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1« Histoire et morales » : d’emblée, ainsi que le souligne Delphine Gleizes dans son article, la formule nous confronte à la polysémie. Par-delà celle du premier de ces deux termes, dont l’analyse constitue l’enjeu même d’Écrire l’histoire, s’impose également la multiplicité des significations du mot « morale », que rend sa transcription au pluriel dans l’intitulé des deux numéros de 2010.

2Dans son sens le plus courant, « morale » désigne la définition du bien et du mal. Le terme se relie alors à la branche philosophique et théologique de l’éthique et se décline dans les champs pratiques de la politique ou de la pédagogie. Mais, à partir de la fin du xvie siècle à tout le moins, associé à « histoire », le mot peut également signifier autre chose. L’expression « histoire morale », opposée à celle d’« histoire naturelle », renvoie à un objet, les mœurs et les actions des hommes. Il en est ainsi dans l’Historia natural y moral de las Indias du Castillan José de Acosta (1590, Histoire naturelle et moralle des Indes, tant Orientalles qu’Occidentalles, trad. fr., 1598), dont le sous-titre précise ce que recouvre l’opposition de « naturelle » et de « morale » : où il est traicté des choses remarquables du ciel, des elemens, metaux, plantes & animaux qui sont propres de ces païs ; ensemble des mœurs, ceremonies, loix, gouuernemens & guerres des mesmes Indiens. Durant le xviiie siècle, le mot se précise et en vient à ne plus désigner que les coutumes, lorsque l’opposition première se complexifie d’autres termes et que l’histoire devient « naturelle » ou « physique », « morale », « civile » et « politique », comme dans les Mélanges intéresans et curieux, ou Abrégé d’histoire naturelle, morale, civile et politique de l’Asie, l’Afrique, l’Amérique, et des terres polaires (1763-1765) de Jacques-Philibert Rousselot de Surgy ou dans L’Histoire physique, civile et morale de Paris depuis les premiers temps historiques jusqu’à nos jours (1821-1822) de Jacques-Antoine Dulaure. L’« histoire morale » devient alors histoire des mœurs, et s’insère, avec Voltaire, dans le cadre d’une philosophie laïcisée et progressiste de l’histoire.

3Au xixe siècle émerge une nouvelle définition. Continuant de désigner ce qui est relatif aux mœurs, mais opérant aussi une rupture, le mot prend une forme masculine et le « moral » en vient à désigner, en deçà des coutumes et usages, ce que notre vocabulaire moderne appelle « mental », « psychisme » ou « fonctionnement psychologique ». Tel est le sens du terme dans les Rapports du physique et du moral de l’homme de Cabanis (1802), texte fondateur, en France, d’une réflexion nouvelle sur les sciences de l’homme. C’est ainsi qu’il faut entendre, durant tout le xixe siècle, le sens de l’expression « sciences morales ». Il s’agit pour les promoteurs de celles-ci d’instituer une science du moral, et non prioritairement de la morale, c’est-à-dire de fonder une forme de savoir qui ne serait pas inférieure en légitimité aux sciences de la nature mais qui, dans le même temps, rendrait compte de la spécificité de l’homme comme acteur conscient, détenteur d’une part psychologique (« morale ») qui garantit son libre arbitre.

4À la polysémie ici imparfaitement esquissée des termes vient s’adjoindre la polymorphie de leurs relations. Car histoire et moral(e) peuvent s’associer de diverses manières.

  • 1 Claude Blanckaert, Michel Porret (dir.), L’Encyclopédie méthodique (1782-1832). Des Lumières au pos (...)
  • 2 Voir Stefan Collini, English Pasts. Essays in History and Culture, Oxford University Press, 1999, p (...)

