Skip to navigation – Site map

HomeNuméros24Champ socialUne chronique audiovisuelle du te...

Champ social

Une chronique audiovisuelle du temps présent : la série télévisée Mémoires de votre temps

An audiovisual chronicle of the present : the television series ‘Mémoires de votre temps’ (Memories of your time)
François Vallotton

Abstracts

« Mémoires de votre temps » is a TV-documentary presented in October 1966 on French television. By its focus on the present day and its use of news archives and interviews with the protagonists this programme has often been reduced by some commentators to a De Gaulle hagiography. Beyond its biases, the approach allows us to question the nature of the television memorial narrative, its formal, historical and media specificities. As producers Roger Stéphane and Roland Darbois point out that their goal was to produce not just a programme but an archive for posterity : « The day we will become a reference, in the same way that a book of memoirs becomes a reference, then we will have won our game. That’s our only ambition ».

Top of page

Full text

  • 1  Claude Durieux, « Août-novembre 1944, premier chapitre des “Mémoires de votre temps” », Le Monde, (...)

Le projet est ambitieux, l’entreprise pleine de risques ; Roger Stéphane et Roland Darbois en sont conscients. Malgré tout, ils ont choisi d’écrire avec une caméra – cette plume d’oie du xxe siècle – les « Mémoires de votre temps ». Du mois d’août 1944 à l’année 1965 la France a connu de graves problèmes. En dix émissions d’une heure – douze au plus – les coauteurs de « Portrait-souvenir » pensent pouvoir nous conter le pourquoi et le comment de ces vingt et un ans d’histoire de la France1.

  • 2  Cet article a pu bénéficier d’un accès privilégié au site inamediapro qui permet de visionner neuf (...)
  • 3  Roger Stéphane et Roland Darbois, Mémoires de votre temps, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Télé-bibli (...)

1C’est en ces termes que le journaliste Claude Durieux fait état dans les colonnes du Monde de la programmation d’une série documentaire d’un genre nouveau, Mémoires de votre temps, dont le premier épisode est programmé le 10 octobre 19662. L’analogie entre la caméra et la plume d’oie n’est pas seulement un effet de style. Les promoteurs de l’émission, par le titre même qui lui est conféré, inscrivent leur démarche dans une tradition générique et narrative explicite. Mémoires de votre temps entend en ce sens dépasser la seule chronique factuelle ou la reconstitution historique afin de donner à comprendre une époque très directement contemporaine par le croisement de témoignages de personnalités qui en ont été les observatrices mais surtout les actrices. Le caractère plurivoque de ces Mémoires, et donc subjectif du récit, se trouve transcendé par la volonté des coproducteurs de privilégier une trame narrative visant à une forme d’homogénéité (fixée par les bornes chronologiques considérées) et intentionnalité (liée au parti pris et au cadre interprétatif de Roger Stéphane). Ajoutons encore que cette ambition testimoniale et archivistique ne se limite pas au médium télévisuel puisque l’émission fait l’objet d’une transcription-adaptation sous la forme d’un ouvrage éponyme, publié en 1967 par Calmann-Lévy au sein d’une collection qui fera long feu, la « télé-bibliothèque3 ».

  • 4  Une réflexion nourrie par l’ouvrage de référence sur le genre mémorial, Jean-Louis Jeannelle, Écri (...)
  • 5  Jérôme Bourdon, Histoire de la télévision sous de Gaulle, Paris, Presses des Mines, 2014.

2Dans le cadre du présent dossier thématique, cette production atypique doit permettre de réfléchir à la spécificité du récit mémorial télévisuel4. Dans quelle mesure ce dernier reprend-il les codes du récit mémorialiste littéraire, décliné à l’envi depuis près de cinq siècles, et comment en opère-t-il une réinterprétation autorisée par un dispositif spécifique (l’entretien), des ressources documentaires propres (les archives filmées mais aussi l’insert de journaux d’époque) et un contexte médiatique (une émission de service public réalisée dans un contexte qui voit un fort assujettissement de l’audiovisuel au pouvoir politique5).

