« Pour moi » : de Gaulle et l’assomption de soi
Résumé
Mémorialiste exemplaire de la guerre sans jamais en avoir été l’observateur direct, du moins en ce qui concerne l’occupation elle-même, de Gaulle parvient à compenser son éloignement géographique par les seuls moyens de son récit et de son style : le texte mémorial lui offre des ressources d’incarnation politique et morale propres à convertir l’action accomplie par le chef de la France libre en une force d’adhésion qui contribuera à le ramener au pouvoir en 1958. La mise en œuvre d’une puissance d’assomption unique dans l’histoire du genre des « Vies majuscules » : peut-être est-ce là ce que les Mémoires de guerre du Général ont de plus singulier – l’usage particulier que celui-ci fait de la locution propositionnelle « pour moi » en offre l’illustration.
Texte intégral
- 1 Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, dans Mémoires, éd. Marius-François Guyard, Gallimard (Biblio (...)
- 2 Winston S. Churchill, Mémoires de guerre, éd. François Kersaudy, Tallandier, t. I, 1919-février 194 (...)
- 3 Ibid., p. 358.
- 4 Ibid., p. 384.
1En juin 1940, au moment où le général de Gaulle prenait en charge (de manière toute symbolique par un discours que l’on peut décrire comme une self-fulfilling prophecy) « le trésor de la souveraineté française, qui, depuis quatorze siècles, n’avait jamais été livré, tenant parole aux Alliés et, en échange, exigeant leur concours1 », Churchill, de son côté, prenait acte de la défaite sur laquelle s’achevait la « bataille de France » : il était désormais à la tête du seul pays « capable de supporter tout le poids et l’impact des destinées du monde2 » et de résister aux puissances de l’Axe, alors que l’Italie prêtait son concours à l’Allemagne, que la France de Pétain s’apprêtait à se retourner contre son ancien allié, que les États-Unis hésitaient encore à s’engager dans le conflit et que, tenue par le pacte germano-soviétique, l’URSS, inconsciente de ce qui l’attendait à son tour, tirait profit de la situation. Fort du fait que « près de mille ans s’étaient écoulés depuis que la Grande-Bretagne avait vu des feux de bivouac étrangers sur son sol3 », Churchill se lançait alors dans la « bataille d’Angleterre » (qui fut aussi la « bataille de Londres »), étape centrale dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale puisque, en résistant aux assauts de Hitler, le Royaume-Uni ouvrait la phase de la reconquête, celle de la « bataille de l’Atlantique ». Dans le chapitre de ses Mémoires consacré à la « bataille d’Angleterre », l’ancien Premier Ministre du gouvernement de Sa Majesté fait de la journée du 15 septembre 1940 une « date cruciale4 », puisque, le 17, le Führer décida d’ajourner sine die l’opération « Seelöwe », l’invasion de l’Angleterre n’étant officiellement annulée et reportée au printemps suivant que le 12 octobre – elle sera à nouveau ajournée par la suite, puis rendue impossible en raison des résistances rencontrées sur le front russe.
2Comme Waterloo, note le mémorialiste, la bataille du 15 septembre eut lieu un dimanche. Ce jour-là, il se rend au quartier général du 11e groupe de chasse afin d’assister à la conduite d’une bataille aérienne, car le temps paraît favorable à l’ennemi. On le fait descendre dans la salle d’opération, décrite comme un « petit théâtre d’environ dix-huit mètres de large sur deux étages », où il prend place « aux fauteuils de balcon » :
- 5 Ibid., p. 385.
À nos pieds s’étendait l’immense table des cartes, autour de laquelle se tenaient une vingtaine de jeunes hommes et de jeunes femmes hautement entraînés, assistés de leurs téléphonistes. En face de nous et couvrant tout le mur, à l’endroit où se serait trouvé le rideau de scène, il y avait un gigantesque tableau noir divisé en six colonnes équipées d’ampoules électriques et correspondant aux six PC de chasse, chacune des escadrilles de leur ressort occupant une subdivision particulière ; des lignes horizontales partageaient aussi le tableau.5
- 6 Ibid., p. 387.
