Skip to navigation – Site map

HomeNuméros24TraductionL’histoire, c’est personnel : Lan...

Traduction

L’histoire, c’est personnel : Landscape
for a Good Woman,
l’histoire personnelle dans la Grande-Bretagne du dernier xxe siècle

History is personal, that’s what : Landscape for a Good Woman and personal history in late-twentieth century Britain
Laura Carter
Translated by Ninon Vinsonneau

Abstracts

This short article responds to the contribution in this issue by Carolyn Steedman, author of Landscape for a Good Woman (1986). It explores the relationship between history and autobiography in Steedman’s 2023 piece reflecting on the making of Landscape, as well considering the longevity of the original book in the nearly forty years since its publication. The article argues that a major reason why Landscape continues to be so important to historians of modern Britain is because it legitimizes personal histories. This argument is developed by situating the book within several different sub-genres of history : women’s history, the history of childhood, family history, and the history of the welfare state.

Top of page

Full text

Et pourtant l’enfance est bien un champ de l’histoire, qui retravaille et réutilise continuellement l’histoire personnelle au cœur de chaque présent.

– Landscape for a Good Woman, p. 128.

  • 1  Carolyn Steedman, Landscape for a Good Woman (Londres, Virago Press, 1986 (édition poche 2005)), p (...)
  • 2  Ibid., p. 125-39.
  • 3  Ibid., p. 60.
  • 4  C. Steedman, The Tidy House: Little Girls Writing (Londres, Virago Press, 1982) ; Kathleen Woodwar (...)

1Dans sa contribution au présent volume, Carolyn Steedman revisite deux thèmes majeurs de son livre de 1986, Landscape for a Good Woman : pourquoi raconter son histoire personnelle d’une part, et quel est le rapport du livre avec l’écriture historienne d’autre part. Landscape s’achève lui-même sur la première question, et laisse sans réponse le « So wo what ? » du titre1. Dans le dernier chapitre de Landscape (« Histories »), Steedman retrace le processus qui mène de l’histoire personnelle à l’Histoire tout court, à travers la vie de deux filles du xixe siècle, la « Dora » de Freud et la « petite vendeuse de cresson » d’Henry Mayhew2. Mais la trajectoire qui conduit Steedman à trouver un sens historique à sa propre histoire personnelle est délibérément laissée inachevée dans le livre. Le lecteur ne peut pas s’empêcher, encouragé par l’auteure, de se construire sa propre chronologie de l’histoire qu’elle raconte3. Dans « So What ? », Steedman retrace en détail les étapes de la gestation du projet d’écriture de Landscape, depuis la composition de The Tidy House (1982) jusqu’à la lecture de Jipping Street de Kathleen Woodward (ouvrage autobiographique épuisé datant de l’entre-deux-guerres)4. L’article de Steedman fait donc l’archéologie d’une autobiographie, mais il ne parvient pas à répondre au « et alors ? et après ? » que soulève le titre, car Landscape a toujours compté sur l’incapacité de l’auteure à répondre à cette question. C’est le lecteur qui y répond, en lisant le livre.

  • 5  C. Steedman, Landscape, op. cit., p. 21.
  • 6  Ibid., p. 140.
  • 7  Ibid., p. 40.
  • 8  Julie Abraham, « On the Edge of the World », The Women’s Review of Books, 5 (9), 1988, p. 12-13.