Genèse et caractéristiques formelles

  • 6  Sept et deux (Sept jours, deux chaînes), ORTF, 8 octobre 1966 ; inamediapro, notice CPF86651644.
  • 7  Ibid., 11’00’’-11’10’’.

3Dans l’émission Sept et Deux consacrée à une présentation des programmes à venir6, Stéphane et Darbois ont l’occasion de préciser les objectifs de Mémoires de votre temps. Le format est explicitement relié à une émission antérieure, les Portraits-souvenirs, réalisée déjà par les deux compères. Production littéraire, ce programme avait pour principe de proposer le portrait d’un monument de la littérature par l’évocation d’un écrivain contemporain, des lectures de son œuvre et des reportages sur ses principaux lieux de vie. Les premières émissions d’une série qui en comportera 35 voient ainsi Stendhal évoqué par Françoise Sagan, Balzac par Georges Simenon et Beaumarchais par Armand Salacrou. Dans Sept et Deux, Roger Stéphane parle ainsi de Mémoires de votre temps comme d’un « Portrait-souvenir d’une tranche d’histoire de France7 ».

  • 8  Claire Blandin, « Stéphane Roger [Worms Roger, André, Paul dit] », https://maitron.fr/spip.php?art (...)
  • 9  Daniel Garcia, Le Nouvel Observateur, 50 ans, Paris, Les Arènes, 2014.

4Les deux coproducteurs ne sont donc pas des débutants et ont noué une relation privilégiée à la télévision française dès 1960. Roger Stéphane, qui joue le rôle de journaliste et d’intervieweur, a un parcours biographique particulièrement riche8. De son vrai nom Roger Worms, issu d’une famille de banquiers juifs, il fréquente les milieux littéraires du Paris d’avant-guerre tout en s’éveillant à la politique dans le contexte du Front populaire. En 1941, il entre dans la Résistance au sein du réseau Combat. Arrêté et interné, il participe dès juin 1944 à la Libération de la France, à Paris puis au sein de la brigade Alsace-Lorraine, aux côtés d’André Malraux. Désormais compagnon de route du Général de Gaulle, il reprend une carrière journalistique débutée avant-guerre à Match et à Paris-Soir. Grâce à l’héritage paternel, il contribue en 1950 au lancement de L’Observateur – devenu France-Observateur en 1954 – avec Claude Bourdet et Gilles Martinet où il défend des positions anticoloniales9. Il poursuivra ensuite une activité littéraire d’une part, de documentariste à la télévision de l’autre. Il se suicide en 1994.

  • 10  J.-L. Jeannelle, Écrire ses Mémoires…, op. cit., p. 331.

5Mémoires de votre temps est prévue comme une série de dix épisodes de 75 minutes, programmés chaque semaine. Du fait de polémiques générées par le traitement de certains épisodes et les récriminations de certaines des personnes interviewées, heurtées par la mise en forme de leur témoignage, la diffusion de l’émission sera espacée, puis suspendue lors des législatives de 1967 car jugée par trop complaisante envers le pouvoir gaulliste. Indépendamment du choix et de l’orientation des sujets, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir, la focale chronologique de l’émission, de la Libération de Paris à la réélection de De Gaulle à la présidence de la République en 1965, semble corroborer un point de vue orienté, qui fait coïncider un moment de l’Histoire et l’action d’un personnage politique. Dans le même temps, lorsque Stéphane affirme, toujours dans Sept et Deux, n’avoir jamais eu à subir la moindre censure dans l’élaboration de la série, il accrédite la légitimité de la démarche du mémorialiste qui, selon Jeannelle, « tire son autorité de la conversion d’un capital social préexistant […] en une force d’identification susceptible d’emporter l’adhésion de lecteurs d’opinions et de compétences variées10 ».

