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Champ politique

Mémoires anarchistes, histoires de textes…

Anarchist memoirs : about texts and their stories…
Claude Rétat

Abstracts

Several new editions of anarchist memoirs from the end of the 19th century and the first half of the 20th century, particularly by women, have been published in recent years, many of which revealed, on major figures, new, unpublished or missing texts, reshaping knowledge and approaches. For Vera Figner’s memoirs it is a cover (but of a text that has become difficult to access) : it sounds the alert on this corpus which remains little translated in France. In the case of the memoirs of Louise Michel, Emma Goldman, Alexandre Bergman, and Victor Serge (translator in 1930 of Vera Figner in a specific context), these are critical or scientific editions, and new and complete translations. Flash on these found texts, which bring complex commitments and writings to life before our eyes.

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Full text

1Les dix dernières années ont vu fleurir la publication de textes autobiographiques anarchistes (en particulier féminins) de la fin du xixe siècle et de la première moitié du xxe siècle, pour un grand nombre d’entre eux avec une forte valeur ajoutée éditoriale : textes inédits ou disparus qui changent la donne, éditions sur nouveaux frais (découvertes de manuscrits, de tapuscrits, de versions égarées), traductions nouvelles et intégrales là où il n’y avait rien, là où il y avait des textes aléatoirement mutilés, là où il y avait des blocages. Il est stimulant d’espérer que les chercheurs et éditeurs scientifiques trouvent de plus en plus chez les éditeurs publishers une juste compréhension de ce qu’est un texte (ni un donné qui existe une fois pour toutes, ni une victime désignée aux manipulations arbitraires) et de ce qu’est le travail de l’éditeur scientifique. Ce travail est essentiel pour faire surgir une époque, ses modes d’expression et de création, son imaginaire, son sentiment profond du monde.

  • 1  Dans la collection « Les contemporains vus de près » (1930-1933).
  • 2  Selon la traduction qu’en fait Philippe Artières dans son introduction. Vera Figner, Mémoires d’un (...)
  • 3  Très grands remerciements à Ewa Bérard (UMR 8547, Pays Germaniques) pour ces précieuses indication (...)

2Mémoires d’une révolutionnaire : sous ce titre paraît en 1930, chez Gallimard1, la traduction par Victor Serge des mémoires de Vera Figner (1852-1942), du moins de leur premier tome, publié en Russie en 1921. L’autrice les intitulait : Запечатлённый труд. « Labeur scellé »2 ? Ou travail sous scellé ? L’introduction de la première édition russe indique que les papiers de Vera Figner, confisqués par la police tsariste, étaient restés perdus jusqu’à ce que Vladimir Bourtsev (qui se spécialisa dans le démantèlement du réseau tsariste d’agents provocateurs) les retrouve dans les archives. Une histoire mouvementée du manuscrit se raconte dans la première édition russe3.

  • 4  Voir la présentation de Fernand Rude à Vera Figner, Mémoires d’une révolutionnaire, Paris, Denoël/ (...)

3Le premier tome fait le récit de la vie de l’autrice, de son enfance jusqu’à son arrestation en 1884, après sa participation intense au mouvement révolutionnaire russe qui déboucha sur l’assassinat (« l’exécution », en langage anarchiste) d’Alexandre II en mars 1881. Le deuxième tome, consacré à ses années de détention à la forteresse de Schlüsselbourg (1884-1904), paraît en 1922. Un troisième, publié en 1924, traite de l’après-Schlüsselbourg (1904-1917)4.

  • 5  Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire, 1905-1945, éd. Jean Rière, Paris, Lux éditeur, 2017 [ (...)

4Des traductions ont été faites en plusieurs langues, selon plusieurs versions, avec des abrégements divers. La question éditoriale et textuelle semble toutefois un maquis peu parcouru. Rares sont les écrits de Vera Figner en langue française disponibles dans le catalogue de la BnF. D’après la très remarquable édition des Mémoires de Victor Serge par Jean Rière, « à ce jour, seule l’édition allemande [du texte de Vera Figner, sous le titre :] Nacht über Rußland, Berlin, 1928 » serait « intégrale (586 p.)5 ».

