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Morales (2)

Justice, déontologie, histoire. Entretien avec Henri Leclerc

Par Nathalie Richard et Sylvie Thénault
Henri Leclerc, Nathalie Richard et Sylvie Thénault
p. 91-100

Résumé

Évoquant son rapport personnel à l’histoire, son action militante et certains épisodes de sa carrière d’avocat, Henri Leclerc aborde dans cet entretien la question complexe des relations entre justice, histoire, déontologie et morale. De manière nuancée, il rappelle notamment ce qu’une meilleure connaissance de l’histoire pourrait apporter à la formation des avocats et des magistrats, il définit ce qu’est selon lui un procès historique et réfléchit à la manière dont de tels procès peuvent participer à l’écriture du passé.

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Texte intégral

En punissant des coupables et en pansant les plaies des victimes, la justice entretient avec la morale un rapport étroit : en disant le droit, dit-elle aussi le Bien et le Mal ? Si tel est le cas, cette mission cadre mal avec son fonctionnement quotidien, engoncé dans une technique procédurale au nom de laquelle de justes causes peuvent être déboutées et de vraies coupables rester impunis. Elle en est toutefois investie dans les procès politiques et les procès historiques, dont l’enjeu dépasse l’enceinte judiciaire. Il lui est alors demandé d’établir une vérité et d’administrer une sanction juridique valant sentence morale. La justice ici rencontre la morale et l’histoire, ou la morale de l’histoire.

À l’histoire, en tant que narration du passé, est reconnue une vertu pédagogique en matière de morale, et tirer les leçons du passé n’est pas le moindre des usages auxquels la soumettent citoyens et militants à la recherche de repères susceptibles de guider leurs choix et engagements. Ces choix et ces engagements, parce que le présent n’est jamais délié du passé, sont aussi des jugements sur l’histoire, qui reposent sur une critique morale et politique du passé. Mais qu’advient-il lorsque ces citoyens et militants appartiennent à l’institution judiciaire ? Plus que les magistrats, dont la prise d’indépendance par rapport au pouvoir politique est récente et demeure imparfaite, les avocats peuvent décider d’exercer leur métier de manière citoyenne, et de batailler au sein même de l’arène judiciaire pour des causes qui leur tiennent à cœur. La liberté que leur garantit leur statut, dans le respect des règles de la déontologie, leur permet l’engagement. Mais jusqu’où ? Avec quel rapport à l’histoire ?

Telles sont les questions que nous avons posées à Henri Leclerc, entré dans la profession d’avocat en pleine guerre d’Algérie, avant de se faire l’actif défenseur de la justice sociale en assistant paysans et travailleurs dans les combats des années post-Mai 68. Ancien président de la Ligue des droits de l’homme, il n’a cessé de plaider dans des affaires difficiles en faveur d’hommes et de femmes que les normes sociales vouaient à la condamnation. Il nous a semblé que cette expérience personnelle, relatée dans Un combat pour la justice (La Découverte, 1994), enrichie d’une réflexion critique de grand pénaliste, dans son récent commentaire du Code pénal (Seuil, 2005), éclairerait ces liens entre justice, morale et histoire.

NR. et ST. – Dans Un combat pour la justice, vous êtes présenté comme un « avocat engagé », ce que semblent confirmer plusieurs éléments de votre parcours professionnel, politique et associatif. Cette formule n’est-elle pas pour partie paradoxale, en ce qu’elle superpose deux postures parfois distinctes ? Ne peut-il pas se produire des situations dans lesquelles la déontologie de l’avocat entre en contradiction avec les convictions morales, sociales et politiques qui fondent son engagement ?