3Ainsi installé devant le tableau des escadrilles mises en alerte, prêtes à décoller, en vol ou déjà engagées dans la bataille, Churchill peut observer l’arrivée de milliers d’informations envoyées par des observateurs partout où les avions ennemis survolent le territoire national et aussitôt passées au crible, puis transmises aux officiers supervisant l’opération. Alors que la lutte fait rage, il prend conscience de l’angoisse qui étreint les acteurs de ce drame : toutes les réserves ont été jetées dans la bataille ; les Allemands eussent-ils envoyé de nouveaux renforts qui auraient surpris les avions anglais en train de refaire le plein, il était impossible de répliquer. « Les aléas étaient grands ; nos marges, réduites ; l’enjeu, infini6 », écrit le mémorialiste. De retour aux Chequers, Churchill apprend que la bataille a été une victoire, marquée par la destruction de 183 appareils ennemis (après la guerre, le chiffre se réduira à 56).
4La journée du 15 septembre 1940 illustre, de manière quasi allégorique, la singularité du texte churchillien, dont les Mémoires de guerre du général de Gaulle seront à la fois l’œuvre la plus proche par l’ambition historiographique et littéraire affichée, par la hauteur de vue adoptée, mais aussi par la qualité de style déployée, et néanmoins la plus diamétralement opposée : là où Churchill a voulu construire un monument national, de Gaulle a érigé sa statue. Écarté du pouvoir dès 1945, le « vieux lion » a chargé ses principaux collaborateurs (son « consortium ») de rassembler toutes les archives disponibles puis de rédiger les grandes lignes d’un texte qu’il « churchillise » (comme l’écrit François de Kersaudy) ensuite : les différents chapitres en sont soumis aux autorités concernées (diplomates, généraux, adversaires politiques, ou encore historiens) pour commentaire, révision et censure. Véritable fabrique, The Second World War est une œuvre collective : l’entorse aux lois de la littérature n’est qu’apparente, car nulle part on ne mesure mieux ce que le style de Churchill apporte aux documents ainsi rassemblés, métamorphosés par le travail de condensation et de distillation du grand mémorialiste. De Gaulle, qui publie le premier tome de ses Mémoires l’année où paraît le dernier des six tomes de The Second World War, sélectionne au contraire lui-même chaque information ou chaque document et cisèle en secret la moindre de ses phrases, se voulant l’unique responsable durant la guerre du sort de la France et après la Libération du récit qu’il en livre. On ne saurait imaginer conjonction plus grande entre la situation politique et idéologique occupée par les deux hommes durant la guerre, d’une part, et leur mode de composition mémoriale, d’autre part : Churchill conduit un pays uni derrière lui, situé face au théâtre des opérations comme lors de la bataille du 15 septembre 1940, alors que chacun autour de lui accomplit son devoir sous son regard omniscient ; avant de combattre directement les puissances de l’Axe, de Gaulle lutte, hors du territoire national, pour imposer aux yeux des Alliés, de ses concitoyens, mais aussi de la postérité, la légitimité de la mission qu’il s’est fixée, initialement contre toutes les instances représentatives de son pays. Cet écart de situation se reflète parfaitement dans les stratégies d’écriture adoptées par les deux auteurs. Si Churchill peut se permettre de rassembler sous sa signature la contribution de multiples acteurs et observateurs du drame afin de livrer la représentation la plus large, chronologiquement et thématiquement, de la guerre, de Gaulle est forcé de consolider par les seuls moyens du récit et du style l’exemplarité qui lui a été reconnue lors de la reconquête du pays à la Libération : le texte mémorial lui offre des ressources d’incarnation politique et morale propres à convertir l’action accomplie par le chef de la France libre en une force d’adhésion qui contribuera à le ramener au pouvoir en 1958 – le récit d’une guerre qui représente pour la France sa plus humiliante défaite se métamorphose ainsi en récit fondateur de la Ve République. La mise en œuvre d’une puissance d’assomption unique dans l’histoire du genre des « Vies majuscules » : peut-être est-là ce que les Mémoires de guerre du Général ont de plus singulier – l’usage particulier que celui-ci fait de la locution propositionnelle « pour moi » en offre l’illustration.
