Jean-Louis Margolin, L’Armée de l’Empereur. Violences et crimes du Japon en guerre, 1937-1945 (2007)
Jean-Louis Margolin, L’Armée de l’Empereur. Violences et crimes du Japon en guerre, 1937-1945, Paris, A. Colin, 2007, 479 p.
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Armée de l’Empereur (L’). Violences et crimes du Japon en guerre‚ 1937-1945 – (Jean-Louis Margolin‚ 2007)Texte intégral
1Dans la France d’aujourd’hui, les standards d’écriture de l’histoire varient en fonction des peuples concernés. À propos d’un pays comme le Japon, encore exotique pour la plupart de nos intellectuels, qui souvent n’en connaissent pas grand-chose, on accepte encore des discours, et des modes d’articulation de l’histoire et de la morale, qui feraient hurler s’ils étaient tenus à propos de territoires plus proches.
- 1 L’ouvrage a aussi fait l’objet de recensions sévères, comme celle du sinologue Christian Henriot pa (...)
2L’Armée de l’Empereur de Jean-Louis Margolin a ainsi bénéficié de plusieurs recensions critiques favorables et a été couronné en 2007 par le prix Augustin Thierry, qui récompense « un ouvrage d’histoire ayant contribué de façon remarquable au progrès de la recherche historique et/ou à sa diffusion »1.
3Condensé d’études anglophones, cet ouvrage dresse un panorama des atrocités commises par le Japon en guerre, mais sans donner accès à leur compréhension. Il ne peut donc avoir d’autre résultat que de conforter le stéréotype de la violence intrinsèque du peuple japonais, stéréotype dont il faudra un jour écrire l’histoire, le Japon ayant fourni au xixe siècle, via les figures du samouraï et de la geisha – sans parler du hara-kiri –, les ingrédients propres à la cristallisation durable d’un cocktail de cruauté et d’érotisme.
4L’auteur proteste vigoureusement de la pureté de ses intentions. En quatrième de couverture, il écrit en effet : « Les explications, trop simples, par la culture ou le contexte ne tiennent pas. » Il précise ailleurs : « On ne doit pas ajouter foi à l’idée d’un atavisme meurtrier chez les Japonais, même restreint aux périodes féodale et postféodale » (p. 30). Au reste, ne donne-t‑il pas un exemple du traitement particulièrement humain des prisonniers de guerre par leurs geôliers japonais au début du xxe siècle ?
5Comme il n’y a pas lieu de mettre en doute sa bonne foi, force est de constater que Jean-Louis Margolin semble inconscient du préjugé culturaliste qui travaille son propos, en dépit de ses déclarations de principe. Je souhaiterais me concentrer ici sur le premier chapitre de l’ouvrage, dont le titre, « Le bréviaire de la haine », renvoie explicitement à l’étude de Léon Poliakov sur l’extermination des juifs par l’administration hitlérienne. Il se trouve que ce chapitre 1 est consacré à une sorte de généalogie de la violence au Japon, de l’entrée dans l’histoire au vie siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Il y aurait donc dans l’histoire du Japon, prise dans son ensemble, quelque chose qui aurait à voir avec l’histoire occidentale de l’antisémitisme. Et que peut être ce quelque chose ainsi impliqué sinon une certaine perméabilité, continue, des Japonais à la cruauté ?
6Sur près de quarante pages en effet, l’auteur donne des exemples de la place occupée par la violence dans la société japonaise à travers les âges. Il est vrai qu’il consacre aussi dix-neuf lignes à la relative douceur des temps très anciens (p. 25-26), deux lignes à la clémence des Tokugawa (p. 30), puis une page et demie à trois épisodes pacifiques de l’ère Meiji (1868-1912). Mais que pèsent ces notations éparses par rapport au fil rouge d’un développement fortement ponctué par l’auteur ?
- 2 Référence d’ailleurs fort discutable [EL].