La notion d’avocat engagé est complexe, et je pense avoir évolué sur ce sujet. J’ai eu pendant un temps des carrières distinctes d’avocat et d’homme engagé dans la politique. J’ai été membre du bureau national du PSU au temps de Rocard ; à la même période, j’étais, comme avocat, le collaborateur d’Albert Naud, qui était un homme de droite. Il n’y avait pas de contradiction entre mon engagement politique et mon apprentissage professionnel, d’autant qu’Albert Naud était très engagé contre la peine de mort, et c’est cela qui m’a amené à militer aussi contre la peine de mort, ce qui n’était évidemment pas contradictoire avec mon engagement politique au sein du PSU – où toutefois la question de la peine de mort n’était pas une priorité.

  • 1 Jacques Vergès, De la stratégie judiciaire, Éditions de Minuit, 1968.

Dans la période où j’ai été très engagé politiquement, entre 1967 et 1973, avant que mes engagements ne s’orientent plutôt vers des combats de type social et l’action militante pour la défense des droits de l’homme, mes activités juridiques et politiques se sont rapprochées. J’ai accepté seulement jusqu’à un certain point, intellectuellement, les idées que Jacques Vergès a défendues dans De la stratégie judiciaire1. Pour lui, ceux qu’il défendait menaient un combat politique, et les procès qui leur étaient faits n’étaient pas des actes de justice, mais des actes de guerre ; il fallait donc employer, dans l’enceinte judiciaire, des moyens qui étaient ceux de la guerre, quelles que soient les conséquences judiciaires immédiates. Pour ma part, j’ai toujours pensé que la déontologie de l’avocat et son premier devoir lui imposaient d’obtenir pour son client le meilleur résultat judiciaire possible, sans négliger, bien sûr, la défense des raisons de son combat. Je pensais que celui qui était attaqué dans une situation politique devait être défendu politiquement, mais que, néanmoins, il fallait le défendre de telle façon qu’il soit acquitté, ou tout au moins condamné le moins lourdement possible.

En 1970, par exemple, j’ai défendu des militants de la Gauche prolétarienne accusés d’avoir commis un attentat contre le siège des Houillères à Hénin-Liétard. J’avais eu une discussion politique avec certains membres de ce mouvement et des avocats qui soutenaient qu’il fallait justifier l’action politique reprochée aux accusés, dénoncer les conditions de travail dans les houillères. Je leur répondais que ces hommes, bien que militants, niaient avoir fait ce dont ils étaient accusés et que, si nous obtenions un acquittement, celui-ci serait la vraie avancée politique. Mon rôle était d’expliquer pourquoi ils étaient innocents. La véritable victoire a été leur acquittement par la Cour de sûreté de l’État, qui a révélé à l’opinion publique qu’il y avait eu des manipulations policières. J’ai, dans les procès politiques, une conception tribunitienne de la défense : il s’agit de permettre à la parole de ceux qui sont accusés de s’exprimer, voire de la porter. Mais il s’agit également d’obtenir la meilleure décision possible en pesant sur la contradiction qui peut subsister entre la Justice et la tâche politique que le pouvoir lui a assignée.

  • 2 Lauréat du concours d’éloquence organisé chaque année par la Conférence du stage, association d’avo (...)

Il est vrai que l’avocat peut parfois se trouver dans des situations difficiles, où ses convictions politiques semblent opposées au devoir professionnel. Encore un exemple : lorsque j’étais secrétaire de la Conférence du stage2, j’ai été commis d’office pour deux militants de l’OAS poursuivis pour des faits extrêmement graves. Le premier avait des conceptions crypto-nazies sur la supériorité de la race blanche et voulait se défendre en ces termes. Je lui ai fait savoir que je ne pourrais pas assurer la défense qu’il attendait. J’ai donc obtenu de mon bâtonnier qu’il me relève de ma commission d’office. Le second était un jeune pied-noir, qui m’a expliqué que l’Algérie était sa terre. Je ne partageais pas son point de vue, mais je pouvais le défendre, car je comprenais son engagement. Ainsi, la position de l’avocat est un peu particulière, au sens où il a un engagement premier, celui de défendre, et que, pour ce faire, il doit convaincre. Or il ne peut réellement convaincre que de choses dont il est lui-même convaincu, ou dont tout au moins il lui est possible de dire qu’elles sont respectables.