5Au premier chef, la connaissance du passé a servi de réservoir d’exemples à la morale. Telle est la principale fonction qui lui est dévolue, de l’Antiquité à l’époque moderne, des Vies parallèles des hommes illustres de Plutarque aux biographies du dictionnaire d’Histoire de l’Encyclopédie méthodique (1784-1804) par exemple1. Ainsi le font encore parfois, avec plus ou moins de succès et sans rencontrer d’adhésion unanime, les discours contemporains sur l’identité nationale et les vertus civiques, qu’ils renvoient à des incarnations glorieuses de l’héroïsme patriotique (on pense à l’exemple récent de Guy Môquet) ou à l’idéal passéiste d’une société plus morale. Les « valeurs victoriennes » promues en modèle par les milieux politiques conservateurs anglais et américains en sont une illustration, ainsi que le démontre, parmi d’autres, The De-Moralization of Society : from Victorian Virtues to Modern Values (1995) de Gertrud Himmelfarb, historienne américaine proche du Parti républicain2.

6L’humanisme marque sans doute l’apogée d’une croyance partagée dans la fonction pédagogique et politique de l’histoire par l’exemple moral ; elle s’y exprime pleinement dans les Institutions du prince, formules renouvelées, plus ouvertes à l’histoire profane, des anciens Miroirs des princes. Le texte du Valencien Juan Luis Vives, traduit dans ce numéro par Christian Nicolas, illustre la place qu’occupe l’histoire dans le renouveau de la pédagogie au temps de l’humanisme. Évoquant des thèmes qui seront abordés dans la prochaine livraison d’Écrire l’histoire, De disciplinis déploie sur deux registres la relation humaniste de l’histoire et de la morale. L’histoire fournit en premier lieu un inventaire d’exemples à imiter ou à rejeter. Mais, ainsi que le souligne à juste titre Chantal Liaroutzos dans sa présentation, l’histoire sert aussi de matériau pour l’élaboration d’une théorie de la nature humaine, formulée en termes de passions et de vertus et postulant une universalité anthropologique qui est au fondement même de l’humanisme. L’histoire devient ainsi l’auxiliaire de la philosophie morale. En hériteront, aux xviie et xviiie siècles, les théoriciens des sentiments moraux, tels René Bary (La morale, où après l’examen des plus belles questions de l’école, l’on rapporte sur les passions, sur les vertus et sur les vices les plus belles remarques de l’histoire, 1672), David Hume (A Treatise of Human Nature, 1739) ou Adam Smith (The Theory of Moral Sentiments, 1759), qui tous font une place – centrale chez le premier, secondaire chez les autres – aux exemples tirés du passé.

  • 3 Lorraine Daston, Peter Galison, Objectivity, New York, Zone Books, 2007.

7Au cours des xixe et xxe siècles, cette fonction d’exemplarité a progressivement reculé. Les réflexions sur l’anachronisme et celles, plus récentes, sur le présentisme l’ont fait refluer hors des registres légitimes de l’histoire académique et elle est devenue avant tout l’apanage de formes vulgarisées promues par l’institution scolaire, par les États, ou par les organisations religieuses et politiques partisanes. La fonction pédagogique de l’histoire, entendue avant tout comme propédeutique individuelle, est devenue collective et les vertus privées ont cédé le pas aux vertus publiques, celles du nationalisme et du civisme principalement. Certains discours académiques pourtant portent encore la trace de l’ancienne fonction d’exemplarité. Dans le domaine de l’histoire des sciences, les savants du passé font souvent figure, sinon de héros, à tout le moins de modèles établissant les normes d’un ethos disciplinaire dont le respect par la communauté savante et la puissance de conviction auprès d’un plus large public garantissent à la science toute son autorité de savoir objectif, comme l’ont montré récemment Lorraine Daston et Peter Galison3. Les textes autobiographiques qu’ont produits en grand nombre les praticiens des sciences humaines et sociales depuis quelques décennies peuvent également se lire selon cette grille d’interprétation. L’ouvrage de Jeremy Popkin sur les autobiographies d’historiens, qui fait dans ce numéro l’objet d’une lecture, met en lumière que ces textes assurent pour partie la fonction de mise en scène et de renforcement, par un discours sur le passé, d’une identité disciplinaire qui est aussi la garante du magistère des savants. Mais la relation entre histoire et morale se décline aujourd’hui plus fréquemment, et de manière parfois plus cruciale, sous la forme de la clarification d’une position éthique de l’historien, qui est parfois enclin, ou invité, à s’engager en spécifiant les choix moraux, politiques ou philosophiques qu’il opère face à ses objets. Telles sont les postures que souligne Pierre Triomphe dans sa lecture de deux ouvrages récents d’Anne Simonin et de Pierre Serna. Telle est également la forme de rapport à la « morale » que choisit prioritairement de mettre en avant Jacques Rancière dans l’entretien qu’il a accordé à Dominique Dupart et Gérard Bras. Un tel engagement est également ce qui justifie, pour Saul Friedländer, l’attention qui doit être accordée aux témoignages des survivants de la Shoah et, dans la même logique, ce qui motive l’écriture – psychologiquement et scientifiquement risquée – de son propre témoignage, analysé dans ce numéro dans une lecture. Ces choix, qui semblent presque inévitables lorsque l’étude porte sur des événements dont les échos se font encore entendre dans les débats du présent, placent l’historien dans une tension entre des injonctions d’objectivité et de recul propres à l’ethos professionnel du savant et une responsabilité politique ou philosophique qui les dépasserait.

