Les sciences morales : des sciences historiques ?
Résumé
Au xixe siècle, sur la carte d’Europe des savoirs consacrés à l’homme, l’Allemagne fait figure d’exception. Alors qu’en France, en Italie, en Grande-Bretagne, en Belgique ou en Espagne règnent les « sciences morales », dans le monde germanique, on retient le terme de Geisteswissenschaften (sciences de l’esprit). Pourtant, l’œuvre qui a donné un sens nouveau à l’expression moral sciences dans la seconde moitié du xixe siècle, le System of Logic de John Stuart Mill (1843) avait connu une réception précoce en Allemagne. Beaucoup rendent l’idéalisme allemand responsable de ce choix terminologique. Toutefois, l’analyse de la réception de la Logique de Mill en Allemagne montre que la dénomination des savoirs portant sur l’homme a aussi fait l’objet de débats outre-Rhin. Dilthey opte finalement en 1883 pour Geisteswissenschaften, moins pour défendre une tradition idéaliste que pour garantir l’historicité des sciences concernées contre l’approche abstraite qu’il dénonce chez Mill. À une époque où il est menacé par le développement des sciences de la nature, Dilthey veut maintenir le primat accordé aux sciences philologiques et historiques par Wilhelm von Humboldt dans le cadre de ses réformes de l’université allemande au début du xixe siècle.
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- 1 Voir Sophie-Anne Leterrier, L’Institution des sciences morales (1795-1850), L’Harmattan, 1995 ; Dav (...)
1Au xixe siècle, sur la carte d’Europe des savoirs consacrés à l’homme, l’Allemagne fait figure d’exception. Alors qu’en France, en Italie, en Grande-Bretagne, en Belgique ou en Espagne règnent les « sciences morales1 », dans le monde germanique, on retient l’expression Geisteswissenschaften (sciences de l’esprit). Pourtant, l’œuvre qui a donné un sens nouveau à l’expression moral sciences dans la seconde moitié du xixe siècle, le System of Logic de John Stuart Mill (1843), avait connu une réception précoce en Allemagne. Jetant en 1904 un regard rétrospectif, Wilhelm Wundt affirme :
- 2 Wilhelm Wundt, « Psychologie », dans Wilhelm Windelband (dir.), Die Philosophie im Beginn des zwanz (...)
Si un jour un historien de la science du xixe siècle cherche à nommer les œuvres philosophiques les plus influentes au milieu du siècle et peu après, il faudra impérativement qu’il place en première ligne la Logique de Mill.2
2Dans cet ouvrage, le philosophe britannique défendait la possibilité d’ériger les savoirs sur l’homme en sciences positives et fondait leur statut sur l’existence d’une psychologie nomologique, dont les lois, bien que plus complexes, étaient aussi universelles et aussi rigoureuses que celles qui régissaient les phénomènes du monde physique.
3Beaucoup voient dans le choix du premier traducteur de rendre moral sciences par Geisteswissenschaften l’indice d’une tradition idéaliste fortement ancrée en Allemagne. Mais entre la publication du System of Logic de Mill et celle de la Einleitung in die Geisteswissenschaften de Dilthey (1883), la terminologie a été débattue, avec notamment une hésitation entre moralische Wissenschaften, moralisch-politische Wissenschaften et Geisteswissenschaften ; et si Dilthey opta finalement pour cette dernière expression, ce ne fut pas sans réserves. En reconstituant les débats relatifs à la dénomination des sciences dites « de l’homme », on peut cerner ce qui pour les savants allemands du xixe siècle, qui jouèrent un rôle si crucial dans l’émergence de ces sciences, constituait le propre de leur pratique et mieux comprendre quelle place ils accordaient à l’historicité des phénomènes humains.
1845-1861 – La Logique de Mill en pleine crise de l’idéalisme
- 3 Friedrich Eduard Beneke, Die neue Psychologie. Erläuternde Aufsätze zur 2. Auflage meines Lehrbuche (...)
