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Lectures

Histoire, autobiographie, morale

Jeremy D. Popkin, History, Historians, and Autobiography (2005)
Saul Friedländer, Quand vient le souvenir… (1978)
Nathalie Richard
p. 105-109
Référence(s) :

Jeremy D. Popkin, History, Historians, and Autobiography, Chicago / Londres, University of Chicago Press, 2005, 339 p.

Saul Friedländer, Quand vient le souvenir…, Paris, Éd. du Seuil, 1978, 170 p.

Texte intégral

1History, Historians, and Autobiography rend manifestes la spécificité des écritures de soi dans les autobiographies d’historiens, et leur diversité. L’essai de Jeremy D. Popkin permet ainsi de cerner l’originalité de Quand vient le souvenir…, le récit autobiographique de Saul Friedländer proposant moins un retour sur la pratique historique qu’un acte de réarticulation morale de l’histoire et du témoignage.

  • 1 Jean-Philippe Bouilloud, Devenir sociologue. Histoires de vie et choix théoriques, Érès, 2009.

2L’ouvrage de Popkin se saisit de la tradition des autobiographies d’historiens, apparue en même temps que le renouvellement de l’autobiographie littéraire. Les Memoirs of My Life (1796) d’Edward Gibbon inaugurent un corpus où s’intègrent plusieurs historiens du xixe siècle, avant la floraison des textes de la fin du xxe siècle qu’illustrent, parmi bien d’autres, les Essais d’ego-histoire réunis par Pierre Nora (1987). Popkin inscrit son étude dans la réflexion théorique suscitée par le genre autobiographique. S’il se fait l’écho de perspectives littéraires, telles celles de Philippe Lejeune en France, il intègre également des développements méthodologiques venus des sciences humaines et sociales. Un tournant qualitatif, soulignant l’importance des représentations des sujets étudiés, y a favorisé la prise en compte des témoignages autobiographiques comme matériau. Les récits de vie suscités et étudiés par les sociologues de l’« École de Chicago » dans les années 1930, ou bien encore ceux qui ont été réunis par Pierre Bourdieu et ses collaborateurs dans La Misère du monde (1997) relèvent principalement de cette nouvelle attention accordée aux récits de témoins. Plus récemment, l’insistance, parfois qualifiée de « postmoderne », sur la réflexivité du chercheur face à sa pratique a quant à elle favorisé la multiplication des autobiographies de savants. Les Essais d’ego-histoire, ou bien encore les mémoires aujourd’hui réclamés en France pour l’habilitation à diriger des recherches, ressortissent prioritairement à cette exigence. Ces autobiographies de savants ont à leur tour fait naître une réflexion sur ce qu’elles peuvent apporter à l’histoire des sciences et à l’épistémologie. Il y a peu, un ouvrage analysait en ce sens un corpus d’autobiographies de sociologues1 ; les analyses de Popkin s’engagent dans une telle direction.

3Au sein du corpus étudié par Popkin, Quand vient le souvenir… fait figure d’exception, car cet essai ne relève pas de l’intention réflexive qui préside à la plupart des textes de chercheurs. Ce n’est pas un récit de vocation et sa partie narrative s’achève avant que l’auteur n’entreprenne les études qui le mèneront à une carrière académique. Il ne comporte ainsi aucune scène topique d’illumination, sur le modèle de celle où Gibbon raconte comment lui vint le projet du Decline and Fall of the Roman Empire, le 15 octobre 1764, alors qu’il visitait les ruines du Capitole ; il ne met pas en exergue l’influence d’une lecture de jeunesse, semblable à celle qu’Augustin Thierry attribue aux Martyrs de Chateaubriand, ni ne relate de rencontre avec un professeur initiateur. Ce texte n’est pas non plus une mise en scène de soi comme savant et ne participe pas à la construction d’un ethos scientifique. Ce n’est donc pas comme engagement moral à respecter les règles du « métier d’historien » que les souvenirs de Friedländer éclairent la question des relations entre histoire et morale.

4Le texte est un recueil de souvenirs. Sa forme même, qui entremêle des fragments relevant de plusieurs chronologies, rend justice à la dynamique suggérée dans le titre. Ce qui aurait pu être raconté comme le fil continu d’un destin (l’enfance pragoise, l’exil en France, la déportation et la mort des parents, la conversion contrainte et salvatrice au catholicisme, le pensionnat chez les Sœurs de la Solidarité, la Libération, le voyage vers Israël en 1947) y est interrompu par des considérations, inquiètes et lucides, sur le présent et sur l’histoire de l’État d’Israël. Le texte se donne ainsi comme un resurgissement fragmentaire, à la manière du fonctionnement de la mémoire, et comme une réflexion qui passe incessamment du passé au présent, à la manière de la pensée.

