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Présent (2)
Lectures

Accords et désaccords du temps

François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps (2003)
Hervé Mazurel
p. 103-106
Référence(s) :

François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Éd. du Seuil (La Librairie du xxie siècle), 2003, 257 p.

Texte intégral

  • 1 François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Éd. du Seuil (La Libra (...)
  • 2 François Hartog, Mémoire d’Ulysse. Récits sur la frontière en Grèce ancienne, Gallimard (NRF essais (...)
  • 3 Sur la généalogie de cette notion et les discussions préalables à sa naissance avec Gérard Lenclud, (...)
  • 4 François Hartog, Régimes d’historicité, p. 20.
  • 5 Ibid., p. 27.

1Surprenante traversée que celle à laquelle invite l’ouvrage consacré par François Hartog aux expériences du temps. Pour sûr, ici, les haltes sont courtes et les rivages toujours changeants. Le lecteur croise tour à tour – avec un vrai plaisir de lecture – le pauvre capitaine Cook, Ulysse en larmes, saint Augustin méditant, Chateaubriand perdu « au confluent de deux fleuves1 » et quelques autres figures archétypales. Jamais toutefois François Hartog ne nous perd en chemin, tant ce spécialiste de l’historiographie antique et moderne est également un grand connaisseur des figures du voyage2. Mais c’est aussi que l’embarcation qui sert à ce long périple a les flancs larges ; elle permet les grandes traversées. Cette notion de « régime d’historicité » – que l’historien a tant contribué à faire connaître, après l’avoir forgée dans un constant dialogue entre histoire et anthropologie3 – vise à circonscrire simplement les « manières d’être au temps4 » propres à une société et une époque données. Elle désigne la façon dont une société délimite et articule passé, présent et futur. Par là, un régime d’historicité dessine cet « en-deçà de l’histoire5 » qui rend en réalité possibles certains types d’histoire et en interdit d’autres.

  • 6 Reinhart Koselleck, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques [1979], trad (...)
  • 7 Reinhart Koselleck, L’Expérience de l’histoire [1997], trad. de l’allemand par Alexandre Escudier a (...)
  • 8 Hannah Arendt, La Crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, Gallimard, 1972, p. 14.
  • 9 François Hartog, op. cit., p. 27.

2Pareille enquête a fortement partie liée avec la sémantique des temps historiques de Reinhart Koselleck. Car Hartog a forgé cette notion pour explorer plus avant la distance existant entre le « champ d’expérience » et l’« horizon d’attente » des hommes du passé comme de ceux d’aujourd’hui6 : de cette tension entre ces deux catégories métahistoriques de l’expérience et de l’attente naissait le temps même de l’histoire pour Koselleck7. De là l’attention privilégiée de François Hartog aux « brèches du temps8 », à ces moments de crise où viennent « à perdre de leur évidence les articulations du passé, du présent et du futur9 ». De là l’examen exclusif – et donc discontinu – de ces périodes historiques où l’expérience dominante fut celle d’un temps désorienté, incertain, oscillant entre le « ce qui n’est plus » et le « ce qui n’est pas encore ». Et notre époque, marquée par la crise de l’avenir et la montée du « présentisme », d’incarner justement à ses yeux l’un de ces entre-deux.

  • 10 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Plon, 1973.
  • 11 Sur le sujet voir Johannes Fabian, Le Temps et les autres. Comment l’anthropologie construit son ob (...)

3L’ouvrage commence tout d’abord par pratiquer l’éloignement du regard en s’intéressant à des ordres du temps d’ailleurs et d’autrefois. Le premier chapitre, intitulé « Des îles d’histoire », part de la fameuse distinction de Lévi-Strauss entre « sociétés froides » et « sociétés chaudes10 » et interroge, à partir du travail de Marshall Sahlins, les quiproquos temporels de la rencontre entre Maoris et Européens aux xviiie et xixe siècles. L’auteur signale tout à la fois la pertinence de la notion pour l’analyse de cas extra-européens et appelle l’anthropologie à mieux appréhender à l’avenir « les temps des autres11 ». Le chapitre suivant opère une longue traversée, menant de l’épopée homérique et des rivages de la Phéacie jusqu’aux abords de l’ordre chrétien du temps, incarné par saint Augustin. Dans les larmes d’Ulysse, dans cette soudaine et douloureuse distance de soi à soi qu’elles révèlent, Hartog voit un symptôme majeur de la crise du régime d’historicité qui était propre à l’Iliade : soit le rapport au temps d’Achille, son héros archétypal, un homme du pur présent, sans passé ni avenir. Le lecteur est ensuite propulsé au tournant du xixe siècle européen, à l’heure où se défait le régime de l’historia magistra vitae, un ordre du temps dans lequel le présent et le futur se trouvaient habités par un passé idéal et exemplaire que les Modernes ne pouvaient qu’imiter et répéter. L’écriture d’un Chateaubriand incarne ici mieux qu’aucune autre le passage des rives de ce régime ancien au régime moderne d’historicité, dramatisé par la Révolution française. Cette dernière affirme la nette séparation du présent d’avec le passé de la tradition tout en donnant désormais à lire l’Histoire à l’aune d’un futur perçu comme une promesse : celle du Progrès.

