Introduction
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1Contrairement à ce que nous répètent les manuels sur les écrits à la première personne, les Mémoires ne sont pas la préhistoire de l’autobiographie, autrement dit, ils ne se réduisent pas aux siècles classiques, laissant place ensuite à une forme de récit de soi plus moderne nommée autobiographie. La production mémoriale ne s’est en effet jamais interrompue. Il y eut certes un creux au tournant du xxe siècle, mais la Seconde Guerre mondiale en a relancé le cours, et cela jusqu’à aujourd’hui où il suffit de regarder quelques catalogues d’éditeurs pour constater qu’il se publie autant sinon plus de Mémoires que d’autobiographies ou de témoignages. Ce ne sont donc pas les Mémoires qui ont disparu, ce sont les discours critiques à travers lesquels nous appréhendons les récits à la première personne qui ont nettement basculé du côté de l’introspection.
- 1 Voir Damien Zanone, Écrire son temps. Les Mémoires en France de 1815 à 1848, Lyon, Presses Univers (...)
- 2 Voir Charles Ronsac, Trois Noms pour une vie, Paris, Robert Laffont, coll. « Vécu », 1988.
- 3 Le texte fut classé cette année-là tout en haut des ventes juste après Antimémoires d’André Malrau (...)
2Les années 1960 ont en particulier vu l’émergence d’une production de Mémoires en série, dont on trouve un précédent dans les « ateliers de teinture » mis en place à la fin des années 1820 par des libraires-éditeurs comme Pierre-François Ladvocat ou Louis Mame : s’y fabriquaient des Mémoires obéissant à des codes littéraires précis1. Charles Ronsac, éditeur chez Opera Mundi, puis au début des années 1980, chez Robert Laffont où il a dirigé la collection « Vécu », a ainsi acclimaté en France un système bien rôdé côté anglo-américain de rédaction confiée pour l’essentiel à un écrivain professionnel, puis revue et contrôlée par l’« auteur » au sens symbolique du terme2. Ce filon éditorial mêlait, outre les Mémoires de personnalités politiques, les textes de stars (Noureev. Autobiographie de Rudolf Noureev en 1962, Ma vie d’Édith Piaf en 1963…), d’anciens résistants (comme Marie-Madeleine Fourcade, Henri Frenay, Claude Bourdet…), de déçus du communisme (J’ai cru au matin de Pierre Daix en 1976 ou On chantait rouge de Charles Tillon en 1977), de dissidents (… et le vent reprend ses tours de Vladimir Boukovski en 1978), ou encore de figures publiques (Les assassins sont parmi nous de Simon Wiesenthal en 19673), voire de personnalités plus inattendues, telle Céleste Albaret, dont les souvenirs ont été recueillis dans Monsieur Proust (1973).
- 4 Raymond Aron, Mémoires, Paris, Julliard, 1983, p. 736.
- 5 Ibid., p. 737.
3La production mémoriale à la fin du xxe siècle a, de ce fait, pu donner l’impression d’une dissolution du genre selon des variantes plus secondaires : les hommes politiques ont, en particulier, multiplié les Mémoires de mi-parcours et le passage aux années 2000 a favorisé la parution de Mémoires bilans. Ce flux de textes consacrés à l’exercice du pouvoir – politique, social ou culturel – ne s’est toutefois pas limité à de simples démonstrations de force symboliques. Un événement éditorial au début des années 1980 montre en effet que le genre a retrouvé l’une de ses anciennes fonctions à l’approche du xxie siècle : deux ans après la mort de Sartre, les entretiens de Raymond Aron avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton, Le Spectateur engagé, puis l’année suivante, en 1983, ses Mémoires ont entouré le philosophe d’un prestige tardif mais quasi unanime. Aron y reconstituait un court xxe siècle sous forme d’un récit suivi, mêlant « les analyses, les aspirations et les doutes qui remplissaient la conscience d’un homme imprégné par l’histoire4 ». Le recul que conférait à l’auteur la parution en 1938 d’une Introduction à la philosophie de l’histoire le conduisait à tirer de son expérience une théorie de la « conscience historique dans la pensée et dans l’action ». En jugeant un siècle de violence avec la sagesse, revendiquait-il, d’un « homme des Lumières5 », ce spécialiste de philosophie politique a fait figure de mémorialiste idéal : l’histoire était susceptible d’une forme (certes fragile et limitée) de rationalité sans se réduire à des principes abstraits ; elle apparaissait comme le théâtre d’actions mêlant politiques, intellectuels et individus que les circonstances avaient poussés sur la scène publique. Certes la reconnaissance médiatique différée de Raymond Aron s’explique en grande partie par le reflux désenchanté des idéologies au début des années 1980, mais elle signe également une réhabilitation du sujet et de son engagement dans l’histoire, dont le genre mémorial représente l’une des manifestations littéraires.