8Les études rassemblées par Marc Hersant dans le dossier « Historiens de soi » proposent une déclinaison de cette tension, lorsque l’historien se fait mémorialiste et que s’établit un équilibre, ou que s’opère une confusion, entre le regard distancié de l’érudit et le témoignage subjectif du témoin ou le point de vue partisan de l’acteur. Les textes de Pierre Hochart et de Salvatore Puglia révèlent, chacun à sa manière, que la polarité du recul et de l’engagement organise également les choix esthétiques d’artistes et d’écrivains qui se confrontent à des épisodes du passé, telle la Shoah, et tentent d’amener leurs publics à dépasser le silence ou l’émotion brute.

9Mais la morale a également à voir avec la signification donnée au passé en tant que cours des choses. Déclinée en « morale de l’histoire », elle débouche, en une confusion des deux significations du terme, sur la désignation d’un sens. Toute narration, toute mise en ordre d’une séquence, renvoie inévitablement à une interprétation minimale de cette signification. Aussi le récit historique, écrit ou figuré par des procédés visuels, est-il toujours pour partie une fable. Son déroulement linéaire, lui conférant ce qui semble une logique immanente ou transcendante, en désigne la morale. Telle est l’interprétation qu’a choisi de mettre en lumière Delphine Gleizes, dans son article sur « les effets de sens moral » que produisent les dispositifs optiques du xixe siècle et sur les réflexions théoriques et esthétiques que suscite la création optique d’un sens chez des historiens, des philosophes et des romanciers. À rebours, Claude Millet montre comment Victor Hugo a choisi de détourner cette évidence morale du temps qui se déroule lorsqu’il écrit la destinée de personnages pris, entre tragédie et comédie, dans un mouvement de l’histoire qui leur reste opaque, qui les dépasse et qui les broie. Hernani met ainsi en scène l’ambivalence des temps.

  • 4 Par exemple, Julien Vincent, « Les “sciences morales” : de la gloire à l’oubli ? », Revue pour l’hi (...)
  • 5 Élodie Richard, L’Esprit des lois. Droit et sciences sociales à l’Académie royale des sciences mora (...)

10L’histoire peut également entrer en relation avec la « morale » en tant que science morale, au sens que le xixe siècle a donné à l’expression. Celui-ci a constitué un véritable moment des sciences morales, voyant tout à la fois leur émergence institutionnelle, leur apogée intellectuel et leur déclin final4. À l’exemple de la France, qui leur confère une identité institutionnelle dès 1795 avec la création de la classe des sciences morales et politiques de l’Institut, la plupart des pays européens leur accordent alors une assise académique ou universitaire. En Belgique, l’Académie royale se dote d’une classe des sciences morales et politiques en 1843 ; en 1857, une section est créée au sein de l’Institut national genevois ; en 1857, l’Espagne redevenue libérale se dote d’une académie royale qui leur est consacrée5 ; l’Italie fait de même, à la Société royale de Naples en 1861, à l’Institut royal lombard des sciences et des lettres en 1864 et à l’Académie des Lynx de Rome en 1874. En Grande-Bretagne, l’institution des sciences morales est universitaire ; un cursus (tripos) leur est dédié à Cambridge à partir de 1848. Pour des raisons que donne à comprendre l’article de Wolf Feuerhahn, seule l’Allemagne est restée à l’écart d’un mouvement international qui se manifeste dans l’intense circulation des hommes et des idées.

