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Entretiens

L’édition des Mémoires : l’exemple de Plon

Entretien de Jean-Louis Jeannelle avec Patricia Sorel et Grégory Berthier-Saudrais
Jean-Louis Jeannelle, Patricia Sorel and Grégory Berthier-Saudrais

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Jean-Louis Jeannelle : Patricia Sorel, vous avez reconstitué dans Plon : le sens de l’histoire, 1833-1962 (Presses universitaires de Rennes, 2016) l’histoire de cette imprimerie devenue très tôt une maison d’édition prestigieuse, qui a pour cœur d’activité le domaine de l’histoire mais qui compte aussi à son catalogue beaucoup de grands écrivains. Les Mémoires, dont Plon est en France l’un des principaux éditeurs, constituent précisément l’un des ponts entre ces deux sphères de l’histoire et de la littérature. Quelle place ce genre traditionnel a-t-il occupée chez Plon ?

Patricia Sorel : Fondée en 1833, la maison Plon a en effet construit sa réputation sur son fonds d’ouvrages d’histoire et s’est illustrée dans la publication des Mémoires, ceux des chefs d’État et des chefs militaires, tels les Mémoires du général Marbot (1891) qui ont connu un grand succès. Pendant l’entre-deux-guerres, c’est aux éditions Plon que paraissent notamment Au service de la France. Neuf années de souvenirs de Raymond Poincaré (10 volumes, 1926-1933), Grandeurs et misères d’une victoire de Clemenceau (1930), Mes souvenirs de la guerre du général Pershing (1931), les Mémoires du maréchal Foch (1931-1946), ceux du maréchal de Mac-Mahon (1932) et du maréchal Joffre (1932). Après la Seconde Guerre mondiale, en 1947, la maison acquiert les droits exclusifs de publication en langue française des Mémoires sur la Deuxième Guerre mondiale de Winston Churchill (6 tomes en 12 volumes, 1948-1954), avant d’obtenir ceux du général de Gaulle (celui-ci avait déjà publié chez Plon La France et son armée en 1938) alors que deux autres éditeurs au moins étaient en lice (Gallimard et Robert Laffont). Mémoires de guerre (L’Appel, L’Unité et Le Salut) paraissent sous la couverture bleue de Plon entre 1954 et 1959, puis Mémoires d’espoir (Le Renouveau et L’Effort) en 1970 et 1971. Les Mémoires de De Gaulle connaîtront plusieurs rééditions (la plus récente en novembre 2019 en édition collector, 1 584 pages). Outre ceux de personnalités politiques, le catalogue de Plon offre aujourd’hui les Mémoires les plus divers : de Jean-François Revel (Mémoire. Le voleur dans la maison vide, 1997), Philippe Sollers (Un vrai roman. Mémoires, 2007), Bernard Bajolet (Le soleil ne se lève plus à l’Est. Mémoires d’Orient d’un ambassadeur peu diplomate, 2018), ou encore Vladimir Costa (Mes Mémoires. Du rêve à reality, 2022).

J.-L. J. : Grégory Berthier-Saudrais, quelles sont vos fonctions au sein de la maison Plon ?

Grégory Berthier-Saudrais : Je suis directeur éditorial de Plon depuis 2020 et directeur de la collection « Dictionnaire amoureux » depuis février 2022.

J.-L. J. : Distinguez-vous Mémoires, autobiographie et témoignage, parmi différents autres noms de genre au sein des écrits de soi, et de quelle manière ?

G. B.-S. : Oui, même si la frontière est ténue entre Mémoires et autobiographie. Les Mémoires sont généralement écrits au terme d’une vie. Ils marquent souvent la fin d’une carrière, politique, professionnelle ou artistique. Écrire ses Mémoires revient à s’inscrire dans la lignée des grands mémorialistes, tel Saint-Simon : c’est donc un exercice qui peut impressionner. Publier un livre de souvenirs, sans le revêtir du mot « Mémoires », paraît moins solennel.