4L’ouvrage d’Aron fut suivi en France, au cours des deux décennies suivantes, de textes importants, de large empan chronologique : Ce que j’ai cru comprendre d’Annie Kriegel (Robert Laffont, 1991), L’avenir dure longtemps (suivi de Les faits) de Louis Althusser (Stock/IMEC, 1992), Tous les fleuves vont à la mer…, … Et la mer n’est pas remplie d’Élie Wiesel (Seuil, 1994-1996), Le Temps d’apprendre à vivre de Régis Debray (1992-1998 – Les Masques : une éducation amoureuse, Loués soient nos seigneurs : une éducation politique, et Par amour de l’art : une éducation intellectuelle), Mémoires I (La Brisure et l’Attente, 1930-1955) et II (Le Trouble et la Lumière, 1955-1998) de Pierre Vidal-Naquet (Seuil, 1998), À défaut de génie de François Nourissier (Gallimard, 2000)…
- 6 Jean-Louis Jeannelle, « Introduction : pour une autre histoire des récits de soi », Vies mémorable (...)
5Le début de ce siècle a vu se prolonger la reviviscence du genre, qu’illustrent en particulier quelques titres : Un vrai roman. Mémoires de Philippe Sollers (Plon, 2007), Alias Caracalla. Mémoires, 1940-1943 de l’ancien secrétaire de Jean Moulin, Daniel Cordier (Gallimard, 2009), Le Lièvre de Patagonie de Claude Lanzmann (Gallimard, 2009), D’un siècle l’autre de Régis Debray (Gallimard, 2020)… Ce dernier volume correspond très précisément à la définition des Mémoires comme récit « à l’échelle d’une vie » permettant de faire « apparaître la physionomie d’une époque, selon un effet de réverbération d’un destin sur son temps et réciproquement d’un temps (siècle ou période circonscrite) sur une existence6 ». Tous ces textes témoignent avec éclat du besoin de vies offrant des repères historiques et donnant sens aux mutations ou aux crises survenues, selon des modalités variées, telles l’innutrition du Temps d’apprendre à vivre de Debray par toute la tradition mémoriale (depuis Commynes, Retz et Chateaubriand), l’exacerbation de la dialectique entre histoire et Mémoires chez Cordier ou l’incarnation du témoin de l’Histoire chez Lanzmann.
- 7 Jacques Derrida, Mémoires, pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1988, p. 105.
6L’écart qui existe entre la perception du genre en France et dans les pays étrangers conduit néanmoins à relativiser la compréhension des différents noms de genre, qui se découpent de manière différente d’une langue et d’une culture à l’autre. C’est en priorité sur le partage entre Mémoires et autobiographie que s’est structurée l’appréhension française des genres à la première personne. Un détail grammatical révèle néanmoins ce qui distingue en propre la typologie des genres dans le domaine anglo-américain où les deux formes, au singulier (memoir) et au pluriel (memoirs) sont disponibles pour désigner des genres allant du témoignage personnel jusqu’aux Mémoires d’hommes et de femmes politiques, là où en français, le genre littéraire n’existe qu’au pluriel – un mémoire, au masculin, désigne un écrit de type administratif ou juridique. Derrida en a tiré argument dans Mémoires pour Paul de Man pour souligner l’intraductibilité de ce terme oscillant en français, en genre (« mémoire » étant hybride et androgyne) et en nombre (cette marque ne touchant moins le nombre à proprement parler que le sens du terme) : « L’absence d’article et la marque du pluriel laissent à ce nom, “Mémoires”, dans le désert contextuel qui entoure un titre, son plus grand potentiel d’équivocité. La perversion du langage y est à son comble7 ».
7Or la répartition différenciée des catégories en usage permet en langue anglaise une plus grande souplesse formelle et met en évidence plus nettement que dans le cas français l’évolution, au cours de l’histoire, du privilège reconnu aux grandes figures – le plus souvent des hommes – vers des témoignages plus variés et plus intimes. La tradition française des Mémoires de « vie vécue en public », selon les termes de Carolyn Steedman, s’est vue doublée de Mémoires de « vie vécue en privé ».