Qu’en est-il des infractions commises par un avocat, en tant que militant, dans l’exercice de ses fonctions ? Il y a eu de telles actions pendant la Résistance ou la guerre d’Algérie ; encore récemment, j’ai connu un avocat basque qui était accusé de passer des informations à ses clients détenus. Se pose en effet la question du droit d’un avocat à faire évader un prisonnier qui serait son client pendant la Résistance. Dans un tel cas, ce n’est pas en tant qu’avocat qu’il agit, mais en tant que militant, en tant que combattant engagé, bien qu’il utilise les protections et les avantages que lui donne sa profession. Dans ce type de situation, je peux très bien comprendre qu’un avocat puisse agir contre la loi parce qu’il estime qu’il n’y a plus de loi, que l’illégalité est légitime. Mais, évidemment, sa qualité d’avocat ne le protège pas, et la justice de son action sera réévaluée a posteriori.

ST. – Comme historienne de la guerre d’Algérie, j’ai été en contact avec des collectifs militants qui s’opposent à l’érection de stèles en faveur de ceux que les irréductibles de l’Algérie française considèrent comme des « martyrs » de l’OAS. Ces irréductibles estiment que les conditions iniques de la justice qui a été appliquée à ces « combattants » justifient leur action actuelle. En tant qu’historienne, je ne peux qu’admettre avec eux que les conditions dans lesquelles beaucoup ont été jugés et exécutés posent problème aujourd’hui et constituent une accroche concrète pour un combat nostalgique et illégitime. Quel est votre point de vue sur ce sujet ?

L’iniquité de la justice qui a condamné ces gens est absolument certaine, de même qu’a été absolument inique le procès de Laval, qui en a presque fait un martyr. Pourtant, personne ne songerait à édifier un monument à Pierre Laval. Il en va de même pour l’OAS. L’illégitimité du combat mené est maintenant admise par tous, à l’exception d’une toute petite minorité. Or le monument que cette minorité réclame n’est pas un monument évoquant l’injustice de leur procès, mais un monument à la justice du combat qui a été mené. Ce point de vue me paraît difficilement défendable. Vous me direz que les formes du combat des militants algériens qui posaient des bombes peuvent aussi être estimées condamnables. Mais ils se battaient pour l’indépendance de leur patrie et la justice du lendemain leur a donné raison.

C’est le temps qui passe qui modifie les perspectives. Dans notre histoire, il y a beaucoup d’autres exemples. Aujourd’hui, il ne serait pas inconcevable d’élever des monuments aux Chouans, dans la mesure où la distance temporelle et le travail historique qui a été effectué ont fait perdre à la guerre de Vendée l’image exclusivement antirépublicaine qui était la sienne. Pour l’OAS, je pense qu’il est trop tôt. Ces gens-là menaient un combat contre la République et, pour ceux qui ont lutté contre eux, les souvenirs de cette période terrible sont encore vifs. Le combat actuel pour l’OAS est un combat pour une cause perdue qui, de plus, est liée à un phénomène historique, celui de la décolonisation, sur lequel le regard que l’on porte peu à peu s’approfondit. Le fait de dire que l’Algérie était une colonie ne sera sans doute jamais compris par les pieds-noirs, parce que leur mémoire, leur vérité à eux est beaucoup plus complexe. Cela touche évidemment à l’articulation entre histoire et mémoire. Si l’on parle aujourd’hui de la guerre de Cent Ans, il n’y a plus d’enjeu de mémoire. Mais il en va peut-être encore différemment des combats de la Révolution, dans lesquels s’enracine la mémoire républicaine, et il est possible que je me sois un peu avancé à propos des Chouans. Il faut du temps pour que les conflits et les enjeux s’apaisent. Les militants pour l’OAS réclament une contre-mémoire, et cela n’est pas supportable.