5La véritable guerre du général de Gaulle a pour enjeu l’interprétation des événements survenus. Pour faire de l’aventure de la France libre le cœur même de la guerre et contrebalancer ainsi la place que le régime de Vichy, mais aussi la Résistance intérieure, notamment les communistes, peuvent occuper dans la mémoire collective de ses contemporains, le mémorialiste doit compenser un sérieux handicap : son départ hors de l’Hexagone, qui l’a éloigné du drame vécu par les Français durant les années noires. Là où Churchill a la charge des volontés convergentes de tous les citoyens britanniques dont il représente en quelque sorte la conscience totalisante, de Gaulle est contraint de corriger son décentrement continuel – décentrement géographique, mais aussi institutionnel et, plus largement, pratique : le Général n’a pas fait l’expérience de l’Occupation – par un surcroît de maîtrise de son récit mémorial.
6Une scène, équivalent direct de la bataille du 15 septembre dont il a été question, en donne une idée précise. Invité à Liverpool par l’amiral Sir Percy Noble, qui dirige la navigation et le combat dans tout l’espace atlantique, de Gaulle est conduit à son tour dans la salle des opérations installée sous terre, dans le béton. Y sont centralisées toutes les informations sur les forces armées alliées dans le monde. Là, « standardistes, sténos, plantons » contribuent à l’immense « bataille des communications » :
- 7 Charles de Gaulle, op. cit., p. 247.
Après avoir considéré l’ensemble, je regarde sur les cartes où sont les nôtres. Je les vois aux bons endroits, c’est-à-dire aux plus méritoires. Le salut du chef de la France Libre va, par les ondes, les y rejoindre. Mais ensuite, mesurant combien est numériquement petite la part qu’ils représentent et qui, de ce fait, s’absorbe dans un système étranger, imaginant là-bas, à Toulon, Casablanca, Alexandrie, Fort-de-France, Dakar, les navires perdus dans l’inaction, évoquant l’occasion historique que cette guerre offrait à la vocation maritime de la France, je me sens inondé de tristesse. C’est d’un pas lourd que je remonte l’escalier de l’abri souterrain.7
- 8 Sur ces deux composantes narratives des récits mémoriaux, à savoir le sujet remémoré (l’individu te (...)
7Le théâtre qui se présentait à Churchill lui était en quelque sorte entièrement destiné, alors que de Gaulle n’est là qu’en invité : il reste, à l’époque, très largement tenu à l’écart des négociations qui se mènent entre les Anglais et les Américains. Le Premier Ministre venu assister aux opérations s’est, par une coïncidence extraordinaire, trouvé présent le jour d’une bataille décisive qui lui fut offerte comme en spectacle ; le chef de la France libre trouve plus difficilement sa place dans cette bataille, dont les principaux soldats sont des standardistes ou des sténos, mais au sein de laquelle il parvient néanmoins à se ménager une position centrale. Le « sujet remémoré », en effet, bénéficie durant un court intervalle, grâce au système panoptique des Anglais, d’une ubiquité similaire à celle dont dispose l’« instance mémoriale8 » du récit gaullien : adopter une position de surplomb, condenser en un tableau précis la situation dramatique des Français, communiquer avec l’ensemble des forces qu’il dirige, et évoquer, en pensée, celles qui seraient en action si la France avait saisi « l’occasion historique que cette guerre offrait ». Ce sont bien là les gestes constamment accomplis par cette instance qui incarne, au fil du récit, la figure du mémorialiste : un tel apologue décrit indirectement les facultés de centralisation dont se veut capable le général de Gaulle. Bien qu’occasion de regrets, il permet d’illustrer l’une des principales fonctions du chef de la France libre : voir – à la fois se tenir informé et tenir en son pouvoir – les « nôtres », partout où ils se trouvent. Car même s’il ne lui est pas loisible de faire d’une bataille décisive un spectacle qu’il peut prétendre observer depuis un point de vue privilégié, de Gaulle peut se projeter et rejoindre en pensée tous ceux dont il revendique l’affiliation dans l’espoir de faire pencher à l’avenir la balance en sa faveur.