  • 11  Sept et deux (Sept jours, deux chaînes), ORTF, 8 octobre 1966, 11’40’’-12’06’’.

Sur le plan formel, Stéphane souligne que le témoignage prime sur l’élément documentaire : Un visage d’homme ému concernant quelque chose parce qu’il se souvient de son émotion est plus beau que n’importe quelle photographie d’époque ou document d’époque ; il n’y a pour moi de nécessité d’illustration que quand le document est en lui-même un événement ou quand il est là pour masquer ce que nous appelons dans notre jargon […] une fausse coupe ou un faux raccord11.

  • 12  Isabelle Veyrat-Masson, Quand la télévision explore le temps. L’histoire au petit écran, Paris, Fa (...)
  • 13  Pierre Viansson-Panté, « La Libération de 1944 racontée par Roger Stéphane et Roland Darbois », Le (...)

6En ce sens, si Mémoires de votre temps participe d’une évolution de l’émission historique vers le montage d’archives – un genre incarné notamment par Magazine du temps passé de Frédéric Rossif12 –, elle s’en distingue par une préférence donnée à la parole et à la posture des témoins, filmés en plan fixe et resserré. Indépendamment de l’émotion recherchée, le dispositif de prise de vue privilégie une relation directe avec le téléspectateur qui souligne également, par le débit, l’intonation ou les réactions face aux questions de l’intervieweur, la dimension psychologique des protagonistes. À un autre niveau, l’ambition didactique de l’exposé, via des éléments contextuels et autres rappels événementiels, est réduite à une portion congrue. Un article du Monde parle ainsi d’une « évocation impressionniste13 ». Quant à Roger Stéphane, il insiste sur leur désir de faire voir et faire entendre plutôt que démontrer.

  • 14  Voir Mémoires de votre temps, « La guerre d’Algérie » ; inamediapro, notice CPF09004259, 1’03’26’’ (...)
  • 15  Chevallier s’exécutera immédiatement : « Entretien avec Jacques Chevallier » élément brut, [1966], (...)

7Deux autres caractéristiques de l’émission sont à signaler. D’abord la volonté de ne pas se limiter à une perspective hexagonale en soulignant l’interdépendance des événements de cette période caractérisée par l’entrée dans la guerre froide et la décolonisation. À ce titre, les témoins ne sont pas uniquement français comme le démontre la présence à l’écran du chef des opérations combinées en Normandie Lord Louis Mountbatten, du diplomate yougoslave Ales Bebler, de l’ambassadeur des États-Unis en URSS Averell Harriman, du vainqueur de Dien-Bien-Phu le général Giap, ou encore de l’indépendantiste marocain Abderrahim Bouabid. Mémoires de votre temps privilégie ensuite une mise en dialogue des protagonistes destinée à faire ressortir les perceptions divergentes : la mise en place du gouvernement provisoire de la République française dès juin 1944 est évoquée par Louis Joxe, son secrétaire général, et Pierre Berteaux, commissaire de la République de Toulouse (épisode « La France blessée ») ; les grèves dans les bassins miniers en 1948 sont livrées aux analyses contradictoires de Léon Delfosse, Daniel Mayer et Jules Moch (« La France dans l’Europe inquiète ») ; la bataille de Dien-Bien-Phu est retracée à travers les témoignages de Marcel Bigeard et du Général Giap (« La fin d’une guerre ») ; la politique du gouvernement Mollet face aux « événements » d’Algérie analysée par les positions antagonistes de Robert Lacoste d’un côté, Germaine Tillion de l’autre (« La guerre d’Algérie »). Dans le même temps, et indépendamment du choix des thèmes et du synopsis, l’intervieweur Roger Stéphane – que les interviewés interpellent parfois comme acteur et témoin des faits évoqués par des formules comme « vous l’avez vécu » ou « vous le savez » – sort souvent d’une position de neutralité. Il n’hésite pas en premier lieu à remettre directement en question la politique et la vision de ses interlocuteurs ; l’exemple le plus spectaculaire réside notamment dans la prise à partie de Robert Lacoste à propos de sa définition de l’intégration dans le conflit algérien14. Comme le montrent également les archives de l’INA qui présentent non seulement les émissions mais le matériau brut des entretiens, Stéphane a une position interventionniste, rectifiant des éléments qu’il juge erronés, allant jusqu’à demander une nouvelle prise à certains témoins. C’est le cas avec Jacques Chevallier, maire d’Alger, qui évoque la Toussaint rouge du 1er novembre 1954 en faisant état de l’assassinat de l’instituteur Guy Monnerot dans les Aurès tout en laissant planer un doute quant au sort de sa femme Janine : « je ne sais si sa femme a été assassinée mais lui en tout cas a été assassiné… dans les Aurès ». Stéphane lui demande de faire une nouvelle prise : « J’aimerais que vous repreniez sur M. et Mme Monnerot. Ils ont été assassinés. Parce que votre oubli passerait mal… ils ont été assassinés tous les deux, il faut que vous le redisiez15. »