8De fait, depuis la fin des années 1970, les mémoires – l’absence de majuscule signifiant ici l’écart des memoirs dont il vient d’être question – ont connu un essor remarquable au Royaume-Uni et aux États-Unis. La tradition plus spécifiquement britannique de l’autobiographie ouvrière s’est développée dans le contexte de la désindustrialisation et de la désaffiliation politique lorsque l’écriture de soi devint un moyen de négocier les transformations sociales. Il s’agissait de défendre l’idée que l’écriture de soi est avant tout un acte public et politique : « trouver sa voix », s’autoriser à l’exprimer est en soi un acte d’émancipation, et la représentation de soi un acte politique. Outre-Manche et outre-Atlantique, le Mouvement de libération des femmes et le mouvement de libération gay ont proposé, à travers la publication de mémoires, des analyses politiques nouvelles, souvent radicales, intégrant des communautés opprimées. Les maisons d’édition féministes, notamment Virago, ont joué un rôle important dans la publication ou la réimpression de textes comme ceux de Vera Brittain, Testament of Youth (1933), ou les témoignages des femmes de la Co-operative Guild dans une collection intitulée Life as We Have Known It (1977), initialement publiée en 1931 par Hogarth Press, la maison d’édition de Leonard et Virginia Woolf.
9La nouvelle histoire sociale des années 1970 – histoire locale, régionale, histoire du travail et de la famille – entendait proposer une alternative aux récits officiels, une histoire à partir du terrain, donnant une voix à celles et ceux qui en auraient été privés, les « dissimulés » voire les effacés de l’histoire. L’expérience des classes ouvrières a contribué, autant que celle des chefs d’État et des « grands hommes », à manifester, à la lumière d’un parcours de vie singulier, les évolutions souterraines de toute une époque à travers différents prismes.
10Depuis la fin des années 1970, l’apparition des pratiques de l’enquête orale en histoire et les entretiens avec les témoins d’événements du passé à des fins de reconstruction historique ont transformé la manière d’écrire l’histoire. Des travaux sur le rôle de la subjectivité dans l’écriture de l’histoire et sur le recours à toutes sortes d’expériences personnelles ont fait leur apparition, les collections de témoignages et d’archives sonores se multipliant au sein des universités : en 1981, le projet Mass-Observation (initié en 1937 afin d’analyser la société britannique de l’intérieur) fut accueilli par l’université de Sussex avec plus de quatre cents correspondants chargés d’enregistrer la vie quotidienne en Grande-Bretagne.
- 8 Alison Light, « Writing Lives », dans Laura Marcus et Peter Nicholls (eds), The Cambridge History (...)
11Pour l’historienne et critique littéraire, Alison Light8, les mémoires font partie intégrante du genre de l’autobiographie, dont ils sont une forme plus construite, qui s’intéresse à une tranche de vie ou à une thématique plutôt qu’à un récit linéaire d’une vie, allant de la naissance à la vieillesse. Ce moment de vie fonctionne comme une focale permettant de restituer l’histoire politique, sociale, culturelle et intellectuelle d’une époque, plus précisément d’articuler et de dépasser l’histoire individuelle sous forme d’une histoire collective.
- 9 G. Thomas Couser, « What Memoir is, What it isn’t », dans Memoir. An Introduction, Oxford Universi (...)
- 10 My Architect. A Son’s Journey par Nathaniel Kahn (2003) en est un exemple.
12À partir des années 1990, le « memoir boom9 », soit l’explosion des récits personnels, journaux intimes, autobiographies, docufiction et « documemoir10 », autofiction, blogs ou adaptations graphiques, s’est vu doublé du déploiement au sein des universités d’études et de cours consacrés à l’écriture de soi (self-writing). Le premier Master en Life History Research créé à l’Université de Sussex en 1999, la revue internationale The European Journal of Life Writing, fondée en 2010, et les différents Centres for Life-Writing Research illustrent l’effervescence que connaît aujourd’hui ce champ de recherche.
- 11 Patrick Hayes, « Intimate Memoirs », Oxford History of Life-Writing Volume VII: Postwar to Contemp (...)
- 12 Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard et Le Seu (...)