  • 6  V. Serge, Mémoires d’un révolutionnaire…, opcit., p. 94.
  • 7  Ibid., p. 297.
  • 8  Voir le très bel article de Richard Greeman, « Victor Serge et le roman révolutionnaire », Actes d (...)

5Victor Serge évoque les Mémoires de Vera Figner et la traduction qu’il en a faite dans ses propres Mémoires (première version posthume en 1951, sous le titre Mémoires d’un révolutionnaire 1901-1941). « Elle est morte en liberté surveillée, il y a peu de temps (1942) », écrit-il, signalant qu’il avait trouvé un « grand réconfort » à travailler au contact de cette « grande figure, exemplaire », âgée mais « ne cach[ant] pas ses révoltes » contre le régime soviétique, figure trop symbolique des abus du pouvoir pour pouvoir être à nouveau mise en prison. Ces lignes prennent place au chapitre 7 des Mémoires de Serge, intitulé « Les années de résistance (1928-1933) ». Victor Serge (1890-1947), de son nom Victor Kibaltchitch, fils de Russes réfugiés après l’assassinat d’Alexandre II, est né à Bruxelles, et milite avec les anarchistes de Belgique et de Paris : il rejoint la Russie en janvier 1919, travaille au service des bolcheviks, auprès de Zinoviev6. « Nous franchîmes la frontière soviétique en pleine nuit, dans la forêt […] Le factionnaire rouge auquel nous criions, étranglés de joie : “Salut, camarade !”, nous demanda si nous avions du pain. » Telle fut l’arrivée en Russie bolchevique. Puis l’écart se creuse avec le régime de l’URSS. 1928-1933 : « Ce furent cinq années de résistance d’un homme seul – entouré de sa famille, c’est-à-dire de créatures faibles – à l’écrasante et incessante pression d’un régime totalitaire. […] Et celui qui s’est dressé contre l’État-parti au nom de la liberté d’opinion porte partout où il va la marque du suspect7. » C’est à Mexico, à partir de 1942, que Serge écrit ses Mémoires8 (et c’est à Mexico qu’il sera retrouvé mort dans un taxi).

  • 9  Voir ci-dessus note 2.
  • 10  Vera Figner, Mémoires d’une révolutionnaire, présentation de Fernand Rude, Paris, Denoël/Gonthier, (...)
  • 11  Ibid., p. 18.

6La traduction française de Victor Serge (soit le premier tome des Mémoires de Vera Figner) est reprise par le Mercure de France en 20179. L’édition de Fernand Rude, chez Denoël/Gonthier en 1973, reprenait quant à elle le premier tome (toujours la traduction de Serge) et lui ajoutait le deuxième, traduit par Jeanne Rude10. Dans ses Mémoires, Serge précise qu’alors qu’il traduisait Vera Figner, cette dernière l’« accablait d’observations formulées d’un ton intraitable. » Mais il n’en dit pas plus sur les négociations autour du texte. La traduction de Jeanne Rude, en 1973, a été « adapt[ée] dans le même esprit », est-il écrit sans autre précision11.

  • 12  Les titres des tomes I et II sont présents dans l’édition Denoël/Gonthier, le titre du tome I ne f (...)

7Le même titre, Mémoires d’une révolutionnaire, a donc des extensions diverses, d’autant plus que les articulations internes que constituent les titres des différents tomes sont conservées ou non, en fonction de l’extension choisie12. Ainsi le contenu historique a-t-il tendance à oblitérer l’histoire du texte, comme s’il n’y avait pas la place intellectuelle pour penser les deux, ou comme si le texte se consommait et fondait dans la transmission d’un contenu. Histoire du texte sous scellés ? C’est peut-être ainsi que l’objet « Mémoires » disparaît.

  • 13  Mémoires de Louise Michel écrits par elle-même, tome I, Paris, F. Roy, 1886 (édition originale).
  • 14  Ce volume séparé était simplement la « Deuxième partie » du « tome I » de 1886.
  • 15  Louise Michel, Mémoires, éd. Xavière Gauthier, Tribord, 2005.