  • 16  Sept et deux (Sept jours, deux chaînes), ORTF, 8 octobre 1966 ; inamediapro, notice CPF86651644 16 (...)

8Ces différents éléments témoignent de la volonté de fournir un exposé nourri par la confrontation des regards mais aussi attesté – voire infléchi – grâce à l’expertise sur les faits évoqués dont se prévaut l’intervieweur. Comme le précisent Stéphane et Darbois, il s’agit de produire non seulement une émission mais aussi une archive pour la postérité : « Le jour où nous serons une référence, comme un livre de Mémoires est une référence, alors nous aurons gagné notre partie. C’est cela notre seule ambition16. »

Une émission sous le feu des polémiques

9Mémoires de votre temps, tentative d’« histoire immédiate » avant l’heure, va très rapidement alimenter différentes polémiques dont le journal Le Monde sera l’une des arènes principales.

10Ces discussions sont de deux ordres. Le premier concerne une interprétation des faits jugée biaisée, voire apologétique, qu’il s’agisse du choix des intervenants ou du traitement privilégié. La première émission sur la Libération (« La France blessée ») est jugée en ces termes par Pierre Viansson-Panté :

  • 17  P. Viansson-Panté, art. cit.

Des Américains, il ne sera guère question, ni des communistes, ni du Conseil national de la Résistance et de son président Georges Bidault, dont le nom n’est pas prononcé, ni de l’épuration, et à peine d’une France blessée par la faim, les souffrances, les combats, l’absence des prisonniers et des déportés. Une douzaine d’hommes, qui ont joué un rôle dans cette époque troublée et, pour la plupart, occupent maintenant de hauts postes dans l’État, content leurs souvenirs. […] La haute silhouette, la voix saccadée de leur chef d’hier et d’aujourd’hui ponctuent les témoignages, à plus de dix reprises17.

11Quelques jours après, Serge Ravanel, ancien compagnon des FFI de la région de Toulouse, juge problématique l’usage de son témoignage qui ne rend pas compte du rôle de la Résistance intérieure, sur le plan militaire comme de la reconstruction, ainsi que des divergences qui opposent celle-ci au Général. Trois semaines plus tard, Jean Lacouture développe les mêmes critiques quant au récit sur les débuts de la Guerre d’Indochine (« La décolonisation commence en Asie ») : outre le choix des fidèles gaullistes que sont Pierre Messmer et Jean Sainteny, le journaliste s’étonne de la partialité du récit qui entend souligner la lucidité de personnalités favorables dès début 1946 à la négociation au détriment de l’explicitation du rôle de l’amiral d’Argenlieu, haut-commissaire en Indochine et figure incontournable du clan colonialiste mis en place par de Gaulle. Stéphane et Darbois défendront leur méthode et leurs choix éditoriaux et historiques dans deux entretiens, toujours publiés au Monde.