- 4 Friedrich Eduard Beneke, System der Logik als Kunstlehre des Denkens, Berlin, Dümmler, 1842.
- 5 John Stuart Mill, Collected Works, Londres, Routledge, 1996, vol. XIII, p. 618 [désormais abrégé Mi (...)
4La première réception du System de Mill n’eut pas lieu dans un monde germanique tout entier converti à l’idéalisme. Bien au contraire, depuis la mort de Hegel (1831), des voix de plus en plus nombreuses critiquaient la philosophie du savoir absolu. Le constat général était celui d’une crise de la philosophie. C’est d’ailleurs un très ancien adversaire de l’idéalisme hégélien, Friedrich Eduard Beneke (1798-1854), qui fut un des premiers lecteurs de la Logique de Mill en Allemagne. Se réjouissant en 1845 du discrédit désormais jeté sur la philosophie spéculative, il considérait que l’avenir était à une philosophie fondée sur une psychologie reprenant la méthode des sciences de la nature. Pour lui, Mill s’opposait « à l’affirmation selon laquelle les pensées, les sentiments et les actions des êtres sensibles ne seraient pas aptes à faire l’objet d’une connaissance relevant des sciences de la nature en un sens aussi rigoureux que les objets de la nature extérieure3 », et faisait valoir à bon droit le modèle nomologique en psychologie. S’il ne proposait pas de traduction de moral sciences, Beneke louait l’articulation complexe entre induction et déduction, la « déduction concrète » proposée par Mill pour rendre compte de la spécificité des social sciences au sein des moral sciences. Beneke adressa sa propre Logique4 à Mill. Celui-ci concéda une certaine proximité, mais s’empressa de souligner que la Logique de Beneke était « beaucoup plus psychologique » que la sienne5.
- 6 Mill CW VII, p. 407.
- 7 John Stuart Mill, Die inductive Logik. Eine Darlegung der philosophischen Principien wissenschaftli (...)
- 8 Voir Alwin Diemer, « Die Differenzierung der Wissenschaften in die Natur- und die Geisteswissenscha (...)
- 9 John Stuart Mill, Die inductive Logik…, op. cit., p. 223.
5Mais ce ne sont pas les promoteurs d’une science de l’homme qui firent la fortune de Mill en Allemagne : le rôle central revint au chimiste Justus von Liebig (1803-1873). Il faut dire que, dans sa Logique, Mill avait présenté Liebig comme l’un des plus éminents théoriciens de la chimie6. Liebig le lui rendit bien en persuadant l’éditeur Vieweg de publier une traduction du System of Logic. Celle-ci fut réalisée par son élève, Jacob Schiel (1813-1889), et publiée en 1849. Son titre comme le choix des livres traduits (III, IV et V) témoignent de l’intérêt prioritaire de Liebig pour la logique inductive et pour les sciences de la nature. Le sixième livre, qui traitait des moral sciences, n’y figurait pas, au motif qu’il ne constituait pas « le noyau de [l’]œuvre » mais en appliquait simplement les principes7. Pour traduire les occurrences de moral sciences, Schiel choisit alternativement les expressions moralische Wissenschaften ou sociale und moralische Wissenschaften. S’il n’utilise pas le terme Geisteswissenschaften8, il recourt toutefois à la tournure Wissenschaft des Geistes, mais pour traduire science of mind9.
- 10 Id., System der deductiven und inductiven Logik. Eine Darlegung der Principien wissenschaftlicher F (...)
6Il faudra attendre 1862-1863 pour que Schiel fasse paraître une traduction intégrale de la Logique de Mill, comprenant donc le livre consacré aux moral sciences10. Cela s’explique en grande partie par la situation politique allemande. À la suite de l’échec de la révolution libérale de 1848, Schiel dut s’exiler et ne revint qu’en 1859 ; entre-temps, le monde universitaire avait pris un virage conservateur. Au début des années 1850, la pensée positiviste était désormais assimilée au matérialisme et perçue comme dangereuse.
- 11 Klaus Christian Köhnke, Entstehung und Aufstieg des Neukantianismus, Francfort-sur-le-Main, Suhrkam (...)