2Sur le deuxième thème, celui du rapport entre Landscape et l’écriture historienne, l’article de Steedman en révèle davantage. Landscape prévient tout de suite que « l’histoire qui va suivre n’est pas de l’histoire »5. Pourtant, au fil des pages, c’est bien de l’Histoire qu’on nous administre, à petites doses mesurées, comme par exemple dans l’explication limpide qui est fournie à la fin du livre sur la sorcellerie dans le Lancashire6. La voix experte de l’historienne affleure souvent, pour rassurer le lecteur qu’elle a bien vérifié la vraisemblance des documents et l’alignement des chronologies7. L’Histoire est, en fait, la pierre de touche de Landscape. Le livre montre aux historiens quoi faire des histoires qui ne collent pas, des sources fragmentaires, des souvenirs, ou même des rêves. « Tout en nous racontant sa propre histoire, elle nous explique comment construire des histoires marginales », écrivait Julie Abraham à propos de Steedman en 19888. Dans son article de 2023, Steedman réitère qu’elle n’a jamais voulu que Landscape soit lu, professionnellement, comme un livre d’histoire. Elle affronte ses raisons personnelles : « je pense que j’espérais au fond quand même que la perspective historienne viendrait contredire ma sinistre conviction qu’il aurait été préférable que tout cela ne se soit pas passé ainsi, que tout cela n’ait en fait jamais eu lieu ». À cet égard, Landscape est un texte en langue autobiographique sur la méthodologie historienne. Il teste ce que l’« Histoire » peut faire pour l’individu. Ce qui compte comme histoire, et ce qu’il est légitime de considérer comme faisant partie de l’histoire personnelle dans les histoires « retravaillées et réutilisées » : voilà ce qui est au cœur du livre.

  • 9  Popkin qualifiait Landscape d’expérimental et original, voir Jeremy D. Popkin, History, Historians (...)
  • 10  Ben Jones, « The uses of nostalgia: autobiography, community publishing and working class neighbou (...)

3Comment expliquer la longévité de Landscape à travers les décennies depuis sa parution ? La réponse, je crois, tient à sa double appartenance aux genres de l’autobiographie ouvrière d’une part et du mémoire de l’historien(ne) d’autre part. L’étude de Jeremy D. Popkin sur les historiens-mémorialistes, en 2005, l’envisageait sous ce dernier angle. Il montrait qu’une génération entière d’historiens nés avant la Seconde guerre s’était sentie obligée de coucher sa vie sur le papier en raison de l’importance des événements historiques auxquels ils avaient assisté9. Ce genre d’ouvrages était plus proche de la tradition française des mémoires de » vie vécue en public », comme les appelle Steedman dans son article. La tradition plus spécifiquement britannique de l’autobiographie ouvrière s’est développée dans le contexte de la désindustrialisation et de la désaffiliation politique de l’après-guerre, dans les années 1970 et 1980, quand l’écriture de soi devint un moyen de négocier les transformations sociales pour les individus de la classe ouvrière10. L’écriture de Landscape s’est déroulée dans le mépris des conventions régissant l’autobiographie ouvrière masculine, qui dominait le genre. Il ne s’agit donc ni d’une autobiographie, ni de mémoires.

4Landscape livre l’histoire de deux vies, celle d’une mère et celle de sa fille, écrite par une historienne engagée dans une réflexion intense, et parfois tendue, sur sa propre discipline. Une certaine dissonance émane du refus de l’auteur de laisser son histoire personnelle se transformer en « Histoire », et de la résurgence d’images fragmentées de l’enfance au beau milieu des espaces professionnels de l’âge adulte. À travers cette dissonance, et malgré elle, Steedman adoube l’histoire personnelle qui en devient une sorte d’« Histoire » véritable. Au cours des presque quarante années qui nous séparent de sa publication, l’histoire personnelle en est venue à occuper une place centrale dans l’historiographie britannique, tout comme Landscape for a Good Woman.

5J’examine ici les champs de l’Histoire dans lesquels on peut classer Landscape – l’histoire des femmes, l’histoire de l’enfance, l’histoire de la famille, et l’histoire de l’État providence – et la contribution ou l’impact qu’ont eu Steedman et sa valorisation de l’histoire personnelle sur chacun de ces champs.

  • 11  Laura Carter, Histories of Everyday Life: The Making of Popular Social History in Britain, 1918–19 (...)
  • 12  Cf. Alison Light, Forever England: femininity, literature and conservatism between the wars (Londr (...)