12Ces reproches d’écrire une histoire pro domo – Claude Durieux ose l’analogie entre Mémoires de votre temps et l’histoire de France de Bainville – entraîneront l’abstention de certaines personnalités politiques. La plus importante est celle de Mendès France qui reviendra toutefois sur sa position après avoir obtenu des coproducteurs de se voir soumettre préalablement l’ensemble de ses déclarations. On touche ici au deuxième type de critiques adressées à l’émission et relevant, elles, du format et surtout du montage des entretiens. Cette question culmine avec une démarche des ministres Jules Moch et Christian Pineau auprès du Conseil d’administration de l’ORTF afin de dénoncer l’utilisation et la mise en forme de leurs propos. Une intervention qui amènera Stéphane et Darbois à les assigner en justice pour « déclaration calomnieuse ». Après un procès qui donnera l’occasion au jury de visionner l’objet du litige, les deux producteurs sont déboutés face aux hommes politiques qui obtiennent un franc symbolique à titre de dommages et intérêts. Un épisode qui, au-delà de son caractère quelque peu anecdotique, traduit la dimension encore inhabituelle du documentaire historique basé sur la parole de témoins et sur la jurisprudence inexistante quant à la pratique du montage d’entretiens. Cette carence amènera Mémoires de votre temps à préciser dès l’épisode VIII (« La Guerre d’Algérie ») que tournages et enregistrements ont été effectués indépendamment les uns des autres et que chaque intervenant n’a pu prendre connaissance des propos tenus par autrui.

  • 18  I. Veyrat-Masson, Quand la télévision…, op. cit, p. 192.

13Tout ce développement le montre, la réception des Mémoires de votre temps est marquée par une forme de suspicion vis-à-vis de sa vision apologétique et partisane. Stéphane et Darbois ne chercheront jamais à renier une implication personnelle et un regard orienté. À leurs yeux, ceux-ci se déploient moins toutefois au nom d’un positionnement politique et idéologique que d’une ambition de conférer une unité à une période marquée par les fractures des mémoires individuelles et collectives, issues des conflits de la guerre et des décolonisations. Sur un autre plan, la démarche documentaire se heurte aux difficultés propres à un genre qui, par le recours aux archives mais aussi et surtout aux témoignages, opère un déplacement par rapport au récit journalistique traditionnel. Isabelle Veyrat-Masson le résume en une question : « Le fait de choisir des citations dans des propos d’hommes publics comporte-t-il les mêmes conséquences lorsqu’elles sont insérées dans un article signé par un journaliste ou lorsqu’elles sont authentifiées par le visage de celui qui parle18 ? »

14Au fur et à mesure de son élaboration, l’émission va trouver son rythme de croisière et les critiques céder progressivement le pas à des éloges. Outre le fait de traiter de sujets encore particulièrement sensibles, les commentateurs vont mettre en exergue une démarche qui, loin de prétendre à la véracité ou à l’exhaustivité, expérimente une mise en récit associant la rigueur du reportage à la subjectivité et la reconstruction du témoignage. La dimension émotionnelle est également toujours davantage mise en avant :

  • 19  Jacques Siclier, « Le reportage d’introspection », Le Monde, 27 janvier 1967.

Il y a quelque chose de passionnant et d’émouvant dans cette entreprise. Elle prend appui sur des archives vivantes, enregistrées pendant qu’il en est temps encore (n’oublions pas que bien des témoins ont déjà disparu et que l’histoire se fait et se vit avant d’être écrite), elle arrache au temps et à l’oubli des témoignages irremplaçables : non seulement les mots, les idées, mais les voix, les gestes, les regards19.

Un nouveau régime mémorial ?

15Dans quelle mesure Mémoires de votre temps introduit-il une nouvelle forme de récit mémorial ? On a vu combien le format médiatique télévisuel joue explicitement de la référence avec la forme canonique des Mémoires littéraires. Une analogie qui peut être prolongée par le caractère officiel du discours et la posture d’un Roger Stéphane, à la fois acteur, témoin et chroniqueur.