  • 12 François Hartog, op. cit., p. 126.
  • 13 Ibid., p. 114.
  • 14 Ibid., p. 206.

4La seconde partie du livre découle d’une hypothèse essentielle à l’ouvrage : celle d’une dislocation de l’expérience et de l’attente opérée depuis l’effondrement du mur de Berlin et la fin de la guerre froide. L’actuelle crise de nos horizons, liée à l’opacification du futur, serait le signe que nos sociétés connaîtraient un profond bouleversement de leur rapport au temps, caractérisé par l’émergence d’un nouvel ordre temporel fondamentalement « présentiste ». Marquée par la fin des grandes philosophies de l’histoire et l’essoufflement des eschatologies révolutionnaires, notre contemporanéité serait celle de l’imprévisible et du pur présent. D’un présent se suffisant à lui-même, massif, envahissant, étale aussi, car fabriquant quotidiennement le passé et le futur dont il a besoin12. Soit un régime d’historicité où, à l’image du 11 septembre 2001, la commémoration de l’événement se trouve inscrite dans l’événement lui-même. Emportant la conviction, l’historien étudie tour à tour les deux symptômes à ses yeux majeurs de cette présence dévorante. En premier lieu, l’obsession actuelle de la mémoire13. Ensuite, la fascination du patrimoine, son équivalent, lequel ne cesse plus, jour après jour, de transformer le monument en mémorial14. Ce progressif basculement du futurisme au présentisme, à un présent devenu à lui-même son seul horizon, l’historiographie française l’aurait acté dès la fin des années 1980 en s’ouvrant à l’écriture d’une histoire de la mémoire comme à celle du temps présent.

  • 15 Ibid., p. 208.
  • 16 Cf. Gérard Lenclud, « Traversées dans le temps », Annales HSS, no 5, sept.-oct. 2006, p. 1070.

5De fait, on voit mal ici comment l’on pourrait réfuter pareil diagnostic. Qui met en doute que nos sociétés sont en proie à une véritable crise du futur et à la montée en puissance du présent dans nos façons individuelles et collectives d’être au temps ? Mais certains se sont empressés de dire qu’à un tel niveau de généralité cette thèse portait une conception trop pure du temps qui ne résisterait pas à l’échelle des recherches plus empiriques. Si c’est une thèse parfois trop univoque pour ne jamais être contredite, du moins est-elle de ces thèses dont Pierre Bourdieu disait qu’elles ne sont « pas même fausses » tant leur part de vérité interpelle avec évidence. Mais ce serait encore oublier que François Hartog a prévenu qu’un « régime n’existait jamais à l’état pur15 », qu’il était avant tout un arrière-plan et qu’il demeurait en cela toujours « composite, instable et laissant entrevoir des graduations16 ».

  • 17 Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia (dir.), op. cit.
  • 18 Ludivine Bantigny, Quentin Deluermoz, « Historicités du xxe siècle. Coexistence et concurrence des (...)
  • 19 Quentin Deluermoz, « Les formes incertaines du temps. Une histoire des historicités est-elle possib (...)

6Le caractère extrêmement labile de la notion a pu néanmoins faire craindre à des usages par trop divers et mal maîtrisés. D’où l’importance de l’ouvrage dirigé par Christian Delacroix, François Dosse et Patrick Garcia qui circonscrit les usages historiens et met en lumière son intérêt pour les psychanalystes, anthropologues ou encore géographes17. Non moins précieux s’avère aussi le récent volume dirigé par Ludivine Bantigny et Quentin Deluermoz18 qui cherche, à partir d’études de cas, à en évaluer les déclinaisons pratiques. Mettant en valeur la coexistence et la concurrence des temporalités, il vise à repeupler la scène du temps et à pénétrer « les enchevêtrements incessants et les discontinuités inattendues de ces manières d’éprouver le temps ou l’histoire19 ».

