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La fin de l’histoire
Lectures

Topiques du possible : l’utopie chez Miguel Abensour

Miguel Abensour, Utopiques (2010-2013)
Federico Tarragoni
p. 190-194
Référence(s) :

Miguel Abensour, Utopiques, Arles, Éd. de la Nuit / Paris, Sens y Tonka, 2010‑2013, 3 vol.

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Texte intégral

« Il n’y a point d’utopistes, dans l’acception outrée du mot ; il y a des penseurs qui rêvent une société plus fraternelle et cherchent à découvrir leur terre promise dans les brumes mouvantes de l’horizon. Mais l’insensé qui voudrait s’élancer d’un bond vers le point inconnu se précipiterait dans le vide. »
Auguste Blanqui
(cité dans Utopiques, 1. Le Procès des maîtres rêveurs, p. 90.)

1Utopiques est un chantier in fieri. Ses quatre tomes, dont le dernier est actuellement en gestation, abordent la question de la nature politique de l’utopie à partir d’angles et de perspectives différents. Aussi Utopiques doit-il être entendu comme un panorama fait de « tableaux de l’utopie », à l’image des « tableaux de pensée » livrés par Walter Benjamin dans le Passagenwerk, ou, peut-être de manière plus appropriée, comme des topiques, des lieux de déclinaison de l’utopie dans la pensée et la réalité historique. L’on y trouve des philosophies fondatrices, comme celles de More, Leroux, Fourier, Morris, Marx, Benjamin, Bloch et Levinas, et des cristallisations historiques de la pensée utopique, le tout organisé dans une œuvre dont le style ne cesse d’interpeller le lecteur, de le questionner dans ses certitudes, d’essayer d’intégrer son point de vue dans le dialogue philosophique.

2Le premier tome, Le Procès des maîtres rêveurs (I), plante le décor et l’intention critique derrière ces tableaux. L’auteur, philosophe et éditeur (il fonda la collection « Critique de la politique » chez Payot), y évoque la ratio essendi du projet : le procès intenté à la pensée utopique, depuis les années 1990, par les avocats de la raison néolibérale. Rendue complice du phénomène totalitaire, l’utopie a été évacuée de la scène intellectuelle sans pour autant disparaître de la scène historique, sociale et politique. C’est cette coïncidence paradoxale qui constitue le moteur de la réflexion de Miguel Abensour.

3Le deuxième tome, L’homme est un animal utopique (II), procède à l’application de la proposition fondatrice de la philosophie politique (l’Anthropos physi politikon zoôn d’Aristote) au champ de la pensée utopique. Cela dans le but de décrypter une disposition anthropologique première du politique qui serait la capacité intersubjective de l’homme à placer, sous le mode de l’écart critique et de l’imagination, des possibles dans les interstices de l’ordre social.

4Le troisième tome, L’Utopie de Thomas More à Walter Benjamin (III), propose un focus analytique sur la « conversion utopique » chez ces deux auteurs que l’histoire éloigne mais que la pensée réunit, et dont la comparaison permet d’éclairer « l’idée vraie » de l’utopie en contrepoint aux contrevérités sur le « danger utopique ».

5Le quatrième tome, dont le lectorat d’Abensour attend impatiemment la sortie, propose une actualisation de la pensée utopique au xxe siècle, incorporant, à partir de Déjacque, Bloch, Buber, Breton et Bénichou, « au sein de la culture utopique […] un mouvement de soupçon à l’égard de l’utopie, d’autoréflexion, comme si l’utopie avait [désormais] intégré à sa démarche les arguments des ennemis de l’utopie, sans pour autant renoncer à sa visée première, ni se résigner à proclamer la fin de l’utopie » (II, p. 186).

Utopie dangereuse ?

