Navigation – Plan du site

AccueilNuméros11Présent (1)LecturesPrésences du passé, présences du ...

Présent (1)
Lectures

Présences du passé, présences du futur

Reinhart Koselleck, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques (rééd., 2000)
Hervé Mazurel
p. 99-102
Référence(s) :

Reinhart Koselleck, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques [1979], trad. de l’allemand par Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock, Paris, École des hautes études en sciences sociales (Recherches d'histoire et de sciences sociales, 44), rééd., 2000, 334 p.

Texte intégral

  • 1 Cf. Otto Brunner, Werner Conze, Reinhart Koselleck (dir.), Geschichtliche Grundbegriffe. Historisch (...)

1Les essais rassemblés dans Le Futur passé, fruit de vingt années de travail, ont partie liée avec une immense entreprise éditoriale – digne des Lieux de mémoire –, celle qui a constitué la grande encyclopédie allemande des concepts historiques – 7 000 pages, 120 entrées, 7 volumes publiés en vingt-cinq ans – que Koselleck dirigea seul après le décès de ses collaborateurs, Otto Brunner et Werner Conze1. Auteur de la fameuse entrée « Histoire » et des notices « crise », « démocratie », « émancipation », « peuple/nation », « progrès » ou « révolution », Koselleck fut le maître d’œuvre de cette vaste lexicographie du vocabulaire de base des sciences historiques et, du même coup, l’architecte intellectuel de cette puissante proposition historiographique qu’est la Begriffsgeschichte, l’histoire des concepts. Cette dernière repose sur deux idées essentielles et reliées entre elles. À savoir, d’abord, que l’expérience de l’histoire trouve toujours, via des concepts directeurs, des traductions dans le domaine de la langue. Ensuite, l’idée que la connaissance historique est elle-même dépendante de cette formalisation des expériences humaines par le langage. D’où il suit que ces concepts conditionnent tout à la fois l’expérience et la connaissance historiques. De sorte que l’historien ne peut se dispenser ici d’une clarification théorique préalable, car les sources du passé ne renseignent jamais sur le temps même de l’histoire. Signalons enfin que l’histoire des concepts n’est pas antagonique de l’histoire sociale, mais constitue seulement, dans l’esprit de Koselleck, l’un de ses prérequis.

  • 2 Reinhart Koselleck, Le Futur passé, p. 9.

2Le Futur passé, lui, a pour visée première de définir le temps de l’histoire, « de toutes les questions […], dit Koselleck, l’une des plus difficiles à résoudre2 ». Cette quête impose de ne pas se référer à un temps naturel général mesurable ni même à l’unicité d’un temps historique qui serait distinct de lui, puisqu’il est au fond une multitude de temps, de rythmes temporels, reflétant des actions sociales et politiques dissemblables, des acteurs concrets, agissants et souffrants, des institutions et des organisations qui leur sont liées. De là, dans cette quinzaine d’essais qui composent cet ouvrage, le choix de textes participant de la transformation de ces concepts directeurs et où se trouvent justement dites, sinon se laissent deviner, diverses expériences temporelles de l’histoire. Au fil des pages, c’est toutefois une seule et même question qui revient, donnant à l’ensemble une profonde unité : comment se trouvent articulés le passé et le futur dans le présent ?

3Cette interrogation, l’ouvrage la déploie en trois moments. Le premier rassemble plusieurs essais sur le rapport entre passé et présent dans l’histoire moderne ; le second regroupe une série d’interprétations sur le rapport entre temps, historiographie et théorie de l’histoire ; le dernier, enfin, s’essaie à clarifier certains aspects linguistiques et anthropologiques de cette sémantique conceptuelle historico-politique de l’expérience. Mais c’est assurément le dernier essai du livre qui constitue la véritable clé de voûte de l’édifice. C’est là en effet que se trouvent formalisées les deux catégories métahistoriques, aujourd’hui bien connues et néanmoins hautement précieuses, de « champ d’expérience » et d’« horizon d’attente ». Non sans résonance avec les catégories augustiniennes du temps intérieur, ces deux catégories représentent le présent du passé et le présent du futur. La première désigne en effet la présence de leur passé pour les hommes de jadis, la façon dont il était actuel pour eux, et la seconde désigne le futur du passé, le futur tel qu’il n’est plus mais tel qu’il était présent aux gens d’hier et, par là, acteur d’histoire. Aussi l’« espace d’expérience » est-il composé de l’ensemble des événements qui ont été intégrés et peuvent être remémorés : ils peuvent se manifester tant de manière individuelle que collective, rationnelle qu’irrationnelle, consciente qu’inconsciente. L’« horizon d’attente », lui, tend vers le « ce-qui-n’est-pas-encore » ; il est tissé de tous les pronostics, anticipations, souhaits, espoirs, peurs et autres angoisses qui animent une vie humaine. Il est en somme cet horizon qui ne se découvre jamais totalement et pour lequel les acteurs doivent attendre pour le découvrir – au risque de la déception.