Les autobiographies sont plus intimistes, plus introverties. Plon a ainsi publié, entre autres, André Agassi (Open, 2009), Patrick Bruel (Conversation avec Claude Askolovitch, 2011), Marlène Jobert (Les Baisers du soleil, 2014).

Les témoignages portent sur un débat de société, sur une cause à défendre, comme ceux de Brigitte Bardot (Larmes de combat, 2018), de Bilal Hassani (Singulier, 2019), de Sarah Abitbol (Un si long silence, 2020), de Christophe Beaugrand (Fils à papa(s), 2021). Les témoignages permettent de libérer la parole sur un sujet particulier, de briser des omertas. Les éditions Plon continuent aussi de publier des livres de témoignages sur la Seconde Guerre mondiale et sur la Shoah, élément essentiel de transmission aux générations futures (Jacques Baumel, La liberté guidait nos pas, 2004 ; Yvonne Salamon, Je suis née à Bergen-Belsen, 2020 ; Lili Keller-Rosenberg, Et nous sommes revenus seuls, 2021).

J.-L. J. : Assiste-t-on à un retour des Mémoires ces dernières années ?

G. B.-S. : Pour un homme ou une femme politique, écrire un livre est quelque chose d’un peu statutaire. Tous les présidents de la République depuis de Gaulle ont écrit des livres. Le livre permet d’expliquer ses actions politiques, de dresser un bilan. Les Mémoires de personnalités politiques sont de grands succès de librairie car les Français en sont friands.

P. S. : Les Mémoires et les témoignages de personnalités politiques ou médiatiques continuent d’être très prisés des éditeurs : ils viennent conforter la réputation d’une maison d’édition et les chiffres de vente en sont généralement élevés. Pour les anciens présidents de la République ou d’autres personnalités politiques, endosser la posture d’auteur est un moyen de restituer et justifier leur action, de conforter leur stature, de laisser une trace dans l’histoire. Le choix d’une maison d’édition littéraire prestigieuse ne s’impose cependant plus de la même manière. Si Jacques Delors a choisi Plon (Mémoires, 2003), Simone Veil et François Hollande Stock (Une vie, 2007 ; Les Leçons du pouvoir, 2018), Jacques Chirac a publié ses Mémoires aux Éditions du Nil (Chaque pas doit être un but, 2009) et aux Éditions de Noyelles (Le Temps présidentiel, 2011), Nicolas Sarkozy aux Éditions de L’Observatoire (Passions, 2019).

Le genre particulier des Mémoires dénote le plus souvent un retrait définitif de la vie politique : c’est pourquoi la plupart des personnalités politiques s’orientent du côté de l’autobiographie, qui leur permet de faire part d’une expérience en s’adressant bien davantage aux électeurs qu’aux historiens. À l’heure du numérique, le livre demeure un instrument de communication privilégié pour les personnalités politiques. Il s’agit en effet d’une formidable tribune médiatique : publication des « bonnes feuilles » dans la presse, invitations sur des plateaux de télévision ou dans des émissions de radio, sans compter que la multiplication des séances de dédicaces offre à leur auteur ou autrice un regain de popularité. De façon significative, lorsque Valéry Giscard d’Estaing publie en 1988 le premier tome de Le Pouvoir et la vie (éd. Compagnie 12), il le qualifie d’« essai » et non de « Mémoires » car, écrit-il, « il est presqu’impossible de le faire honnêtement quand on s’y décide trop tôt » (p. 10). À cette date, Valéry Giscard d’Estaing n’entend pas encore quitter la scène politique. Près de vingt ans plus tard, lorsque paraîtra le troisième tome (2006), l’ancien président de la République devenu membre de l’Académie française n’aura plus aucune réticence à parler de ses « Mémoires ».

J.-L. J. : Quelle est la place des Mémoires, Grégory Berthier-Saudrais, dans le catalogue de Plon ?

