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La fin de l’histoire
Lectures

Charles Baudelaire, la fin du monde et nous

André Hirt, Baudelaire. Le monde va finir (2010)
Claude Millet
p. 202-205
Référence(s) :

André Hirt, Baudelaire. Le monde va finir, Paris, Kimé (Philosophie en cours), 2010, 209 p.

Texte intégral

  • 1 Sur la pensée baudelairienne de l’Histoire, voir en particulier Patrick Labarthe, Baudelaire et la (...)

1André Hirt s’attache à faire résonner ensemble deux textes dont il postule la convergence (p. 120) : le sonnet « À une passante », paru dans Les Fleurs du mal de 1861, et un fragment en prose posthume, écrit vraisemblablement à la fin des années 1850, la dernière (du moins dans l’ordre proposé par Poulet-Malassis) des Fusées, « Le monde va finir ». L’essai d’André Hirt n’est pourtant pas une microlecture : tout au contraire, l’auteur revendique comme une nécessité le droit de « lire entre les lignes » (p. 143) pour « parler dans Baudelaire » (p. 125), pour penser, c’est-à-dire philosopher, « avec » lui (p. 77). Car, si le début de l’Avertissement admet que la réflexion sur la subjectivité et sur l’Histoire est une tâche que la philosophie a en partage avec les sciences humaines – à l’exclusion de l’historiographie et de la recherche littéraire, absentes également des notes1 –, c’est pour mieux restaurer la philosophie dans sa majesté de disciplina disciplinarum : elle seule serait apte à rassembler ces deux objets que les sciences humaines ne saisiraient que dans l’« éclatement » (p. 7) – en l’occurrence, « avec » Baudelaire.

2Cette appréhension conjointe de la subjectivité et de l’Histoire donne lieu à une réflexion sur la date, réflexion qui constitue le fil rouge de l’essai. La date, ou mieux : les dates qui, débarrassées de leur factualité comme des trop simples enchaînements de la causalité, strient l’existence subjective de « métabolisations corporelles, nerveuses et spirituelles » (p. 9), ou encore d’événements qui se font écho.

3Or, même débarrassées de leur factualité, les dates ont besoin de chiffres, par quoi celle-ci fait retour : 1857 pour Baudelaire ; mai 1939 pour la conférence où Walter Benjamin évoque « Le monde va finir » ; plus accessoirement, 6 et 9 août 1945 pour Le Temps de la fin (L’Herne, 2007) de Günther Anders (p. 29) ; décembre 2007, enfin, pour une autre conférence, à l’origine de ce livre, prononcée par André Hirt à l’université de Rio de Janeiro lors du cent-cinquantième anniversaire de la première parution des Fleurs du mal. La différence entre ces dates saute aux yeux. Les dates d’Hiroshima et de Nagasaki sont celles de la catastrophe à partir de laquelle Günther Anders voit une « apocalypse nue » barrer l’horizon de l’Homme ; à ces dates pourrait faire écho non pas celle de la première édition des Fleurs du mal, mais celle (que ne mentionne jamais André Hirt) du 2 décembre 1851, une des très rares dates retenues par Baudelaire, la date du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, qui l’a « physiquement dépolitiqué », si l’on en croit la lettre qu’il adresse à Ancelle le 5 mars 1852 ; mai 1939 voit s’aggraver la fragilité du refuge parisien de Walter Benjamin et la menace de ces « foules qui, de nos jours, sont pétries par les mains des dictateurs », tandis que décembre 2007 marque l’achèvement d’une année de commémoration, de célébration de Baudelaire dans le monde académique. Or, si l’on admet que toute « prophétie » est une interprétation du présent, celle de Baudelaire comprise, cette « prophétie » ne saurait (sauf triomphe d’un retour du même à l’exact identique qui invaliderait toute pensée de l’Histoire) prendre sens de la même façon à la date de son énonciation et à celles des conférences qui en proposent le commentaire – 1939, 2007 –, ce qu’il aurait fallu mieux souligner. Surtout, qu’avons-nous à faire d’une telle « prophétie », si tant est que « Le monde va finir » en est une ?

