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Le détail (1)
Lectures

Carole Dornier, Claudine Poulouin (dir.), L’Histoire en miettes. Anecdotes et témoignages dans l’écriture de l’histoire (xviexixe siècle) (2004)

Marc Hersant
p. 99-101
Référence(s) :

Carole Dornier, Claudine Poulouin (dir.), L’Histoire en miettes. Anecdotes et témoignages dans l’écriture de l’histoire (xviexixe siècle), Elseneur, no 19, Presses universitaires de Caen, 2004, 334 p.

Texte intégral

1De l’époque de Commynes à celle de Chateaubriand, des formes d’histoire du temps présent ou du passé récent réduisant leur autorité énonciative à l’expérience vécue d’un témoin ou leur matière à des « bagatelles » et autres « anecdotes » prolifèrent en marge d’une histoire officielle, érudite, « philosophique », qui tend à les repousser hors de ses frontières. Cette « histoire en miettes » n’est donc pas écrite par des « historiens » universellement reconnus comme tels et apparaît comme une histoire des « marges », pour reprendre l’image de Malina Stefanovska à propos de Saint-Simon. Caractérisée par une « myopie » naïve ou militante, elle ignore ou dédaigne les entreprises de totalisation et les visions surplombantes ainsi que toute vision intellectualisée du devenir historique. Et son succès actuel – qu’une collection comme « Le Temps retrouvé » suffit à résumer – exprime une véritable nostalgie pour des formes d’écriture de l’histoire ne proposant pas une froide et comme indifférente compréhension du passé et en produisant, au contraire, une émouvante « résurrection ». Ce volume collectif, dirigé par Carole Dornier et Claudine Poulouin, permet, au fil des contributions, une première vue d’ensemble sur le sujet.

2« Historiens par accident », selon une belle formule de Jean-Paul Bachelot (p. 33), les témoins, auteurs de mémoires ou de récits de voyages, mettent en avant la légitimité d’une connaissance acquise par l’expérience qu’ils opposent plus ou moins polémiquement au savoir livresque et au discours produit dans les parages immédiats du pouvoir. L’« autopsie » apparaît ainsi, chez Jean de Léry (commenté par Philippe de Lajarte), comme le premier repère de l’écriture et le fondement principal de la vérité ; au siècle suivant, les mémoires des camisards opposent à l’histoire officielle louis-quatorzienne « le caractère irréfutable » d’un récit qui « découle d’une expérience vive » (Emmanuèle Lesne-Jaffro, p. 107). Traditionnellement stigmatisés comme une entorse à la vérité, la subjectivité de l’énonciateur, le caractère « étriqué » de son point de vue, l’explicitation de ses positions affectives ou politiques, s’affirment donc de plus en plus nettement comme les conditions de son surgissement, et cette position informe tout le « genre » des mémoires avant de trouver son théoricien, relativement tardif, avec Chladenius. Certains mémorialistes n’hésitent d’ailleurs pas à présenter leurs « témoignages » comme d’authentiques œuvres d’histoire dont la « partialité » serait un gage de vérité, à l’opposé de la « fabrication » purement professionnelle de l’histoire par des hommes de cabinet : c’est le cas, au plus haut point, pour l’histoire orgueilleusement « aristocratique » de Retz ou de Saint-Simon, chez qui, selon moi, le « J’ai vu » n’est d’ailleurs souvent que le masque d’un « Je suis » pensé comme la seule véritable origine du vrai. Frédéric Briot analyse le cas particulièrement étrange et attachant de l’œuvre hors normes de Louis-Henri Loménie de Brienne (1636-1698), mémorialiste et fils de mémorialiste, dont les Mémoires, écrits par deux fois, hésitent tragiquement entre le « rassemblement de membres épars » (p. 137), en compilant les témoignages d’autrui pour produire par une sorte de mosaïque des points de vue une synthèse historique, et un pur témoignage individuel glissant vers l’autobiographie et même l’histoire (implicite) d’une (espèce de) folie. Ces textes inouïs semblent à la fois faire éclater la subjectivité la plus débridée et la plus « désordonnée » et orchestrer un véritable débordement de l’auteur par les voix d’autrui, le projet historique apparaissant comme l’horizon toujours repoussé d’une écriture proprement « expérimentale ».