G. B.-S. : La non-fiction est un pilier de la maison. La publication de Mémoires, et davantage encore d’autobiographies et de témoignages, fait partie de son ADN. Plon a publié des personnalités politiques de premier plan et de tous bords (exception faite de l’extrême droite) – entre autres, Georges Pompidou (Le Nœud gordien, 1974), Arlette Laguiller (C’est toute ma vie. Une femme dans le camp des travailleurs, 1996), Jacques Delors (Mémoires, 2003), Pierre Mauroy (Mémoires. « Vous mettrez du bleu au ciel », 2003), Alain Juppé (Je ne mangerai plus de cerises en hiver, 2009), Laurent Fabius (37, quai d’Orsay. Diplomatie française, 2012-2016, 2016), Michèle Alliot-Marie (Au cœur de l’État, 2013), ou encore Nicolas Sarkozy (La France pour la vie, 2016).

J.-L. J. : On constate qu’il existe de nombreuses rééditions. Quelles en sont les raisons ?

G. B.-S. : Il y a des textes oubliés, libres de droit ou non, qu’il est bon de redécouvrir. Maurice Druon (1918-2009) a, lui, été redécouvert grâce à la série télévisée Les Rois maudits (diffusée sur France 2 en 2005) et à la série Game of Thrones (adaptation télévisée du Trône de fer de George R. R. Martin). Ses Mémoires inachevés en deux volumes avaient été publiés par Plon (en coédition avec De Fallois) en 2006 (t. I : L’aurore vient du fond du ciel) et 2010 (t. II : C’était ma guerre, ma France et ma douleur) et ont été réédités en 2020 dans la collection de poche « L’Abeille ».

C’est aussi notre rôle d’éditeur d’être un passeur d’histoire. Les Mémoires sont des livres qu’on lit encore cinquante, cent ans après. Ce sont des livres qui restent pour l’histoire, que ce soit l’histoire politique, intellectuelle ou culturelle.

P. S. : Perrin, autre maison du groupe Editis spécialisée elle aussi dans l’histoire, publie également de nombreux Mémoires, essentiellement des rééditions, en grand format – comme les Mémoires du baron Fain (2020), publiés par Plon en 1908, et ceux d’Albert Kesselring (2021), parus chez Lavauzelle en 1956 – ou dans sa collection de poche « Tempus » – tels Mai 68. Mémoires de Maurice Grimaud (2018) et Mémoires d’Errol Flynn (2022). De façon générale, les rééditions sont souvent liées à des anniversaires, à des commémorations (ainsi Le Mémorial de Sainte Hélène d’Emmanuel de Las Cases a-t-il été réédité en 2021, date du bicentenaire de la mort de Napoléon, par Gallimard, les Classiques Garnier et Perrin). Si les éditeurs ressortent des œuvres mises en lumière de façon circonstancielle, ils font aussi parfois le pari que tel ou tel ouvrage publié il y a plusieurs années, voire plusieurs décennies, peut retrouver un public.

J.-L. J. : Plon jouit-il toujours du prestige d’être l’éditeur des Mémoires du général de Gaulle ?

G. B.-S. : Oui, je le pense, même si la maison s’est aussi centrée sur des collections patrimoniales comme les « Dictionnaires amoureux ». Cette tradition mémoriale est très identifiée à la maison et cela compte pour les hommes et femmes politiques, de gauche comme de droite. Les Mémoires de De Gaulle ont ainsi donné lieu à plusieurs rééditions. Ils trouvent toujours un public car, au témoignage historique, s’ajoute la qualité de l’écriture. C’est un texte qui ne vieillit pas et qui offre un véritable plaisir de lecture (les Mémoires sont d’ailleurs entrés dans la « Bibliothèque de la Pléiade » en 2020). Plon a aussi publié le fils, le gendre et le petit-fils de De Gaulle – De Gaulle (1989), Mémoires accessoires (1997) et De Gaulle, mon père (2003) de Philippe de Gaulle ; Souvenirs d’Alain de Boissieu (1981) ; Un autre regard sur mon grand-père Charles de Gaulle d’Yves de Gaulle (2016). Compter dans son catalogue les écrits de la famille de Gaulle est une des fiertés de la maison.

J.-L. J. : Pourquoi n’existe-t-il pas de collections spécifiques ?