NR. et ST. – Dans plusieurs textes, vous vous situez dans une lignée historique, que ce soit à propos de la défense des droits de l’homme ou de l’abolition de la peine de mort. Cela correspond-il à votre rapport à l’histoire ? Celle-ci représente-t-elle pour vous une lignée de grands inspirateurs ? Est-elle un recueil d’exemples moraux, déontologiques ou politiques ?

Au lycée, mon rapport à l’histoire était très mauvais. Mais, à seize ou dix-sept ans, j’ai lu dans la maison de mes grands-parents, qui étaient des instituteurs laïcs, des hussards de la République, l’Histoire de France et l’Histoire de la Révolution française de Michelet, dans une édition populaire de l’époque, que j’ai depuis fait relier. Deux années de suite, j’ai passé toutes mes vacances avec ces livres. J’en suis sorti débordant d’enthousiasme. Je sais aujourd’hui que l’histoire de Michelet est discutable, mais pour moi elle est comme un fleuve. On y découvre un mouvement, qui aboutit à la Révolution.

Je me suis par la suite passionné pour le droit, pour l’histoire du droit pénal et tout particulièrement de la procédure pénale. J’ai beaucoup lu sur le xviiie siècle et sur la Révolution. Je me suis beaucoup intéressé à l’histoire des idées de cette époque dans leur articulation avec l’histoire du droit. Tous parlent de justice et de droit. Voltaire en combattant, Rousseau en penseur. J’ai lu des mémoires d’avocats de cette période, et en large partie les débats de l’Assemblée nationale en 1791 sur le code pénal et sur la peine de mort. Le débat sur les droits de l’homme est absolument passionnant. Dans ces documents, j’ai découvert que l’histoire est révélatrice d’une avancée, d’une coulée qui amène à dire qu’il y a quelque chose de l’ordre du progrès.

Il est vrai, en revanche, que je me suis moins occupé des batailles de Napoléon, même si leur récit a constitué pour moi une distraction. Je m’intéresse donc à l’histoire dans la mesure où elle alimente ma réflexion sur mon action professionnelle ou militante. Prenons un exemple : encore récemment, je suis intervenu sur la question de la garde à vue. Pour cela, rappeler l’histoire des rapports entre la police et la justice est très éclairant, depuis le code des délits et des peines de 1791 en passant par les deux codes napoléoniens, puis en traversant toute l’histoire du xixe siècle, jusqu’à l’apparition de la garde à vue, en réponse à l’extension en 1897 des pouvoirs conférés à l’avocat. Ce n’est en effet qu’à partir de cette date que celui-ci peut prendre connaissance du dossier et assister son client dans le cabinet du juge d’instruction : la garde à vue est une pratique alors inventée hors la loi mais dans la logique de notre système procédural inquisitoire, car elle permet à la police d’interroger un suspect sans défense avant qu’il ne soit déféré devant le juge. C’est de l’histoire, mais c’est aussi du droit. Je trouve donc dans l’histoire des aliments pour la réflexion présente. Il est aujourd’hui question de supprimer le juge d’instruction. Mais, auparavant, il faut savoir précisément ce qu’il est, pourquoi il a été créé en 1810 et les évolutions de son rôle depuis lors. De même, le travail de Foucault sur la prison, bien que contesté par certains historiens, enrichit considérablement toute réflexion que l’on peut mener sur le système carcéral aujourd’hui.

Voilà mon rapport à l’histoire. Elle alimente ma réflexion en permanence et m’aide à construire ma conception d’un combat spécifique que je mène sur les droits de l’homme, sur la façon dont se rend la justice, sur le droit pénal.

NR. et ST. – Certes, l’histoire du droit est déjà présente dans la formation des magistrats et des avocats. Cependant, l’enseignement de l’histoire générale ne pourrait-il pas contribuer à faire prendre conscience aux futurs professionnels de la justice que celle-ci se rend toujours dans des situations historiquement déterminées et complexes, et qu’ils ont un rôle à jouer à la fois comme gardiens d’un espace propre à la justice et comme acteurs de ces situations plus globales ?