  • 2 Paru dans New German Critique, no 80, Special Issue on the Holocaust, 2000, p. 3-15 ; voir sur ce p (...)
  • 3 Comme le fait également Patrick Hochart dans ce numéro.

5Ce faisant, Quand vient le souvenir… se rapproche des témoignages qui servent de sources aux historiens. S’il participe de la construction de l’histoire en tant que connaissance savante, c’est au sens où son auteur est un témoin, un survivant, dont la parole recueillie serait indispensable à la fabrication d’une compréhension réelle de la Shoah. De l’importance de ces sources, Friedländer s’est expliqué par exemple dans un article, « History, Memory, and the Historian », dont le sous-titre (« Dilemmas and Responsabilities ») suggère à quel point les enjeux sont sur cette question moraux et politiques autant qu’épistémologiques2. Il y met en exergue la remarque d’Hannah Harendt3 que la monstruosité attribuée à la Shoah pourrait avoir pour conséquence de mettre en miroir de l’inhumaine culpabilité des bourreaux l’innocence également inhumaine des victimes, dépouillées par cette qualification de libre arbitre et de libre action. Friedländer en tire pour l’histoire deux conséquences résolument « morales ».

6Redonner la parole aux victimes, prendre en compte leurs témoignages, serait tout d’abord échapper à la sidération du mal, qui ferait qu’on ne peut rien en dire et interdirait toute entreprise d’explication savante. Or, une telle explication est nécessaire, afin de lutter contre l’une des conséquences politiquement déviantes de la sidération émotionnelle du mal. Celle-ci favoriserait l’érection d’une échelle de l’horreur ouvrant sur des comparaisons stériles pour la connaissance, parce qu’elles sont opérées hors de toute distance critique et de toute nuance, comme ce fut le cas des hiérarchies du mal entre nazisme et stalinisme, débattues en Allemagne à la fin des années 1980 lors de la « querelle des historiens » (Historikerstreit) et en France dans les années 1990.

7Le silence, l’émotion exclusive aboutissent à une simplification du passé, là où la responsabilité de l’historien est de rendre la complexité et la particularité de faits qu’il s’agit d’expliquer. Prendre en compte les témoignages des victimes, c’est ériger l’histoire en outil de subtilité et de critique en y réintroduisant la « complexité d’événements discrets », « l’ambiguïté des comportements humains » (victimes et bourreaux confondus), et en soulignant « l’indétermination des processus sociaux de large échelle ». Seule cette historicisation véritable permettrait de construire un discours parallèle, voire concurrent, à la simplicité du jugement moral qui fonde les stratégies de mémoire.

8Prenant en considération les représentations de ceux qui ont vécu les faits, la description du nazisme comme mécanique totalitaire (donc comme logique abstraite) se doublerait ainsi du tableau d’un face-à-face concret entre des êtres humains, dont chacun porterait une part de responsabilité, ne serait-ce que par incompréhension ou passivité. Faire du passé une affaire pleinement humaine, un jeu d’acteurs toujours partiellement libres de leurs actes et de leurs choix moraux, où rien n’est simple et où rien ne se plie dans l’instant au jugement moral tranché de l’après-coup, tel est pour Friedländer l’inconfortable responsabilité de l’historien. Ainsi l’histoire serait-elle morale non pas au sens où elle ouvrirait sur de possibles jugements moraux ou pénaux, mais en tant que science humaine, au sens où elle aurait vocation à restituer la pleine humanité (la liberté morale) des acteurs du passé.

9Tel est, par bien des aspects, ce qu’entreprend Friedländer lorsqu’il se penche sur son propre passé. La citation d’exergue, tirée du Golem de Gustav Meyrink (1915), place l’entreprise sous le signe de la connaissance. « Quand vient la connaissance, le souvenir vient aussi, progressivement […]. » Mais Quand vient le souvenir… inverse l’ordre de la citation, mettant par là à distance le cadre mystique kabbalistique du roman de Meyrinck. Avec le personnage de ce roman, Friedländer partage une amnésie de soi. Et son ouvrage est surtout une enquête sur soi, qui emprunte à la psychanalyse. Il s’y efforce de contrer la logique du refoulement traumatique, d’aller contre l’« extraordinaire mécanisme de la mémoire » qui « efface » l’insupportable, ou plutôt l’« enfonce » (p. 83). L’ouvrage peut ainsi se lire comme une tentative pour surmonter un trauma, mais aussi pour dépasser le mutisme du survivant, dont l’expérience inouïe, vécue en un temps où « un vent fou tourne les pages » du destin (p. 120), n’est pas aisément dicible pour lui-même après coup, ni traduisible envers ceux qui ne l’ont pas vécue. En ce sens l’auteur, retrouvant « le chemin de son propre passé » (p. 105), réussit une thérapie par la parole, contrairement à ces jeunes malades mentaux – « lancinant symbole » –, aliénés dans leur silence, qu’il a côtoyés dans une institution suédoise (p. 106-111). Entre témoignage et thérapie, l’historien se plie ainsi lui-même à l’exercice qu’il demande parfois aux témoins, lorsqu’il suscite leurs récits comme sources de sa recherche.