  • 20 Cf. Georges Didi-Huberman, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Wa (...)
  • 21 Signalons les prolongements récents donnés à cet ouvrage : François Hartog, Croire en l’histoire, F (...)

7De fait, pour prolonger les intuitions primordiales d’Hartog, on pourrait s’interroger, à partir des catégories temporelles d’Aby Warburg relues par Georges Didi-Huberman20, au sujet des zones de passage d’un régime à l’autre ainsi que sur la possibilité de « survivances », de « rémanences », de « hantises » d’un régime dans l’autre. Rien ne dit qu’un régime d’historicité devenu dominant ne puisse continuer d’être hanté par les spectres de ses prédécesseurs ou soit porté par des individus ou des groupes n’ayant pas avec eux rompu totalement les amarres. Penser ces anachronismes de régimes d’historicité reviendrait, à notre avis, non pas à dissoudre la notion, mais à l’assouplir en la dotant peut-être d’un « empirisme supérieur », c’est-à-dire mieux articulé à la texture feuilletée du temps historique. Quoi qu’il en soit de ces discussions et prolongements, la dette de tous à l’égard de ce livre précurseur est grande21.

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Notes

1 François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Éd. du Seuil (La Librairie du xxie siècle), 2003, p. 21.

2 François Hartog, Mémoire d’Ulysse. Récits sur la frontière en Grèce ancienne, Gallimard (NRF essais), 1996.

3 Sur la généalogie de cette notion et les discussions préalables à sa naissance avec Gérard Lenclud, voir notamment Christian Delacroix, « Généalogie d’une notion », dans Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia (dir.), Historicité, La Découverte, 2009, p. 29-45.

4 François Hartog, Régimes d’historicité, p. 20.

5 Ibid., p. 27.

6 Reinhart Koselleck, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques [1979], trad. de l’allemand par Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock, École des hautes études en sciences sociales, rééd., 2000.

7 Reinhart Koselleck, L’Expérience de l’histoire [1997], trad. de l’allemand par Alexandre Escudier avec la collaboration de Diane Meur, Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock, Points (Histoire), rééd., 2011, p. 19-134.

8 Hannah Arendt, La Crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, Gallimard, 1972, p. 14.

9 François Hartog, op. cit., p. 27.

10 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Plon, 1973.

11 Sur le sujet voir Johannes Fabian, Le Temps et les autres. Comment l’anthropologie construit son objet [1983], trad. de l’américain par Estelle Henry-Bossonney et Bernard Müller, Toulouse, Anacharsis, 2006.

12 François Hartog, op. cit., p. 126.

13 Ibid., p. 114.

14 Ibid., p. 206.

15 Ibid., p. 208.

16 Cf. Gérard Lenclud, « Traversées dans le temps », Annales HSS, no 5, sept.-oct. 2006, p. 1070.

17 Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia (dir.), op. cit.

18 Ludivine Bantigny, Quentin Deluermoz, « Historicités du xxe siècle. Coexistence et concurrence des temps », Vingtième siècle. Revue d’histoire, no 117, janv.-mars 2013.

19 Quentin Deluermoz, « Les formes incertaines du temps. Une histoire des historicités est-elle possible ? », dans Ludivine Bantigny, Quentin Deluermoz, op. cit., p. 3-11.

20 Cf. Georges Didi-Huberman, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Éd. de Minuit (Paradoxe), 2002.

21 Signalons les prolongements récents donnés à cet ouvrage : François Hartog, Croire en l’histoire, Flammarion, 2013 ; id., La Chambre de veille. Entretiens avec Felipe Brandi et Thomas Hirsch, Flammarion, 2013.

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Pour citer cet article

Référence papier

Hervé Mazurel, « Accords et désaccords du temps »Écrire l'histoire, 12 | 2013, 103-106.

Référence électronique

Hervé Mazurel, « Accords et désaccords du temps »Écrire l'histoire [En ligne], 12 | 2013, mis en ligne le 15 novembre 2016, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/348 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/elh.348

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Auteur

Hervé Mazurel

Agrégé et docteur, Hervé Mazurel est actuellement maître de conférences à l’université de Bourgogne. Il y enseigne l’histoire contemporaine et l’épistémologie de l’histoire. Spécialiste de l’Europe romantique et d’histoire du sensible, il vient de publier sa thèse dans la collection « Histoire » des Belles Lettres sous le titre Vertiges de la guerre. Byron, les philhellènes et le mirage grec.

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