Il est évident que l’enseignement historique est d’une faiblesse absolue dans les écoles professionnelles. À la faculté, j’ai suivi les enseignements d’histoire du droit. Je me rappelle un cours sur l’histoire des institutions des xiie et xive siècles absolument passionnant. J’ai même envisagé d’entreprendre un diplôme d’études supérieures d’histoire du droit. Mais on m’a proposé un sujet sur l’évolution du régime dotal dans la région montpelliéraine au Moyen Âge. Ainsi entendue, l’histoire du droit ne m’intéressait pas, et j’ai abandonné.

Je pense que l’enseignement de l’histoire de la phase procédurale est essentiel, comme celui de l’exécution de la peine. Ce n’est pas sans raison que Surveiller et punir de Michel Foucault commence par l’exécution de Damien.

On ne peut comprendre ce qu’a été l’évolution du droit et de la justice si l’on n’étudie pas les grandes affaires du passé, par exemple, au xviiie siècle, l’affaire Calas ou celle du chevalier de La Barre. Leur étude permet de comprendre que la constitution de la preuve et la définition de sa recevabilité, que l’apparition sous la Révolution de l’intime conviction, c’est-à-dire de la preuve par la raison, sont des réalités variables dans le temps et dépendantes d’un contexte.

Comprendre les procès politiques est également essentiel. Les étudiants devraient mieux connaître les manières dont le pouvoir politique fait usage des procès. Et cela ne concerne pas seulement les Templiers au xive siècle, Fouquet au xviie, ou le gouverneur général de Indes Lally-Tollendal au xviiie. Pourquoi tout régime tient-il à donner la forme de procès à ce qui se ramène en réalité à des exécutions sommaires ? On peut penser au duc d’Enghien et à ce qu’en dit Chateaubriand. Cela met en lumière l’extrême malléabilité, face au politique, de ce pouvoir qui se pense comme indépendant, la justice. Dans le procès Laval, le procureur général était André Mornet, qui avait également conduit l’accusation dans l’affaire Mata Hari. Or il avait présidé pendant l’Occupation la Commission de révision des naturalisations. Lorsque Laval lui dit en substance : « Mais vous étiez sous mes ordres, monsieur le procureur général », l’opinion d’alors hurle son indignation. Mais là, Laval avait raison. C’est un bon exemple de la soumission de l’institution judiciaire aux pouvoirs successifs.

En règle générale, la forme judiciaire paraît indispensable : il faut un procès. Mais la soumission de l’institution au pouvoir politique est grande. Il faudrait enseigner cela aux juges. Il faudrait qu’ils aient plus clairement conscience de ce que le pouvoir attend d’eux, de ce qu’est un procès politique : un procès dans lequel, souvent dans le cadre de juridictions d’exception, ils n’ont pas d’ordres explicites, mais adoptent néanmoins l’idéologie dominante et jugent avec sévérité en ne faisant « que leur devoir ». Le cas extrême est celui des Sections spéciales créées par Vichy en 1941. Il y a eu des juges pour participer à ces tribunaux d’exception. Ils ont été condamnés pour cela à la Libération. Mais, sans aller jusqu’à ces infamies, on peut rappeler qu’un seul juge a refusé de prêter serment à Pétain. De même, pendant la guerre l’Algérie, il n’y a pas eu beaucoup de juges qui ont résisté à ce qu’on leur demandait de faire, et ce sont les mêmes qui, quelques mois plus tard, ont condamné les activistes de l’OAS. Il faudrait apprendre aux magistrats à réfléchir sur ce point, leur montrer ce passé historique, et faire ainsi apparaître ce qu’ont de relatif les affirmations solennelles sur la séparation des pouvoirs et les références à un droit supérieur. Il faudrait leur apprendre avant tout à savoir résister. Malheureusement, l’histoire de la justice pénale ainsi entendue n’est pas enseignée aux futurs praticiens.