G. B.-S. : Il serait difficile de publier dans une même collection des Mémoires aussi divers, aussi différents que ceux d’Edgar Faure, de Jean Malaurie, de Johnny Halliday ou de Vladimir Cosma. Plon a néanmoins lancé à l’automne 2017 la collection « Plon Récit », qui regroupe des témoignages, des biographies, des récits qui portent sur un événement ou un sujet particulier.

Par ailleurs, plusieurs titres ont été réédités en collections de poche. En 2019, Plon a créé la collection de poche « L’Abeille », précédemment mentionnée, dans laquelle ont été publiés les Mémoires de Druon, mais aussi Avocate irrespectueuse de Gisèle Halimi et La vie est un choix d’Yves Boisset. Les droits sont aussi cédés à d’autres maisons du groupe.

P. S : Au début des années 1980, Plon avait créé une collection dédiée aux souvenirs et témoignages, « Les Mémorables », mais elle n’a compté que cinq ouvrages – le Journal de Delacroix, les Mémoires de Talleyrand, Victor Hugo raconté par Adèle Hugo, Mes Mémoires d’Alexandre Dumas, ainsi que l’Histoire des girondins de Lamartine – parus entre 1981 et 1986. Perrin, qui fait partie du même groupe que Plon (Les Presses de la Cité, aujourd’hui Editis), avait en quelque sorte pris le relais avec « L’Histoire en Mémoires », lancée en 1986. Mais la collection a été arrêtée dès 1990 après avoir publié huit titres seulement (des Mémoires de personnages des xviie, xviiie et xixe siècles).

J.-L. J. : Patricia Sorel, quelles autres maisons d’édition se sont illustrées en ce qui concerne les Mémoires ?

P. S. : Durant tout le xxe siècle, les journaux intimes et les Mémoires des écrivains paraissent chez les principaux éditeurs de littérature générale. Outre Plon (Francis Jammes, Henry Bordeaux, Julien Green…), on peut citer Grasset (Kafka, François Mauriac, Arthur Miller…), Albin Michel (Francis Carco, Romain Rolland…), et surtout, chez Gallimard, la collection « Blanche » et la « Bibliothèque de la Pléiade ». La seconde moitié du xxe siècle voit aussi la création de collections qui rassemblent les Mémoires d’auteurs des xviie, xviiie et xixe siècles. Chez Gallimard, « Mémoires du temps passé pour servir au temps présent » compte 19 volumes de 1942 à 1968. Au Mercure de France, la collection « Le Temps retrouvé », créée en 1965, publie quelque 60 volumes jusqu’en 1995 – elle sera relancée en 2000 en format poche et son catalogue est aujourd’hui riche de plus de 130 volumes (Mémoires, mais aussi journaux, souvenirs, correspondances, et récits de voyage). D’autres collections s’inscrivent dans le temps présent, comme la collection « Vécu », lancée en 1969 chez Robert Laffont en association avec Opera Mundi et dirigée par Charles Ronsac.

J.-L. J. : Le cas de Charles Ronsac est particulièrement intéressant puisque, directeur de la collection « Vécu » chez Laffont, il a lui-même publié des Mémoires où il évoque sa propre « fabrique » du genre.