11Sur le plan intellectuel, deux projets se conjuguent ou se concurrencent autour de l’ambition commune de fonder une science positive du « moral » de l’homme qui soit capable d’affronter les défis politiques de son temps et de formuler des réponses aux questions liées à l’hygiène publique, au paupérisme, à l’élargissement du suffrage, etc. Le premier de ces projets cherche dans les nouveaux outils de la statistique la voie vers la positivité d’une « physique sociale » des « phénomènes moraux ». Il est promu par Adolphe Quetelet, secrétaire perpétuel de l’Académie royale de Belgique de 1834 à 1874, et trouve un influent relais dans la personne du prince Albert (époux de Victoria), dont Quetelet fut le précepteur. Le second projet hérite de la science de l’homme des Idéologues français, fondateurs et animateurs de la classe des sciences morales de l’Institut entre 1795 et 1803, jusqu’à sa suppression par Napoléon Bonaparte. Il s’agit de fonder une science de la formation des idées, ou des fonctionnements psychiques, qui puisse se targuer d’une positivité égale à celle des sciences de la nature. L’éclectisme cousinien ouvre une voie nouvelle à cette ambition en proclamant que l’observation psychologique sur soi-même est de valeur épistémologique égale, voire supérieure, à celle de l’observation des faits extérieurs du monde physique et en réaffirmant que les lois gouvernant le psychisme humain sont universelles, au même titre que les lois du monde naturel. De ce projet, John Stuart Mill formulera la défense la plus influente du xixe siècle. Traduit ou commenté partout en Europe, son System of Logic, Ratiocinative and Inductive (1843) est un plaidoyer pour la science inductive. Une partie y est consacrée à la logique des « moral sciences », qui affirme que ces dernières peuvent être fondées sur l’induction et sur l’établissement de lois au même titre que les sciences de la nature. Ces lois sont, selon Mill, à rechercher dans la psychologie.

  • 6 Essays on French History and Historians (1826), dans The Collected Works of John Stuart Mill, vol.  (...)

12Quelle place l’histoire occupe-t‑elle, ou doit-elle occuper, dans la configuration des savoirs que définissent les sciences morales ? Chez Stuart Mill, son rôle est minoré au profit d’une psychologie générale qui garantit que les faits humains sont produits par des lois et connaissables scientifiquement. Mais d’autres en ont fait le cœur d’une science de l’homme entendue comme morale et politique. Une telle option implique de renouveler en profondeur le discours historique. Elle impose de repenser l’association de l’histoire et de la morale dans un sens qui rompt avec les usages moralistes des exemples du passé. Ainsi que le démontre l’analyse de David Schreiber à propos de Daunou, détenteur de la chaire d’histoire et de morale du Collège de France, les tentatives de réforme n’ont pas toutes abouti. Mais chez Guizot, chez Michelet, ou chez Mignet par exemple, auxquels Stuart Mill rend d’ailleurs hommage en ce sens6, s’engage une redéfinition des concepts de l’histoire qui transforme celle-ci en discipline centrale des sciences morales et politiques. Renan et Taine, dans la génération suivante, théoriseront philosophiquement la place majeure de l’histoire dans la science de l’homme. Lecteurs critiques de l’éclectisme cousinien, héritiers de Stuart Mill ou de Comte, interprètes originaux du positivisme, ils fondent, chacun à sa manière, le projet philosophique d’une science morale positive qui est tout à la fois un historicisme et un psychologisme. L’histoire est à leurs yeux l’un des champs où peuvent se découvrir les lois de la psychologie qui causent les événements humains ; elle est aussi, comme dans tout historicisme, la nécessaire grille d’analyse de faits (humains) dont l’essence même est l’historicité.

