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Notes de lecture

Recomposer la mémoire intime et collective :
une écriture de l’insaisissable

Laurence Campa (dir.), Mémoires de nos mères,
des femmes en exil
, Paris, Textuel, 2022
Cassandre Martigny

Full text

1Dans Mémoires de nos mères : des femmes en exil sont mis à l’honneur les « destins minuscules » de celles qui ont façonné autrement « l’histoire majuscule », ainsi que l’explique Laurence Campa dans son introduction « Le fil des mots » (p. 5). Réunissant neuf écrivaines issues de différentes diasporas au xxe siècle, cet ouvrage collectif paru en 2022 reconfigure le genre auquel il se rattache par son titre en réinterrogeant les significations du terme « Mémoires ». Les autrices prennent la plume, non pour se faire les témoins d’expériences à valeur historique, mais pour recomposer l’histoire personnelle de leurs mères et grands-mères à partir d’archives photographiques, iconographiques ou d’objets, seuls témoignages d’un passé et d’un pays perdus. Leurs destinées de femmes en exil n’en participent pas moins de « l’histoire collective, française en l’occurrence, mais aussi européenne et mondiale » (p. 6). L’objet du discours dépasse l’individu en dessinant « une histoire humaine, dès lors commune et partageable » (p. 6) mais en recréant également une lignée féminine comparée par Laura Ulonati à une « poupée gigogne grosse jusqu’à la dernière génération, jusqu’à la dernière fille » (p. 22). L’histoire est écrite « sur un autre plan » pour rétablir « une mémoire familiale que le temps, les métissages et la marche du monde renforcent ou diluent » (p. 5-6). Cette mémoire au singulier contient en elle-même des mémoires plurielles, liées à la diversité des vécus et des styles d’écriture convoqués, mais aussi à la nécessaire instabilité des souvenirs et des expériences. C’est pourquoi, selon Laurence Campa, « à la pleine lumière, Mémoires de nos mères préfère le clair-obscur, l’entr’aperçu ; à la norme, le fragile et l’insaisissable » pour que ce livre se tienne « au plus près de la variété de vivre, de la mouvance essentielle du monde, des modulations sans fin des mémoires et des individus » (p. 7). Dans ce dialogue entre mémoire intime et mémoire collective auquel invitent leurs récits, les autrices privilégient le fragmentaire à la cohérence, la polyphonie à l’univoque, la réinvention au témoignage pour peindre le passage de ces femmes et les préserver de l’oubli.

Un « texte-nécropole » contre l’effacement des mémoires

  • 1  Ananda Devi, dans Laurence Campa (dir.), Mémoires de nos mères : des femmes en exil, Paris, Textue (...)
  • 2  Caractères italiques dans le texte.

2À travers leurs écrits intimes, les autrices cherchent moins à élever leurs mères et grands-mères au rang de figures historiques et monumentales qu’à lutter contre leurs « effacements1 » de la mémoire individuelle et collective. L’entreprise mémorielle répond pour Laura Ulonati à l’appel impérieux de cette « femme à la voix enrouée qui [l’]appelle : Nonna aux fantômes dans la gorge2 » (p. 17). Le spectre de l’aïeule hante également Véronique Tadjo, « tambourine contre la porte de [sa] mémoire » pour continuer d’exister (p. 49). Or cette survivance se trouve mise en péril par la fragilité des souvenirs. Ainsi Laurence Campa se dit-elle « pourvue d’une mémoire maternelle disparate et trouée » (p. 70). Pour raconter l’histoire de sa nonna, Laura Ulonati écrit « en italique, faute de pouvoir le faire en italien » (p. 15). Les langues se perdent d’une génération à une autre ainsi que les êtres. Ananda Devi ne conserve aucune image de son aïeule Mangamma : cette femme a été « effacée des mémoires » (p. 41) après son passage en Afrique du Sud où elle a suivi son mari « coolie ».

  • 3  Hélène Frappat, « Ceux qui restent », ibid., p. 155.