  • 20  J.-L. Jeannelle, Écrire ses Mémoires…, op. cit., p. 297-393.

16En se reportant aux caractéristiques sociologiques du genre mémorial mises en exergue par Jean-Louis Jeannelle20, on peut dégager deux dimensions qui se retrouvent pleinement dans la déclinaison audiovisuelle présentée par Stéphane et Darbois. La première réside dans la volonté de faire consensus, de dépasser le point de vue subjectif par l’ambition de dégager un récit propre à nourrir une forme d’identification collective. Pour ce faire, le mémorialiste doit faire valoir ses capacités à adopter un point de vue qui dépasse sa personne et contribue à une forme de connaissance partagée. Au-delà de la légitimité conférée par ses fonctions officielles, l’auteur mobilise différents ressorts rhétoriques afin d’accréditer une position qui se veut « en surplomb ».

17La deuxième composante a trait à la nature même des informations délivrées et à la formalisation de leur présentation. Le mémorialiste n’a pas vocation à révéler des faits dont l’issue ne serait pas connue de ses destinataires. Récit rétrospectif qui introduit un décalage temporel avec les événements évoqués, les Mémoires font par ailleurs courir le risque de l’anachronisme ou d’une forme de prescience ou intuition usurpées. Dans le genre mémorial, ce biais est évité par la spécificité d’un récit qui vise à restituer l’état d’esprit des acteurs, leur disposition psychologique et leur relation à autrui :

  • 21  Ibid., p. 354.

Pratiquer une forme d’anachronisme contrôlé et aussi lucide que possible représente le véritable défi de tout mémorialiste, le critère à l’aune duquel on jugera de la valeur de son entreprise : mis en œuvre à bon escient, l’anachronisme témoigne du sens qu’une génération est capable de donner à son passé21.

18En ce sens, le mémorialiste obéit moins à un désir d’introspection qu’à celui de garder la trace d’événements passés afin de servir de viatique pour les générations postérieures.

  • 22  I. Veyrat-Masson, Quand la télévision…, op. cit., p. 218 et sq.

19Parallèlement, les Mémoires de votre temps obéissent à une autre forme de régime mémorial de par sa nature audiovisuelle. À ce titre, l’émission doit composer non seulement avec l’absence de légitimité historique dont souffre le genre en soi au sein du public spécialisé, mais également le discrédit politique mais aussi scientifique pesant sur les productions télévisuelles. Une émission historique, qui plus est sur le temps présent, ne peut être considérée qu’avec méfiance dans un système audiovisuel en large partie sous la coupe du pouvoir en place. Par ailleurs, et même si quelques historiens universitaires s’intéressent de manière précoce à la transposition de leurs travaux à la radio et à la télévision, cette démarche reste encore rare jusqu’aux années 1970, et partant largement délégitimée au sein du champ intellectuel22.

  • 23  J.-L. Jeannelle, Écrire ses Mémoires…, op. cit., p. 184.

20L’émission de Stéphane et Darbois se distingue également par son caractère plurivoque en dépit de la nature unificatrice du récit souhaitée par les producteurs. Cette tension entre conception éditoriale d’une part, témoignages personnels de l’autre, constitue l’une des singularités des mémoires télévisuelles qui vient perturber le régime d’auctorialité de ce type de réalisation. De par la maîtrise du choix des thèmes, des intervenants et des séquences retenues, la posture mémorialiste revient clairement au journaliste et au réalisateur. Il n’en reste pas moins que la parole des témoins bénéficie ici d’une plus grande autonomie que dans une citation ou évocation littéraire, ceux-ci disposant par ailleurs de plus d’espace d’abord, de l’opportunité de relire le contenu des extraits sélectionnés, comme le montre l’exemple déjà évoqué de Mendès France. La singularité des Mémoires télévisuelles est également à trouver dans le montage qui autorise le croisement mais aussi la confrontation des points de vue. Comme on l’a vu précédemment, chaque épisode est construit sur les fonctions ou positions contrastées des intervenants contribuant ainsi à fondre les mémoires individuelles ou partisanes en un récit historique collectif. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de ces Mémoires audiovisuels que de parvenir, via l’agencement de paroles et visions discordantes, à une synthèse plus fidèle de la spécificité d’une époque que le récit à la première personne. Pour toutes ces raisons, Mémoires de votre temps s’inscrit bien dans une forme mémoriale canonique qui a trouvé ses modèles de référence dans l’espace du littéraire. Si d’aucuns voudront souligner à certains égards le parallélisme entre la démarche de Stéphane et Darbois et les Mémoires du Général, celui-ci est autant à trouver dans la forme apologétique et justificatrice que dans une démarche qui offre aux Français un « pacte de refondation nationale sous forme d’un vaste récit mythographique23 ».