  • 7 Dominique Merllié, « La sociologie de la morale est-elle soluble dans la philosophie ? La réception (...)

13La puissance des modèles qui mettent en avant la possibilité d’une science positive de l’homme moral se lit encore chez ceux que l’historiographie désigne comme les fondateurs des sciences humaines et sociales modernes. Alors même que cette nouvelle étiquette marque la dissolution du projet synthétique d’une science globale de l’homme, au profit de disciplines spécialisées et professionnalisées dont l’autonomie sera garantie par les systèmes universitaires réformés, le modèle des sciences morales fait figure tout à la fois d’inspiration et de repoussoir. Les textes de Durkheim en sont une illustration, où l’expression de science des « faits moraux » fait pour un temps concurrence à celle de science des « faits sociaux » et où se construit le projet d’une approche exclusivement sociologique de la morale comme fait social7.

  • 8 François Azouvi, La Gloire de Bergson, Gallimard, 2007.

14Dans les dernières décennies du xixe siècle s’efface l’idéal d’une science positive de l’homme moral, tandis que se distend l’étroite relation entre histoire et science morale. C’est avec Dilthey notamment que se dénouent les liens entre histoire, science morale et positivisme, ainsi que le révèle l’article que Wolf Feuerhahn consacre à la traduction et à la réception allemande de Mill. Le choix de Geisteswissenschaften plutôt que de moralische Wissenschaften ou de moralisch-politische Wissenschaften n’est pas une simple option de traduction. Pour Dilthey, il signifie que l’histoire est ce qui fait, plus que la psychologie, tout à la fois la spécificité de l’homme et celle des sciences qui doivent le prendre pour objet. L’historicité devient chez lui la définition même d’une expérience subjective de l’homme au monde dont, justement, les procédés empiriques de la science positive ne peuvent rendre compte. Ainsi l’historicisme allemand renouvelé crée-t‑il les conditions d’un déclin des sciences morales. En France, l’Essai sur les données immédiates de la conscience (1889) et Matière et mémoire (1896) de Bergson exposent des conceptions pour partie convergentes avec celle de Dilthey. La définition de la durée comme expérience subjective non accessible à la connaissance par les moyens de la science positive, la revendication d’une métaphysique renouvelée qui entend réaffirmer son primat en tant que connaissance de l’homme et que prescriptrice de valeurs, contre la psychologie positiviste, font de lui pour un temps un penseur à la mode, que les foules mondaines se pressent d’aller écouter au Collège de France8.

  • 9 Marcel Gauchet, L’Inconscient cérébral, Le Seuil, 1992.

15En Allemagne, Nietzsche répand ses foudres contre un historicisme fossilisé en pratiques de mémoires, en érudition stérile ou en prescriptions morales inactuelles. Dans De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie (1874), il accuse « l’excès des études historiques » d’étouffer toute l’énergie vitale créatrice de la jeunesse allemande. Dans l’évaluation ambiguë qu’il donne dans ce texte de la Philosophie de l’inconscient de Hartmann (Philosophie des Unbewussten, 1872), il pressent en outre que l’inconscient est appelé à ruiner tout l’édifice épistémologique et moral de l’historicisme. De fait, quelques années plus tard s’effondre la psychologie de la conscience qui légitimait le projet d’une science morale positive. Avec Freud et certains de ses contemporains moins célèbres (Pierre Janet par exemple), les formulations antérieures de l’inconscient comme ce qui, en nous, relève du physiologique et du réflexe s’effacent au profit de définitions proprement psychiques9. Or si les hommes sont mus par un psychisme en partie inconscient, comment fonder sur une psychologie nomologique de la conscience la positivité d’une science de l’homme ? La simplicité des équations qui garantissaient la « logique » des sciences morales se dissout, sans que disparaisse la question de la prise en compte de la psychologie des acteurs par l’histoire et par les sciences humaines en général.