6L’utopie est le lieu d’une querelle. Querelle sur les modalités d’articulation de la pensée et de la réalité sociale, de la philosophie et du pouvoir. L’affaire des « maîtres rêveurs » qu’exhume Abensour tient à un nœud fondamental : la capacité des forgerons d’utopies à fournir une critique sociale organisée. Le dialogue manqué entre penseurs de l’utopie et sciences du social – soient-elles positivistes ou marxistes – devient ainsi le tremplin pour une archéologie alternative de la modernité. La notion de modernité y est passée au crible de la critique, ses récits pluralisés et le possible réinscrit au cœur même de son régime temporel. En restituant les ficelles du procès à la pensée utopique, Abensour semble ainsi suivre parfaitement les vœux d’André Breton présentés en exergue du premier tome d’Utopiques : faire une place, et restituer une intelligence critique, à la voix d’un ensemble de savants-poètes de la modernité, relégués aux oubliettes de l’histoire et à la préhistoire de la science.

7La réhabilitation de la pensée utopique s’effectue, en premier lieu, contre le réductionnisme marxiste. La figure de Pierre Leroux est ici au cœur du dispositif argumentatif d’Abensour. En opposant dos à dos socialisme utopique et socialisme scientifique, le marxisme a condamné tout un pan de la pensée sociale du xixe siècle au statut de « précurseur », le vouant par là à un nécessaire dépassement. Comme le synthétise dans sa belle préface Louis Janover :

Il fallait […] savoir pourquoi l’utopie restait encore et toujours un des points névralgiques de cette pensée alors que la science du socialisme l’avait réduite à n’être que le balbutiement d’une idée, les premiers mots d’une classe encore dans l’enfance et incapable de s’exprimer par elle-même sur son avenir. (I, p. 16)

8Le deuxième bouc émissaire du projet est la pensée anti-utopique élaborée dans la foulée des transitions post-totalitaires : par un curieux retour en arrière, la nouvelle hégémonie néolibérale a imputé à l’utopie et à ses protagonistes, Platon, More, Leroux et Marx, d’avoir inspiré l’entreprise totalitaire. Abensour lève ici un ensemble de malentendus en montrant les contrevérités de ce procès rétrospectif intenté à la pensée utopique :

De là des confusions sans nombre. Mais peu importe à ces gâte-sauce : ils associent allègrement l’utopie au léninisme, au stalinisme, sans prendre garde à ce que Lénine a réactivé l’opposition positiviste – et non marxienne – de l’utopie et de la science avec tous les gestes d’exclusion que cette opposition réifiée comporte ; sans prendre en considération le fait que l’arrivée de Staline au pouvoir a entraîné tôt la liquidation de tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une expérience utopique née dans le sillage de la révolution soviétique. Avant de lier, sans autre forme de procès, l’utopie au totalitarisme, il faudrait d’abord rendre compte de l’offensive du totalitarisme contre l’utopie. (I, p. 48)

9Loin d’être étayé empiriquement, le procès anti-utopique relève de la pièce à conviction dans une rhétorique réactionnaire inféodée à l’idéologie néolibérale. Aussi, derrière le flatus vocis anti-utopique, intente-t‑on un procès à l’idée même de possibilité historique, d’alternative politique, de critique de l’ordre social existant. L’utopie (forme générale des différentes utopies ou « éternelle utopie ») mènerait hic et nunc, toujours et pour toujours, au totalitarisme (I, p. 70) : voilà la proposition que Le Procès des maîtres rêveurs déconstruit brillamment, en plongeant dans les archives du procès et en restituant une intelligence à la parole utopique.

10Tout au long du chantier d’Utopiques, c’est une page de l’histoire de l’émancipation qui revit sous la plume d’Abensour, et un plan pour une pensée de l’émancipation à venir. Car le lien entre utopie et émancipation demeure l’une des idées régulatrices de la pratique politique. Une fois construit ce lien, entre Le Contr’un de La Boétie, L’Utopie de More et les écrits de Leroux, la représentation d’une « fin de l’histoire » ne résiste pas à l’analyse. Émanation d’une raison libérale entièrement vouée à pacifier la société de ses conflits, jusqu’à faire de l’histoire un voile opaque apposé sur une « main invisible » totalement autosuffisante, le discours anti-utopique fait un avec celui de la « fin de l’histoire » :