3Le récit de ces autrices se présente ainsi comme un « texte-nécropole3 », gardien d’une mémoire et d’une vie. Il faut « faire trace, écrit Laura Ulonati, car, si je me tais, Nonna continuera à mourir » (p. 25). Dire le nom de la mère, l’inscrire dans la matérialité du texte, c’est lui redonner une existence, comme le souligne Véronique Tadjo : « Ma mère, trois fois. Michèle, je dis ton nom » (p. 49). Pour cette autrice, l’acte de nommer vise de même à réhabiliter l’« image déformée » de celle qui, mariée à un Ivoirien, était perçue à Abidjan comme « la Blanche, l’autre, l’envahisseur, le colonisateur ». Pour Véronique Tadjo, l’écriture s’apparente à une entreprise d’exhumation permettant de retrouver sa mère « en chair et en os sous les couches pêle-mêle de l’histoire » (p. 49) ; pour Ananda Devi, elle est « un acte de présence au monde » (p. 44). Son récit se veut un « mausolée de mots » (p. 44), une stèle pour celle qui a disparu :

Et donc, Mangamma, c’est pour toi que j’écris ceci, pour que tu fasses acte de présence, pour que tu sois tandis que tant d’autres disparaissent. Les effacements de la mémoire et de la société, l’annihilation de ceux qui ne seront jamais nommés, l’oubli, tout simplement, parce que seuls ceux qui font le plus de bruit comptent. […]

C’est cela que je veux pour toi, Mangamma, t’exhumer. Parce que tu n’as pas de tombe.

4Ce texte hommage se termine sur la promesse de l’autrice (« Un jour, je t’écrirai »), celle d’écrire sur sa mère pour la faire revivre, mais aussi de lui écrire pour reconstituer métaphoriquement le dialogue rompu entre les générations.

5Le rétablissement de ces liens est également pour ces femmes un moyen de se dire et de se penser, comme l’explique Laurence Campa dans son introduction : « Dans cette polyphonie, des femmes remontent le cours de leur itinéraire intime grossi des affluents de l’histoire commune. Elles disent d’où elles viennent, ce qu’elles deviennent, comment elles trouvent leur place ». Pour la coordinatrice de ce volume, d’ascendance sino-vietnamienne, « l’Extrême Orient, […] est un futur, non un passé » (p. 80). À travers l’écriture des mémoires de leurs mères, c’est aussi leur propre identité que ces autrices, filles d’émigrées, tentent de (re)trouver.

Filiation matrilinéaire et » fictive » : les enjeux de la transmission

6Les femmes dont il est question dans Mémoires de nos mères ont subi une double invisibilisation, liée à leur genre et à leurs origines. « Plus que la mort, l’interdiction du ressouvenir permet de bâillonner les femmes » (p. 43), écrit Ananda Devi pour souligner l’importance des mots de sa mère dans la transmission d’une histoire condamnée au silence. Il ne s’agit pas seulement d’une filiation mais d’une « complicité qui transcende les générations » (p. 35). La mémoire individuelle devient ainsi mémoire partagée par les femmes d’une même lignée transmettant par « des gestes féminins », une « geste féminine » (p. 35). Du fait de sa position intergénérationnelle, la mère est aussi celle qui peut faire le pont entre les destins de sa propre mère et de sa fille. C’est elle par exemple qui rapproche l’histoire de Sorour Kasmaï, contrainte de fuir clandestinement Téhéran à la suite de la Révolution islamique de 1979, de celle de Massi, partie à Odessa après la révolution de 1906. La langue maternelle tient ainsi une place majeure dans cette mémoire féminine. La mère de Sorour Kasmaï est la dépositaire de l’histoire de sa propre mère ainsi que de sa langue, le russe, dont elle conserve par son langage des fragments. Manière pour la petite-fille de rétablir le lien en réapprenant la langue de sa grand-mère que sa mère ne comprend pas. Denitza Bancheva associe quant à elle l’allemand à la « langue de [sa] mère » Annie, d’origine bulgare, et à son « univers mental », au point de la rejoindre en lisant « telle phrase de Schopenhauer ou tel vers de Heine comme à travers son regard » (p. 146).

  • 4  Ibid., p. 158.

