographe (Ludovic Michaux) et deux écrivains (Arno Bertina et Bastien Gallet). Il fut conçu et en partie réalisé à l’Académie de France à Rome (Villa Médicis), où nous étions pensionnaires. Il fut publié en 2006 aux éditions Fage. [BG]

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Table des illustrations

Titre Reproduction d’une double page du livre Anastylose
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/docannexe/image/972/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 448k
Titre Mussolini visite l’Ara Pacis en 1938
Légende Photographie d’archive Correspondance livre p. 13, référence table des circulations : no 4
Crédits © Ludovic Michaux
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/docannexe/image/972/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 752k
Titre Moulage en plâtre d’un fragment de la frise inférieure de rinceaux de l’Ara Pacis Augustae (détail), Villa Médicis, Rome (2005)
Légende Correspondance livre p. 4, référence table des circulations : no 1
Crédits © Ludovic Michaux
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/docannexe/image/972/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 881k
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Pour citer cet article

Référence papier

Bastien Gallet, « Nous n’avons pas fait de détails »Écrire l'histoire, 3 | 2009, 108-113.

Référence électronique

Bastien Gallet, « Nous n’avons pas fait de détails »Écrire l'histoire [En ligne], 3 | 2009, mis en ligne le 01 juin 2012, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/972 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/elh.972

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Auteur

Bastien Gallet

Bastien Gallet a été producteur à France Culture, rédacteur en chef de la revue Musica Falsa, directeur du festival Archipel (Genève), pensionnaire à l’Académie de France à Rome (villa Médicis).
Il est éditeur aux éditions MF (www.editions-mf.com) et enseigne la philosophie à l’École nationale des Beaux-Arts de Lyon.
Il a publié deux romans : Une longue forme complètement rouge, aux éditions Léo Scheer, et Marsyas, aux éditions MF ; deux essais sur la musique ; Anastylose, aux éditions Fage (en collaboration avec Ludovic Michaux, Yoan De Roeck et Arno Bertina).
Il s’occupe aujourd’hui de philosophie, d’art sonore et de littérature.

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Droits d’auteur

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