  • 24  Un Daniel Costelle qui dans sa série Apocalypse. La deuxième guerre mondiale se risque à parler de (...)
  • 25  Pierre Laborie, Le Chagrin et le Venin. La France sous l’Occupation, mémoire et idées reçues, Pari (...)

21Sur le plan du documentaire historique télévisé, Mémoires de votre temps reste toutefois une démarche relativement atypique. Certes, l’émission s’inscrit dans une nouvelle phase qui rompt d’abord avec les reconstitutions historiques du passé sur le modèle de La caméra explore le temps ; elle inaugure ensuite la présence désormais surabondante de l’image d’archives d’une part, du témoignage de l’autre. Si on en trouve une forme d’héritage dans les documentaires d’un Daniel Costelle24, la démarche linéaire, et l’ambition archivistique de Mémoires de votre temps, sera dépassée par celle, démystificatrice, incarnée notamment par Le Chagrin et la Pitié, le célèbre documentaire sur les années d’Occupation à Clermont-Ferrand. S’inspirant des méthodes du journalisme d’investigation, André Harris, Alain de Sedouy et Marcel Ophüls affichent leur subjectivité et un point de vue. Dans le même temps, leur distanciation de l’histoire officielle se fait par un usage irrévérencieux des témoignages et du montage, les protagonistes étant placés en face de leurs contradictions et omissions. Quant aux images d’époque, elles dévoilent moins la réalité d’une époque que les mensonges de leur constitution. Source également de nombreuses polémiques quant au regard jugé unilatéral sur la période25, Le Chagrin montre tout autant la reviviscence du registre mémorial – une réflexion sur la mémoire de l’Occupation prenant le pas sur l’histoire de l’Occupation – que l’impact renouvelé que lui confère l’audiovisuel depuis le début des années 1970.

Top of page

Notes

1  Claude Durieux, « Août-novembre 1944, premier chapitre des “Mémoires de votre temps” », Le Monde, 7 octobre 1966.

2  Cet article a pu bénéficier d’un accès privilégié au site inamediapro qui permet de visionner neuf des dix émissions de la série, sous une forme toutefois incomplète pour certains épisodes. Je remercie tout particulièrement Claude Mussou et Michelle Sanquer pour avoir accédé à ma demande de consultation.

3  Roger Stéphane et Roland Darbois, Mémoires de votre temps, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Télé-bibliothèque », 1967.

4  Une réflexion nourrie par l’ouvrage de référence sur le genre mémorial, Jean-Louis Jeannelle, Écrire ses Mémoires au xxe siècle. Déclin et renouveau, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2008.

5  Jérôme Bourdon, Histoire de la télévision sous de Gaulle, Paris, Presses des Mines, 2014.

6  Sept et deux (Sept jours, deux chaînes), ORTF, 8 octobre 1966 ; inamediapro, notice CPF86651644.

7  Ibid., 11’00’’-11’10’’.

8  Claire Blandin, « Stéphane Roger [Worms Roger, André, Paul dit] », https://maitron.fr/spip.php?article173190, version mise en ligne le 30 juin 2015, consultée le 24 juillet 2023.