P. S : La collection « Vécu » a connu une audience considérable auprès du grand public. Plusieurs de ses titres sont de véritables best-sellers. Après Papillon de l’ancien bagnard Henri Charrière, qui ouvre la collection en 1969, paraissent entre autres Au nom de tous les miens de Martin Gray (1971), Monsieur Proust de Céleste Albaret (1973), Le Palanquin des larmes de Qin li Zhou (1975), L’Utopie meurtrière de Pin Yathay (1980), ainsi que les souvenirs de personnalités aussi diverses que Luis Buñuel, Bernard Hinault, Mireille, Michèle Morgan, Pelé, ou Jean Richard. Si Charles Ronsac a sollicité des personnalités dont la vie laissait augurer des révélations et anecdotes truculentes, il a également eu à cœur de publier des titres pour un public plus restreint, tels les Mémoires de Jean Cassou (Une vie pour la liberté, 1981). La formule adoptée était celle d’un récit mêlant, selon les ouvrages, différents genres, ceux des Mémoires historiques, de l’autobiographie ou du roman. C’est aussi dans « Vécu » que Charles Ronsac a fait paraître ses propres Mémoires (Trois noms pour une vie, 1988), où il consacre plusieurs pages à sa collection. Comme il le raconte, il s’agissait de faire de chaque publication un « livre-événement » bénéficiant d’une large couverture médiatique (prépublication d’extraits dans les journaux, articles dans la presse, passage des auteurs et autrices à la radio et à la télévision, notamment dans Apostrophes de Bernard Pivot). La collection a fini toutefois par s’essouffler. Au début des années 1980, le rythme des publications s’est ralenti. « Dans le public, chez les libraires, dans la presse même, le cœur n’y était plus et j’avais de plus en plus de scrupule à demander à Robert Laffont de partager mes engouements », reconnaît Charles Ronsac (Trois noms pour une vie, p. 433). Plusieurs titres de la collection seront toutefois réédités – dernièrement, en 2022, Histoire de ma vie de Charles Chaplin – et continueront de se vendre en format poche.

J.-L. J. : Les éditeurs vont-ils chercher les textes ? Comment effectuent-ils leurs choix ?

G. B.-S. : Il est rare qu’une personnalité s’adresse directement à un éditeur. Les Mémoires ne sont pas mis aux enchères sur la place de Paris. Ce sont généralement les éditeurs qui contactent les personnalités qu’ils souhaitent publier. Les personnalités politiques les plus en vue sont assez souvent sollicitées par les maisons d’édition. Le choix se fait donc au vu du projet éditorial qui est proposé, mais aussi par affinité. Il s’établit une relation personnelle entre l’éditeur et l’auteur : la confiance entre eux est essentielle. En ce qui concerne les livres de témoignages, les éditeurs repèrent les personnes qui portent des combats dans les médias et leur proposent de poursuivre leur lutte sous la forme d’un livre.

J.-L. J. : Quelles démarches sont entreprises vis-à-vis des personnalités étrangères ?

G. B.-S. : Les contacts se font par les agents littéraires, comme pour les autres auteurs étrangers. Les contrats se gagnent aux enchères et au regard du catalogue de la maison. Plon a ainsi publié Jane Fonda (Ma vie, 2005), George W. Bush (Instants décisifs, 2010) ou Salman Rushdie (dont Joseph Anton. Une autobiographie, 2012)…

J.-L. J. : Comment les éditeurs interviennent-ils dans le travail d’écriture et de réécriture ? Est-il fréquent de faire appel à des plumes professionnelles ?

G. B.-S. : C’est au cas par cas. Certaines personnalités, notamment les ambassadeurs, ont une très jolie plume. D’autres travaillent avec un proche qui les accompagne dans l’écriture (ainsi Jacques Delors a-t-il livré ses Mémoires sous la forme d’un entretien avec Jean-Louis Arnaud). Comme pour n’importe quel auteur, l’éditeur apporte ses conseils et ses critiques. S’il faut faire appel à une plume professionnelle, celle-ci est choisie par l’éditeur ou par l’auteur. Mais le texte vient essentiellement de l’auteur. C’est très incarné.

P. S. : Pour la collection « Vécu », Charles Ronsac a souvent fait appel à des plumes professionnelles. Pour les livres de témoignages, il ne s’agit pas, expliquait-il, « d’imaginer, d’inventer, comme dans la fiction, mais d’enregistrer et de mettre en forme ce qui est gravé dans la mémoire ». La tâche du « collaborateur » est avant tout de « restitue[r] au maximum le ton, le langage, voire les tics, de celui qui se raconte ». Et Ronsac d’ajouter : « Quand il y aura divergence sinon conflit, entre l’auteur et le collaborateur parce que celui-ci aura eu trop tendance à écrire son livre plutôt que celui de l’auteur, c’est toujours à l’auteur que je donnerai raison, même lorsque le talent sera du côté du collaborateur ». Il est donc primordial que l’auteur « se reconnaisse et que ses familiers le reconnaissent » (Trois noms pour une vie, 1988, p. 375).