Winston Churchill (dans son uniforme de général de brigade de la Royal Air Force) et le général de Gaulle passant en revue les troupes de la France libre à Marrakech le 13 janvier 1944.
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- 9 Charles de Gaulle, op. cit., p. 9.
8Dans les faits, le général de Gaulle doit renverser une position décentrée tout d’abord en un atout diplomatique (apparaître comme hors des séries et des combinaisons politiques), puis en force alternative et enfin en légitimité politique et institutionnelle. Il lui faut sans cesse déplacer le point de l’attention sur sa personne même, que le mémorialiste par conséquent se charge d’inscrire au centre permanent du récit. Aussi n’est-il, dans les Mémoires de guerre, aucune phase du déroulement des événements qui ne soit équilibrée par la locution prépositionnelle « pour moi », où l’on reconnaît l’un des traits de style les plus constants de ce texte. Dès les premières pages, aussitôt après avoir évoqué la stratégie défensive, illusoire parce que purement passive, mise en place par l’armée après la Grande Guerre, le mémorialiste ajoute : « Pour moi une telle orientation était aussi dangereuse que possible9. » On pourrait parler, dans les Mémoires de guerre, d’une véritable « politique du pronom personnel », qui frappe par son caractère systématique. Les forces politiques concurrentes ne sont ainsi présentées que sous forme de généralisations ; il en va de la sorte, par exemple, des groupes de Français qui, « sous prétexte d’être politiques, s’agitaient plus ou moins en Grande-Bretagne et aux États-Unis » :
- 10 Ibid., p. 220.
Ceux-là toléraient que de Gaulle agît comme soldat et procurât aux Alliés le renfort d’un contingent. Mais ils n’admettaient pas que le chef des Français Libres prît des responsabilités d’État. Ne m’ayant pas rallié, ils rejetaient mon autorité et préféraient s’en remettre aux étrangers, soit, en fait : Roosevelt, Churchill, Staline, de l’avenir de la France. […] Pour moi, dans le drame national, la politique devait être l’action au service d’une idée forte et simple. Mais eux, poursuivant les mêmes chimères qu’ils caressaient depuis toujours, n’acceptaient pas qu’elle fût autre chose qu’une chorégraphie d’attitudes et de combinaisons, menée par un ballet de figurants professionnels, d’où ne devaient sortir jamais qu’articles, discours, exhibitions de tribuns et répartition de places.10
- 11 Ibid., p. 589.
9Si ses opposants se réduisent, indifférenciés, à n’incarner qu’une simple option politique, de Gaulle se dédouble ici en plusieurs instances, le recours à la troisième personne du singulier, hérité de César, valant ici pour désigner à la fois le mythe de l’apprenti dictateur que véhiculent ses ennemis et l’entité d’un niveau supérieur dont de Gaulle, responsable de la légitimité nationale, se veut porteur. La locution « pour moi » symbolise – en la mimant en quelque sorte – l’opération par laquelle le Général, en créant la France libre, s’est auto-institué l’unique représentant légitime de la France : elle symbolise ce que j’appellerai un mouvement d’assomption, de la nation lors de la guerre et de soi-même par le récit mémorial – mouvement qui se trouve à l’origine de toute son entreprise. Le même processus est à l’œuvre dans l’ensemble des Mémoires de guerre, comme au début du chapitre intitulé « La Libération », où de Gaulle se démarque de ce « personnage quelque peu fabuleux, incorporant aux yeux de tous cette prodigieuse libération », dont on croit qu’il « saura accomplir par lui-même tous les miracles attendus », ajoutant : « Pour moi, parvenu en cette fin d’un dramatique été dans un Paris misérable, je ne m’en fais point accroire11. » L’opposition ici esquissée ne vise pas à dégonfler le sujet gaullien en le réduisant à des proportions plus modestes parce que plus pragmatiques, mais au contraire à renvoyer l’ensemble des représentations politiques en vigueur à l’époque dans le domaine des illusions pour se poser soi-même comme unique détenteur d’un point de vue exhaustif et lucide sur la situation. Il est intéressant de noter l’usage du terme « incorporer », très proche ici de ce que Céline nomme à la même époque, en 1957, dans D’un château l’autre, le « coup d’“incarner” » dont le maréchal Pétain fut la grande victime (suivi toutefois aux yeux de Céline par le Général – ultime duperie de l’histoire française) :
- 12 Céline, D’un château l’autre, dans Romans, éd. Henri Godard, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade) (...)