  • 3 Ibid., p. 11.
  • 4 Cf. aussi Reinhart Koselleck, L’Expérience de l’histoire [1997], éd. et préf. par Michael Werner, t (...)
  • 5 Reinhart Koselleck, Le Futur passé, p. 323.

4C’est d’ailleurs là que se situe l’hypothèse majeure de l’ouvrage : « en déterminant la différence entre passé et futur – […] entre l’expérience et l’attente –, il est possible de saisir quelque chose qui serait “le temps de l’histoire”3 ». Koselleck considère que ce fameux temps, qui constitue l’objet de sa quête, est le produit de la tension et de la distance créées entre l’expérience et l’attente. Et cette thèse n’est d’ailleurs pas séparable de sa réflexion approfondie sur la modernité elle-même. Car, que sont les temps modernes sinon le moment d’une expérience nouvelle d’accélération du temps, d’un écart entre le champ d’expérience des individus et leur horizon d’attente ? Soit le fruit de la brutale distension qu’entraîna la Révolution française entre les deux ? Car ce qui se dissout à la fin du xviiie siècle, c’est le modèle même de l’historia magistra vitae, de l’histoire répétitive et dispensatrice d’exemples, tandis qu’émerge le concept moderne d’histoire dans l’Allemagne des années 1760-1780, celle des Kant, Herder, Schiller, Novalis et Hegel4. Là se situe pour lui un moment capital, celui du passage, dans la langue allemande, du pluriel « Die Geschichten » au singulier « Die Geschichte ». Par-delà les histoires et l’exemplum s’impose désormais l’Histoire, qui ne relie plus le passé au futur sur le mode de l’exemple à imiter, mais s’envisage désormais comme un processus, ponctué d’événements uniques s’écoulant non plus dans mais à travers le temps, l’Acteur par excellence à présent. Si bien que l’avènement du régime historique moderne se caractérise par l’éloignement croissant des attentes à l’égard de toutes les expériences déjà faites. Il marque pour les contemporains la pleine ouverture du futur. Il se signale aussi par le poids immense désormais pris par la catégorie de « progrès ». Grâce aux significations nouvelles attribuées à ce mot ancien, grâce à la surgie de ce nouveau concept d’histoire – l’« Histoire en tant que telle » –, apte à remplir l’espace jadis occupé par la religion, se trouvent désormais remplies, écrit Koselleck, les conditions de possibilité d’une nouvelle expérience de l’histoire, laquelle se réfléchira désormais elle-même en advenant5.

  • 6 Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Éd. du Seuil (L’Ordre philosophique), 2000, p. 385.
  • 7 François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Éd. du Seuil (La Libra (...)
  • 8 Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia (dir.), Historicités, La Découverte, 2009.