7De façon inattendue, la « querelle du matérialisme » (1854) permit toutefois une renaissance de Mill. Les défenseurs d’un matérialisme radical, Georg Büchner, Jacob Moleschott et Carl Vogt, prenaient en effet pour cible le vitalisme de Liebig, l’introducteur de Mill en Allemagne. De ce fait, la Logique de Mill ne fut plus rejetée par leurs adversaires comme matérialiste. Elle pouvait même aider à la redéfinition de la tâche de la philosophie : pour qu’elles puissent échapper aux errances spéculatives et matérialistes, celle-ci devait fournir aux sciences de la nature une théorie de la connaissance. La Logique de Mill devenait ainsi compatible avec le programme néokantien qui fut développé après 1854 par Hermann von Helmholtz, Jürgen Bona Meyer et Rudolf Haym11.
1862 – Helmholtz : Geisteswissenschaften et retour de l’idéalisme ?
- 12 Voir Wolfgang Kienzler, « Geist-Karriere. Zwischen Mill und Dilthey », Frankfurter Allgemeine Zeitu (...)
8La traduction intégrale de la Logique parut en deux volumes. Dans le premier, publié en août 1862, qui contenait les livres Ier et II et le début du livre III, moral sciences était rendu par sociale Wissenschaften. L’expression Geisteswissenschaften n’apparut qu’en 1863, dans le deuxième volume. Ce ne serait pas à Schiel, comme on le dit trop souvent, mais à Helmholtz que reviendrait la responsabilité d’avoir distingué les Geisteswissenschaften des Naturwissenschaften et d’avoir donné ainsi un second souffle à l’idéalisme12.
- 13 Hermann von Helmholtz, « Über das Verhältnis der Naturwissenschaften zur Gesammtheit der Wissenscha (...)
- 14 Ibid., p. 171‑172.
9Helmholtz prononça en effet à Heidelberg, le 22 novembre 1862, un discours de prorectorat dans lequel il comparait les Geisteswissenschaften aux Naturwissenschaften. Bien que plaidant pour l’unité de l’université allemande à une époque où les progrès des sciences de la nature amenaient certains à réclamer sa fragmentation institutionnelle, il insistait sur la spécificité des sciences de l’esprit. Sans le citer sur ce point, il allait plus loin que Mill dans cette direction, car il ne défendait nulle psychologie nomologique dont pourrait être déduit l’ensemble des phénomènes historiques et sociaux. Il soulignait au contraire que la spécificité de ces sciences résidait dans « les difficultés insurmontables » rencontrées par celui qui cherchait à dégager des lois universelles13. Selon Helmholtz, leurs raisonnements relevaient d’une forme d’induction particulière – induction non pas logique au sens strict, mais « artistique » (künstlerisch) – parce qu’elle n’aboutissait ni à un raisonnement achevé ni à des lois universelles. Il ne déplorait ni ne cherchait à surmonter cet état de fait, et rappelait au contraire que ceux qui le faisaient risquaient la trivialité, à l’image des artistes qui créaient suivant des abstractions14.
- 15 Sur la réception de Mill en Allemagne dans les années 1860, voir Reginald Hansen, « Der Methodenstr (...)
- 16 John Stuart Mill, System der deduktiven und induktiven Logik. Eine Darlegung der Grundsätze der Bew (...)
10Il est sans doute vrai que Schiel fut influencé par Helmholtz dans son choix de traduction. Mais tout n’était pas joué pour autant. Schiel lui-même, et d’autres après lui, continuèrent à utiliser moralische Wissenschaften. La réception de Mill en Allemagne n’en fut pas entachée pour autant15. La Logique fit partie des meilleures ventes philosophiques des années 1860 : elle connut une troisième édition en 1868. Ce succès incita le philologue Theodor Gomperz (1832-1912), qui était en contact avec Mill depuis 1854, à publier entre 1869 et 1880 ses œuvres complètes en allemand. Celles-ci compteront douze volumes, dont trois consacrés à la Logique, traduite par Gomperz dès 185416. Ce dernier intitula précisément le livre VI : Von der Logik der moralischen Wissenschaften.