« Oh, que vous incarnez la France, Monsieur le Maréchal ! » le coup d’« incarner » est magique !… on peut dire qu’aucun homme résiste !… […] Pétain qu’il incarnait la France il a godé à plus savoir si c’était du lard ou cochon, gibet, Paradis ou Haute Cour, Douaumont, l’Enfer, ou Thorez… il incarnait !… le seul vrai bonheur de bonheur l’incarnement !… vous pouviez lui couper la tête : il incarnait !… la tête serait partie toute seule, bien contente, aux anges ! Charlot fusillant Brasillach ! aux anges aussi ! il incarnait ! aux anges tous les deux !… ils incarnaient tous les deux !… et Laval alors ?12
- 13 Charles de Gaulle, op. cit., p. 421‑422.
10L’incarnation n’est ici qu’une vaine prétention, une statufication de soi sans fondement politique ou institutionnel véritable. Tout l’enjeu des Mémoires de guerre consiste dès lors pour le général de Gaulle à rapporter à sa propre personne l’ensemble des circonstances évoquées sans paraître être victime de ce que Céline nomme « l’incarnement ». Autrement dit, à fustiger, par exemple, l’impuissance de l’Assemblée consultative (dont la « mélancolie » réapparaîtrait plus tard, « désolée et décuplée, dans les assemblées représentatives, détentrices de tous les pouvoirs et inaptes à les exercer »), puis à déclarer : « Pour moi, voyant, à travers les propos tenus par les groupes, se dessiner les futures prétentions et, en même temps, l’impuissance des partis, je discernais ce que serait, demain, le drame constitutionnel français13 », afin de se démarquer du processus en cours, de paraître toujours dominer les circonstances ainsi soumises à sa prescience et à sa volonté politique. De Gaulle entend de cette manière incarner la légitimité nationale tout en s’exonérant des aléas politiques et historiques par un geste continuel de réassomption de soi.
11Au centre des Mémoires de guerre se trouve donc le mémorialiste, ordonnateur, médiateur et interprète du révolu : anticipant tout ce qui advient et dominant par sa stature le cours des événements, il en accompagne continuellement l’évolution. Toutes les modalités du récit convergent dans sa direction : les faits répondent à sa volonté ; il ne montre, dans ses prévisions, aucune défaillance ; c’est sur sa personne que se fixe toujours la volonté nationale. Bien que situé hors du territoire national, il dispose d’une connaissance parfaite de la vie en France grâce aux réseaux d’information dont il dispose :
- 14 Ibid., p. 225.
[…] j’avais dans l’esprit un tableau tenu à jour. Que de fois, en causant avec des compatriotes qui venaient de quitter le pays, mais qui s’y étaient trouvés plus ou moins confinés dans leur métier ou leur localité, me fut-il donné de constater que, grâce à d’innombrables efforts d’information, de transmission, de synthèse, fournis par une armée de dévouements, j’étais, autant que personne, au courant des choses françaises !14
- 15 Ibid., p. 272‑273.
- 16 Ibid., p. 519.