8Dans le cas de Louise Michel (1830-1905), l’objet « Mémoires » a quelque chose d’ostensible : le volume qu’elle a publié en 1886 chez l’éditeur Roy constitue un texte canonique, l’un des plus cités, reproduits, moulinés, de son œuvre13. L’histoire de ce texte n’en est toutefois pas moins complexe. Les Mémoires de 1886, se présentent comme « Tome I » (en page de titre). Où était donc la suite ? À ce mystère, diverses solutions éditoriales furent appliquées : supprimer la mention de tomaison apparemment orpheline ; considérer le volume comme perdu ou jamais écrit ; couper le volume en deux, ce qui créait matériellement un volume I et un volume II, mais avec la matière du seul « tome I » de 1886 (les Éditions Paleo, dans une collection « Sources de l’histoire de France », publièrent ainsi, en 2012, des « Mémoires, Seconde partie », en un volume séparé du premier14)… Ou encore, désigner comme suite (et comme un équivalent-tome II du tome Ier de 1886) un cahier manuscrit autobiographique lacunaire de 190415 (Histoire de ma vie) : cela du moins permit l’accès à un inédit tardif et donna à comprendre que l’écriture mémoriale, chez Louise Michel, faisait nappe jusqu’à la mort.

  • 16  Id., À travers la mort, Mémoires inédits, 1886-1890, éd. Claude Rétat, Paris, La Découverte, 2015 (...)
  • 17  Voir L. Michel, Mémoires, 1886, éd. Claude Rétat, Paris, Gallimard, « Folio », 2021, présentation  (...)
  • 18  Id., La Chasse aux loups, éd. Claude Rétat, Paris, Classiques Garnier, 2018 [2015], p. 96.

9Le volume II, substantiel, existait pourtant bien, non sous la forme d’un livre en librairie (Louise Michel ayant rompu avec son éditeur Roy), mais en feuilleton dans L’Égalité, journal socialiste de Jules Roques, où il parut in extenso du 26 mars au 31 août 1890. La première édition en volume eut lieu en 201516. Outre l’arrivage d’un nouveau texte de Louise Michel, dans lequel les Mémoires s’écrivent de plus en plus à chaud, jusqu’à coïncider tangentiellement avec le présent de l’autrice, cela permit de poser des repères nets sur la nébuleuse autobiographique et mémoriale, et d’appréhender un mode dramatique de l’écriture de soi. Ici, la construction est, si l’on veut, boiteuse, asymétrique, mais il ne s’agit précisément pas d’une construction : plutôt d’un mouvement qui fait se rejoindre l’écriture et la vie. Le volume publié en 1886 (le tome I) fut l’occasion pour Louise Michel d’une lutte avec l’éditeur, pour revendiquer son texte, ses mots, son style : ce sont ses Mémoires, donc cela doit être elle qui écrit et qui pense, plutôt qu’un texte qui parle d’elle pour la vendre aux curieux17. Les tomes I et II se suivent avec des bris, avec des crises d’auteur, des désespoirs, des manuscrits jetés au feu – et renaissant de leurs cendres. Dans les flammes qui les consument, l’écrivaine voit briller l’incendie de la Commune : cassure, ou cohérence profonde ? Destruction ou nouveau déclenchement ? De grands échafaudages, de grands cadres se dessinent aussi dans le dossier manuscrit, qui fait découvrir des plans de IIIe, de IVe volume… Après « À travers la mort », titre qu’elle associe à ses Mémoires II (1890), elle imagine ainsi un nouvel ensemble qui serait « À travers l’inconnu », au point qu’on se demande si elle ne continuerait pas ses Mémoires même dans l’au-delà. Les Mémoires ne racontent pas seulement une vie, ils manifestent la continuité paradoxale de la vie, cette « vie clouée au corps18 » qui pour Louise Michel caractérise les héros de l’anarchie et la caractérise elle-même.

  • 19  Publié chez Classiques Garnier, opcit.