3Méprisée pour son insignifiance et sa trivialité, l’anecdote, qui redevient presque un genre à part entière avec Varillas (dont Philippe Hourcade étudie les célèbres Anecdotes de Florence), oppose son succès persistant et insolent à la multiplicité des discours accusateurs. Les Historiettes de Tallemant des Réaux semblent ainsi, et de manière particulièrement exemplaire, préférer une infinie collection de « petits faits vrais » juxtaposés à la chimère d’un récit historique unifiant. Le temps représenté est donc celui d’une discontinuité radicale et l’objet du prodigieux « potinier » se construit, contre toute vision panoramique de l’époque, dans une juxtaposition de portraits et un « règne de l’individu et de l’unique ». Pour Francine Wild, aucun texte ne pousse plus loin le refus de toute généralité, « son étonnement toujours renouvelé [interdisant] à Tallemant des Réaux de passer d’une collection de cas particuliers à une vue d’ensemble » (p. 328). Cette œuvre d’un aimable et souriant extrémisme va donc jusqu’au bout de l’expérience de l’anecdote comme « vision du monde ». Chez Saint-Simon ou chez la comtesse de Boigne étudiés par François Raviez, tourmentés par la même « obsession de l’authenticité » (p. 194), l’anecdote n’est plus en revanche l’unique élément du récit et trouve sa place dans un complexe narratif hétéroclite qui vise à découvrir « les intrigues, les cabales et actions publiques et particulières » dans une vertigineuse ramification des causes. Le petit « trait » isolé ne demeure pas replié sur lui-même mais fonctionne à la fois comme signe et symptôme « caractérisant » les mouvements historiques de fond, et comme « coloris de la vérité ». La question est alors posée du lien entre anecdote et histoire générale, entre détail et totalité. Catherine Volpilhac-Auger montre qu’elle est au cœur des préoccupations de Voltaire et que l’historien « philosophe » par excellence, qui oppose, à la curiosité myope de ses contemporains, son programme d’une « histoire de l’esprit humain », n’en est pas moins obligé de faire une place – parfois encombrante – à l’anecdote et de tenter de produire un discours de justification. À travers l’expérience historiographique de Voltaire, c’est donc tout l’itinéraire de l’histoire ultérieure, d’un refus absolu des « miettes » historiques à leur réinvestissement par des projets ambitieux, qui se trouve préfiguré.

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Pour citer cet article

Référence papier

Marc Hersant, « Carole Dornier, Claudine Poulouin (dir.), L’Histoire en miettes. Anecdotes et témoignages dans l’écriture de l’histoire (xviexixe siècle) (2004) »Écrire l'histoire, 3 | 2009, 99-101.

Référence électronique

Marc Hersant, « Carole Dornier, Claudine Poulouin (dir.), L’Histoire en miettes. Anecdotes et témoignages dans l’écriture de l’histoire (xviexixe siècle) (2004) »Écrire l'histoire [En ligne], 3 | 2009, mis en ligne le 01 juin 2012, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/955 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/elh.955

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Auteur

Marc Hersant

Marc Hersant, maître de conférences en littérature française à l’université Bordeaux III, a consacré sa thèse à Saint-Simon (Le Discours de vérité dans les Mémoires du duc de Saint-Simon, Paris, Champion, 2008). Il est également l’auteur de plusieurs articles portant sur Saint-Simon, Retz, Voltaire, les mémorialistes des xviie et xviiie siècles (notamment « Autodestination et mondanité dans les Mémoires de Mme de Staal-Delaunay », Dix-huitième siècle, no 39, 2007).

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