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Les petits papiers de Benjamin

Ursula Marx et. al. (dir.), Walter Benjamin, archives. Images, textes et signes (2011)
Mathias Dreyfuss
p. 177-179
Référence(s) :

Ursula Marx et. al. (dir.), Walter Benjamin, archives. Images, textes et signes, trad. fr. Philippe Ivernel, éd. fr. sous la responsabilité scientifique de Florent Perrier, Paris, Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, Klincksieck / Berlin, Akademie der Künste, Archiv, 2011, 319 p.

Texte intégral

1La légende veut que, dans les derniers jours précédant son suicide à la frontière franco-espagnole le 26 septembre 1940, Walter Benjamin était accompagné d’une serviette contenant des manuscrits auxquels il disait tenir plus qu’à sa vie même. Si cette serviette n’a à ce jour jamais été retrouvée, d’autres papiers ont survécu. C’est à la découverte de ces derniers, reliquats sauvés de l’oubli, de la destruction ou de la dispersion, qu’invite l’ouvrage Walter Benjamin, archives, coordonné par les Archives Walter Benjamin sous l’égide de la Fondation hambourgeoise pour la promotion de la science et de la culture.

2Cet ouvrage, dont la traduction en français a coïncidé avec l’exposition tenue à la fin de l’année 2011 au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme à Paris, a d’abord pour objet de donner un aperçu kaléidoscopique des émouvants matériaux qu’abrite ce fonds hébergé depuis 2004 par l’Académie des beaux-arts de Berlin. Les treize sections de ce livre, introduites chacune par une citation de Benjamin, proposent un parcours textuel et graphique dans les méandres d’une pensée critique éclectique, s’attachant autant à Kafka (chap. 8) qu’aux jouets russes (chap. 4), aux collections de cartes postales (chap. 7) ou encore aux accidents de langage de son jeune fils (chap. 5). La déambulation à travers ces « petits papiers » est servie par une savante mise en scène qui vise à produire l’œuvre de Benjamin en son archive.

3Au fil des chapitres, les matériaux exposés révèlent un Benjamin incarné et déployé à travers une multitude de supports d’écriture, souvent marqués par une grande fragilité. Ainsi, l’« Arbre du soin » (chap. 1) explore les registres, cartes et fiches tenus par Benjamin tout au long de sa vie à fin de classement de ses propres papiers et correspondances. On y trouve notamment un bref et étonnant inventaire des archives de Benjamin dressé à une date inconnue par l’auteur lui-même, qui substitue à la systématique traditionnelle un ordre « déformé, marqué de souvenirs et de sens subjectifs » (p. 18). Le chapitre 3, intitulé « Du petit au tout petit », documente la technique micrographique de condensation d’écriture que Benjamin s’imposait à lui-même en guise d’exercice d’ascèse intellectuelle. Les « Constellations » (chap. 9) d’images graphiques reflètent, un peu à la manière des surréalistes, des pensées mises en tension les unes par rapport aux autres. Le volume débouche sur un dernier chapitre, intitulé « Sibylles », exposant huit cartes représentant les célèbres motifs de la cathédrale de Sienne. Leur présence dans le fonds posthume de Benjamin n’a pu être décryptée par les auteurs de l’ouvrage, manière subtile pour ces derniers de faire culminer ce livre sur une énigme irrésolue, bien dans le goût de Walter Benjamin. Ces supports – carnets, feuillets volants, bouts de papier ordinaires réemployés pour l’écriture, papiers à lettres – renseignent d’abord sur les conditions matérielles de production de cette pensée. Leur « sauvetage » puis leur survivance jusqu’à nous invitent en creux à penser les drames historiques collectifs successifs auxquels ces « écrits dispersés » furent confrontés, ainsi que la valeur qui leur a été accordée par les différents acteurs qui les eurent successivement en main – à commencer par Walter Benjamin lui-même.

4Trois sections, correspondant à trois strates de documents rassemblés progressivement, forment cette archive. Aux documents récupérés par Theodor Adorno dès 1947 se sont ajoutés d’autres papiers, dont ceux qui furent pillés par la Gestapo dans l’appartement parisien de Benjamin en juin 1940. Ceux-ci furent expédiés d’abord à Berlin, où ils furent saisis en 1945 par l’Armée rouge et envoyés à Moscou, pour être finalement rétrocédés en 1957 à la RDA. Celle-ci les déposa à l’Académie des beaux-arts de Berlin-Est, avant la réunion de l’ensemble des matériaux dans un même institut en 2004.