12L’éloignement géographique est ainsi présenté comme une simple distance, et la distance convertie en hauteur de vue. Peu importe que de Gaulle soit étranger à la formation des réseaux de la Résistance sur le sol national ou qu’il ne dispose pas des moyens militaires de libérer la France. Seule importe l’organisation d’une « armée de dévouements » qu’il est le seul, à ses yeux, à pouvoir diriger stratégiquement et politiquement. De même, lorsque les Alliés l’écartent des grandes opérations du débarquement, le chef de la France libre n’en expose pas moins ses vues à ses interlocuteurs et reconquiert dans son récit une place stratégique que les rapports de force ne lui permettaient pas d’occuper – et dont témoigne, dans le texte, l’accumulation de verbes introductifs : « J’exposais aux chefs alliés […]. J’avais, d’ailleurs, dès le début de juillet, donné les instructions voulues […]. En outre, je prévoyais […]. Je tenais pour probable […]. Le 21 juillet, j’avais adressé à M. Churchill et au général Marshall et communiqué à Moscou une note […]15. » Le chef de la France libre n’est pas seulement l’homme providentiel ; il est une sorte de démiurge, à la fois à la source et au terme de tout ce qui est rapporté dans le récit, orientant le cours de l’Histoire et le fixant pour la postérité dans un même dessein. On mesure l’efficacité d’une telle surdétermination modale. Dans le combat diplomatique qui l’oppose à Churchill ou à Roosevelt, de Gaulle ne voit, à nouveau, qu’accidents et politiques adjacentes : il sera David contre Goliath ! Rien, désormais, ne saurait empêcher la réalisation de ses ambitions, comme si le déroulement du conflit mondial n’obéissait qu’à une logique d’où serait exclu tout impondérable. Et lorsqu’il présente la contribution que les Français s’apprêtent à apporter au combat des Alliés, de Gaulle précise : « l’idée que je me faisais de la conduite de la guerre était celle-là même que je m’étais fixée depuis 194016 », de la même façon que l’avant-guerre apparaissait au début des Mémoires de guerre comme l’application d’un scénario dont le sujet remémoré avait prévu chaque moment.
- 17 Ibid., p. 71.
13De manière très efficace, le dispositif narratif conduit ainsi le lecteur à entrer dans les vues du Général et à considérer chaque acte dans le prolongement de son entreprise militaire, diplomatique et politique : la libération du pays et l’instauration d’un régime dont il garantit l’autonomie et la souveraineté. On sait que, dans les récit de « Vies majuscules », le processus historique tend généralement à se confondre avec le travail d’accomplissement du sujet à travers les différentes phases de son parcours individuel : avec de Gaulle, cette logique narrative sous-tend une assomption de soi d’un genre unique. Alors que la représentation des faits passés repose traditionnellement sur l’écart, puis le progressif rapprochement entre le sujet remémoré et l’instance mémoriale, chez de Gaulle, ces deux pôles de la narration semblent toujours se confondre, comme si le sujet ne faisait qu’actualiser une identité et une volonté préalables aux événements. Cela est particulièrement visible dans les fréquentes stases narratives qui ponctuent le récit et qu’il serait trop long d’énumérer. Au cours de ces moments épiphaniques, de Gaulle fait preuve d’une double lucidité : conscient de son dépouillement, il se décrit sans cesse apte à anticiper les événements, disposant d’une sorte de point de vue surplombant sur son propre destin parce que celui-ci n’est que le déroulement de sa volonté, quelles que puissent être les circonstances à venir. Parvenu ainsi en Angleterre après avoir fui son poste et tandis que Courcel téléphone à l’ambassade et aux missions, « les trouv[ant] déjà réticentes », le mémorialiste écrit : « Je m’apparaissais à moi-même, seul et démuni de tout, comme un homme au bord d’un océan qu’il prétendrait franchir à la nage17. » À chacune de ces occasions, fort nombreuses, il se produit une sorte de coïncidence entre le personnage et le mémorialiste qui permet au premier de paraître jouir de l’omniscience du second. L’un des plus beaux exemples en est sans conteste son retour à Londres en novembre 1940 :
- 18 Ibid., p. 123.