NR. et ST. – Vous avez évoqué les procès politiques. Qu’en est-il des procès historiques ? Quel sens donneriez-vous à cette expression, vous qui êtes intervenu dans des affaires ayant concerné des acteurs d’épisodes historiques majeurs, par exemple dans le procès Touvier ? Depuis que vous exercez, y a-t-il des procès qui, selon vous, pourraient relever de cette qualification ?

Dans cette catégorie, je classerai des procès de presse, par exemple les procès sur Le Pen et la torture en Algérie, que j’ai plaidés trois fois – pour Le Canard enchaîné, pour Libération et pour Michel Rocard. J’ai perdu pour Le Canard enchaîné et pour Libération, et j’ai gagné pour Michel Rocard. À quelques années de distance, l’évolution du droit se fait sentir : sur l’initiative notamment de la Cour européenne des droits de l’homme, la liberté d’expression a pris une plus grande importance. L’idée que l’on a le droit d’informer sur des faits de nature historique s’est imposée. J’ai plaidé dans d’autres affaires similaires, par exemple, pour Le Nouvel Observateur contre Papon, avant le grand procès Papon. Deux journalistes étaient poursuivis en diffamation pour avoir qualifié Papon de complice du génocide. J’ai donc, parmi les premiers, eu accès à toute la documentation, et j’ai eu la preuve que Papon était coupable de ce pour quoi il a été par la suite condamné, c’est-à-dire d’être un « génocideur » de papier. Ces procès et ces évolutions ont directement à voir avec l’histoire puisqu’ils concernent non seulement la liberté d’expression, mais également la liberté d’écrire le passé.

D’autres procès touchent directement, au-delà de la possibilité de dire ou d’écrire, à l’établissement même des faits historiques. Je pense par exemple aux procès qui ont été intentés en 1995 par des associations arméniennes contre l’historien américain Bernard Lewis, qui, dans le journal Le Monde, avait contesté la qualification des faits comme génocide. Mais parlons des grands procès historiques liés à la Shoah : le procès Barbie, auquel je n’étais pas, le procès Touvier, auquel j’étais, et le procès Papon, dans lequel j’intervenais non comme avocat mais comme président de la Ligue des droits de l’homme, qui s’était constituée partie civile. La forme même du procès permet d’aborder un certain nombre de questions dans une sorte de représentation d’impartialité. La démonstration peut se faire en fin de compte dans la recherche contradictoire et publique de la réalité des faits et de leur qualification juridique.

Au procès Touvier, j’ai résolu de partir d’un problème juridique : pourquoi Touvier était-il poursuivi pour crime contre l’humanité ? En effet, certains historiens et certains journalistes soutenaient alors, par exemple dans Libération, que Touvier n’avait tué que sept personnes et que la qualification de son crime était exagérée. Il m’a paru très intéressant d’essayer de reconstruire la notion juridique de crime contre l’humanité autour du meurtre de ces sept juifs, commis parce qu’ils étaient juifs et au temps de la Shoah. Cela m’a permis de retraverser la période historique avec un éclairage proprement juridique.

Par-delà la condamnation d’un vieillard, la forme spécifique qui est celle du débat contradictoire et du discours, de la parole publiquement exprimée dans l’espace judiciaire, a permis que ses actes soient solennellement exposés en public et analysés. C’est pourquoi je suis de ceux qui croient qu’il fallait faire le procès Papon, même si je ne pense pas que le fait qu’il y ait eu décision de justice apporte quoi que ce soit à la recherche historique. Ce qui est important, c’est que pendant trois mois on n’a parlé que de cela, que l’on s’est pénétré de cette mémoire, avec, de plus, une défense. Dans le cadre du procès, la mémoire est traversée par un débat contradictoire. C’est pour cette raison que je pense finalement que les procès historiques sont nécessaires, à condition de ne pas faire de procès historique pour n’importe quoi.