Dès le xie siècle commence à se forger ce code du guerrier qui, plus tard, sera synthétisé dans le bushidô, et qui vante le mépris de la mort (la sienne mais aussi celle des autres…) autant que le dévouement au suzerain. Les passions qui vont de plus en plus s’imposer dans la nouvelle aristocratie féodale sont, selon l’historien George Sansom2, la jalousie, la colère, l’orgueil, la rapacité et la cruauté. (p. 26)
7Plus tard, vers le xive siècle, « cruauté et implacabilité semblent être devenues les vertus cardinales » (p. 28). Et un peu après, au xvie siècle, « cette atmosphère d’extrême violence allait s’étendre au delà de l’archipel » (p. 29).
8Jean-Louis Margolin précise son propos quand il en arrive au Japon moderne et contemporain :
Toute moderne qu’elle veuille être, l’armée nippone de l’ère Meiji entend aussi se situer dans la continuité des valeurs et traditions des guerriers de l’archipel. (p. 33)
9Il mentionne alors le « Code de conduite militaire » de 1882, édicté par l’Empereur lui-même, qui reprendrait les vertus du bushidô en les infléchissant. Il cite d’ailleurs un extrait de ce texte en épigraphe de ce chapitre 1, donnant clairement à voir le noyau dur de son argumentation : il existerait au Japon une tradition de violence, mise en place par les guerriers au Moyen Âge ; l’État de Meiji, fondamentalement « pétri d’esprit nationaliste et guerrier » (p. 36), en hériterait et se constituerait en creuset du « nouvel esprit impérialiste et totalitaire » (p. 34) qui se serait diffusé petit à petit dans toute la population, comme l’explique toute la suite du chapitre.
10Le problème est que ce texte essentiel de 1882 est en réalité dirigé contre les guerriers, dont le statut social venait d’être supprimé et dont le jeune État de Meiji venait de mater les dernières révoltes.
11Ce contresens sur les conditions de la mise en place de l’armée japonaise moderne vient s’associer à un traitement indigent de la notion de bushidô. Celle-ci joue pourtant un rôle essentiel dans L’Armée de l’Empereur puisqu’elle permet à l’auteur de souligner la continuité de l’histoire japonaise de la violence. L’auteur fait pourtant l’économie de toute étude sérieuse à ce sujet, expliquant dans une note (n. 36, p. 33) qu’il s’est appuyé sur un ouvrage de Tanaka Yuki. Or, si ce dernier est un spécialiste reconnu de la Seconde Guerre mondiale, il ne parle du bushidô que dans la conclusion de son ouvrage, de manière superficielle et contestable. Misère de la documentation de seconde main… Il n’y a en vérité pas grand-chose de commun entre les ébauches de codes de conduite des guerriers du Moyen Âge, certaines constructions théoriques parfois esthétisantes de l’époque d’Edo (1603-1868), la véritable « invention d’une tradition » du bushidô à la fin des années 1890, et l’instrumentalisation de certains aspects de cette thématique par l’État et l’armée à partir de la guerre avec la Russie en 1904-1905.
12De cette question, il conviendrait de faire une histoire articulée, comme il conviendrait de dresser un tableau un tant soit peu synthétique de l’histoire politique du Japon de 1853 à 1945 et d’expliquer ce que signifia réellement la confrontation du Japon aux « redoutables impérialismes d’Occident » (comme il est dit en passant p. 35), par exemple en s’arrêtant un instant sur le traité de Versailles et le rejet par les puissances alliées de la proposition du Japon de reconnaître l’égalité des races. Car ce qui manque cruellement à cet ouvrage, ce sont des jalons solides, nécessaires pour comprendre comment on en est arrivé à ces exactions. Malgré son titre, L’Armée de l’Empereur réussit le tour de force de ne rien dire de l’histoire de l’armée japonaise moderne en tant que telle, de sa formation, de son évolution, du processus par lequel elle a pris son autonomie par rapport au pouvoir politique, des circonstances précises qui l’ont conduite à commettre ces atrocités.
