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Mensonges et légitimation
Lectures

Jean-Philippe Jaccard (dir.), Un « mensonge déconcertant » ? La Russie au xxe siècle (2003)

Sophie Cœuré
p. 81-82
Référence(s) :

Jean-Philippe Jaccard (dir.), Un « mensonge déconcertant » ? La Russie au xxe siècle, Paris, L’Harmattan (Pays de l’Est), 2003, 261 p.

Texte intégral

1Publié en 2003, cet ouvrage collectif a été l’un des premiers et reste paradoxalement l’un des seuls à s’attaquer de front à la problématique du mensonge soviétique. Paradoxalement, car le cadre polémique du débat a été posé dès la révolution bolchevique d’octobre 1917. L’historien Jean-François Fayet le montre fort bien dans sa contribution en rappelant la nature même d’un régime légitimé par une idéologie sûre d’elle-même, exclusive et suscitant des rejets tout aussi virulents. Appuyé sur la certitude utopique de la création d’un homme nouveau, né dans les circonstances historiques bien précises d’une rupture de l’information entre la Russie et l’Occident, le pouvoir soviétique jugea nécessaire d’emblée une propagande offensive et défensive. Pour toutes ces raisons, les questions du mensonge, du vrai et du faux, de la désinformation, de la manipulation, de l’aveuglement, mais aussi de l’intériorisation ou du déni de la falsification de la réalité au bénéfice de l’engagement, ont irrigué une production gigantesque, tant artistique et littéraire que critique et universitaire, sans oublier le genre en soi qu’a constitué au xxe siècle le témoignage. Le récit du communiste yougoslave Ante Ciliga, militant internationaliste, enseignant des universités rouges en URSS, emprisonné et déporté dix ans en Sibérie, donne ainsi son titre au recueil. Il est d’ailleurs dommage que les avatars de ce témoignage n’aient pas davantage été explicités par les auteurs, tant ils illustrent les difficultés à nommer et définir le sujet même de l’ouvrage. Faut-il parler du « grand mensonge » (selon le titre choc du premier livre de Ciliga paru en France en 1938, Au pays du grand mensonge), du « mensonge déconcertant » (d’après l’édition augmentée de 1950, Au pays du mensonge déconcertant, publiée au moment où la victoire politique et morale du stalinisme semblait rendre inaudibles les révélations sur la répression) ? Faut-il questionner une « Russian Enigma », selon la formule employée dans la traduction anglaise de 1940, insistant davantage sur la géopolitique impériale ?

2Le maître d’œuvre du livre, Jean-Philippe Jaccard, inaugure une première série de trois articles de réflexion générale, en guise d’introduction aux interventions de spécialistes du monde russe rassemblés par l’université de Genève et issus des études littéraires et de civilisation, mais aussi de l’histoire, de la sociologie, de la philosophie. Ce dialogue résolument interdisciplinaire autour des significations possibles données au mensonge politique, communiste et totalitaire s’appuie sur des éléments de réflexion personnelle de chacun des chercheurs plus que sur des essais de définition synthétique, si toutefois celle-ci était possible. Tant le philosophe Michail Maiatsky que le linguiste Patrick Sériot insistent d’ailleurs sur les pièges ouverts à l’interprétation généralisante par un régime dont l’usage virtuose de l’idéologie et de la dialectique conduisit à la fois ses défenseurs et ses critiques à confondre les mots et les faits, et à user avec naïveté (positivement ou dans une optique de décryptage dénonciateur) des guillemets et des citations, sans s’attacher à comprendre les modes de production, de contrôle et de diffusion des discours.