5Malgré leur destin exemplaire, l’historicité des archives présentées ne semble guère avoir retenu l’attention des concepteurs de l’ouvrage. A été privilégiée l’exploration d’une pensée de l’archive traquée aussi bien dans des pratiques de classement et de catalogage que dans des discours, à commencer par le texte liminaire d’une grande densité traduit sous le titre « Exhumer et penser » et paru une première fois en français dans Images de pensée (Chr. Bourgois, 1998). Ce texte aux accents, si l’on peut dire, freudo-proustiens rappelle combien les souvenirs sont indéfectiblement liés aux lieux « où le chercheur s’empara d’eux ». Plus encore, il esquisse les contours d’une méthode de recherche faite de « plans » autant que du « tâtonnement de la bêche », et peut se lire en quelque sorte comme un plaidoyer pour l’introduction dans toute démarche analytique d’une dimension réflexive portant sur la mise en archive des faits culturels : « On se prive soi-même du meilleur à ne réaliser que l’inventaire des trouvailles sans pouvoir désigner dans le sol d’aujourd’hui l’endroit où il conserve l’ancien. »

6La préface d’Erdmut Wizisla, professeur de philosophie et de littérature à Berlin et orchestrateur de l’ouvrage, approfondit encore l’image d’un Walter Benjamin animé de l’« éthos d’un archiviste » non seulement dans la manière qu’il eut de déposer « ses archives dans les mains d’autrui pour transmission des documents » (p. 10), mais, plus largement encore, dans la façon dont il « s’attachait à comprendre le présent à travers la lecture des témoignages du passé ». Ainsi, à côté de la figure du Benjamin collectionneur et bibliophile, mise en lumière dès les années 1950 par Hannah Arendt et Gershom Scholem, émerge celle d’un penseur habité par la passion du catalogue et de l’inventaire, transformant à sa manière ses papiers et écrits en archives potentielles. Le Benjamin archiviste reste toutefois pour Wizisla un penseur de l’archive « au sens figuré » dans la mesure où il a certainement davantage réfléchi à la notion d’actualité de la trace qu’aux pratiques sociales d’archivage proprement dites. Le chapitre clé, intitulé « Collecte de chiffons » (chap. 10), présente le travail de Benjamin sur les passages parisiens à partir des volumineux matériaux conservés dans les Archives Walter Benjamin, dont certains furent d’ailleurs exhumés tardivement, en 1981, à la Bibliothèque nationale par le philosophe italien Giorgio Agamben. On peut y lire avec clarté l’ambition de Walter Benjamin de constituer un « espace de collecte » des citations arrachées à une histoire enfouie et classées selon un plan pensé pour nourrir celui d’un ouvrage qui, de fait, ne vit jamais le jour, l’« Œuvre des Passages […] s’effrita[nt] sous la main du collectionneur » (p. 259).

7Animé d’une totale empathie avec son sujet, ce recueil réussit son pari d’immersion dans le travail intellectuel de Benjamin. Cependant, l’effet de fétichisation d’une écriture qui cultiva volontiers l’hermétisme semble parfois gêner la clarté du propos en refusant une analyse trop poussée des fragments manuscrits, d’ailleurs traduits bien souvent non intégralement… De même, si l’on fait exception du chapitre « Tendre l’arc », dont le texte introductif éclaire bien les modalités benjaminiennes d’écriture de l’essai, on peut regretter que les méthodes de la critique génétique n’aient guère été mobilisées par les différents auteurs de cet ouvrage, pas plus d’ailleurs que n’y sont véritablement questionnées les pratiques d’écriture de Walter Benjamin au regard de celles de ses contemporains.

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Pour citer cet article

Référence papier

Mathias Dreyfuss, « Les petits papiers de Benjamin »Écrire l'histoire, 13-14 | 2014, 177-179.

Référence électronique

Mathias Dreyfuss, « Les petits papiers de Benjamin »Écrire l'histoire [En ligne], 13-14 | 2014, mis en ligne le 10 octobre 2017, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/504 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/elh.504

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Auteur

Mathias Dreyfuss

Mathias Dreyfuss est doctorant en histoire contemporaine à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS-CRH), sous la direction de Sylvie Anne Goldberg. Son sujet porte sur les stratégies de documentation et pratiques d’archives des historiens du judaïsme français, du début du xixe siècle au milieu du xxe. Il est depuis 2008 responsable du service éducatif du Musée d’art et d’histoire du Judaïsme (Paris) et a été, en 2010, commissaire de l’exposition Radical Jewish Culture. Scène musicale New York qui s’est tenue au MAHJ. Avec Raphaël Sigal, co-commissaire de l’exposition, il a publié, « Radical Jewish Culture », dans Plurielles. Revue pour un judaïsme humaniste et laïque (no 16, dossier « Les juifs aux États-Unis », 2011, p. 139-151).

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