10Avec les Mémoires de Louise Michel, vient un questionnement sur l’œuvre d’écriture, sur l’œuvre tout court, et sur les préconçus de l’histoire littéraire ou de l’édition. J’avais proposé à La Découverte, en 2014, deux textes disparus de Louise Michel dont j’avais retrouvé l’intégralité : les Mémoires de 1890 et La Chasse aux loups, roman de 1891, roman du terrorisme et du retour de la Commune, qui fictionnalise le départ en Angleterre sur lequel s’achèvent les Mémoires de 1890. La réponse fut que l’éditeur s’occupait d’histoire (oui aux Mémoires), non de littérature (non au roman19). Lorsque je proposai à Folio de publier une édition scientifique des Mémoires de 1886, il me fut conseillé d’abandonner l’espoir qu’elle paraisse dans la collection consacrée à la littérature. Évidemment que c’est de la littérature, me dit mon interlocuteur (à peu près en ces termes), mais on ne peut placer Louise Michel qu’en histoire, c’est stupide mais c’est ainsi et cette édition sera un cheval de Troie ! Comment faire place à une approche et à une perception littéraires du texte, dans sa dimension de création et d’expression, que des préjugés solides (à défaut d’être avoués) traitent encore comme s’il était transparent, sauf à dénoncer des oublis ou des déformations du matériau historique ? Par leur nature complexe, souple, polymorphe, les Mémoires sont un terrain de choix, et souvent un test particulièrement révélateur des préjugés.

  • 20  Cité par Richard Greeman, « Victor Serge et le roman révolutionnaire », art. cit., p. 409.
  • 21  V. Serge, Mémoires d’un révolutionnaire…, op. cit., p. 458.

11L’œuvre de Victor Serge pose de plein fouet des questions similaires : Serge requiert explicitement l’expression littéraire comme nécessité d’expression. Les pages des Carnets (1944) où il évoque le « besoin d’écrire » comme un moyen de conscience développée, permettant d’échapper « aux limites ordinaires du moi, ce qui est à la fois enivrant et enrichissant de lucidité »20, relèvent bien de l’écriture du moi et consonent avec la fin de ses Mémoires (la pire erreur : « ne vivre que pour soi21 »). Elles résolvent un problème qui tenaille les Mémoires révolutionnaires : celui de dire « je », de parler du « moi », de trouver un ton, une gamme, une légitimité, un sens reliant je à nous, à tous (« document humain » par exemple, chez Louise Michel, qui entend se disséquer ou vivisséquer pour se comprendre elle-même et au-delà d’elle ; mission qui aide à vivre chez Vera Figner, Peuple et Cause pour Alexandre Berkman…). Un grand nombre de feuilles anarchistes imposaient l’anonymat des articles et en faisaient vertu : Louise Michel fut plus d’une fois épinglée pour avoir laissé, donc affirmé son nom, au bas d’un poème, d’un article, situation d’autant plus paradoxale qu’on tenait à l’afficher quand on gagnait son médiatique concours. Le titre de son éditeur en 1886, Mémoires de Louise Michel écrits par elle-même, la chatouilla désagréablement aux points sensibles (comme si cela pouvait ne pas être elle !)

  • 22  Emma Goldman, Vivre ma vie. Une anarchiste au temps des révolutions, traduction et présentation pa (...)
  • 23  Alexandre Berkman, Mémoires de prison d’un anarchiste, traduit de l’anglais par Jacqueline Reuss e (...)

12Emma Goldman (1869-1940) pose le moi dès et dans le titre : Living my life (New York, 1931). La première traduction française intégrale, en 2018, par Jacqueline Reuss et Laure Batier, fait découvrir ce texte-fleuve, sous le titre : Vivre ma vie. Une anarchiste au temps des révolutions22. Il fut écrit à partir de 1928, l’anarchiste ayant trouvé un lieu de paix à Saint-Tropez après avoir vécu à 16 ans l’émigration de la Russie tsariste aux États-Unis (pour fuir la persécution des juifs), l’expulsion des États-Unis en 1919 et l’arrivée émue en Russie rouge, puis la grande désillusion (My Disillusionment in Russia, 1923), enfin la quête angoissée de visas pour partir. En 2020 Jacqueline Reuss et Hervé Denès ont publié la première traduction intégrale des Mémoires d’Alexandre Berkman (1870-1936), également Russe émigré aux États-Unis, anarchiste, compagnon d’Emma Goldman jusqu’en 1892, et son compagnon de route indéfectible. En 1892, se sentant appelé par la haute mission de l’Attentat (qui doit réveiller le Peuple), il tire sur Frick, patron d’une aciérie, à Homestead. Frick survit, Berkman est condamné à vingt-deux ans de prison, par la suite ramenés à 14. Ses Prison Memoirs of an Anarchist sont publiés en 1912 (faute d’éditeurs, Mother Earth, la revue d’Emma Goldman, prend en charge l’édition). Les traducteurs de 2020 signalent dans leur présentation la mésaventure arrivée à une première traduction française, en 1977, amputée de près d’un quart par une décision obscure et unilatérale de l’éditeur d’alors23.