  • 10 Hayden White, Metahistory : The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe, Baltimore, Joh (...)

16Au xxe siècle, plusieurs tentatives ont contourné la difficulté en choisissant de porter l’analyse sur un au-delà de l’individu qui serait aussi un en-deçà puisqu’il le contraindrait partiellement. Le fait social des sociologues durkheimiens, les mentalités des historiens ont eu cette fonction. Sauvant l’idéal d’une science inductive des faits objectivables, ces notions ou ces objets nouveaux touchent, tout en évitant souvent de l’expliciter, à la question de l’existence de formes collectives où l’opacité essentielle de l’inconscient individuel se résoudrait en visibilité au moins partielle. Mais le retour « postmoderne » du sujet a confronté ces tentatives à leurs limites, voire à leur impensé positiviste. Parmi d’autres, les analyses de Hayden White ont, depuis les années 197010, contraint les historiens à revenir sur leurs propres pratiques et à trouver de nouveaux modes, plus réflexifs, de définition de la scientificité de leur démarche. Contre une position extrême, que ne défend d’ailleurs pas White, selon laquelle l’inévitable mise en récit du passé ferait de l’histoire un analogue strict de la fiction, certains historiens académiques ont mis en avant la garantie de vérité que constitue la mise en œuvre des savoir-faire érudits liés au « métier d’historien », et donc le recours aux sources, définies ainsi doublement comme preuves de la véracité du discours et de l’identité professionnelle de l’historien. D’autres ont mis l’accent, suivant notamment Paul Ricœur, sur une identité liée à l’intention de vérité des discours historiens.

17Ces positions, qui se fondent toutes sur l’affirmation d’un ethos collectif, ont réintroduit sous une forme actuelle la question de la morale en histoire. Elles ont été un catalyseur majeur de la formulation par les historiens professionnels d’une posture et d’une responsabilité « morales » qui garantissent un contrat de lecture ou de confiance différent de celui des genres fictionnels. Elles engagent comme horizon d’attente une prétention à dire vrai, à ne pas mentir, à ne pas travestir, une prétention assurément morale. Elles ouvrent en conséquence sur la possibilité de dire « cela ne s’est pas passé ainsi » et de discriminer bonne et mauvaise histoire, en s’appuyant sur les savoir-faire et le magistère professionnels. Ainsi l’illustre, dans ce numéro, la lecture que propose Emmanuel Lozerand de L’Armée de l’Empereur de Jean-Louis Margolin.

  • 11 Wolf Lepenies, Les Trois Cultures : entre science et littérature, l’avènement de la sociologie, Mai (...)
  • 12 Gisèle Sapiro, « Le savant et le littéraire. Les hommes de lettres contre la sociologie durkheimien (...)

18Les réflexions sur la narrativité de l’histoire ont toutefois souligné combien était fragile et poreuse la frontière identitaire entre histoire et fiction. Assumée au xixe siècle, lorsque les romans historiques de Walter Scott servaient de modèle à l’écriture d’une histoire renouvelée sur le plan savant, politique et esthétique, la proximité entre histoire et littérature s’est dénouée dans les dernières années du siècle, alors que s’engageaient les réformes qui ont mené à l’institution d’une science du passé universitaire et professionnalisée. Les exigences du « métier » universitaire d’historien ont ainsi institué la fiction en repoussoir, et la dimension esthétique de la narration historienne a été reléguée au second plan de l’inessentiel. Ce divorce, dont Wolf Lepenies a fait le récit11, ne s’est pas déroulé sans conflits et sans concurrences, ainsi qu’en attestent par exemple, en France dans les années 1910, les polémiques qui entourent les publications, signées Agathon, d’Henri Massis et Alfred de Tarde12.