J’ai plaidé dans un procès qui me paraît un bon exemple. Il s’est déroulé à Aix-en-Provence, en 1982, au moment de la pleine activité d’un mouvement terroriste, l’Armée secrète arménienne de libération de l’Arménie. Max Hraïr Kilndjian, un Arménien de Marseille, était accusé de tentative d’assassinat sur un ambassadeur turc à Berne. Le procès a été l’occasion d’entendre des témoins directs du génocide arménien. Une vingtaine de personnes sont ainsi venues témoigner de ce qu’elles avaient subi alors. Seul un procès peut donner à cette parole une large audience, à la différence d’une conférence faite par un historien, par exemple. Pendant quelques jours, la France s’est passionnée, au travers de cette affaire, pour le génocide de 1917.

Dans ces procès, comme dans les procès politiques, il peut assurément y avoir beaucoup d’injustice, mais ils autorisent l’exposition publique et contradictoire des faits et des témoignages. À l’inverse de la fable de La Fontaine « Le loup et l’agneau », qui se termine par la dévoration de l’agneau « sans autre forme de procès », la forme du procès devrait être la garantie que la loi du plus fort n’est pas toujours la meilleure. Même si, en réalité, cela n’est pas tout à fait exact, car la forme du procès est aussi utilisée pour que la loi du plus fort devienne juridiquement la meilleure.

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Notes

1 Jacques Vergès, De la stratégie judiciaire, Éditions de Minuit, 1968.

2 Lauréat du concours d’éloquence organisé chaque année par la Conférence du stage, association d’avocats fondée en 1810.

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Pour citer cet article

Référence papier

Henri Leclerc, Nathalie Richard et Sylvie Thénault, « Justice, déontologie, histoire. Entretien avec Henri Leclerc »Écrire l'histoire, 6 | 2010, 91-100.

Référence électronique

Henri Leclerc, Nathalie Richard et Sylvie Thénault, « Justice, déontologie, histoire. Entretien avec Henri Leclerc »Écrire l'histoire [En ligne], 6 | 2010, mis en ligne le 26 novembre 2013, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/812 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/elh.812

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Auteurs

Henri Leclerc

Maître Henri Leclerc a commencé à être avocat durant la guerre d’Algérie, puis s’est fait l’actif défenseur de la justice sociale et des droits politiques dans les combats des années post-Mai 68. Il n’a par la suite jamais cessé de plaider dans des affaires difficiles en faveur d’hommes et de femmes que les normes sociales vouaient à la condamnation, et est intervenu à plusieurs reprises, soit en tant qu’avocat, soit en tant que représentant de la Ligue des droits de l’homme, qu’il a présidée de 1995 à 2000, dans de nombreux procès à caractère politique et/ou historique, comme les procès Papon et Touvier. Il a en particulier publié en 1994 Un combat pour la justice (entretiens avec Marc Heurgon, La Découverte) et en 2005 Le Code pénal aux Éditions du Seuil (coll. « Points. Essais »).

Nathalie Richard

Nathalie Richard est maître de conférences (HDR) en histoire à l’université Paris‑I–Panthéon-Sorbonne, membre de l’EA 127 « Révolutions et modernité » et chercheur associé au centre Alexandre-Koyré (EHESS, CNRS, MNHN, CSI). Ses travaux portent sur l’histoire des sciences humaines et sociales au xixe siècle. Elle a publié récemment Inventer la préhistoire. Les Débuts de l’archéologie préhistorique en France, Vuibert/Adapt, 2008, et a codirigé avec Jacqueline Carroy l’ouvrage Alfred Maury, érudit et rêveur. Les sciences humaines en France au milieu du xixe siècle, Presses universitaires de Rennes, 2007.

Articles du même auteur

Sylvie Thénault

Sylvie Thénault, historienne, est chargée de recherche au CNRS, spécialiste des questions de droit d’exception et de répression politique dans l’Algérie coloniale. Auteur d’Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie (La Découverte, 2001) et d’une Histoire de la guerre d’indépendance algérienne (Flammarion, 2005), elle travaille actuellement sur l’internement et l’indigénat dans la longue durée, des débuts de la conquête française à l’indépendance.

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