  • 24  E. Goldman, Vivre ma vie…, opcit., 2022, p. 540-578. 11 novembre 1887 : date de l’exécution par (...)

13Jacqueline Reuss souligne « le lien organique » et « la dissemblance fondamentale » entre les deux textes, celui d’Emma Goldman et celui d’Alexandre (Sasha) Berkman. On entend en effet les deux voix, chacune dans son mode d’incarnation propre. De ce duo de traductions résulte un volume saisissant. L’écriture des Mémoires de Berkman (1912) s’inscrit du reste dans Living My Life : ils y sont accompagnés, covécus, depuis l’idée jusqu’à l’impression, qui correspond à l’anniversaire fétiche du 11 novembre 188724. Après l’enfermement de quatorze ans, ces Mémoires tentent d’ouvrir la vraie sortie, la libération du cauchemar intérieur.

  • 25  Ibid., p. 21.
  • 26  Ibid., p. 777.

14L’affirmation de « ma vie », dans le titre d’Emma Goldman, tout en prenant appui sur une expression couramment associée à l’anarchisme individualiste, marque profondément le récit. L’autrice pose ainsi le « moi » contre « la Cause », associée à « l’intransigeant » Berkman. Paradoxe, ou pas : le titre a été suggéré par Berkman25. De même crée-t-elle son propre commencement, qu’elle sépare, dans l’élaboration du récit, de sa naissance ou de son enfance : le livre s’ouvre sur l’arrivée à New York le 15 août 1889 (elle a 20 ans). Lorsque, plus tard, l’autrice se montre en prison en train de calculer son âge (son 50e anniversaire), elle précise qu’elle « [calcule sa] vraie naissance à partir de 1889 quand, jeune fille de 20 ans, j’étais venue m’installer à New York26 ».

  • 27  Ibid., p. 701.

15Dès les premiers chapitres, Emma Goldman met en scène fortement sa métamorphose en oratrice (tout d’abord sous la houlette de Johann Most et dans la fascination de ce dernier). Elle se découvre un pouvoir : l’inspiration en conférence, en meeting, la parole qui emporte, qui chauffe, la capacité à s’enflammer et à enflammer le verbe, de telle sorte que même un sténographe véloce est semé : « Ce dernier témoigna que lui-même avait du mal à suivre le débit d’Emma Goldman, en particulier lorsqu’elle s’enflammait, alors qu’il pouvait atteindre une vitesse de transcription de cent quatre-vingts mots minute27. ». On la verra plus loin qui prend un manager (quoique non anarchiste) pour décupler sa force de frappe, ou qui s’interroge sur la diffusion des écrits. Berkman fait figure en revanche de non-orateur. De manière complémentaire, ses Mémoires de prison prennent la forme d’un long discours intérieur, tout en élancements, en pulsations d’émotion. Dans le livre de Berkman, le contraste est net entre le style de ce discours intérieur et le style de ses propres lettres (à Emma Goldman, par exemple), qu’il rassemble et reproduit, à leurs dates : l’expression en est claire, logique, argumentée, elle déploie le contrôle de la phrase et de la pensée. Le double régime de l’expression, la mise en tension du logos et des élancements sont frappants.

  • 28  Ibid., p. 348-349, p. 378 ; Mémoires de prison, opcit., p. 365.