- 17 Hermann von Helmholtz, op. cit., p. 163. Sur l’importance de la psychologie comme fondement des sci (...)
11Le discours de Helmholtz révèle toutefois une spécificité de la réception allemande de Mill et, plus largement, de la réflexion sur le statut des sciences de l’homme en Allemagne : elle réside non pas dans une revendication idéaliste, mais dans une conception de la psychologie et de l’histoire comme n’étant pas des sciences comme les autres. Pour Helmholtz, le fait que l’on parle de Geisteswissenschaften tient à ce que les objets des sciences concernées (religion, droit, État, langue, art, histoire) se développent sur un fondement psychologique17. Mais, tandis que Mill faisait des lois de la psychologie le fondement des moral sciences, Helmholtz conteste toute approche nomologique de la psychologie. L’extraordinaire intrication des influences qui déterminent la formation du caractère et de l’humeur des hommes empêche de rapporter ne serait-ce qu’une partie des manifestations de l’activité de notre âme à une loi au sens strict. La mise au jour des motivations, souvent très embrouillées et nombreuses, qui déterminent les peuples et les individus suppose au contraire un « tact » ou une « intuition psychologique », un art de faire irréductible à tout précepte universel. L’expression même d’« induction artistique » combine le modèle empiriste anglais et l’héritage romantique allemand consistant à mettre en lumière la singularité des phénomènes humains par le biais de ce tact psychologique.
12En outre, seul un tel tact pourra saisir la seconde spécificité des phénomènes étudiés, leur dimension irréductiblement historique. La complexité psychologique des motivations des actions est en effet redoublée par leur ancrage et leur évolution historique. Une telle assertion est, à la même époque, au cœur des réflexions de Wilhelm Dilthey.
1865-1883 – Dilthey : l’école historique allemande face aux abstractions des moral sciences
13Dilthey rappelle que, parmi les étudiants présents à Berlin en 1860, « l’esprit du temps » était au changement :
- 18 Wilhelm Dilthey, Gesammelte Schriften, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, vol. XI, p. 242 [désorm (...)
La philosophie de l’expérience telle que les Anglais et les Français l’avait élaborée leur était donnée à entendre par Mill, Comte et Buckle, et c’est à partir d’elle qu’ils devaient se forger leurs convictions.18
14Un sentiment d’admiration pour le projet positiviste se mêlait à une méfiance envers l’application directe des méthodes des sciences de la nature à l’histoire.
- 19 Dilthey GS XVIII, p. 2 ; Clara Misch (éd.), Der junge Dilthey. Ein Lebensbild in Briefen und Tagebü (...)
15À partir de 1865-1866, le projet épistémologique de Dilthey se constitue explicitement dans un dialogue critique avec Mill19, par le biais de la lecture de penseurs allemands ou d’auteurs anglo-saxons imprégnés de pensée allemande :
- 20 Dilthey GS XI, p. 242.
L’étude des essais scientifiques des romantiques, en particulier de Friedrich Schlegel et Novalis, suscita des considérations sur la connexion de l’histoire plus libres et plus conformes à la science allemande que ce que Mill, Buckle et Comte avaient fourni. La capacité à se plonger dans les grandes personnalités, apprise de Carlyle, Emerson, Ranke, permettait de juger le rôle de ces personnalités dans l’histoire autrement que ne le faisaient ces écrivains anglais et français.20
- 21 Dilthey GS V, p. 54.
- 22 Dilthey GS I, p. 91.
- 23 Dilthey GS I, p. xv‑xvi.