6Le savoir historique populaire dans la Grande-Bretagne de la moitié du xxe siècle était focalisé sur les histoires d’objets, de localités et d’émotions de la vie quotidienne, très souvent produites par des femmes11. Le contenu de ces histoires populaires de la vie quotidienne, diffusées par l’éducation de masse, était largement antithétique de celles que produisait la gauche intellectuelle à travers ses histoires sociales des années 1960 et 1970 (cf. le personnage du « jeune marxiste » qui apparaît brièvement dans l’article de Steedman) : elles étaient trop douillettes, trop conservatrices, trop féminines12. Landscape regorge d’exemples de cette histoire de la vie quotidienne, plus particulièrement focalisée sur la nourriture, l’habillement et la consommation. Voici un exemple parmi d’autres :

  • 13  C. Steedman, Landscape, op. cit., p. 49.

Les hommes ont complètement changé de silhouette depuis les années 1950, et c’est ce changement plus que tout autre chose qui a transformé le contour des rues de la ville ; ce n’est ni la forme des immeubles, ni la disparition des tramways, ni le fuselé des voitures, mais le fait que les hommes ne portent plus de chapeaux – de chapeaux en feutre à larges bords, légèrement inclinés sur un œil13.

7Faire des chapeaux des hommes l’unité de mesure du changement social, voilà qui fait écho à une des images centrales de l’imaginaire enfantin de Steedman : le manteau « New Look » et son ample tissu – incarnation du désir de consommation chez sa mère, et de sa frustration :

  • 14  Ibid., p. 29-30.

… jeter un regard, de l’autre côté de la rue, sur une femme et son ample robe évasée, puis sur ses jambes à elle, et la coupe droite du tailleur bleu qu’elle portait encore, et désirer, terriblement, le « New Look » ; puis nous regarder nous, les deux obstacles vivants à ces vingt mètres de tissu14.

  • 15  C. Steedman, Landscape, op. cit., p. 24.
  • 16  Ibid., p. 69 ; p. 75.
  • 17  See Mary Hughes et Mary Kennedy, dir., New futures: Changing women’s education (Londres, Routledge (...)
  • 18  C. Steedman, Landscape, op. cit., p. 37.
  • 19  Ibid., p. 50.
  • 20  Ibid., p. 7.
  • 21  Ibid., p. 127 ; p. 84.

8La disparition de ces « choses » des études d’histoire sociale des années 1980 a dû encore amplifier le pouvoir métaphorique de ces images. Comme Steedman l’écrit dès le début de Landscape, « les choses » « restent un problème »15. Les histoires populaires de la vie quotidienne plus ancienne parlaient beaucoup plus librement aux désirs matériels. À travers sa mère, à travers l’histoire d’Edna, Steedman parvient à combiner ces thèmes aux outils théoriques du féminisme des années 1970, et en particulier à la psychanalyse16. Comme elle l’explique dans son article, son engagement dans la théorie féministe pendant les années 1980 l’a conduite à enseigner très tôt les « Women’s Studies », et elle lie l’existence de Landscape à ces contextes intellectuels et institutionnels. Ces cours avaient pour objectif d’explorer la dynamique entre le personnel et le politique via l’histoire17. Landscape explore aussi ces liens, mais le personnel est bien souvent le matériel, et on passe à droite de l’échiquier politique. Steedman se souvient du « manteau noir cintré à col d’astrakhan [de sa mère], de ses talons en daim noir, de son rouge à lèvre » comme de marqueurs de classe18. Les « pantalons à pinces en flanelle » de son père évoquent le moment où l’autorité patriarcale s’est mise à vaciller19. Devenir adulte, et réaliser amèrement qu’être une « femme bien » ne permet en rien de mener une vie de conte de fée, s’exprime ici à travers des objets du quotidien comme la nourriture, le maquillage, et les vêtements. C’est ce qui amène la mère de Steedman à adhérer au conservatisme, « seule forme politique qui lui permettait d’exprimer la dimension politique de l’envie »20. Landscape s’inscrit donc dans une tradition plus ancienne d’histoire sociale de soi, mais forgée dans le bouillonnement de la deuxième vague féministe et de son enseignement. À travers l’utilisation qu’il fait de l’histoire personnelle d’Edna, Landscape autorise une femme d’un autre type à faire son entrée et intervenir dans l’histoire des femmes21.