S’il est vrai que le rapport à l’utopie est un excellent indicateur de la conscience historique, la conscience qu’il y a de l’histoire et qu’il est possible d’y intervenir pour la transformer, la haine présente de l’utopie ou, position plus subtile, sa neutralisation – l’utopie ne serait aimable que pour autant que, divertissement littéraire, elle se tient à l’écart de toute pratique – laissent supposer que nous serions présentement entrés dans une phase de glaciation. Ne tenons-nous pas là les deux branches du discours des défenseurs de l’ordre existant qui se déplacent de la détestation de l’utopie à la fin de l’histoire et inversement ? (I, p. 59)

Utopie moteur de la critique sociale ?

11Abensour montre dès lors que la résistance de la pensée utopique dans le temps, ainsi que son caractère consubstantiel au développement des sociétés modernes, constituent autant de contre-arguments à l’idée d’une histoire achevée ou achevable. Si l’on accepte ce présupposé, l’on est obligé de convenir que la pensée utopique est fondée sur l’idée de la critique de l’ordre existant et, plus généralement, sur le postulat pratique de la critique de la domination. Elle procède de l’idée qu’il n’y a d’ordre social et politique indépassable que « pour ceux dont le regard s’accommode de ce qui se déroule sous leurs yeux » (I, p. 19). Son horizon temporel se situe donc aux antipodes d’une histoire dont la trame serait écrite à l’avance, tout comme le temps de la création et de la liberté s’oppose au temps de l’inerte et des nécessités historiques. Le temps de l’utopie s’oppose de manière frontale à ce temps linéaire et progressif, vidé de toute conflictualité et de toute aspérité, auquel le marxisme et le totalitarisme ont plié l’histoire. Autrement dit, l’utopie est l’ensemble des moments de pensée et d’action qui s’opposent in vivo à l’idée d’une fin de l’histoire. « Éternel retour de l’idée d’émancipation », elle est même « le contraire de la projection vers le futur d’un modèle préfabriqué » (I, p. 20).

12Cela, car le propre de l’utopie n’est pas l’assurance de sa réalisation, ce qui donnerait raison aux fauteurs du Procès. Elle tend plutôt vers sa réalisation, en procédant sur le fil de rasoir qui sépare le possible de sa concrétion historique, et en cristallisant le champ des tensions et contradictions inscrites dans le présent. Forme d’« organisation du pessimisme », comme l’eût dit Gramsci, dont la pensée n’est pas abordée par l’auteur lors même qu’elle se conforme parfaitement au modèle, l’utopie ne se confond guère avec l’idée d’une « cité radieuse » à bâtir. Une telle vision, renvoyant à l’idée d’une organisation politique dépouillée de toute conflictualité sociale, ne signe pas seulement l’acte de mort de l’utopie, mais la fin du politique et de l’émancipation tout court.

13Dans la mesure où ce « tendre » au meilleur est le reflet d’une critique des rapports sociaux existants, il constitue selon Abensour une disposition anthropologique fondamentale des sociétés modernes : L’homme est un animal utopique. Cette proposition peut être entendue de deux manières différentes. D’un côté, l’utopie doit être adaptée à l’humain, au lien social, à la coexistence d’intime et de socialité qui structure notre existence quotidienne, plutôt que le contraire (une refonte de l’existence selon les « règles tyranniques » de l’utopie). De l’autre, il existe effectivement une disposition historique à l’utopie, cristallisée par la philosophie. L’auteur reprend ici l’idée de la « disposition utopienne » de More qui, s’actualisant dans une « pensée de l’écart » et dans une « intervention oblique » (ductus obliquus ; II, p. 11), introduit une brèche dans l’existant et l’ouvre au travail conflictuel de l’histoire. Cette « disposition utopienne » est indissociable, selon Abensour, d’une certaine stratégie d’écriture, d’un « art d’écrire » permettant d’énoncer la critique de manière détournée, afin de ne pas tomber dans les pièges de la censure et de la répression (I, p. 74‑75). Le « style sauvage » de Leroux en est l’avatar à une époque où c’est le discours philosophique lui-même qui est devenu la principale source d’ordre de la pensée (II, p. 176‑177). De la « source » de More, les chemins de la « conversion utopique » se pluralisent : ainsi en est-il du principe-espérance de Bloch (II, p. 71), de l’image dialectique de Benjamin, arc-boutée entre le sommeil dogmatique et l’éveil politique des masses (II, p. 28‑29), de l’épochè phénoménologique de Levinas, mise en suspens de l’ordre afin de « réactiver les rêves des vaincus » (II, p. 20).