3Ces réflexions trouvent leur écho dans la contribution suivante, celle d’Antoine Baudin, qui, s’il ne résiste pas à la mise à distance implicite par les guillemets pour évoquer la « réalité » socialiste, n’en restitue pas moins la chronologie précise de la fabrique de représentations descriptives et discursives unifiant l’ensemble des arts dans le réalisme socialiste des années 1930-1940. Ces avertissements méthodologiques demeurent pourtant inégalement entendus par les auteurs des trois parties chronologiques (stalinisme, totalitarisme « mou » – entre guillemets précisément – et période postsoviétique de tentatives de sortie du système – sans guillemets cette fois), puis d’une dernière partie conclusive portant sur « l’envers du mensonge », à savoir les représentations occidentales de l’Union soviétique. Il reste tout l’intérêt d’études dont la variété disciplinaire fait émerger deux thèmes forts : l’importance de la légitimation du régime soviétique par l’histoire et l’appropriation sélective du passé (Leonid Heller, Wladimir Berelowitch), et la question de la défense d’une intériorité bafouée par un régime répressif (Georges Nivat, Gervaise Tassis), question particulièrement sensible pour l’identité juive (Shimon Markish, Korine Amacher). En filigrane chez la plupart des auteurs, l’interrogation sur la longue durée d’un mensonge politique dans l’espace russe et soviétique reste la moins aboutie pour l’amont révolutionnaire, au-delà d’analogies assez convenues avec une Russie des Tsars symbolisée par Potemkine et Custine. La période de la Révolution et des années 1920 n’est quant à elle pas du tout abordée, peut-être parce que la définition implicite du totalitarisme soviétique portée par le livre s’appuie sur le moment stalinien. La question de la continuité temporelle et spatiale est mieux traitée pour l’aval postsoviétique, avec la contribution que Jean-Philippe Jaccard consacre à la Tchétchénie, mais aussi celle d’Annick Morard sur la Russie postmoderne et kaléidoscopique de l’écrivain Pelevine.

4Depuis 2003, certains thèmes abordés dans ce recueil ont été approfondis dans de bonnes conditions d’accès aux sources (la construction de l’image de l’URSS, la question de l’identité dans l’engagement et le désengagement communiste, le quotidien des écrivains et artistes en URSS, la censure, la répression et la dissidence, le réalisme socialiste, le moment de la perestroïka), des auteurs évoqués sont mieux connus (Alexandre Soljenitsyne, Vassili Grossman). En filigrane dans ce livre, le débat alors très vif sur la notion même de totalitarisme et sa comparabilité historique semble en revanche plus daté. Ce recueil reflète ainsi un moment de réflexion collective, proposant des monographies toujours éclairantes en un dialogue interdisciplinaire qui gagnerait à être renouvelé.

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Pour citer cet article

Référence papier

Sophie Cœuré, « Jean-Philippe Jaccard (dir.), Un « mensonge déconcertant » ? La Russie au xxe siècle (2003) »Écrire l'histoire, 10 | 2012, 81-82.

Référence électronique

Sophie Cœuré, « Jean-Philippe Jaccard (dir.), Un « mensonge déconcertant » ? La Russie au xxe siècle (2003) »Écrire l'histoire [En ligne], 10 | 2012, mis en ligne le 18 décembre 2015, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/215 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/elh.215

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Auteur

Sophie Cœuré

Sophie Cœuré est professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris Diderot. Elle travaille sur les représentations de la Russie et de l’URSS en Occident aux xixe et xxe siècles, le communisme international, la diplomatie culturelle, l’histoire des archives. Ses derniers ouvrages parus sont La Mémoire spoliée. Les archives des Français, butin de guerre nazi puis soviétique, de 1940 à nos jours (Payot, 2007) ; Frontières du communisme. Mythologies et réalités de la division de l’Europe de la révolution d’Octobre au mur de Berlin (dirigé avec Sabine Dullin, La Découverte, 2007) ; Les Archives (avec Vincent Duclert, La Découverte, 2011) ; « Cousu de fil rouge ». Voyages des intellectuels français en Union soviétique : 150 documents inédits des archives russes (dirigé avec Rachel Mazuy, CNRS, 2012).

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