13L’essor de l’histoire des émotions et les questions soulevées par une écriture intime du politique mais aussi l’idée d’une « sphère publique intime11 » permettent de dépasser l’opposition entre des Mémoires littéraires jugés parfois élitistes et des récits de soi plus démocratiques. C’est précisément ce qu’entend proposer ce numéro en faisant voler en éclats une opposition binaire souvent trop simple, pour montrer l’importance de l’histoire du quotidien et du souci du détail au sein du jeu d’échelles qu’opère le mémorialiste. Démêler l’enchevêtrement des temporalités et faire appel à une diversité d’échelles d’analyse et de focales permet en effet de reconstruire l’ensemble des contextes qui façonnent l’expérience individuelle12.
14Loin de prétendre faire le tour de la question et couvrir l’ensemble des multiples facettes des pratiques mémoriales, en France ou à l’étranger, en particulier dans le domaine anglo-américain, nous présentons ici une série d’études de cas qui éclairent tour à tour les dimensions politique, sociale et culturelle du genre.
15Ce numéro s’ouvre avec une réflexion sur la publication, au cours des dix dernières années, de nouvelles éditions de Mémoires anarchistes (en particulier féminins) de la fin du xixe siècle et de la première moitié du xxe siècle. Ces éditions offrent une nouvelle actualité à des textes dont l’histoire complexe tient aux engagements politiques et historiques de leurs autrices. Claude Rétat en montre la puissance, le mode intempestif et la capacité à remettre en cause les frontières et les semblants d’acquis.
- 13 David Reynolds, In Command of History. Churchill Fighting and Writing the Second World War, Londre (...)
16L’écriture des Mémoires politiques, passage obligé et attendu, après l’exercice du pouvoir, possède tout un arsenal de stratégies de mise en récit. Peter Clarke nous emmène avec humour et facétie sur les traces de Winston Churchill, tout à la fois homme d’État, écrivain et historien, qui vivait de sa plume avant tout et dont les Mémoires ont servi de modèle à toute une génération de politiques après lui, ainsi qu’en témoignent d’importants travaux menés depuis une vingtaine d’années, en particulier In Command of History. Churchill Fighting and Writing the Second World War13 de David Reynolds, raison de cette ouverture sur des Mémoires déjà anciens, parus aux lendemains du conflit, mais objets aujourd’hui encore de nombreux débats.
17Ce sont précisément les évolutions de ce modèle qu’interrogent Bérangère Darlinson et Mathias Kulpinski dans un article sur les pratiques mémoriales des politiques anglo-américains depuis les années 1990. Questionnant la terminologie au singulier et au pluriel du terme anglais memoir(s), sa proximité sémantique avec les memories (ou la mémoire en français), ils analysent les récits d’une dizaine d’anciens présidents, premiers ministres, secrétaires d’État et premières dames, et éclairent les expérimentations narratives et stylistiques des dernières décennies.
18Revenant sur la longue tradition française des Mémoires politiques, Christian Le Bart étudie les différents contrats de lecture proposés – entre promesse d’une écriture rigoureuse fondée sur des sources ou tout au contraire d’écriture spontanée, sans arrière-pensées – ainsi que les errements du genre mémorial envisagé comme simple outil de communication politique.
19Enfin, deux études de cas viennent clore ce premier moment politique : l’une sur les Mémoires de Margaret Thatcher et l’autre sur ceux des anciens du KGB. Richard Toye aborde la dimension iconique des deux épais volumes de Mémoires de Margaret Thatcher : au-delà de leur contribution au genre mémorial et de leur réception, ces deux volumes doivent être lus en lien avec l’ensemble des paratextes (séries, entretiens, revues…) qui les entourent, ainsi que comme objets, placés sur des étagères, dans des vitrines, signés lors de différents événements. Andreï Kozovoï quant à lui aborde le poutinisme à travers un vaste corpus de Mémoires d’anciens services secrets soviétiques : officiers du renseignement extérieur et du contre-espionnage, mais aussi du renseignement militaire, anciens directeurs du KGB, officiers du KGB devenus transfuges… Il étudie la réécriture de l’histoire à l’œuvre dans ces Mémoires, leur rôle à l’époque soviétique ainsi que la mythologie tchékiste dont ils se sont faits le vecteur.
