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Présent (1)
Lectures

Arnaud des Pallières, passeur du temps présent

Sur les films Drancy Avenir (1996) et Poussières d’Amérique (2011)
Julie Savelli
p. 87-91
Référence(s) :

Arnaud des Pallières, Drancy Avenir, 1996

Arnaud des Pallières, Poussières d’Amérique, 2011

Texte intégral

  • 1 Michel Foucault, « Le Retour de Pierre Rivière », entretien avec Guy Gauthier, Revue du cinéma, no  (...)

1Arnaud des Pallières met notre histoire au travail et cherche à la réactiver par les moyens du cinéma. Il interroge notre temps avec une liberté rare et fait « passer de l’histoire » mais sans prétendre pour autant se substituer à elle : « Faire de l’histoire, dit Michel Foucault, c’est une activité savante, nécessairement plus ou moins académique ou universitaire. En revanche, faire passer de l’histoire, ou avoir un rapport à l’histoire, ou intensifier des régions de notre mémoire ou de notre oubli, […] c’est ce que peut faire le cinéma1. » Dans Drancy Avenir (1996) et Poussières d’Amérique (2011), Arnaud des Pallières entreprend une forme de travail archéologique qui consiste à explorer l’histoire collective depuis le présent. Le cinéaste joue sur le contrepoint sonore et la limite incertaine entre documentaire et fiction pour rappeler notre histoire. Son cinéma révèle alors moins les événements qu’une façon de regarder et de comprendre le monde propre au cinéaste. En expérimentant les puissances du récit, Arnaud des Pallières raconte une autre histoire, non linéaire, sans décors ni héros, une histoire habitée par le cinéma et la littérature.

Drancy, territoire de mémoire

  • 2 Primo Levi, Si c’est un homme, trad. de l’italien par Martine Schruoffeneger, Julliard, 1987.
  • 3 Robert Antelme, L’Espèce humaine, La Cité universelle, 1947, rééd. Gallimard, 1957.

2En 1996, Arnaud des Pallières prépare son premier film de long métrage, Drancy Avenir. Il veut transposer au cinéma deux grands textes de témoignage de la Shoah – Si c’est un homme2 de Primo Levi et L’Espèce humaine3 de Robert Antelme. Son ami, l’acteur Mohamed Rouabhi, lui fait visiter la cité de La Muette à Drancy, réquisitionnée dès 1940 comme lieu de détention avant la déportation vers les camps de la mort. Les paysages sont chargés de mémoire ; le passé affleure. Le cinéaste décide de tourner principalement à Drancy et de mettre en scène le rôle de la France dans l’extermination des juifs, ravivant une histoire douloureuse.

  • 4 Georges Perec, W ou le Souvenir d’enfance, Denoël, 1975 ; Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres [1898 (...)

3L’ancien camp n’est plus mais les textes dits en off font voir derrière les images, fissurent et creusent la surface plane du présent. Une jeune étudiante fait des recherches sur Drancy : les barres d’immeubles, le ciel, le chemin de fer, tout fait signe. Une cour d’école se prête à l’écoute du récit de la déportation de milliers d’enfants tandis que les petits corps d’aujourd’hui sont alors, pour les spectateurs, ceux d’hier et de demain. En parallèle, le capitaine d’un bateau remonte un fleuve à contre-courant et constate la disparition progressive de la civilisation au profit de la barbarie. Empreint d’influences littéraires (W ou le Souvenir d’enfance de Georges Perec, Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad4), le film mêle les récits et les temporalités, fait appel à la puissance mythique de l’histoire. Dans le cadre d’un atelier organisé par le Festival international de cinéma Visions du réel (Nyon, 20-27 avril 2012), Arnaud des Pallières revient sur ce travail de mémoire à l’œuvre dans le film :

  • 5 Transcription de l’auteur.

Une station du tramway parisien porte le nom de Drancy-Avenir. C’est une ironie ou l’inconscience de quelque administration ? Je ne sais pas. Mais de l’écart entre ces deux mots surgit une image, comme un avertissement ou une prophétie qui reconduirait au passé. Notre avenir contient le germe de la destruction du passé.5

  • 6 Gilles Deleuze, Qu’est-ce que l’acte de création ?, Éd. Montparnasse, DVD, 1987, 49 min.