16Les Mémoires de l’une et de l’autre se rencontrent en particulier par un maillon commun : l’évocation, par chacun d’eux, de la première entrevue autorisée, lorsqu’après neuf ans de captivité, en 1901 (Berkman est incarcéré depuis 1892), il reçoit la visite d’Emma Goldman : « Il s’assit à côté de moi en tripotant la chaîne de ma montre, sans mot dire. J’attendis, tendue, guettant une parole de sa part ». L’heure passe et ils se séparent sans avoir prononcé un mot, ainsi rapporte-t-elle « cette horrible visite ». Une lettre de Berkman explique : « Impossible de penser, impossible de parler. C’était comme si tous mes rêves de liberté, le monde entier des vivants, étaient concentrés dans cette petite breloque brillante qui se balançait au bout de la chaîne de ta montre. Je ne pouvais en détacher mon regard, je ne pouvais empêcher ma main de la tripoter. Elle m’absorbait entièrement28. »

17Les réactions sans voix de l’enfermé au long cours consonent avec les pages de Vera Figner, sur les perturbations nerveuses, les phénomènes d’altération de la sensibilité, la perte ou l’aliénation de la voix.

  • 29  Richard Greeman, « Victor Serge et le roman révolutionnaire », art. cit., p. 415.

18L’entreprise éditoriale menée par Jacqueline Reuss invite et incite à saisir toujours plus largement les effets de réseau des Mémoires anarchistes. Le contact avec l’inspiration et l’enthousiasme de la parole rassemble Louise Michel et Emma Goldman, ou encore Victor Serge pour qui (comme pour Louise Michel) l’époque de transition révolutionnaire a besoin de « bardes29 », mais également Alexandre Berkman qui met au point dans ses Mémoires une autre parole, ou une parole de l’autre monde, celle de la pulsation intérieure. La passion de l’art et de la littérature marque intensément l’univers d’action, d’imaginaire et d’écriture de Louise Michel ; Emma Goldman est particulièrement passionnée de théâtre ; Victor Serge de littérature, et tous expriment ainsi un sentiment profond des cohésions, des cohérences. La passion de la connaissance (attisée par les séjours en prison) s’exerce chez tous.

19C’est également un fonds de références, réunissant l’historique et l’imaginaire, qui se partage, autour de commotions de révolte : les anarchistes pendus de Chicago (11 novembre 1887), la réussite de l’attentat révolutionnaire, l’« exécution » du tsar Alexandre II (mars 1881), l’héroïsme russe en ses populaires figures, comme Stenka Razine, le cosaque révolté du xviie siècle, dont les chansons annoncent le retour, dont les gravures hantent la mémoire.

20C’est aussi le partage d’une temporalité et d’un rythme : passant de la trépidation intense de l’activisme en ébullition à la mise à l’arrêt (les prisons), à l’angoisse de la folie, de la mort vivante, du temps figé, de la dépossession de soi. Les deux premiers tomes des Mémoires de Vera Figner dressent l’antithèse, vie d’activité et d’activisme (dans le premier), temps figé du très long enfermement (dans le second), et une fin grinçante : la sortie de prison, le 28 septembre 1904. « Je sanglotai de désespoir ». Le sol devient mou une fois la « frontière franchie », la rencontre du frère (quitté quand il était petit garçon) et des sœurs (quittées quand elles étaient jeunes filles), à qui l’on « a dit de se conduire comme si de rien n’était », amène le choc :

Je vois un bel homme un peu fort, d’âge respectable […]. Deux dames âgées, fortes, des mères de famille […]. J’étais devant eux comme la vieille fille dans sa robe de mariée en loque, qui a arrêté la pendule (sur 9 heures moins vingt) le jour où elle apprit qu’on l’avait trompée et que son fiancé ne se présenterait pas à l’heure des noces.

  • 30  V. Figner, Mémoires d’une révolutionnaire, op. cit., p. 332. Allusion au personnage de Miss Havish (...)

21L’allusion à un roman de Dickens (ainsi que le précise ici l’édition Rude30) et les nombreuses légendes du temps arrêté viennent donner un sens spécial, sinistrement exact, à l’expression « être arrêté ». « Chacun jouait son rôle », « Comme si de rien n’était ». Les derniers mots sont : « Est-ce que je deviens folle ? ». Le titre que Vera Figner a donné à ce IIe tome de ses mémoires est : « L’horloge de la vie s’était arrêtée. »