7La filiation du sang se double souvent d’une « filiation fictive4 », tissée grâce à des réseaux littéraires traversant les générations. « J’ai grandi avec une légende », écrit Hélène Frappat. « Notre nom, Lanfranchi, commun à mes deux grands-parents maternels, aurait sa source au Neuvième Cercle du chant XXXIII de L’Enfer de Dante » (p. 158). Et de s’imaginer s’enfonçant dans le maquis comme dans la selva oscura, la forêt obscure des premiers vers de La Divine Comédie, que sa mère lui avait appris (p. 158). Dans le cas de Sorour Kasmaï, c’est La Mouette de Tchekhov qui survole son histoire familiale. Sur un vieil exemplaire de cette pièce, la petite-fille déchiffre un mot écrit en russe par son aïeule, annonçant l’arrivée des bolcheviks. La représentation de cette tragédie fait ressurgir chez sa propre mère le mot « Tchaïka » (« mouette ») et ravive en elle le souvenir de la langue maternelle.

8La transmission ne se fait pas seulement de mère à fille mais aussi de fille à mère. L’écrit de Jean Truong est construit de façon circulaire, s’ouvrant sur la petite enfance de l’autrice transportée par sa mère dans les rues de Phnom Penh et se terminant sur l’image d’une nouvelle Antigone soutenant sa mère aveuglée par le spectacle de la vie parisienne (p. 134). Les descendantes deviennent les repères de ces « corps déboussolés » (p. 124-135), leurs récits, le terreau sur lequel ces femmes en exil peuvent durablement s’enraciner. Ainsi l’écriture permet-elle à ces autrices de recomposer les liens entre les générations et d’en créer même de nouveaux, comme le souligne Véronique Tadjo : « La barrière entre nous était tombée, comme entre deux aimées n’osant pas encore se toucher après une grande dispute. Nous tentions de tisser de nouveaux liens […]. C’était la beauté que nous allions retrouver ensemble » (p. 62).

Mémoires et recréations : écrire le passage

9Loin d’être fluide, la transmission mère-fille nécessite un déchiffrage permanent. Laurence Campa interprète les silences et « demi-mots » de sa mère ; Laura Ulonati se voit comme « la porteuse aveugle de non-dits » (p. 17). C’est précisément ce qui est tu qui nourrit la création, venant combler l’attrait de l’une pour « l’Histoire et les plaisirs de l’imagination » (p. 70) et la fascination de l’autre pour les omissions. L’entreprise mémorielle est comparée à un palimpseste dont il faudrait révéler les versions antérieures, effacées par l’Histoire. Cette image est d’abord convoquée par Laura Ulonati pour désigner les paysages, « livres ouverts constitués de couches successives, de strates à gratter pour accéder à l’épaisseur de la mémoire » (p. 22), avant d’être reprise par Ananda Devi pour décrire le visage de sa mère, gardant les traits de celui de ses aïeules et racontant une histoire à mettre au jour.

  • 5  Laurence Campa, « À demi-mots », ibid., p. 79.
  • 6  Id., « Le fil des mots », ibid., p. 6.

10Cependant ce récit intime est nécessairement fragmentaire à l’instar des documents sur lesquels les autrices s’appuient. Leur objectif est alors moins de peindre l’être que le passage pour transcrire une « vie transverse5 ». La vie doit être « captée mais non figée » (p. 62), une opération que tentent de réaliser les différents écrits. Ananda Devi veut « capturer » dans ses textes et dessins l’image de sa grand-mère, changeante et variable. Car rétablir la mémoire perdue s’apparente souvent à une recréation. C’est ce que souligne Sorour Kasmaï alors qu’elle compare sa mère à une romancière qui comble d’imagination les failles qui s’ouvrent dans son récit, « les réécrit, les façonne à sa guise » (p. 121). Selon Ananda Devi, « seule la fiction, qui permet de franchir tous les espaces, tous les vides, toutes les absences » (p. 33) est en mesure d’éclaircir les « zones d’ombre » (p. 33). Laura Ulonati se désigne comme « la matière qui romance l’existence, qui s’y cogne pour en arrondir les angles. Ceux que la mémoire a ravagés » (p. 17-18). Elle souligne la part de réinvention de son récit, nécessaire pour « faire parler l’invisible, créer les choses disparues, la personne égarée » (p. 25). Cette recréation ne s’oppose toutefois pas à la vérité qui, d’après Laurence Campa, « est un récit tissé de fiction, un patchwork où le vide ne manque pas6 ». Pour Hélène Frappat, elle est aussi la plus apte à exprimer la condition de ces femmes en exil, qui ont dû se réinventer dans une autre langue et dans une autre culture pour exister :

J’ai compris que vivre, c’est s’inventer à travers une langue, hospitalière ou hostile se survivre à travers un récit. […]

Ça s’exprime dans la langue et les noms de l’enfance. Ça mute dans les langues et les noms de l’exil.