20C’est la dimension sociale des Mémoires qui est analysée dans un second temps. François Valloton propose d’examiner la manière dont le récit mémorial télévisuel fait évoluer le genre : dans une analyse de la série documentaire Mémoires de votre temps (qui débute en 1966), il montre combien le témoignage prime sur l’événement historique interrogé, créant une relation directe avec le téléspectateur et donnant davantage d’importance aux émotions des protagonistes. Il s’interroge ainsi sur la réinterprétation des codes des Mémoires en littérature et sur l’importance du contexte médiatique.
21Dans sa contribution sur les Mémoires ouvriers, Éliane Le Port présente la tradition des écrivains ouvriers dont l’existence même met en cause le concept de « Vie majuscule » et la transformation de ce modèle lié à des conditions socioprofessionnelles à partir des années 1980. La crise économique et la désindustrialisation ont fait évoluer les enjeux sociaux et politiques de l’écriture et recomposé les espaces éditoriaux du témoignage ouvrier, faisant de la dimension mémorielle une question centrale.
22Jean-Charles Ambroise, quant à lui, s’intéresse à Stéphane Hessel et à la figure de « prophète moderne », mise en récit dans ses Mémoires, Danse avec le siècle, publiées en 1997. Il revient sur le parcours d’Hessel et analyse la manière dont celui-ci façonne sa trajectoire d’intellectuel engagé, avec une volonté d’être présent aux moments de ruptures historiques et d’asseoir une forme d’autorité morale.
23Les Mémoires de Beate et Serge Klarsfeld, dont Maxime Decout expose ici même la démarche historienne exigeante et le travail colossal, se saisissent du genre par excellence des « Vies mémorables » pour dire un événement défini par l’anéantissement de « vies minuscules », celles des victimes anonymes de la Shoah, dont les traces ont disparu. Refusant toute forme d’héroïsation, les Klarsfeld reconstituent les états civils de déportés et relatent leur combat pour faire juger les criminels allemands et français impliqués dans l’extermination des Juifs d’Europe. Ce faisant, ils font voler en éclats la tension entre majuscule et minuscule.
24Dans un troisième temps, c’est vers l’histoire culturelle que la focale se déplace, et tout d’abord, vers les Mémoires d’éditeurs. Olivier Bessart-Blanquy interroge la profusion de ces Mémoires chez les professionnels du livre depuis les années 1970-1980. Revenant sur les textes d’éditeurs de la fin du xixe siècle, il met en lumière la complaisance de certains récits du xxie siècle.
25Christophe Prochasson propose ensuite une réflexion sur les Mémoires de Pierre Nora, l’ego-histoire et ce qu’il voit comme le baisser de rideau d’une époque et d’un certain type d’intellectuel français. C’est ce qu’illustre Isabelle Lacoue-Labarthe, dans son analyse des Mémoires de l’historienne du communisme, Annie Kriegel, Ce que j’ai cru comprendre, publiés en 1991. Ce volume monumental, qui se veut exhaustif, mêlant vie professionnelle et vie privée, est une réponse différée à la demande que lui avait faite Pierre Nora une dizaine d’années plus tôt de rédiger son ego-histoire.
26Xénia de Heering bouscule les pratiques et les catégories françaises en proposant une réflexion sur le récit d’enfance comme témoignage exemplaire et modèle de Mémoires. Joies et peines de l’enfant Naktsang de Naktsang Nülo, paru en République populaire de Chine en 2007, a constitué un événement d’une immense portée collective. Cet ouvrage éclaire de manière unique le « renversement d’époque » de l’année 1958 dans le nord-est du Tibet.
27Yves Baudelle nous entraîne dans les mille et une vies de Régis Debray et nous montre les contradictions de celui qu’il décrit comme un « mémorialiste malgré lui ». Témoin d’une génération – celles des baby-boomers – qui a cru à la « grande Histoire » mais n’était qu’« une génération de série B », Debray se défend à grands cris d’être un autobiographe, tout en publiant de nombreux volumes de Mémoires.
28Les stéréotypes de genre ont la vie dure. Au printemps 2018, Simone de Beauvoir a fait son entrée dans la Bibliothèque de la Pléiade grâce à la publication de deux volumes intitulés Mémoires I et II sous la direction de Jean-Louis Jeannelle et d’Éliane Lecarme-Tabone accompagné par l’Album Simone de Beauvoir par Sylvie Le Bon de Beauvoir. Françoise Simonet-Tenant en analyse la réception caricaturale. Elle montre en regard la singularité de cette construction éditoriale, qui inscrit pleinement certains ouvrages de Simone de Beauvoir dans la tradition des Mémoires historiques, encore souvent comprise en France comme une tradition toute masculine.