22Berkman, sortant de prison, cassé, comprend, écrit-il, que la vraie sortie est encore devant lui : par ses Mémoires de prison il s’y affronte. Emma Goldman, dans ses Mémoires, note l’écart qui se creuse entre lui et elle : elle a vécu avec le temps qui passait et les évolutions du mouvement anarchiste ; elle est une femme de 37 ans, lui est resté quatorze ans en arrière, à une autre phase de la vie, à une autre époque du mouvement. L’écriture des Mémoires se réapproprie le moi, ou vise à le réapproprier. Emma Goldman prend la plume au calme à Saint-Tropez, après l’expérience désastreuse du retour en Russie, suivie d’une fuite difficile. Ce qui frappe dans ces textes, pris dans leurs effets de corpus à la fois souple, divers et cohérent, c’est l’effroi de l’impuissance, le sentiment profond de la désappropriation. Louise Michel quitte la France après le traumatisme d’avoir été dirigée vers l’asile (Mémoires de 1890), avec la terreur de l’étouffement absolu, de la mort du sujet (et, note-t-elle, toujours bien ancrée dans son éternelle soif d’éditeurs, la fin de sa crédibilité d’auteur).

  • 31  V. Serge, Mémoires…, op. cit., chap. I, p. 17, « Monde sans évasion possible… (1906-1912) ».

23Victor Serge, qui écrit au début des années 1940, ouvre ses Mémoires d’une phrase significative, qui le place à l’aboutissement de toutes ces expériences et réflexions mémorielles : mais la prison est partout, c’est la société. « Dès avant même de sortir de l’enfance, il me semble que j’eus, très net, ce sentiment qui devait me dominer pendant toute la première partie de ma vie : celui de vivre dans un monde sans évasion possible où il ne restait qu’à se battre pour une évasion impossible31. » Habité par les suicides, par les impasses, et par la rage de la résistance, le livre s’achève sur ces mots :

  • 32  Ibid., p. 466, chap. X, « Pleine attente ».

Nous voici sortis du cauchemar de la guerre sans que la paix soit faite, sans que l’homme se sente délivré […]. Nous nous sentons pris entre la puissance agressive et écrasante d’un totalitarisme engendré par une révolution socialiste victorieuse et les routines d’une vieille société engagée malgré elle dans des transformations dont elle refuse de prendre conscience32.

24Les Mémoires d’anarchistes, à travers les grands chantiers éditoriaux apparus ces dernières années (souhaitons qu’ils se multiplient), offrent une nouvelle actualité à des textes dont l’histoire complexe tient aux engagements politiques et historiques de leurs auteurs et engage notre perception de la littérature, de l’écriture et de la création. Leur mode intempestif, leur capacité à remettre en cause les frontières, les habitudes et les semblants d’acquis donnent à ces laboratoires du moi, de l’expression et du monde une force de vie toujours agissante.

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Notes

1  Dans la collection « Les contemporains vus de près » (1930-1933).

2  Selon la traduction qu’en fait Philippe Artières dans son introduction. Vera Figner, Mémoires d’une révolutionnaire, traduit du russe par Victor Serge, éd. établie et présentée par Philippe Artières, Paris, Mercure de France, 2017, p. 21.

3  Très grands remerciements à Ewa Bérard (UMR 8547, Pays Germaniques) pour ces précieuses indications.

4  Voir la présentation de Fernand Rude à Vera Figner, Mémoires d’une révolutionnaire, Paris, Denoël/Gonthier, coll. « Femme », 1973, p. 18.

5  Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire, 1905-1945, éd. Jean Rière, Paris, Lux éditeur, 2017 [2010], p. 602, note 116.

6  V. Serge, Mémoires d’un révolutionnaire…, opcit., p. 94.

7  Ibid., p. 297.

8  Voir le très bel article de Richard Greeman, « Victor Serge et le roman révolutionnaire », Actes du colloque Victor Serge, Socialisme, juillet-octobre 1991, p. 408-422.

9  Voir ci-dessus note 2.

10  Vera Figner, Mémoires d’une révolutionnaire, présentation de Fernand Rude, Paris, Denoël/Gonthier, coll. « Femme », 1973.

11  Ibid., p. 18.

12  Les titres des tomes I et II sont présents dans l’édition Denoël/Gonthier, le titre du tome I ne figurant pas dans l’édition Mercure de France.