4Revenons au texte, à la fusée baudelairienne. Loin de pouvoir être apparié à « À une passante », sonnet narratif à travers lequel l’histoire (restreinte au passage d’un instant) congédie l’Histoire, ce fragment est symptomatique d’une tendance, au reste assez fréquente chez Baudelaire, au repli mélancolique de sa pensée dans la forme d’un décadentisme qui n’est jamais que le revers du progressisme et ne sort ainsi nullement des cadres de l’historicisme du xixe siècle. Baudelaire est du reste parfaitement conscient de cette réversibilité (« la ruine universelle, ou le progrès universel », dit le texte), et tord la logique téléologique du décadentisme par toutes sortes de brouillages chronologiques et idéologiques. La fusée n’en reste pas moins dans sa structure globale une promesse apocalyptique, ou du moins une imitation, un mime de celle-ci, et ce dans un calendrier dramatiquement resserré. Baudelaire n’écrit pas en effet que le monde finira, dans un avenir aussi indéterminé que décroché du temps de l’Histoire, il ne « prend » pas « date » non plus, contrairement à ce qu’affirme André Hirt (p. 9, 15), mais il dit que le monde va finir, dans un futur immédiat collé au présent par les chaînes de ce temps – à moins que, comble du désastre, la fin n’ait déjà eu lieu. Le monde va finir parce qu’il n’a, dans le présent de l’énonciation, plus rien « à faire ». Si apocalypse il y a, celle-ci n’est donc que la suite et la conséquence immanente d’une crise de l’agir qui marque ce présent baudelairien à l’intérieur de et non pas, comme le prétend André Hirt, « contre l’histoire » (p. 25), quoi qu’il en soit des effets de brouillages qui en parasitent la logique.

5Revenons encore à cette fusée. Après avoir ainsi soudé l’avenir à ce présent de crise qui marque pour lui le triomphe du néant et la défaite de la poésie, Baudelaire évacue les Amériques comme figure du futur, parce que cette figure contient en elle-même trop d’énergie, et d’énergie naturelle, quand l’heure est à l’épuisement – sur ce point, la lecture d’André Hirt, qui souligne le vitalisme de ce texte, est parfaitement juste. Mais André Hirt ne s’intéresse pas à la suite du texte : dans « Le monde va finir », après éviction frondeuse de toute république démocratique de l’horizon du présent, et, reprise plus que biaisée des Soirées de Saint-Pétersbourg de Maistre, après promesse de massacre de tous « ceux qui croient avoir hérité légitimement des révolutions », Baudelaire opère un déplacement de la perspective du politique (les « institutions ») à la morale (« l’avilissement des cœurs » et la condamnation à mort de la poésie qu’il entraîne). De cet « avilissement des cœurs », Baudelaire donne trois exemples, trois figurations qui ont pour particularité d’être non pas des images inversées de son présent, mais des images radicalisées de l’inversion à la fois des valeurs (en la seule valeur de l’argent) et de l’autorité (du Père) que celui-ci aurait déjà commise : l’image du fils qui, « émancipé par sa précocité gloutonne », partira dès l’âge de douze ans « non pas pour chercher des aventures héroïques », mais pour fonder une entreprise concurrente de celle de son père ; celle des « errantes, [des] déclassées, celles qui ont eu quelques amants » et qui « ne seront plus qu’impitoyable sagesse, sagesse qui condamnera tout, fors l’argent, tout, même les erreurs des sens ! » ; celle enfin du triomphe de la prostitution (qu’est le mariage) à l’intérieur de la famille bourgeoise, sans que son chef y trouve rien à redire. On le voit, pour penser ici « avec Baudelaire », pour faire de sa « prédiction » une interprétation de notre présent (certes, une fois admise la critique du règne de l’argent), il faut au moins « lire entre les lignes », ou mieux les sauter.

  • 2 Walter Benjamin, « Notes sur les Tableaux parisiens de Baudelaire », dans Écrits français, Gallimar (...)

6À dire vrai, c’est ce que fait déjà Walter Benjamin dans sa conférence de mai 1939 en remplaçant ces vitupérations datées par le motif « moderne » des foules. Benjamin toutefois ne prétend pas ici penser, mais souffrir avec celui qui, avant lui, se sentit si douloureusement isolé dans « la grande ville ». Souffrir avec, et penser contre : Benjamin, dans le passage que cite André Hirt, note : « Quant à la faculté d’entrevoir dans ces foules asservies des noyaux de résistance – noyaux que formèrent les masses révolutionnaires de quarante-huit et les communards – elle n’était pas dévolue à Baudelaire2. »

7André Hirt ne commente pas cette remarque de Benjamin, de même qu’il préfère suggérer la rencontre de Baudelaire et d’Anders « sur les points essentiels » (p. 29, n. 8) plutôt que de souligner l’opposition diamétrale entre le poète qui constitue la crise de l’agir qu’il diagnostique en preuve que « le monde va finir » et le philosophe qui fait de la certitude de la fin un défi lancé aux capacités humaines de résistance, d’action.

  • 3 Id., Mon cœur mis à nu. Fusées. Pensées éparses, édit. Béatrice Didier, Le Livre de poche, 1972, p. (...)