  • 22  C. Steedman, The Tidy House ; cf. Steedman, Landscape, p. 80.
  • 23  C. Steedman, Landscape, op. cit., p. 141.
  • 24  Ibid., p. 30, p. 141.

9La figure de l’enfant occupe une place centrale dans Landscape. Comme elle l’explique dans son article, l’expérience de Steedman avec l’écriture enfantine pour son premier livre, The Tidy House (1982), a ouvert la voie à son analyse plus approfondie, et psychanalytique, de ses propres souvenirs d’enfance parcellaires22. À cette fin, Landscape s’organise autour d’une série d’images puissantes et récurrentes venues de l’enfance : le père dans le bois couvert de jacinthes ; la mère, le père et la maison de poupée dans la cave ; l’« autre femme » vêtue d’un manteau New Look ; et l’image partiellement occultée des parents faisant l’amour sous la table. Une autre enfant, la « petite vendeuse de cresson » de Henry Mayhew en 1851, fonctionne comme contrepoint historique, « image miroir » de l’enfance de Steedman23. L’auteure s’intéresse en historienne à la petite vendeuse victorienne, et considère ses paroles et ses actes pour ce qu’ils sont. Mais elle est aussi consciente de sa tendance à sentimentaliser cette enfance. On entend d’abord parler des « pages où la petite vendeuse de cresson de Mayhew raconte son histoire » qui sont « maculées de larmes », puis plus tard il est question de pleurs idiots et sans objet sur ce même personnage24.

  • 25  Pour une vue d’ensemble récente, voir Laura Tisdall, « State of the Field: The Modern History of C (...)
  • 26  Hester Barron and Claire Langhamer, Class of ’37: Voices from working-class girlhood (Londres, Met (...)
  • 27  C. Steedman, The Tidy House.

10Tout cela peut sembler bien difficile à situer parmi les tendances plus récentes de l’histoire de l’enfance. Au moment où Landscape est sorti, l’histoire de l’enfance en était encore à ses balbutiements. Les débats récents dans le domaine tournent autour de la nature de la capacité d’action des enfants et sur la tendance répandue chez les historiens à considérer les enfants comme de simples adultes en devenir. La psychanalyse n’est certes plus du tout le cadre théorique de référence dans ce domaine. Les historiens de l’enfance ont même plutôt tendance à interroger les effets qu’ont eus la banalisation de la psychologie, à travers par exemple les tests de QI, sur les enfants à l’époque, et les limites qu’on imposait à leur capacité d’action25. Toute notion essentialiste de l’enfance fondée sur le développement est désormais rejetée, en faveur de caractéristiques historiquement déterminées. Herstor Barron et Claire Langhamer ont récemment publié une étude sur l’enfance des filles à Bolton pendant l’entre-deux-guerres, par exemple, qui s’intéresse à l’expression verbale et subjective des fillettes comme l’expression d’un moment spécifique de l’enfance, particulier à un lieu et un moment de l’histoire26. Ce qui était aussi bien sûr au cœur du projet de The Tidy House, qui s’intéresse davantage à l’histoire de l’enfance que Landscape27.

  • 28  Par exemple, voir Alison Light, Common People: The History of an English Family (Londres, Penguin, (...)
  • 29  Voir L. Carter, Histories of Everyday Life, p. 218.

11Si Landscape peut sembler dépassé dans le champ de l’histoire de l’enfance, il semble au contraire bien en avance dans le champ de l’histoire de la famille – domaine que les historiens professionnels n’ont commencé à explorer de manière systématique que très récemment28. En Grande-Bretagne dans les années 1970, avant que la digitalisation de masse ne vienne doper la recherche généalogique, l’histoire familiale était une activité d’amateurs sans prestige qu’on menait à l’école et dans le cadre de projets communautaires29. Indifférente à ces hiérarchies, l’histoire familiale de Steedman se déploie dans Landscape comme une tapisserie rongée par les mites, qu’elle tente de rapiécer à l’aide de rêves, de souvenirs, de plaisanteries et de secrets, mais aussi à l’aide de sources primaires. Landscape va et vient entre des sources subjectives analysées à l’aide d’outils psychanalytiques et des sources primaires analysées impartialement par l’historienne. C’est ce mélange permissif qui en fait toute la saveur particulière.