13  Mémoires de Louise Michel écrits par elle-même, tome I, Paris, F. Roy, 1886 (édition originale).

14  Ce volume séparé était simplement la « Deuxième partie » du « tome I » de 1886.

15  Louise Michel, Mémoires, éd. Xavière Gauthier, Tribord, 2005.

16  Id., À travers la mort, Mémoires inédits, 1886-1890, éd. Claude Rétat, Paris, La Découverte, 2015 (grand format). Je me permets de renvoyer à cette édition, à sa présentation et au dossier critique. Une réédition au format poche est à paraître en 2024. (Nota : L’édition poche par La Découverte en 2021, réalisée sans l’aval de l’éditrice scientifique et s’étant avérée défectueuse, a été retirée du commerce).

17  Voir L. Michel, Mémoires, 1886, éd. Claude Rétat, Paris, Gallimard, « Folio », 2021, présentation : « Louise Michel. Comment on devient projectile ».

18  Id., La Chasse aux loups, éd. Claude Rétat, Paris, Classiques Garnier, 2018 [2015], p. 96.

19  Publié chez Classiques Garnier, opcit.

20  Cité par Richard Greeman, « Victor Serge et le roman révolutionnaire », art. cit., p. 409.

21  V. Serge, Mémoires d’un révolutionnaire…, op. cit., p. 458.

22  Emma Goldman, Vivre ma vie. Une anarchiste au temps des révolutions, traduction et présentation par Jacqueline Reuss et Laure Batier, Paris, L’échappée, 2018 ; en collection « Poche », 2022, 1 128 p. Sur l’histoire du texte, voir l’édition 2022, p. 7-8.

23  Alexandre Berkman, Mémoires de prison d’un anarchiste, traduit de l’anglais par Jacqueline Reuss et Hervé Denès, Paris, L’échappée, 2020. Voir la préface de Jacqueline Reuss et l’avant-propos d’Hervé Denès, p. 9-11.

24  E. Goldman, Vivre ma vie…, opcit., 2022, p. 540-578. 11 novembre 1887 : date de l’exécution par pendaison des anarchistes de Chicago. Dès le début de ses Mémoires, Emma Goldman attribue à cet événement le déclenchement de sa vocation anarchiste, par commotion et bouleversement, et l’arrachement à une vie terne et médiocre.

25  Ibid., p. 21.

26  Ibid., p. 777.

27  Ibid., p. 701.

28  Ibid., p. 348-349, p. 378 ; Mémoires de prison, opcit., p. 365.

29  Richard Greeman, « Victor Serge et le roman révolutionnaire », art. cit., p. 415.

30  V. Figner, Mémoires d’une révolutionnaire, op. cit., p. 332. Allusion au personnage de Miss Havisham dans Les Grandes espérances (Great Expectations, 1861) de Charles Dickens.

31  V. Serge, Mémoires…, op. cit., chap. I, p. 17, « Monde sans évasion possible… (1906-1912) ».

32  Ibid., p. 466, chap. X, « Pleine attente ».

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References

Electronic reference

Claude Rétat, “Mémoires anarchistes, histoires de textes…”Écrire l'histoire [Online], 24 | 2024, Online since 15 September 2024, connection on 14 January 2025. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/3760; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12azm

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About the author

Claude Rétat

Claude Rétat, directrice de recherche au CNRS (UMR 8547, ENS/PSL, Paris), est spécialiste de la littérature de la fin du xviiie siècle et du xixe siècle. Ses travaux portent sur le romantisme (Hugo, Michelet…), l’histoire des idées, les corpus socialistes et anarchistes dans leur rapport à la littérature, en particulier l’œuvre inédite de Louise Michel et ses entours. Elle a publié récemment deux essais : Art vaincra ! Louise Michel, l’artiste en révolution et le dégoût du politique, Saint-Pourçain-sur-Sioule, Bleu autour, 2019, et L’Anarchie au prétoire…, Bleu autour, 2022 ; ainsi que plusieurs éditions critiques, notamment : de Louise Michel, La Chasse aux loups, Classiques Garnier, Paris, 2015, 2018 ; La Commune (en collaboration avec Éric Fournier), Paris, La Découverte, 2015 ; Mémoires, 1886, Paris, Gallimard, « Folio », 2021 ; À travers la mort, Mémoires inédits, Paris, La Découverte, 2015, (rééd. Poche à paraître en 2024).

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