14L’utopie peut ainsi être entendue comme le moteur d’une critique de la domination qui, loin de porter les individus au-delà de la société, les réinscrit au cœur même de son fonctionnement conflictuel. Par conséquent, une pensée utopique bien comprise est nécessairement démocratique, comme Abensour l’affirme à la suite notamment de la critique par Leroux de la tendance « autoritaire » du saint-simonisme (I, p. 55).

15Comment garantir toutefois que l’utopie, produit d’une imagination du meilleur et de l’avenir, ne se détache pas du social pour reconstituer, sous la forme du fondement ou de la légitimité transcendante, des nouveaux rapports de domination ? Afin de clarifier ce point, Abensour reprend à Benjamin, qu’il commente et discute longuement dans le texte, la nécessité de ne pas arrimer l’utopie à une sorte de fondement théologique hupsi polis, à une transcendance suprasociale ou suprasensible. Il en découle une pluralisation des chemins utopiques et une nouvelle définition du rapport du savoir à l’utopie. En lieu et place de l’« éternelle utopie » ambitionnant de refonder positivement la société, le savant est confronté à une pluralité irréductible de discours utopiques ; encore faut-il distinguer a minima deux « familles utopiques », celles qui visent une organisation positive de la société et celles qui, par leur statut d’« utopies négatives », « font de nowhere leur séjour au point d’éviter de se convertir en positivité » (I, p. 83). Pour le savant, cela implique de récuser d’emblée la stratégie de liquidation tout court de l’utopie et de prôner la « critique salvatrice » à partir de l’utopie. Autrement dit, chaque utopie demande à être placée dans le contexte social et historique dont elle est le produit, à être décortiquée entre sa forme « mythique » et sa projection libératrice, à être transformée, pour utiliser le langage benjaminien, en image dialectique. C’est uniquement à cette condition qu’une nouvelle vision des rapports entre utopie et histoire, à rebours de celle des tenants du procès aux maîtres rêveurs, pourra féconder les sciences sociales : une telle analyse devrait montrer « comment l’histoire s’empare d’images utopiques, les réactive, comment l’utopie se nourrit et se renouvelle en permanence au contact de l’histoire » (I, p. 85).

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Pour citer cet article

Référence papier

Federico Tarragoni, « Topiques du possible : l’utopie chez Miguel Abensour »Écrire l'histoire, 15 | 2015, 190-194.

Référence électronique

Federico Tarragoni, « Topiques du possible : l’utopie chez Miguel Abensour »Écrire l'histoire [En ligne], 15 | 2015, mis en ligne le 08 octobre 2018, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/635 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/elh.635

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Auteur

Federico Tarragoni

Federico Tarragoni est maître de conférences en sociologie à l’université Paris Diderot et agrégé de sciences sociales. Chercheur au Laboratoire de changement social et politique (LCSP), il travaille au croisement de la sociologie et de la philosophie politique sur le populisme en Europe et en Amérique latine, les processus de subjectivation politique et la question émancipatoire. Il publiera en 2016 Le Peuple et le Caudillo. La question populiste en Amérique latine contemporaine (PUR) et Politiques d’une révolution en cours. Le cas de la « révolution bolivarienne » au Venezuela (Prairies ordinaires). Ses travaux s’inscrivent également dans l’histoire de la pensée sociologique, où il propose une actualisation du paradigme wébérien. Sur ce sujet, il publiera, avec Laurent Fleury, Postérités wébériennes. Les actualités de Max Weber dans les sciences sociales et la philosophie (A. Colin, coll. « U »).

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