5Jamais l’auteur, précisons-le, ne verse dans une pure philosophie de l’histoire : c’est toujours à la pratique historiographique qu’il donne finalement l’avantage. Montrant constamment l’interdépendance existant entre histoire et historiographie, donc entre expérience et connaissance, ses réflexions visent toujours l’interprétation d’une « réalité » historique concrète et la construction de grilles de lecture plus fines. Située à la croisée du très riche héritage de la philologie allemande et d’une approche volontiers structurale de la raison historique, cette histoire des concepts a pour but premier de renforcer l’histoire sociale, en la rendant plus sensible aux présupposés et outils de l’analyse historique, en particulier au poids propre à la langue. De fait, il est vrai que pareille histoire impose, entre l’historien et sa pratique, une distanciation plus grande, une réflexivité accrue, sans nul doute nécessaires à toute bonne histoire. Et Paul Ricœur de signifier sa dette dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, disant devoir à Koselleck « l’identification de l’écart entre les modèles temporels à l’œuvre dans l’opération historiographique et les catégories temporelles6 ». La notion de « régimes d’historicité », très en vogue aujourd’hui, doit aussi beaucoup aux réflexions sur le temps historique de Reinhart Koselleck. François Hartog, celui qui a le plus contribué à la diffuser, a rappelé dans son livre sur le « présentisme » combien les catégories d’« expérience » et d’« attente » avaient été essentielles à sa construction – le « régime d’historicité » pouvant être défini comme le rapport que chaque société entretient avec le passé, le présent et le futur, comme la manière dont elle articule ces trois temporalités. Et François Hartog, s’interrogeant sur la crise du futur que nous connaissons de nos jours, sur les tensions actuelles entre l’expérience et l’attente qui traversent nos sociétés, de se demander si nous ne vivons pas justement la disparition du régime moderne de l’histoire tel que Koselleck l’a peint7. Comme jadis à la fin du xviiie siècle avec l’éclipse de l’historia magistra vitae, nous serions en train de vivre une autre crise du temps, marquée par la fin du mythe du progrès et l’opacification du futur, par l’envahissement d’un présent se suffisant à lui-même, étale, massif, se fabriquant chaque jour le passé et le futur dont il a besoin. Confrontant historiens, géographes, anthropologues et psychanalystes autour des réflexions de Koselleck, Ricœur et Hartog dans un ouvrage collectif intitulé Historicités, François Dosse, Christian Delacroix et Patrick Garcia en viennent toutefois à questionner la trop grande labilité de la notion de « régimes d’historicité » et à se demander si le « présentisme » constitue véritablement l’horizon indépassable et unique de notre historicité8. Demeure toutefois, de Koselleck, cette vision du présent comme initiative, comme véritable échangeur de nos attentes et de nos expériences.

Haut de page

Notes

1 Cf. Otto Brunner, Werner Conze, Reinhart Koselleck (dir.), Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, Stuttgart, Klett-Cotta, 7 vol., 1972-1997.

2 Reinhart Koselleck, Le Futur passé, p. 9.

3 Ibid., p. 11.

4 Cf. aussi Reinhart Koselleck, L’Expérience de l’histoire [1997], éd. et préf. par Michael Werner, trad. de l’allemand par Alexandre Escudier avec la collaboration de Diane Meur, Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock, Points (Histoire), rééd., 2011, p. 19-134.

5 Reinhart Koselleck, Le Futur passé, p. 323.

6 Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Éd. du Seuil (L’Ordre philosophique), 2000, p. 385.

7 François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Éd. du Seuil (La Librairie du xxie siècle), 2003, p. 19.

8 Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia (dir.), Historicités, La Découverte, 2009.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Hervé Mazurel, « Présences du passé, présences du futur »Écrire l'histoire, 11 | 2013, 99-102.

Référence électronique

Hervé Mazurel, « Présences du passé, présences du futur »Écrire l'histoire [En ligne], 11 | 2013, mis en ligne le 15 mai 2016, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/310 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/elh.310

Haut de page

Auteur

Hervé Mazurel

Agrégé et docteur, spécialiste de l’Europe romantique, Hervé Mazurel est actuellement ATER à l’université d’Orléans, où il enseigne l’histoire contemporaine et l’historiographie. Sa thèse paraîtra en 2013 aux Belles Lettres sous le titre Le Sang des ruines. Byron et les philhellènes dans la guerre d’indépendance grecque, 1821-1830. Réfléchissant par ailleurs à ce qu’apporte l’histoire des sensibilités à la compréhension du phénomène guerrier et du fait colonial, il coanime actuellement avec Sylvain Venayre un séminaire à Paris-I sur l’Europe des guerres lointaines au xixe siècle (1820-1930).

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search