Soit le « collaborateur » reste anonyme – parce que lui-même tient à conserver l’anonymat ou parce que l’auteur s’oppose à ce que son nom soit révélé –, soit l’auteur et son collaborateur sont d’accord pour que leurs deux noms figurent sur la page de titre, voire sur la couverture. Charles Ronsac cite Mireille Mathieu qui a « innové » en acceptant que le nom de sa collaboratrice figure sur la page de titre de son Oui, je crois (1987) et, plus encore, « en chantant ses louanges en public » (ibid., p. 408-410). Lorsque le collaborateur est un auteur renommé, le mettre en avant contribue au succès de l’ouvrage, tel Max Gallo pour Au nom de tous les miens de Martin Gray. Les formules les plus couramment utilisées sont « souvenirs recueillis par… » et, surtout, « avec la collaboration de… ». Jacques Chirac a ainsi rédigé ses Mémoires « en collaboration avec Jean-Luc Barré ». Plus récemment, Roland Cayrol, politologue et auteur de nombreux ouvrages, a publié en avril 2023 chez Calmann-Lévy, Mon voyage au cœur de la Ve République « avec Arnaud Mercier », professeur en communication. Ce dernier explique dans la préface :

[N]ous avons enregistré de longues heures de conversation, dans un dialogue constant pour obtenir un premier matériau brut, que j’ai patiemment retranscrit et complété. Roland a pu y adjoindre ensuite les anecdotes et analyses que la relecture faisait resurgir du tréfonds de sa riche mémoire. À l’heure des dernières relectures, Roland, puis moi derechef, avons poli cette pierre brute pour donner au livre ce que nous espérons être son éclat, et permettre de vous narrer son contenu sous forme d’un récit personnel plutôt que d’un jeu de questions/réponses – Roland se réservant la possibilité, sans passer par le dialogue initial, de prendre directement la plume dans certains chapitres ou passages.

Du « nègre » qui œuvrait dans l’ombre, l’écrivain professionnel est devenu un collaborateur auquel on rend hommage.

J.-L. J. : Quels Mémoires ont rencontré le plus grand succès chez Plon ?

G. B.-S. : Les mises en place peuvent atteindre plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires pour les personnalités les plus connues. La publication des Mémoires de Jean Malaurie (De la pierre à l’âme), en octobre 2022 dans la collection qu’il a créée, « Terre humaine », deux mois avant son 100e anniversaire, a été un événement. Ce texte marque une vie de combats et d’engagements, et était attendu depuis longtemps chez Plon – Jean Malaurie avait signé un contrat pour la publication de ses Mémoires dès 2007. Il a reçu un très bel accueil médiatique.

P. S. : Rappelons que c’est dans cette même et belle collection qu’est paru en 1975 Le Cheval d’orgueil. Mémoires d’un Breton du pays bigouden de Pierre-Jakez Hélias. Tiré initialement à 3 000 exemplaires, ce récit à la fois autobiographique et ethnologique a connu un succès extraordinaire avec plus de deux millions d’exemplaires vendus au décès de son auteur en 1995.

J.-L. J. : La publication de Mémoires donne-t-elle lieu à une grande campagne médiatique ?

G. B.-S. : Les Mémoires de personnalités sont extrêmement prisés des médias : les auteurs et autrices, qui sont en général des personnalités médiatiques, assurent eux-mêmes la promotion de leur ouvrage à la télévision, à la radio, dans la presse écrite. Certains ouvrages sont des sorties mondiales. Lorsqu’il s’agit d’une publication simultanée dans plusieurs pays, des mesures drastiques sont prises afin d’empêcher les « fuites » dans la presse (pour les Mémoires de G. W. Bush, les volumes étaient sous film noir dans les stocks). Une publication simultanée mondiale permet de créer l’événement.