16Dès 1865, l’histoire joue ainsi un rôle central dans l’opposition de Dilthey à Mill. Au caractère abstrait de l’empirisme anglo-saxon fondé sur une psychologie individuelle désincarnée, Dilthey oppose une philosophie de l’expérience historique concrète qui veut redonner vie et couleur au sujet de la connaissance. De plus en plus, il érige cette opposition en enjeu national. L’approche positiviste de l’histoire des sciences de l’esprit et de leur avenir, qu’elle vienne de Comte ou qu’elle ait été modifiée par des « chercheurs anglais », lui semble ainsi, en 1875, « s’écarter totalement de la recherche allemande profonde21 ». En 1883, il dénonce la « rage généralisatrice de certains chercheurs anglais et français récents22 ». Il réactive par là la critique adressée depuis le début du xixe siècle par l’historisme allemand aux théories françaises et anglaises du droit naturel, accusées d’avoir, sous couvert d’universalisme anhistorique, imposé une conception particulière de l’individu et nié la singularité historique des différents peuples. L’Introduction aux sciences de l’esprit est ainsi conçue comme une reprise et une systématisation du projet de l’école historique contre la conception positiviste des moral sciences23 :
- 24 Dilthey GS I, p. xvii.
Les réponses de Comte et des positivistes, de St. Mill et des empiristes à ces questions me semblaient mutiler la réalité historique pour l’adapter aux concepts et méthodes des sciences de la nature.24
- 25 Wilhelm Dilthey, « Entwurf zu einem Gutachten über die Gründung der Universität Straßburg », Die Er (...)
17Pour Dilthey, prendre en compte la spécificité des sciences de l’esprit suppose donc de rappeler constamment l’historicité de leurs objets et l’impossibilité de réduire ceux-ci à des lois universelles de la nature humaine. Dans cette tâche, les Allemands ont selon lui un avantage : la formation philologique et historique érigée en modèle universitaire par Wilhelm von Humboldt. La critique de Mill par Dilthey doit en effet se comprendre aussi dans le contexte institutionnel de l’époque : les sciences de la nature, qui en Allemagne faisaient partie de la faculté de philosophie, réclamaient leur autonomie. Tout en reconnaissant leur importance, Dilthey défend le primat des sciences philosophiques et historiques, qui formeraient, selon lui, une spécificité allemande et pourraient seules forger « une disposition nationale25 ».
- 26 Sur la variété des termes employés par Dilthey, voir Hans-Ulrich Lessing, Wilhelm Diltheys ›Einleit (...)
- 27 Dilthey GS I, p. 5‑6.
18L’hostilité de Dilthey au positivisme de Mill n’a pas impliqué toutefois le choix immédiat et définitif du terme de Geisteswissenschaften26. Les choses ont été beaucoup plus complexes. Dilthey n’use certes quasiment jamais des expressions moralische Wissenschaft ou Moralwissenschaft. Mais, dans un premier temps, il emploie presque moins Geisteswissenschaften que moralisch-politische Wissenschaften, expression qui rappelle fortement la « science morale et politique » française. Lorsque, au début de l’Introduction…, il opte pour l’emploi de Geisteswissenschaften, il fait part de ses hésitations27. D’un côté, la rapide diffusion de la traduction de Mill a rendu ce terme compréhensible à tous. Mais, d’un autre côté, il n’est pas parfait et correspond seulement à la « moins inadéquate des dénominations » : Dilthey insiste sur les risques de contresens. En mettant l’accent sur l’esprit, on risque de retomber dans une théorie désincarnée de la connaissance.
- 28 Dilthey GS I, p. 6.
- 29 C’est d’ailleurs par le biais de la réception positive de l’œuvre de Whewell, contre lequel Mill av (...)
19S’il retient finalement l’expression, c’est parce qu’elle « atteint la profondeur et la totalité de la conscience de soi de l’homme ». Pour Dilthey, reprenant l’expression spinoziste, l’homme est imperium in imperio, un être dont le monde intellectuel constitue la valeur et le but de l’existence. Bien que récusant un dualisme radical entre nature et liberté, il souligne la capacité de l’homme à « séparer du règne de la nature un règne de l’histoire, dans lequel, au milieu de la connexion d’une nécessité objective, qui est nature, on voit en de nombreux points luire la liberté comme ferait un éclair28 ». La conscience de l’homme et la possibilité de la liberté qu’elle induit font ainsi émerger l’histoire, ce continent dont Mill n’aurait pas su saisir la spécificité. Bien que Geisteswissenschaften ne le satisfasse pas, Dilthey estimait sans doute qu’utiliser moralische Wissenschaften risquait de rappeler trop évidemment Mill. Et s’il est un point qui apparaît clairement dans la justification ultime que Dilthey donne de son choix, c’est bien que son travail est tout entier construit contre celui du philosophe britannique29.