4La durée comme enjeu philosophique est au cœur de Drancy Avenir. Le cinéaste interroge le temps de l’existence, discontinu et subjectif, par opposition au temps scientifique. Et pour traduire cette temporalité complexe et paradoxale de la conscience, Arnaud des Pallières expérimente la langue du cinéma. Il cherche d’autres correspondances et développe un rapport organique d’éloignement et de proximité entre l’image et le son. Il déstructure le récit cinématographique, qui devient composite, hétérogène, comme les différents niveaux d’une même réalité. La dissociation du visuel et du sonore dans ce premier long métrage trouve peut-être son origine dans la fameuse conférence de Gilles Deleuze intitulée Qu’est-ce que l’acte de création ?, laquelle a été filmée le 7 mars 1987 par le cinéaste, encore étudiant à la Fémis. Le philosophe évoquait alors la disjonction voir/parler dans les cinémas de Duras, Straub et Syberberg : « On nous parle de quelque chose ; on nous fait voir autre chose ; ce dont on nous parle est sous ce qu’on nous montre6. »

5Cette libération audio-visuelle est essentielle, elle fonde toute l’œuvre d’Arnaud des Pallières, car elle permet de faire passer de l’histoire sans se soumettre à la continuité narrative : le son interagit avec l’image comme, d’une certaine manière, le passé avec le présent. Les rapports sont multiples, profonds et déterminants.

Histoires d’Amérique

6Pour que l’histoire continue de passer dans le présent, Arnaud des Pallières travaille à l’endroit où le documentaire rencontre la fiction, et réciproquement. Il développe une pratique documentaire qui fait explicitement appel à la mise en scène. Avec un certain art de l’ascèse, il utilise des éléments textuels, des documents, des voix, des images simples, mais aussi un récit ténu et des comédiens, professionnels ou non, qui échappent la plupart du temps à l’identification. Les accroches fictionnelles, apparemment accidentelles, viennent creuser le récit documentaire, reconstituant ainsi le dialogue du lointain et du proche. Le cinéaste réalise par ailleurs des films de fiction dans lesquels l’histoire est réfléchie par un travail d’écriture – l’immigration clandestine dans Adieu (2003), la corruption morale de la upper class américaine avec Parc (2008) et le combat judiciaire de Michael Kohlhaas (2013), son dernier projet adapté de la nouvelle d’Heinrich von Kleist. Qu’il s’agisse d’un documentaire ou d’une fiction, le résultat est sensible et agit comme une métaphore profondément mélancolique de notre temps.

7Dans Poussières d’Amérique, cette mise en scène du passé emprunte une nouvelle direction qui expérimente la puissance romanesque de l’archive. Dans la continuité d’un premier travail de court métrage intitulé Diane Wellington (2010), le cinéaste se réapproprie des images anonymes trouvées sur Internet. Sans dialogues, le film sollicite la valeur expressive des archives par un montage sériel et l’utilisation de cartons selon les codes du cinéma muet. La voix off, si structurante dans les films précédents, s’est tue. Elle laisse place ici à la voix intérieure des images montées en alternance avec les intertitres. Et le film adopte une respiration intime, celle d’un passé rappelé dont nous intégrons naturellement la pulsation.

Poussières d’Amérique (2011)

Poussières d’Amérique (2011)

© Les Films Hatari

8Une vingtaine d’histoires brèves se succèdent, insufflant un pouvoir métaphorique aux grands comme aux petits événements, faits divers et détails infimes de la vie quotidienne. Les Indiens, Christophe Colomb, Apollo, la Lune. Un enfant, les fleurs, la maison. Autant de récits collectifs qui, mis côte à côte, décrivent une Amérique suspendue entre hier et aujourd’hui. Le cinéaste ne part plus d’images actuelles pour réactiver l’histoire, comme dans Drancy Avenir, mais cette fois d’images préexistantes pour essayer de retrouver une immédiateté ou un éternel présent. Poursuivant sa réflexion dans le cadre de l’atelier précité, Arnaud des Pallières revient sur son travail de l’archive en relation avec l’histoire :

  • 7 Transcription de l’auteur.

J’ai fait un travail de fourmi, visionné des milliers d’heures de films, et parfois j’entrevoyais quelque chose. […] Comme si j’avais, en les voyant, des réminiscences d’autres vies que la mienne. […] C’est la théorie benjaminienne du Il nous arrive quelque chose du passé. Une étincelle qui surgit, ça s’ouvre, ça se referme, et si on est là pour la recevoir, alors on a accès à quelque chose que des milliers d’heures d’étude, de livres d’histoire, ne nous permettraient pas de saisir.7