  • 30  C. Steedman, Landscape, op. cit., p. 33-34.
  • 31  C. Steedman, Ibid., p. 38-39.
  • 32  Laura King, « Remembering Deceased Children in Family Life: the School Case of Poor Harold (1920–3 (...)

12Prenez, par exemple, le passage sur le déroulé de l’apprentissage d’Edna dans les années 1930 puis de sa rencontre avec le père de Steedman. Comme pour tous les historiens, des indices remontent à la surface, tels les débris et rebuts de la vie ordinaire, sous forme de souvenirs de conversations et de photos éparpillées. Mais Steedman pratique en même temps « l’art de l’histoire orale ». Elle transmet aussi des faits bruts (« la crise du logement de l’après-guerre ») et des vérités historiographiques (« une génération perdue pour les hommes »)30. Mais en même temps, la « conviction » de sa pauvreté qui, écrit-elle, « est ancrée dans les histoires des années Trente, dans l’histoire familiale », se voit dégonflée par l’arrivée de preuves matérielles et de capitaux réels à la mort de ses parents31. L’histoire familiale est faite de telles économies mixtes de la preuve, accumulée sur plusieurs décennies et sans cohérence particulière. Comme l’a montré Laura King, ce qui est en jeu est moins le récit familial lui-même que le choix que font les familles de le perpétuer32.

  • 33  C. Steedman, Landscape, op. cit., p. 6, note 28.
  • 34  Julia Laite, « Schooners and Schoonermen, My Grandfather and Me », History Workshop Journal, 87, 2 (...)
  • 35  Jessica Meyer, « Not Doing Family History », armsandthemedicalmen, publication en ligne du 12 juil (...)

13La suggestion de Steedman, qui dit que « le lieu spécifique et l’orientation politique doivent être pris en compte dans tout récit de vie quel qu’il soit, comme l’utilisation que font les gens de leur propre passé », est devenue une sorte de règle d’or pour les historiens professionnels qui s’intéressent de plus en plus au champ de l’histoire familiale33. Ce champ historique a permis d’écrire bien plus librement sur l’heureux mélange de souvenirs, de sentiments et de sources documentaires, comme l’illustrent les réflexions de Julia Laite sur le manuscrit de son grand-père à propos des goélettes de Terre-Neuve, ou l’article de Caitriona Beaumont sur le soutien passé de sa grand-mère à l’armée républicaine irlandaise34. Ces livres sont, semble-t-il, également nourris de l’histoire des émotions, qui a fourni aux historiens professionnels les outils nécessaires pour déconstruire les émotions, y compris leurs propres réactions émotionnelles à des sources enfouies et retrouvées35. Les historiens ne se servent peut-être plus de la psychanalyse comme outil d’analyse de soi, comme le faisait Steedman, mais l’envie d’utiliser son propre passé pour faire la paix avec son présent demeure puissante. Et l’idée que les historiens de profession puissent aujourd’hui légitimement le faire sans trahir leur profession doit beaucoup à Landscape, le texte féministe qui a autorisé les histoires personnelles à se mêler de la grande Histoire.

  • 36  Nadja Durbach, « One British Thing: A Bottle of Welfare Orange Juice, c. 1961–1971», dans Journal (...)
  • 37  Voir par exemple Emily Robinson, Camilla Schofield, Florence Sutcliffe-Braithwaite, et Natalie Tho (...)

14Dernier champ dans lequel Landscape a eu un impact important : l’histoire de l’État providence. Née en 1947, Steedman comme sa mère ont bénéficié du Welfare Foods Service, qui a fourni aux nourrissons et aux femmes enceintes de l’huile de foie de morue, du jus d’orange et du lait, de la fin de la guerre jusqu’au début des années 197036. C’est en référence à ce service public que la citation qui suit est devenue une sorte de mantra de l’histoire sociale et culturelle britannique après la guerre (et je ne saurais dire combien de fois je l’ai vue citée)37 :

  • 38  C. Steedman, Landscape, op. cit., p. 122.