10Quand vient le souvenir… est également une tentative de capture d’un sens du moi. Il s’agit de se construire comme acteur unique de sa propre vie, de ressaisir l’identité d’un personnage qui a changé plusieurs fois de nom et de religion : l’enfant pragois, Pavel Friedländer, né d’une famille aisée de la bourgeoisie juive intégrée et non pratiquante, est devenu un adolescent catholique français, Paul-Henri Ferland, pensionnaire chez les Sœurs de la Solidarité ; à dix-sept ans, il s’est transformé en Shaul Friedländer, jeune sioniste pris dans l’enthousiasme des temps de la fondation d’Israël ; aujourd’hui il est Saul, l’historien lucide et critique, dont le prénom est un compromis imposé par l’état civil français entre Paul et Shaul (p. 98).

11Ces identités, pour la plupart imposées, symbolisent les coups du sort qui ont marqué le destin de ceux qui ont été pris, sans le comprendre, dans le destin collectif de la Shoah. Et c’est également pour lutter contre cette incompréhension, pour révéler, expliquer, dénoncer et contrebalancer la passivité qu’elle a induite, que Friedländer entreprend la rédaction de ses souvenirs. Sur son père, son jugement est tout à la fois empathique et sévère, car ce dernier incarne à bien des égards le « total désarroi » (p. 74) collectif, presque coupable, des juifs qui n’ont pas vu venir l’Holocauste. Le fils entend secouer le poids de fautes paternelles et collectives. C’est pourquoi, sans doute, son récit s’achève sur la mise en scène d’un acte de volonté pure, absurde à bien des égards et sans racine idéologique profonde, qui vient contrebalancer tout à la fois la passivité des siens et celle d’un groupe. Cet acte, dont l’évaluation après coup par l’adulte est nuancée et qui n’est pas mis en scène comme héroïque, est celui d’arrêter des études toutes tracées dans un lycée parisien pour migrer en Israël, en 1947, avec des militants sionistes. Marquant la fin du récit, ce coup de tête apparaît comme une réponse aux coups du sort. Il est la symbolisation, dans le registre autobiographique, de la liberté de penser et d’agir, de l’autonomie morale que Friedländer entend restituer aux victimes de la Shoah dans ses ouvrages d’historien.

12Ainsi se noue, entre récit autobiographique et œuvre scientifique, une relation qui n’est pas celle de la réflexivité du savant face à son activité, mais bien plutôt la mise en abyme d’un parti pris méthodologique de l’historien, qui est aussi une intention morale.

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Notes

1 Jean-Philippe Bouilloud, Devenir sociologue. Histoires de vie et choix théoriques, Érès, 2009.

2 Paru dans New German Critique, no 80, Special Issue on the Holocaust, 2000, p. 3-15 ; voir sur ce point les analyses de Catherine Coquio, « Raul Hilberg et Saul Friedländer : deux politiques du détail », Écrire l’histoire, no 4, 2009, p. 69‑80.

3 Comme le fait également Patrick Hochart dans ce numéro.

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Pour citer cet article

Référence papier

Nathalie Richard, « Histoire, autobiographie, morale »Écrire l'histoire, 5 | 2010, 105-109.

Référence électronique

Nathalie Richard, « Histoire, autobiographie, morale »Écrire l'histoire [En ligne], 5 | 2010, mis en ligne le 21 mai 2013, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/866 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/elh.866

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Auteur

Nathalie Richard

Nathalie Richard est maître de conférences en histoire à l’université Paris‑I – Panthéon-Sorbonne, membre de l’EA 127 « Révolutions et modernité » et chercheur associé au centre Alexandre-Koyré (EHESS, CNRS, MNHN, CSI). Ses travaux portent sur l’histoire des sciences humaines et sociales au xixe siècle. Elle a publié récemment Inventer la préhistoire. Les débuts de l’archéologie préhistorique en France (Vuibert/Adapt, 2008), et a codirigé avec Jacqueline Carroy l’ouvrage Alfred Maury, érudit et rêveur. Les sciences humaines en France au milieu du xixe siècle (Presses universitaires de Rennes, 2007).

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