9Le cinéma peut-il faire de l’histoire autrement ? De quelle histoire s’agit-il alors dans les films d’Arnaud des Pallières ? Sans doute d’une autre histoire, différente, mais ne s’opposant pas pour autant à l’histoire académique, car toutes les pratiques se nourrissent réciproquement dès lors qu’il s’agit d’engager un relais avec le présent. L’enjeu de ce cinéma est de donner de la consistance au passé, de rendre présent ici maintenant ce qui n’est plus, pour ne pas oublier que cela a été. Mais aussi de faire voir l’invisible et ce qui est en train de se produire en ce moment, car le travail de mémoire ne peut se faire qu’au présent. Arnaud des Pallières, passeur de notre temps, raconte une histoire vécue qui, même lorsqu’on cesse d’y croire, demeure et ne disparaît pas : une histoire qui constitue notre réalité, et dont nous sommes, pour toujours, les contemporains.

Filmographie d’Arnaud des Pallières

1987 – Gilles Deleuze : Qu’est-ce que l’acte de création ?, 49 min.

1988 – Le désorganisateur, 13 min.

1989 – La mémoire d’un ange, 22 min.

1991 – Le jardin du bonheur, 26 min.

1992 – Les trois temps du reveneur, 19 min 30.

1993 – Avant, après, 15 min.

1994 – Les choses rouges, 20 min.

1996 – Drancy Avenir, 84 min.

1999 – Is Dead (Portrait incomplet de Gertrude Stein), collection « Un siècle d’écrivains », 47 min.

2001 – Disneyland, mon vieux pays natal, 46 min.

2003 – Adieu,122 min.

2008 – Parc, 90 min.

2010 – Diane Wellington, 16 min.

2011 – Poussières d’Amérique, 100 min.

2013 – Michael Kohlhaas, durée inconnue à ce jour.

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Notes

1 Michel Foucault, « Le Retour de Pierre Rivière », entretien avec Guy Gauthier, Revue du cinéma, no 312, déc. 1976 ; cité par Dork Zabunyan, « Ce que peut un film : Foucault et le savoir cinématographique », dans Patrice Maniglier, Dork Zabunyan, Foucault va au cinéma, Bayard, 2011, p. 20.

2 Primo Levi, Si c’est un homme, trad. de l’italien par Martine Schruoffeneger, Julliard, 1987.

3 Robert Antelme, L’Espèce humaine, La Cité universelle, 1947, rééd. Gallimard, 1957.

4 Georges Perec, W ou le Souvenir d’enfance, Denoël, 1975 ; Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres [1898], trad. de l’anglais par Jean-Jacques Mayoux, Aubier-Montaigne, 1980.

5 Transcription de l’auteur.

6 Gilles Deleuze, Qu’est-ce que l’acte de création ?, Éd. Montparnasse, DVD, 1987, 49 min.

7 Transcription de l’auteur.

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Table des illustrations

Titre Poussières d’Amérique (2011)
Crédits © Les Films Hatari
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/docannexe/image/303/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 307k
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Pour citer cet article

Référence papier

Julie Savelli, « Arnaud des Pallières, passeur du temps présent »Écrire l'histoire, 11 | 2013, 87-91.

Référence électronique

Julie Savelli, « Arnaud des Pallières, passeur du temps présent »Écrire l'histoire [En ligne], 11 | 2013, mis en ligne le 15 mai 2016, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/303 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/elh.303

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Auteur

Julie Savelli

Julie Savelli est maître de conférences associée (PAST) en histoire et esthétique du cinéma à l’université Paul-Valéry – Montpellier-III. Chargée de programmation au Festival international de cinéma (FID) à Marseille de 2006 à 2009, elle est aujourd’hui responsable de la coordination éditoriale aux États généraux du film documentaire de Lussas et rédactrice pour le magazine du court métrage Bref, édité par l’Agence du court métrage. Elle a récemment publié : dans Bref, le magazine du court métrage, « Cinéma, film et politique. La nuit remue de Bijan Anquetil », (no 105, janv. 2013), « Les cinémas d’Arnaud des Pallières » (no 103, été 2012), « La vie matérielle de Gunvor Nelson » (no 102, mai-juin 2012) ; « Les États généraux du film documentaire posent la question de la nécessité de la critique », Cadrage, revue universitaire française en ligne, oct. 2012 ; « Documentaires ? », dossier pédagogique, dispositif « Lycéens et apprentis au cinéma », CICLIC, sept. 2012 ; « Cinéma et anthropologie : l’homme imaginaire en trois mouvements », Murmure, une revue des arts, hors série, Suzanne Liandrat-Guigues (dir.), Le Mouvement des concepts, De l’incidence Éditeur, 2008, p. 133-148.

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