C’est un débat, un conflit, un échange, un jeu, un questionnement.

Une question de vie et de mort.

C’est accéder à une liberté qui, sans ce récit, n’a aucune existence concrète. (p. 16)

  • 7  Voir par exemple Mémoires de la mine (1981), Mémoires du désert : des Sahéliens se souviennent (19 (...)

11La recréation n’est pas seulement rendue nécessaire par la disparition des souvenirs mais aussi par cette existence de passage, par cette instabilité qui caractérise la vie de ces femmes et leur mémoire. L’usage métaphorique de ce terme ainsi que l’extension accordée au féminin pluriel pour désigner les mémoires individuelles et collectives, selon un usage remontant aux années 19807, conduit à la substitution de cette variante à celle de « Mémoires » au masculin pluriel. Dans ces mémoires de femmes issues de l’immigration, qui « font une expérience particulière de ces jeux de l’histoire et de la mémoire » (p. 5), ce changement répond à des enjeux politiques redoublant les questionnements théoriques autour de la définition de ce genre littéraire. En élevant le récit intime au rang de témoignage à valeur historique, en préférant une écriture lacunaire à la représentation d’une mémoire totale pour penser les parcours morcelés de leurs mères, les autrices révèlent des façons plurielles et hybrides d’entretenir un rapport avec le passé et de dire l’Histoire.

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Notes

1  Ananda Devi, dans Laurence Campa (dir.), Mémoires de nos mères : des femmes en exil, Paris, Textuel, 2022, p. 29-45.

2  Caractères italiques dans le texte.

3  Hélène Frappat, « Ceux qui restent », ibid., p. 155.

4  Ibid., p. 158.

5  Laurence Campa, « À demi-mots », ibid., p. 79.

6  Id., « Le fil des mots », ibid., p. 6.

7  Voir par exemple Mémoires de la mine (1981), Mémoires du désert : des Sahéliens se souviennent (1994), Mémoires de déportés : histoires singulières de la déportation (2003), Filles de Mai : 68 ans dans la mémoire des femmes (2004), Mémoires des mineurs (2007).

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References

Electronic reference

Cassandre Martigny, “Recomposer la mémoire intime et collective :
une écriture de l’insaisissable”
Écrire l'histoire [Online], 24 | 2024, Online since 15 September 2024, connection on 14 January 2025. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/4379; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12b0a

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About the author

Cassandre Martigny

Cassandre Martigny est professeure agrégée de lettres classiques, docteure en littérature générale et comparée de Sorbonne Université (CRLC, EDITTA). Ses recherches portent sur les réappropriations des figures féminines de l’Antiquité par la modernité en Occident, et croisent littérature, sciences humaines et études de genre. Sa thèse, « Devenir Jocaste : naissances et renaissances du personnage, de l’Antiquité à nos jours », s’intéresse notamment aux enjeux de la filiation et de la transmission matrilinéaires. La question de la mémoire est centrale dans l’ouvrage collectif Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes, Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, 2023 qu’elle a codirigé, ainsi que dans l’article « Le mythe d’Œdipe réinterprété grâce à la voix des oubliées dans la réélaboration féministe The Children of Jocasta de Natalie Haynes (2017) », ¿Interrogations ?, n° 36, 2023. Elle a également travaillé sur la notion de « constellation » féminine/féministe : « Relire pour nous relier : voix, chants et contre-chants dans les réélaborations féminines du mythe de Jocaste », GLAD !, n° 12, 2022 et sur la question de « L’identité en ses frontières » dans un dossier critique d’Acta Fabula, n° 64, vol. 22, n° 9, 2021.

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