15« Je crois que je serais quelqu’un de bien différent aujourd’hui si le jus d’orange, le lait et les déjeuners à la cantine de l’école ne m’avaient pas appris, sans le dire, que j’avais le droit d’exister, que je valais quelque-chose »38.

  • 39  Voir par exemple James Douglas and William Bruce, The Home and the School: A Study of Ability and (...)
  • 40  Regenia Gagnier, « Feminist Autobiography in the 1980s », Feminist Studies, 17 (1), 1991, p. 135-1 (...)

16Les historiens envient à Steedman cet art de mettre si justement en mots la force et la fragilité de la jonction entre individu et État, du milieu des années 1940 à la fin des années 1960 en Grande-Bretagne. Cette rencontre a été cartographiée à grande échelle, et a permis de tirer des conclusions sur l’impact objectif de l’État providence sur la nutrition, la santé publique, et la mobilité sociale de la population britannique39. Ce que Steedman illustre bien plutôt, c’est ce que Regenia Gagnier a décrit comme « l’impact subjectif de l’aide sociale »40.

  • 41  C. Steedman, Landscape, op. cit., p. 57.
  • 42  C. Steedman, Landscape, op. cit., p. 70.

17Une fois qu’on se met à les chercher, on se rend vite compte que Landscape offre bien d’autres exemples, moins souvent cités, de ces effets subjectifs de l’État providence : après avoir réussi les examens « eleven plus » à la fin de la primaire et avoir obtenu une place dans un lycée d’enseignement général, véritable prouesse que très peu d’enfants de son sexe et de sa classe sociale réussissaient, Steedman se souvient de « virulentes disputes » à propos du coût de l’uniforme compliqué et des accessoires requis pour lui permettre de prendre sa place41. L’éducation universelle et « gratuite » de l’État providence britannique n’a jamais été entièrement gratuite pour les familles de la classe ouvrière qui devaient s’acquitter de ces frais, sans parler du coût psychologique de la mobilité géographique et sociale. Plus tard dans le livre, Steedman affirme qu’Edams décide de tenter sa chance et de tomber enceinte pour se faire épouser parce qu’elle est parfaitement consciente des avantages sociaux dont elle pourra bénéficier dans les années d’après-guerre. Une grossesse reconnue en échange de « … la liberté, l’autonomie, les allocations et un logement social : les moyens de subsister »42.

  • 43  Voir par exemple Alan Johnson, This Boy (Londres, Corgi, 2014) ; Melvyn Bragg, Back in the Day: a (...)

18Landscape peut se lire comme une histoire personnelle de l’État providence de l’après-guerre. En ce sens, il a beaucoup en commun avec d’autres autobiographies publiées par la génération de Steedman, que ce soit par des personnalités ou par des inconnus. Dans leur ensemble, ces autobiographies tendent à montrer combien l’avènement du NHS (le système de santé publique) et de l’instruction gratuite et universelle (en particulier des lycées d’enseignement général) leur a permis de connaître des vies et des carrières professionnelles radicalement différentes et matériellement plus confortables que celles de leurs parents43. Mais contrairement à ces autobiographies, Landscape ne commémore pas ce pan de l’Histoire. L’impact subjectif de l’État providence sur les deux personnages au centre du livre est ambigu, et comme nous l’avons déjà dit, le livre se retient de trancher. Le lait, le jus d’orange et la cantine pour tous ont sans doute contribué à la mobilité sociale, mais ils ne garantissent en rien que l’histoire se termine par un « happy end ».

19En 2023, Landscape for a Good Woman connaît des trajectoires diverses. Comme mémoire d’historienne, il témoigne des méthodologies de son époque, quand les femmes se saisissaient de la psychanalyse et d’autres outils socioscientifiques pour installer le féminisme de manière pérenne au sein de la discipline. En tant qu’autobiographie, Landscape parle à toutes les filles et femmes malheureuses et insatisfaites dont l’histoire vient contredire notre tendance à sentimentaliser le passé ouvrier.