⁂
20Ainsi, en Allemagne, à partir de 1860, cinquante ans après la fondation de l’université de Berlin, le primat de l’histoire et de la philologie s’est trouvé mis en cause tout à la fois par le discrédit de l’idéalisme, l’essor des sciences de la nature et leur revendication d’autonomie au sein des institutions académiques. La traduction de la Logique de Mill s’inscrivait dans cette lutte. La spécificité de la recherche allemande se voyait de la sorte interrogée.
21C’est dans ce contexte que Dilthey a fondé sa critique de la conception millienne des moral sciences sur la dimension irréductiblement historique des phénomènes étudiés. À une époque de crise de l’idéalisme, il considère que la spécificité allemande dans le domaine des sciences de l’homme réside non pas dans un héritage idéaliste, mais dans celui de l’école historique. Quand dans l’Allemagne d’alors apparaît – et c’est fréquent – le mot Geist, esprit, c’est toujours pour souligner son historicité et sa singularité, comme en témoigne la fortune du concept de Volksgeist, ou esprit du peuple.
Notes
1 Voir Sophie-Anne Leterrier, L’Institution des sciences morales (1795-1850), L’Harmattan, 1995 ; David Palfrey, « Mid-nineteenth century “moral sciences” between Paris and Cambridge », dans Christophe Charle, Julien Vincent, Jay Winter (dir.), Anglo-French Attitudes. Comparisons and Transfers between English and French Intellectuals since the Eigteenth Century, Manchester University Press, 2007, p. 147-169 ; Élodie Richard, L’Esprit des lois. Droit et sciences sociales à l’Académie royale des sciences morales et politiques d’Espagne (1857-1923), thèse, Université Paris‑I, 2008 ; Martin S. Staum, Minerva’s Message. Stabilizing the French Revolution, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 1996 ; Julien Vincent, « Les “sciences morales” : de la gloire à l’oubli ? », Revue pour l’histoire du CNRS, no 18, 2007, p. 38‑43.
2 Wilhelm Wundt, « Psychologie », dans Wilhelm Windelband (dir.), Die Philosophie im Beginn des zwanzigsten Jahrhunderts. Festschrift für Kuno Fischer, Heidelberg, Winter, 1904, vol. I, p. 28.
3 Friedrich Eduard Beneke, Die neue Psychologie. Erläuternde Aufsätze zur 2. Auflage meines Lehrbuches der Psychologie als Naturwissenschaft, Berlin, Mittler, 1845, Vorrede, p. 317.
4 Friedrich Eduard Beneke, System der Logik als Kunstlehre des Denkens, Berlin, Dümmler, 1842.
5 John Stuart Mill, Collected Works, Londres, Routledge, 1996, vol. XIII, p. 618 [désormais abrégé Mill CW suivi du numéro du volume].
6 Mill CW VII, p. 407.
7 John Stuart Mill, Die inductive Logik. Eine Darlegung der philosophischen Principien wissenschaftlicher Forschung, insbesondere der Naturforschung, in’s Deutsche übertragen von J. Schiel, Brunswick, Vieweg, 1849, p. vi.
8 Voir Alwin Diemer, « Die Differenzierung der Wissenschaften in die Natur- und die Geisteswissenschaften und die Begründung der Geisteswissenschaften als Wissenschaft », dans Alwin Diemer (dir.), Beiträge zur Entwicklung der Wissenschaftstheorie im 19. Jahrhundert, Meisenheim am Glan, Hain, 1968, p. 187.