29C’est ainsi que la passion politique d’Alain Badiou trouve naturellement une mise en œuvre idéale dans le genre mémorial, à la recherche d’une « vie destinée ». Jean-Louis Jeannelle propose une réflexion sur les Mémoires d’outre-politique d’Alain Badiou et la démonstration d’une fidélité politique inconditionnelle.
30À l’occasion de ce numéro d’Écrire l’histoire sur les Mémoires, l’historienne, Carolyn Steedman, revient pour la première fois sur son ouvrage séminal, Landscape for a Good Woman, publié en 1986, d’abord en Grande-Bretagne, puis aux États-Unis sous le titre plus explicite (à la demande de l’éditeur) Landscape for a Good Woman. A Story of Two Lives. Steedman y questionnait le récit dominant de l’histoire de la classe ouvrière à travers celui de deux enfances, celle de sa mère dans les années 1920 et la sienne dans les années 1950. « So What ? » interroge aujourd’hui Carolyn Steedman. Laura Carter lui répond dans un très beau texte sur le processus qui mène de l’histoire personnelle à l’Histoire.
31Trois entretiens viennent clore ce numéro. Dans un dialogue riche et plein d’humour, Emmanuelle Loyer échange avec Jean-Noël Jeanneney sur la fabrique des Mémoires, la question des sources et la spécificité des Mémoires écrits par des historiens. Revenant sur les pratiques du carnet, diary, journal intime, Jeanneney explique sa passion pour « ces archipels de papier », qui sont le miel de l’historien, son intérêt pour l’art du portrait et pour les différentes versions d’une même conversation. Il s’agit en effet de saisir les nombreux enjeux méthodologiques de l’écriture mémoriale. Sophie Coeuré recueille ainsi les propos de Bénédicte Vergez-Chaignon qui, en parallèle avec son œuvre d’historienne spécialiste de la Seconde Guerre mondiale et de l’Occupation en France, a travaillé plus de dix ans avec Daniel Cordier (1920-2020) autour des derniers ouvrages qu’il a consacrés à Jean Moulin. Enfin, dans un entretien avec Patricia Sorel, autrice en 2016 de Plon : le sens de l’histoire, 1833-1962, et Grégory Berthier-Saudrais, directeur éditorial de Plon depuis 2020, Jean-Louis Jeannelle revient sur l’histoire de Plon, maison d’édition prestigieuse, fondée en 1833, qui construit sa réputation sur la publication de nombreux Mémoires.
Notes
1 Voir Damien Zanone, Écrire son temps. Les Mémoires en France de 1815 à 1848, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2007.
2 Voir Charles Ronsac, Trois Noms pour une vie, Paris, Robert Laffont, coll. « Vécu », 1988.
3 Le texte fut classé cette année-là tout en haut des ventes juste après Antimémoires d’André Malraux.
4 Raymond Aron, Mémoires, Paris, Julliard, 1983, p. 736.
5 Ibid., p. 737.
6 Jean-Louis Jeannelle, « Introduction : pour une autre histoire des récits de soi », Vies mémorables. Variations littéraires sur le genre des Mémoires de la Libération à nos jours, Paris, Hermann, 2024.
7 Jacques Derrida, Mémoires, pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1988, p. 105.
8 Alison Light, « Writing Lives », dans Laura Marcus et Peter Nicholls (eds), The Cambridge History of Twentieth-Century English Literature, 2012 ; A Radical Romance. A Memoir of Love, Grief and Consolation, Londres, Penguin, 2019.
9 G. Thomas Couser, « What Memoir is, What it isn’t », dans Memoir. An Introduction, Oxford University Press, 2012.
10 My Architect. A Son’s Journey par Nathaniel Kahn (2003) en est un exemple.
11 Patrick Hayes, « Intimate Memoirs », Oxford History of Life-Writing Volume VII: Postwar to Contemporary, 1945-2020, Oxford, Oxford University Press, 2022, chap. 7, p. 191-223.
12 Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard et Le Seuil, 1996.
13 David Reynolds, In Command of History. Churchill Fighting and Writing the Second World War, Londres, Allen Lane, 2004.
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Electronic reference
Clarisse Berthezène and Jean-Louis Jeannelle, “Introduction ”, Écrire l'histoire [Online], 24 | 2024, Online since 15 September 2024, connection on 18 January 2025. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/3757; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12azl
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