20J’ai tenté de démontrer que pour les historiens, Landscape mérite d’être considéré comme de l’histoire personnelle. L’histoire personnelle, comme l’enfance, nous est commune à nous tous – elle est en cela plus humble qu’une autobiographie ou que des mémoires. Les historiens continuent à apprécier Landscape, non pas comme un véritable livre d’Histoire, dont son auteure ne voulait pas, mais comme une sorte de texte sacré sur les points de rencontre entre objectivité et subjectivité. C’est dans ces lieux hybrides que les femmes conservatrices vivent au sein de communautés ouvrières, que les écoliers ploient sous le poids de leur cartable aux portes du lycée, et que l’histoire familiale ne peut être congédiée comme activité d’amateurs sans importance. Landscape nous autorise à entremêler souvenirs, histoires entendues et secrets de familles en un récit, tout en passant celui-ci au crible de l’historien professionnel.

Top of page

Notes

1  Carolyn Steedman, Landscape for a Good Woman (Londres, Virago Press, 1986 (édition poche 2005)), p. 144.

2  Ibid., p. 125-39.

3  Ibid., p. 60.

4  C. Steedman, The Tidy House: Little Girls Writing (Londres, Virago Press, 1982) ; Kathleen Woodward, Jipping Street: Childhood in a London Slum (New York, Londres, Harper & Brothers, 1928).

5  C. Steedman, Landscape, op. cit., p. 21.

6  Ibid., p. 140.

7  Ibid., p. 40.

8  Julie Abraham, « On the Edge of the World », The Women’s Review of Books, 5 (9), 1988, p. 12-13.

9  Popkin qualifiait Landscape d’expérimental et original, voir Jeremy D. Popkin, History, Historians, & Autobiography (Chicago, University of Chicago Press, 2005), p. 252-253, p. 275. Cf. Jeremy D. Popkin, ‘History, Historians, and Autobiography Revisited’, dans Autobiography Studies, 32 (3), 2017, p. 693-698.

10  Ben Jones, « The uses of nostalgia: autobiography, community publishing and working class neighbourhoods in post-war England », dans Cultural and Social History, 7 (3), 2010, p. 355-374 ; Florence Sutcliffe-Braithwaite, Class, Politics, and the Decline of Deference in England, 1968-2000 (Oxford, Oxford University Press, 2018).

11  Laura Carter, Histories of Everyday Life: The Making of Popular Social History in Britain, 1918–1979 (Oxford, Oxford University Press, 2021).

12  Cf. Alison Light, Forever England: femininity, literature and conservatism between the wars (Londres, Routledge, 1991).

13  C. Steedman, Landscape, op. cit., p. 49.

14  Ibid., p. 29-30.

15  C. Steedman, Landscape, op. cit., p. 24.

16  Ibid., p. 69 ; p. 75.

17  See Mary Hughes et Mary Kennedy, dir., New futures: Changing women’s education (Londres, Routledge & Kegan Paul, 1985), p. 135-136.

18  C. Steedman, Landscape, op. cit., p. 37.

19  Ibid., p. 50.

20  Ibid., p. 7.

21  Ibid., p. 127 ; p. 84.

22  C. Steedman, The Tidy House ; cf. Steedman, Landscape, p. 80.

23  C. Steedman, Landscape, op. cit., p. 141.

24  Ibid., p. 30, p. 141.

25  Pour une vue d’ensemble récente, voir Laura Tisdall, « State of the Field: The Modern History of Childhood », History, 107 (378), 2022, p. 949-964. En pratique, voir Laura Tisdall, A Progressive Education? How childhood changed in mid-twentieth-century English and Welsh schools (Manchester, Manchester University Press, 2019).

