Écriture et morale politique
Anne Simonin, Le Déshonneur dans la République. Une histoire de l’indignité 1791-1958 (2008)
Pierre Serna, La République des girouettes. 1789-1815 et au-delà. Une anomalie politique : la France de l’extrême-centre, Seyssel, Champ Vallon (La chose publique), 2005, 570 p.
Anne Simonin, Le Déshonneur dans la République. Une histoire de l’indignité 1791-1958, Paris, B. Grasset, 2008, 758 p.
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Œuvres commentées :
République des girouettes (La). 1789-1815 et au-delà. Une anomalie politique : la France de l’extrême-centre – (Pierre Serna‚ 2005), Déshonneur dans la République (Le). Une histoire de l’indignité 1791-1958 – (Anne Simonin‚ 2008)Texte intégral
- 1 Reinhart Koselleck, L’Expérience de l’histoire, Gallimard/Le Seuil (Hautes Études), 1997, p. 161 et (...)
1L’histoire a toujours entretenu des liens complexes avec la morale, prétendant parfois en être l’expression, ou réfutant tout rapport avec une quelconque justice1. Une des innovations de l’historiographie actuelle consiste à prendre la morale elle-même ou certains de ses aspects comme objets d’étude, notamment dans le domaine de l’histoire politique. L’écriture de l’histoire en est affectée. Elle est en effet directement confrontée à un problème qu’elle élude souvent : comment l’auteur se positionne-t‑il sur le terrain moral qu’il étudie ? Par ailleurs, la rédaction doit donner lisibilité et cohérence en exposant une pensée nécessairement complexe. Ces deux points ont retenu notre attention lors de la lecture des ouvrages de Pierre Serna, La République des girouettes, et d’Anne Simonin, Le Déshonneur dans la République. Tous deux issus d’un mémoire d’habilitation à diriger des recherches, ils interrogent au travers des questions d’éthique la culture républicaine née avec la Révolution française. Les valeurs morales abordées par les auteurs, respectivement la constance des convictions politiques et la dignité civique, sont considérées comme intangibles au cours de l’époque contemporaine, voire a-historiques pour Pierre Serna, qui ouvre son ouvrage par un apologue rappelant les reniements de saint Pierre. Ces similitudes débouchent cependant sur des choix d’écriture fort différents.
2La mise en intrigue d’un récit articulant réflexions philosophiques et morales, étude politique et, dans le cas de l’ouvrage d’Anne Simonin, analyse juridique, est délicate. Chaque champ disciplinaire a une temporalité propre, et les deux auteurs, pour éclairer un bref moment historique, l’année 1815 ou la Libération, sont amenés à parcourir l’ensemble de la période contemporaine, et au-delà. Dès lors, le lecteur risque de perdre de vue la continuité d’un raisonnement complexe, dont témoigne la structure de leurs ouvrages. Pierre Serna parle ainsi d’un « plan kaléidoscopique ». Différentes stratégies visent à souligner la continuité de ces œuvres. Pierre Serna recourt fréquemment à des notes substantielles pour alléger le corps du texte de certains raisonnements annexes. Il use également à diverses reprises de métaphores filées et de références littéraires afin d’expliciter ses idées. Par ailleurs, plutôt que de citer longuement les textes qu’il utilise, l’auteur préfère souvent restituer l’essentiel de leurs propos. Ce travail de réécriture confère une unité stylistique à un texte où le vocabulaire historiographique et scientifique traditionnel n’est utilisé qu’avec parcimonie. Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, les choix d’Anne Simonin sont différents. Elle recourt abondamment à de longues citations, dont elle met en italique ou souligne fréquemment quelques termes afin de mieux les relier à son propos. Par ailleurs, elle ponctue régulièrement certains passages consacrés à une analyse précise de tel ou tel aspect juridique, parfois agrémentée d’un historique assez substantiel, par des « reprenons » qui signalent la fin de l’apparente digression. La continuité du raisonnement s’appuie également sur la définition de notions nouvelles, ainsi les époques « éthocratique » ou « théocratique » de la Terreur, qui structurent par la suite l’écriture. Enfin, l’auteure précise parfois sa pensée par des récits fictifs, une sorte de counter-factual history, développés en quelques paragraphes, à propos de la mise à l’ordre du jour de la Terreur ou lorsqu’elle évoque l’année 1794.
- 2 Lucien Leduc, Les Historiens et le Temps, Le Seuil, 1999, p. 213.
3L’unité de ces deux ouvrages résulte surtout des partis pris qu’assument pleinement leurs auteurs. Tous deux font l’apologie d’une morale républicaine qu’ils définissent chacun à leur manière. L’actualité des problèmes soulevés est renforcée par l’usage, certes commun, du présent historique, qui neutralise « l’opposition entre passé et présent2 ». Les prises de position de Pierre Serna se manifestent parfois à travers des tournures impersonnelles introduites par des interrogations rhétoriques, ou encore par le biais de petits récits métaphoriques. Le plus souvent, elles se fondent dans la narration au moyen d’épithètes ou d’adjectifs qualificatifs qui renvoient à une norme morale. La personne de l’auteur n’apparaît donc pas directement dans le texte, à l’exception d’un bref avant-propos qui souligne ses « convictions » politiques et morales.
4Anne Simonin affirme plus explicitement ses positions, souvent inextricablement historiographiques, morales et politiques. Elle critique ainsi avec force « ceux qui s’obstinent à voir dans l’Ami du peuple un “buveur de sang” » ou multiplie les notes lapidaires indiquant par un simple « contra » lorsque ses positions historiographiques vont à rebours des thèses d’autres historiens. La forte implication de l’auteure se manifeste surtout par l’utilisation récurrente de la première personne du singulier. Ce procédé, utilisé parfois pour souligner la position de l’ouvrage dans le champ historiographique, sert aussi à maintes reprises à souligner la conception de la morale républicaine défendue par l’auteure, ainsi lorsqu’elle affirme, dès le début de l’ouvrage : « je défendrai ici l’idée de la supériorité de l’indignité-sanction pénale sur l’indignité-filtre » pour procéder à « la restauration des valeurs républicaines ».
5Dans les deux ouvrages, l’intégration du point de vue de l’auteur dans le corps du texte répond autant aux nécessités de l’économie du discours qu’à la volonté de participer au débat politique actuel. Ainsi, la célèbre affirmation de Benedetto Croce selon laquelle « toute histoire est contemporaine » s’avère particulièrement manifeste lorsque l’historiographie s’attaque aux questions morales.
Notes
1 Reinhart Koselleck, L’Expérience de l’histoire, Gallimard/Le Seuil (Hautes Études), 1997, p. 161 et suiv.
2 Lucien Leduc, Les Historiens et le Temps, Le Seuil, 1999, p. 213.
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Référence papier
Pierre Triomphe, « Écriture et morale politique », Écrire l'histoire, 5 | 2010, 103-105.
Référence électronique
Pierre Triomphe, « Écriture et morale politique », Écrire l'histoire [En ligne], 5 | 2010, mis en ligne le 21 mai 2013, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/858 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/elh.858
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