8André Hirt pense « avec » Baudelaire, dans le moment de sa commémoration, « pour entendre l’écho de Baudelaire dans notre temps » (p. 10). Mais qu’est-ce que « notre temps », et qu’est-ce qui en lui le fait ainsi résonner avec la prédiction baudelairienne ? L’essai d’André Hirt, partant du principe que Baudelaire est « moderne » (actuel), ne propose pas de réponse systématique à ces questions. On comprend seulement au fil de l’essai que, outre le fait que l’argent continue de dominer ce monde (qui va finir ?), celui-ci est marqué par un certain hédonisme et, par ailleurs, par une conception mortifère de l’art, qui substitue la création à l’œuvre. Plus étonnant encore dans l’horizon baudelairien, ce présent de notre actualité serait marqué par une date (qui apparaît p. 140), ou plutôt par son effacement, ou par sa trahison : mai 1968 – soit la date du moment (historique) où le temps de l’imagination poétique se serait réconcilié avec celui de la politique (mais sans que ce mai 1968 résonne, comme on aurait pu s’y attendre dans l’essai de Hirt, avec l’« ivresse » de Baudelaire en 18483). Baudelaire serait ainsi le nom d’une résistance toute politique dans nos temps de désastre : celle de la poésie – et c’est pourquoi décembre 2007 fait date, comme 1857.

9Or, pour constituer le Baudelaire du « Monde va finir » en figure rédemptrice de « notre temps » (p. 92), il faut assurément le lire « entre les lignes », afin qu’« entre les lignes » s’élèvent les figures du prophète (p. 28) et du voyant (p. 69 sqq.). Dans les lignes du texte, Baudelaire fait tout le contraire : il rabat la poésie apocalyptique dans le prosaïsme du présent (et le père que la gloutonnerie de son fils concurrence est « fondateur et actionnaire d’un journal qui répandra les lumières et qui ferait considérer Le Siècle d’alors [le journal de la bourgeoisie libérale et voltairienne] comme un suppôt de la superstition ») ; pire, Baudelaire entraîne le moi poétique (« qui sen[t] quelquefois en [lui] le ridicule d’un prophète ») dans cette déchéance, par un geste (tout romantique) de rabattement de la figure du mage bien connue des lecteurs de Paul Bénichou. Rabattement à l’horizon de nul salut de ou par la poésie, mais compensé par la substitution de la figure du prophète par celle de cet esthète de l’inaction qu’est le dandy, « fier de n’être pas aussi bas que ceux qui passent » et qui « se dit, en contemplant la fumée de son cigare : “Que m’importe où vont ces consciences ?” » Très exactement, dans l’avenir baudelairien il n’y a rien à voir.

  • 4 Ibid., commentaires de Béatrice Didier, p. 215.

10Baudelaire ajoute : « Je crois que j’ai dérivé dans ce que les gens du métier appellent un hors-d’œuvre » – soit, selon Littré, en langage d’architecture, « une pièce en saillie, qui ne fait pas partie de l’ordonnance générale » de l’œuvre. Une saillie, une fusée, puisqu’il faut rappeler avec Béatrice Didier que les « fusées-suggestions » viennent à Baudelaire de Poe, qui associe dans ses Marginalia le mot allemand Schwärmerei à la figure du « blagueur » et du « lanceur de fusées4 ». « Le monde va finir » n’est pas à lire, contrairement à ce que pense André Hirt, comme la « prophétie » d’un « voyant » (nouant ensemble le sujet et l’Histoire), mais comme une fusée en l’air, une raillerie réactive qui aide Baudelaire à « dater sa colère ». Le texte invite ainsi à penser contre lui (ou à distance de lui), non « avec » lui, fût-ce en temps de célébration officielle. Mais il est vrai que son dernier mot, tristesse, qui barre dans le manuscrit le mot colère, nous entraîne.

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Notes

1 Sur la pensée baudelairienne de l’Histoire, voir en particulier Patrick Labarthe, Baudelaire et la tradition de l’allégorie, Genève, Droz, 1999, chap. iv : « Providentialité et allégorie : Bossuet, Joseph de Maistre, Giuseppe Ferrari », p. 233‑270. Sur les Fusées, voir l’apparat critique de Béatrice Didier (Le Livre de poche, 1972) et d’André Guyaux (Gallimard, 1986).

2 Walter Benjamin, « Notes sur les Tableaux parisiens de Baudelaire », dans Écrits français, Gallimard, 1991, p. 243.

3 Id., Mon cœur mis à nu. Fusées. Pensées éparses, édit. Béatrice Didier, Le Livre de poche, 1972, p. 62.

4 Ibid., commentaires de Béatrice Didier, p. 215.

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Pour citer cet article

Référence papier

Claude Millet, « Charles Baudelaire, la fin du monde et nous »Écrire l'histoire, 15 | 2015, 202-205.

Référence électronique

Claude Millet, « Charles Baudelaire, la fin du monde et nous »Écrire l'histoire [En ligne], 15 | 2015, mis en ligne le 08 octobre 2018, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/651 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/elh.651

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Auteur

Claude Millet

Claude Millet est professeur à l’université Paris Diderot. Elle y dirige le Groupe Hugo et anime avec Catherine Coquio l’axe de recherche « Penser et écrire avec l’histoire » dans le cadre de l’équipe CERILAC (EA 4410). Elle codirige avec Paule Petitier depuis 2008 la revue Écrire l’histoire, et avec David Charles le projet d’un Dictionnaire Victor Hugo aux éditions Classiques Garnier.

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