26  Hester Barron and Claire Langhamer, Class of ’37: Voices from working-class girlhood (Londres, Metro, 2021).

27  C. Steedman, The Tidy House.

28  Par exemple, voir Alison Light, Common People: The History of an English Family (Londres, Penguin, 2014) ; Joe Moran, « An Intimate History of Social Mobility in Post-War Britain », Cultural and Social History, 20:2 (2023), p. 249-265 ; Jon Lawrence, Me, Me, Me: The Search for Community in Post-war England (Oxford, Oxford University Press, 2019).

29  Voir L. Carter, Histories of Everyday Life, p. 218.

30  C. Steedman, Landscape, op. cit., p. 33-34.

31  C. Steedman, Ibid., p. 38-39.

32  Laura King, « Remembering Deceased Children in Family Life: the School Case of Poor Harold (1920–31) », History Workshop Journal, 93 (1), 2022, p. 225-44.

33  C. Steedman, Landscape, op. cit., p. 6, note 28.

34  Julia Laite, « Schooners and Schoonermen, My Grandfather and Me », History Workshop Journal, 87, 2019, p. 251-61 ; Caitriona Beaumont, « How a photograph uncovered my grandmother’s republican activism during the Irish revolution », The Conversation, publication en ligne le 17 octobre 2022 [https://theconversation.com/how-a-photograph-uncovered-my-grandmothers-republican-activism-during-the-irish-revolution-189326].

35  Jessica Meyer, « Not Doing Family History », armsandthemedicalmen, publication en ligne du 12 juillet 2023 [https://armsandthemedicalman.com/2023/07/12/not-doing-family-history/].

36  Nadja Durbach, « One British Thing: A Bottle of Welfare Orange Juice, c. 1961–1971», dans Journal of British Studies, 57:3 (2018), p. 564-567.

37  Voir par exemple Emily Robinson, Camilla Schofield, Florence Sutcliffe-Braithwaite, et Natalie Thomlinson, « Telling Stories about Post-war Britain: Popular Individualism and the ‘Crisis’ of the 1970s », Twentieth Century British History, 28 (2), 2017, p. 268-304, p. 10 ; Eve Worth, The Welfare State Generation: Women, Agency, and Class in Britain since 1945 (Londres, Bloomsbury, 2022), p. 1 ; L. King, « Remembering Deceased Children », p. 7.

38  C. Steedman, Landscape, op. cit., p. 122.

39  Voir par exemple James Douglas and William Bruce, The Home and the School: A Study of Ability and Attainment in the Primary School (Londres, MacGibbon & Kee, 1964).

40  Regenia Gagnier, « Feminist Autobiography in the 1980s », Feminist Studies, 17 (1), 1991, p. 135-148, à la p. 144.

41  C. Steedman, Landscape, op. cit., p. 57.

42  C. Steedman, Landscape, op. cit., p. 70.

43  Voir par exemple Alan Johnson, This Boy (Londres, Corgi, 2014) ; Melvyn Bragg, Back in the Day: a Memoir (Londres, Sceptre, 2022) ; Yvonne Young, Cobbled Streets and Penny Sweets: Happy Times and Hardship in Post-War Britain (Londres, John Blake Publishing, 2019).

Top of page

References

Electronic reference

Laura Carter, “L’histoire, c’est personnel : Landscape
for a Good Woman,
l’histoire personnelle dans la Grande-Bretagne du dernier xxe siècle”
Écrire l'histoire [Online], 24 | 2024, Online since 15 September 2024, connection on 16 January 2025. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/4322; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12b05

Top of page

About the author

Laura Carter

Dr Laura Carter est historienne de la Grande-Bretagne du xxe siècle. Elle est maîtresse des conférences en histoire britannique, Université Paris Cité, au sein du laboratoire LARCA (CNRS UMR 8225). Ses recherches portent sur l’éducation et les changements sociaux aux Royaume-Uni. Son premier livre a été publié par Oxford University Press en 2021 : Histories of Everyday Life : The Making of Popular Social History in Britain, 1918-1979.

Top of page

Copyright

The text and other elements (illustrations, imported files) are “All rights reserved”, unless otherwise stated.

Top of page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search