9 John Stuart Mill, Die inductive Logik…, op. cit., p. 223.
10 Id., System der deductiven und inductiven Logik. Eine Darlegung der Principien wissenschaftlicher Forschung, insbesondere der Naturforschung, in’s Deutsche übertragen von J. Schiel, Brunswick, Vieweg, 1862-1863, 2 vol.
11 Klaus Christian Köhnke, Entstehung und Aufstieg des Neukantianismus, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1993, p. 151‑167.
12 Voir Wolfgang Kienzler, « Geist-Karriere. Zwischen Mill und Dilthey », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 22 octobre 2003, p. N3.
13 Hermann von Helmholtz, « Über das Verhältnis der Naturwissenschaften zur Gesammtheit der Wissenschaften », dans id., Vorträge und Reden, Brunswick, Vieweg, 1896, vol. I, p. 175.
14 Ibid., p. 171‑172.
15 Sur la réception de Mill en Allemagne dans les années 1860, voir Reginald Hansen, « Der Methodenstreit in den Sozialwissenschaften zwischen Gustav Schmoller und Karl Menger. Seine wissenschaftshistorische und wissenschaftstheoretische Bedeutung », dans Alwin Diemer (dir.), op. cit., p. 144‑146.
16 John Stuart Mill, System der deduktiven und induktiven Logik. Eine Darlegung der Grundsätze der Beweislehre und der Methoden wissenschaftlicher Forschung, übersetzt von Theodor Gomperz, Leipzig, Fues, 1872-1873.
17 Hermann von Helmholtz, op. cit., p. 163. Sur l’importance de la psychologie comme fondement des sciences de l’homme au xixe siècle, voir Wolf Feuerhahn, L’Esprit du social. La Psychologie et la fondation des sciences de l’homme au xixe siècle, Belin, à paraître.
18 Wilhelm Dilthey, Gesammelte Schriften, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, vol. XI, p. 242 [désormais abrégé Dilthey GS suivi du numéro du volume].
19 Dilthey GS XVIII, p. 2 ; Clara Misch (éd.), Der junge Dilthey. Ein Lebensbild in Briefen und Tagebüchern 1852-1870, Leipzig, Teubner, 1933, p. 218 ; Sylvie Mesure, Dilthey et la fondation des sciences historiques, PUF, 1990.
20 Dilthey GS XI, p. 242.
21 Dilthey GS V, p. 54.
22 Dilthey GS I, p. 91.
23 Dilthey GS I, p. xv‑xvi.
24 Dilthey GS I, p. xvii.
25 Wilhelm Dilthey, « Entwurf zu einem Gutachten über die Gründung der Universität Straßburg », Die Erziehung, vol. 16, 1940, p. 82.
26 Sur la variété des termes employés par Dilthey, voir Hans-Ulrich Lessing, Wilhelm Diltheys ›Einleitung in die Geisteswissenschaften‹, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2001, p. 72, n. 3.
27 Dilthey GS I, p. 5‑6.
28 Dilthey GS I, p. 6.
29 C’est d’ailleurs par le biais de la réception positive de l’œuvre de Whewell, contre lequel Mill avait écrit sa Logic of moral sciences, que l’expression Moralwissenschaft connaîtra une fortune dans l’Allemagne des années 1880-1890 (voir Hubert Treiber, « Wahlverwandtschaften zwischen Nietzsches Idee eines “Klosters für freiere Geister” und Webers Idealtypus der puritanischen Sekte », Nietzsche-Studien, vol. 21, 1992, p. 326-362. Je remercie Hubert Treiber de m’avoir éclairé sur l’histoire de ce terme apparenté).
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Référence papier
Wolf Feuerhahn, « Les sciences morales : des sciences historiques ? », Écrire l'histoire, 5 | 2010, 41-48.
Référence électronique
Wolf Feuerhahn, « Les sciences morales : des sciences historiques ? », Écrire l'histoire [En ligne], 5 | 2010, mis en ligne le 21 mai 2013, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/846 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/elh.846
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