P. S. : Parmi les sorties mondiales qui ont fait l’objet d’une vaste campagne médiatique, il faut citer les Mémoires de Barack Obama (Une terre promise), sortis simultanément le 17 novembre 2020 en 25 langues. C’est Fayard, dont le catalogue compte de nombreux Mémoires, souvenirs et témoignages (entre autres, ceux de Jean-Paul Belmondo, de Beate et Serge Klarsfeld ou d’Angélique Kidjo), qui en a obtenu les droits pour la France. C’est également Fayard qui avait publié deux ans plus tôt Devenir de Michelle Obama. L’autobiographie de la Première dame des États-Unis avait, elle aussi, fait l’objet d’une sortie mondiale (le 13 novembre 2018) avec une tournée promotionnelle internationale. En France, c’est dans l’immense salle de Bercy (salle de l’Accor Hôtel Arena qui peut accueillir 20 000 spectateurs) que Michelle Obama est venue rencontrer son public.

J.-L. J. : La publication de tels textes pose-t-elle des questions de nature juridique spécifiques ?

G. B.-S. : Oui lorsque ce sont des Mémoires portant sur la période contemporaine. Ils sont alors relus par les services juridiques de Plon qui alertent sur les possibilités d’atteinte à la vie privée, susceptibles d’entraîner des poursuites juridiques. Cette prise de risque est assumée par l’éditeur et l’auteur ou l’autrice. La façon d’évoquer certains faits est primordiale, les mots doivent être bien choisis.

J.-L. J. : Pour conclure, comment expliquer le succès jamais vraiment démenti depuis le xixe siècle des Mémoires ? Est-ce une simple curiosité ? Quelle fonction accordons-nous au récit d’une vie ?

P. S : Les Mémoires sont un phénomène éditorial qui a traversé les siècles et leur succès repose sur la notoriété du mémorialiste, acteur ou grand témoin de l’Histoire. Ils étaient particulièrement nombreux au xixe siècle, notamment ceux relatifs à la période du Premier Empire, l’intérêt du public pour la figure de Napoléon ne faiblissant pas. Au xxe siècle, la publication des Mémoires de De Gaulle a relancé ce genre littéraire particulier. Si les autobiographies suscitent la curiosité du public – attisée par la révélation de faits hauts en couleur –, le succès des Mémoires traduit surtout une certaine fascination pour les personnages qui ont marqué l’Histoire ainsi que l’intérêt porté à certaines périodes, notamment la Seconde Guerre mondiale. Les Mémoires ne sont pas la simple relation d’un parcours de vie, ils véhiculent une conception de l’Histoire et, pour ceux rédigés par des personnalités françaises, « une certaine idée de la France ».

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Electronic reference

Jean-Louis Jeannelle, Patricia Sorel and Grégory Berthier-Saudrais, L’édition des Mémoires : l’exemple de PlonÉcrire l'histoire [Online], 24 | 2024, Online since 15 September 2024, connection on 13 January 2025. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/4337; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12b08

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About the authors

Jean-Louis Jeannelle

Jean-Louis Jeannelle est Professeur de littérature du xxe siècle à Sorbonne Université et membre du CELLF-UMR 8599. Il est l’auteur de Cinémalraux : essai sur l’œuvre d’André Malraux au cinéma, Hermann, 2015 et de Films sans images : une histoire des scénarios non réalisés de « La Condition humaine », Seuil, coll. « Poétique », 2015. Il a précédemment publié Résistance du roman : genèse de « Non » d’André Malraux, CNRS Éditions, 2013, Écrire ses Mémoires au xxe siècle : déclin et renouveau, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2008 et Malraux, mémoire et métamorphose, Gallimard, 2006. Coéditeur des Mémoires en Pléiade (2018) de Simone de Beauvoir, à laquelle il a consacré plusieurs collectifs, en particulier un « Cahier de l’Herne » (en collaboration avec Éliane Lecarme-Tabone, 2012), il a fait paraître une édition critique de Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne de Charles Péguy dans la collection « GF », Flammarion, 2023.

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Patricia Sorel

Grégory Berthier-Saudrais

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