9  Daniel Garcia, Le Nouvel Observateur, 50 ans, Paris, Les Arènes, 2014.

10  J.-L. Jeannelle, Écrire ses Mémoires…, op. cit., p. 331.

11  Sept et deux (Sept jours, deux chaînes), ORTF, 8 octobre 1966, 11’40’’-12’06’’.

12  Isabelle Veyrat-Masson, Quand la télévision explore le temps. L’histoire au petit écran, Paris, Fayard, 2000.

13  Pierre Viansson-Panté, « La Libération de 1944 racontée par Roger Stéphane et Roland Darbois », Le Monde, 12 octobre 1966.

14  Voir Mémoires de votre temps, « La guerre d’Algérie » ; inamediapro, notice CPF09004259, 1’03’26’’ sqq., ainsi que Roger Stéphane et Roland Darbois, Mémoires de votre temps, op. cit., p. 255.

15  Chevallier s’exécutera immédiatement : « Entretien avec Jacques Chevallier » élément brut, [1966], inamediapro, Notice CPF09004261, 16’02’’-16’11’’. En l’occurrence, la rectification ne correspond pas pleinement à la réalité. Si l’autocar dans lequel Guy et Janine Monnerot avaient pris place est bien attaqué par un commando de l’ALN, le couple a été touché par une rafale de mitrailleuse qui ne leur était pas destinée. Guy succomba mais sa femme, elle, survivra à ses blessures.

16  Sept et deux (Sept jours, deux chaînes), ORTF, 8 octobre 1966 ; inamediapro, notice CPF86651644 16’03’’-16’12’’.

17  P. Viansson-Panté, art. cit.

18  I. Veyrat-Masson, Quand la télévision…, op. cit, p. 192.

19  Jacques Siclier, « Le reportage d’introspection », Le Monde, 27 janvier 1967.

20  J.-L. Jeannelle, Écrire ses Mémoires…, op. cit., p. 297-393.

21  Ibid., p. 354.

22  I. Veyrat-Masson, Quand la télévision…, op. cit., p. 218 et sq.

23  J.-L. Jeannelle, Écrire ses Mémoires…, op. cit., p. 184.

24  Un Daniel Costelle qui dans sa série Apocalypse. La deuxième guerre mondiale se risque à parler de « véritable histoire de la Seconde Guerre mondiale ». Cette prétention a alimenté de nombreuses critiques d’historiens et historiens de l’art. Voir notamment Laurent Veray, « “Apocalypse”, une modernisation de l’histoire qui tourne à la manipulation », Télérama, 25 mars 2014.

25  Pierre Laborie, Le Chagrin et le Venin. La France sous l’Occupation, mémoire et idées reçues, Paris, Bayard, 2011.

Top of page

References

Electronic reference

François Vallotton, “Une chronique audiovisuelle du temps présent : la série télévisée Mémoires de votre tempsÉcrire l'histoire [Online], 24 | 2024, Online since 15 September 2024, connection on 16 January 2025. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/3897; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12azs

Top of page

About the author

François Vallotton

François Vallotton est professeur ordinaire d’histoire contemporaine à la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne où il enseigne plus spécialement l’histoire des médias. Auteur de nombreuses contributions sur l’histoire culturelle et intellectuelle, il a notamment consacré sa thèse à l’histoire de l’édition suisse francophone (L’Édition romande et ses acteurs 1850-1920, Genève, Slatkine, 2001) et contribué à développer le pôle « histoire audiovisuelle du contemporain » à l’UNIL qui vise à l’intégration des sources audiovisuelles dans l’enseignement et la recherche. Il a récemment publié « Métiers et professions des médias », Le Temps des Médias, nº 41, automne-hiver 2023.

Top of page

Copyright

The text and other elements (illustrations, imported files) are “All rights reserved”, unless otherwise stated.

Top of page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search