13Plutôt que de démêler des causalités complexes ou de s’interroger sur l’enracinement historique de ces violences, l’auteur recourt à des généralisations douteuses à propos d’une « société qui jamais n’accorda beaucoup d’importance à une morale transcendante » (p. 53). Il n’hésite pas à conclure son évocation du « bréviaire de la haine » japonais par une section consacrée à l’étude des « ressorts psychologiques et sociétaux qui facilitent le passage à l’acte » (p. 60-63). Il entend ainsi s’interroger sur la « culpabilité collective, partagée par la plupart des Japonais » (p. 60), puisque, affirme-t‑il sans argument, on « possède les exemples surabondants d’une participation enthousiaste aux pires horreurs » (p. 60). Celui-là même qui se défendait vigoureusement de tout culturalisme – « Moi souris ! […] Je suis oiseau : voyez mes ailes » (La Fontaine) – change soudain son fusil d’épaule :
Seules les méthodes de l’anthropologie permettent de percer à jour cette zone d’ombre qui réside – à dose évidemment variable – en chaque Japonais […]. (p. 60)
14Une fois encore l’« historien » proteste benoîtement de la pureté de ses intentions : les « traits spécifiques » qu’il entend mettre en valeur ne sont pas « des caractères intemporels », ils « ont été construits historiquement » (p. 60). Quand ? comment ? On ne le saura pas, mais peu importe, somme toute, à un auteur qui enfile à la chaîne clichés et contrevérités :
L’insularité du Japon redoublée par sa longue coupure d’avec le reste du monde, jusqu’au milieu du xixe siècle, explique leur « naturalisation » persistante, et presque universelle, dans une société particulièrement homogène sur le plan culturel. (p. 61)
15Jean-Louis Margolin peut alors expliquer sans ciller ce qu’est « le Japonais » (p. 61) : cet individu soumis à « un filet au maillage extrêmement serré » « qui sécrète conformisme, timidité, aussi bien que, plus positivement, fidélité, correction et efficacité » (p. 61), un être qui par ailleurs ne connaît pas « le concept universel de moralité » (p. 62).
16Est-il nécessaire de promouvoir aujourd’hui ce genre de poncifs consternants, vêtus des oripeaux de l’« histoire longue » ? Et les « japonologues » occupés au quotidien à comprendre la complexité du réel et des voix qui l’expriment méritent-ils d’être renvoyés à des allégeances imaginaires quand ils dénoncent leur inanité ?
Notes
1 L’ouvrage a aussi fait l’objet de recensions sévères, comme celle du sinologue Christian Henriot parue dans l’European Journal of East Asian Studies (vol. 7, no 1, 2008, p. 161-165). La plus complète a été publiée « en guise d’éditorial » dans la revue Cipango. Cahiers d’études japonaises (no 15, 2008), sous la plume d’Arnaud Nanta, à qui j’ai apporté mon soutien. La réponse de Jean-Louis Margolin paraîtra dans le numéro 16. On en trouvera les éléments essentiels dans la « Postface inédite » qu’il a donnée à la réédition de son ouvrage sous le titre Violences et crimes du Japon en guerre, 1937-1945, Hachette (Pluriel), 2009.
2 Référence d’ailleurs fort discutable [EL].
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Emmanuel Lozerand, « Jean-Louis Margolin, L’Armée de l’Empereur. Violences et crimes du Japon en guerre, 1937-1945 (2007) », Écrire l'histoire, 5 | 2010, 109-112.
Référence électronique
Emmanuel Lozerand, « Jean-Louis Margolin, L’Armée de l’Empereur. Violences et crimes du Japon en guerre, 1937-1945 (2007) », Écrire l'histoire [En ligne], 5 | 2010, mis en ligne le 21 mai 2013, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/874 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/elh.874
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