Tandis que, sous la pluie d’automne, l’avion rasait l’océan, j’évoquais les incroyables détours par où, dans cette guerre étrange, devaient désormais passer les Français combattants pour atteindre l’Allemand et l’Italien. Je mesurais les obstacles qui leur barraient la route et dont hélas ! d’autres Français dressaient devant eux les plus grands. Mais, en même temps, je m’encourageais à la pensée de l’ardeur que suscitait la cause nationale parmi ceux qui se trouvaient libres de la servir. Je songeais à ce qu’avait, pour eux, d’exaltant une aventure aux dimensions de la terre. Si rudes que fussent les réalités, peut-être pourrais-je les maîtriser, puisqu’il m’était possible, suivant le mot de Chateaubriand, « d’y mener les Français par les songes ».18
14Le même modèle ternaire des désastres passés, des efforts présents et des conquêtes à venir revient tout au long du récit mémorial, notamment lors des transitions entre les différentes phases de l’action du Général. Au cours de ces rapides autoportraits, c’est le sujet remémoré qui semble réunir en lui-même tous les éléments du processus qui aboutira à la victoire finale, comme si, par la seule puissance de la mise en récit, les événements historiques se résolvaient en un effet de concordance parfaite.
⁂
15Jean-Claude Passeron a noté, dans Le Raisonnement sociologique, la force des « vies exemplaires » dans la manière dont nous racontons le passé : c’est bien un raisonnement sur les modes d’incarnation de telle ou telle vertu, de telle ou telle action accomplie que nous opérons dans la lecture des écrits biographiques ou des récits de soi. La force des Mémoires de guerre du général de Gaulle est de mobiliser, avec la plus grande efficacité, les valeurs éthiques et politiques inhérentes à toute grande existence et d’en concentrer les effets au service d’une forme étonnante d’assomption de soi.
Notes
1 Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, dans Mémoires, éd. Marius-François Guyard, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2000, p. 834.
2 Winston S. Churchill, Mémoires de guerre, éd. François Kersaudy, Tallandier, t. I, 1919-février 1941, 2009, p. 424 – il s’agit d’une nouvelle traduction correspondant à la version abrégée des Mémoires établie par Denis Kelly (supervisé par Churchill) en 1959 et intitulée Memoirs of the Second World War ; la version originale a été publiée en six volumes entre 1948 et 1954 sous le titre : The Second World War.
3 Ibid., p. 358.
4 Ibid., p. 384.
5 Ibid., p. 385.
6 Ibid., p. 387.
7 Charles de Gaulle, op. cit., p. 247.
8 Sur ces deux composantes narratives des récits mémoriaux, à savoir le sujet remémoré (l’individu tel qu’il existait à telle ou telle époque antérieure au temps de l’écriture) et l’instance mémoriale (responsable de la mise en scène du récit et juge des faits et gestes du personnage des Mémoires), voir Jean-Louis Jeannelle, Écrire ses Mémoires au xxe siècle. Déclin et renouveau, Gallimard (Bibliothèque des idées), 2008, p. 359‑365.
9 Charles de Gaulle, op. cit., p. 9.
10 Ibid., p. 220.
11 Ibid., p. 589.
12 Céline, D’un château l’autre, dans Romans, éd. Henri Godard, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), t. II, 1974, p. 125. Sur ce point, voir Jean-Louis Jeannelle, « Les Mémoires à l’épreuve du burlesque : Céline ou la chronique des Grands Guignols », Revue d’histoire littéraire de la France, no 3, 2009, p. 681‑698.
13 Charles de Gaulle, op. cit., p. 421‑422.
14 Ibid., p. 225.
15 Ibid., p. 272‑273.
16 Ibid., p. 519.
17 Ibid., p. 71.
18 Ibid., p. 123.
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Titre | Winston Churchill (dans son uniforme de général de brigade de la Royal Air Force) et le général de Gaulle passant en revue les troupes de la France libre à Marrakech le 13 janvier 1944. |
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Crédits | © Imperial War Museum Collections |
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Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Louis Jeannelle, « « Pour moi » : de Gaulle et l’assomption de soi », Écrire l'histoire, 6 | 2010, 137-146.
Référence électronique
Jean-Louis Jeannelle, « « Pour moi » : de Gaulle et l’assomption de soi », Écrire l'histoire [En ligne], 6 | 2010, mis en ligne le 26 novembre 2013, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/839 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/elh.839
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