19De nos jours, la distinction identitaire et l’ethos professionnel qu’elle garantit sont parfois réaffirmés dans des cadres tout aussi polémiques, parce qu’ils sont l’enjeu notamment d’expériences littéraires inédites qui viennent les fragiliser. Ainsi semble le suggérer, parmi les plus récentes, la controverse autour de Jan Karski, roman de Yannick Haenel paru en septembre 2009 et couronné par le prix Interallié. Ce livre de fiction, il est vrai, joue à l’envi de l’incertitude des délimitations en décrivant la réception par le narrateur d’un discours documentaire à intention historique et politique (Shoah de Lanzmann), en résumant le témoignage publié d’un personnage ayant réellement existé, puis en en développant une autobiographie fictive. Prenant des libertés avec le discours des historiens et avec les sources, jouant sur les genres, l’ouvrage a suscité des accusations de falsification ou de mystification. Ces termes, qui pourraient être légitimement opposés à un texte d’histoire, peuvent-ils l’être dans ce cas ? On pourrait penser que le mot « roman » inscrit sur la couverture de l’ouvrage l’en exempte ; mais pour ses accusateurs, ce serait justement ce mot qui serait une tromperie. Il s’agit bien, là encore, de vérité et de mensonge, de travestissement ou d’usurpation d’identité, de responsabilité, en un mot, de questions morales. « Histoire et morale(s) » s’avère ainsi, à bien des égards, une question que l’actualité reconfigure incessamment.

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Notes

1 Claude Blanckaert, Michel Porret (dir.), L’Encyclopédie méthodique (1782-1832). Des Lumières au positivisme, Genève, Droz, 2006.

2 Voir Stefan Collini, English Pasts. Essays in History and Culture, Oxford University Press, 1999, p. 85‑118.

3 Lorraine Daston, Peter Galison, Objectivity, New York, Zone Books, 2007.

4 Par exemple, Julien Vincent, « Les “sciences morales” : de la gloire à l’oubli ? », Revue pour l’histoire du CNRS, no 18, 2007, p. 38‑43.

5 Élodie Richard, L’Esprit des lois. Droit et sciences sociales à l’Académie royale des sciences morales et politiques d’Espagne (1857-1923), thèse de doctorat d’histoire, Université Paris‑I, 2008, dactylographiée.

6 Essays on French History and Historians (1826), dans The Collected Works of John Stuart Mill, vol. XX, Toronto University Press, 1985.

7 Dominique Merllié, « La sociologie de la morale est-elle soluble dans la philosophie ? La réception de La Morale et la science des mœurs », Revue française de sociologie, vol. 45, no 3, 2004, p. 415‑440.

8 François Azouvi, La Gloire de Bergson, Gallimard, 2007.

9 Marcel Gauchet, L’Inconscient cérébral, Le Seuil, 1992.

10 Hayden White, Metahistory : The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1973.

11 Wolf Lepenies, Les Trois Cultures : entre science et littérature, l’avènement de la sociologie, Maison des sciences de l’homme, 1990.

12 Gisèle Sapiro, « Le savant et le littéraire. Les hommes de lettres contre la sociologie durkheimienne », dans Johan Heilbron, Rémi Lenoir, Gisèle Sapiro (dir.), Pour une histoire des sciences sociales. Hommage à Pierre Bourdieu, Fayard, 2004, p. 83‑106.

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Pour citer cet article

Référence papier

Nathalie Richard, « Avant-propos »Écrire l'histoire, 5 | 2010, 7-15.

Référence électronique

Nathalie Richard, « Avant-propos »Écrire l'histoire [En ligne], 5 | 2010, mis en ligne le 21 mai 2013, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/841 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/elh.841

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Auteur

Nathalie Richard

Nathalie Richard est maître de conférences en histoire à l’université Paris‑I – Panthéon-Sorbonne, membre de l’EA 127 « Révolutions et modernité » et chercheur associé au centre Alexandre-Koyré (EHESS, CNRS, MNHN, CSI). Ses travaux portent sur l’histoire des sciences humaines et sociales au xixe siècle. Elle a publié récemment Inventer la préhistoire. Les Débuts de l’archéologie préhistorique en France, Vuibert/Adapt, 2008, et a codirigé avec Jacqueline Carroy l’ouvrage Alfred Maury, érudit et rêveur. Les sciences humaines en France au milieu du xix e siècle, Presses universitaires de Rennes, 2007.

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