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L’historien et les langues
Lectures

La révolution de 1917 : quels changements linguistiques ?

Catherine Depretto (dir.), 1917 en Russie. La philologie à l’épreuve de la Révolution (2017)
Nataliya Yatsenko
p. 194-196
Référence(s) :

Catherine Depretto (dir.), 1917 en Russie. La philologie à l’épreuve de la Révolution, numéro 1-2 de la Revue des études slaves, vol. 88, 2017, 398 p. <https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/res/800>.

Texte intégral

1Le dossier publié dans la Revue des études slaves a pour but d’évaluer l’influence des révolutions russes de février et d’octobre 1917 (désignées, comme l’explique Catherine Depretto dans son article introductif, sous le nom de « la Révolution ») sur la philologie – terme employé à l’époque et englobant les études linguistiques et littéraires (Sylvie Archaimbault). L’ouvrage réunit quinze contributions de chercheurs slavistes (français, russes, britanniques, italiens, américain et tchèque) issus de différents champs disciplinaires : linguistique, histoire de la littérature, histoire des sciences et des idées, épistémologie des sciences, sociolinguistique et critique littéraire. Répartis en trois grandes thématiques, « La révolution et la langue », « Mutations disciplinaires, enjeux méthodologiques » et « Savants et politique », les articles en français, en russe et en anglais ont pour ambition de mieux comprendre, premièrement, comment la langue a changé après 1917 et quelles étaient les politiques linguistiques des bolcheviks ; deuxièmement, quel était l’impact du nouveau régime sur les courants intellectuels et littéraires, en plein renouvellement depuis le début du xxe siècle, notamment sur le symbolisme (Ilona Svetlikova) et sur le formalisme, avec ses deux pôles que sont le Cercle linguistique de Moscou et l’Opojaz de Saint-Pétersbourg ; troisièmement, comment les trajectoires individuelles et les parcours scientifiques des philologues russes ont été affectés par la Révolution.

2Bien que plusieurs travaux aient déjà été consacrés aux politiques linguistiques et aux linguistes russes et soviétiques (nous ne citerons ici que les études de Vladimir Alpatov, Juliette Cadiot, Catherine Depretto, Michael Gorham, Mikhaïl Robinson, Patrick Sériot et Elena Simonato), le dossier n’en est pas moins instructif en ce qu’il se focalise précisément sur l’impact de la Révolution. En prêtant une attention particulière non seulement à la langue, mais aussi à la philologie dans une perspective de long terme (xixe-début du xxe siècle), en s’appuyant sur des sources inédites (Vlada Baranova, Stéphanie Cirac, Vadim Parsamov, Igor Pilshchikov) et en utilisant les outils de nouvelles disciplines comme l’émigrantologie (Miloš Zelenka), les auteurs visent à éclaircir les interactions entre deux temporalités différentes : le temps court de l’année révolutionnaire 1917 et le temps long de la langue et de la philologie.

3Les conclusions permettent de nuancer la vision de 1917 comme une année qui bouleverserait tous les aspects de la vie sociale. Certes, la Révolution a une influence qu’il serait difficile de nier, mais les changements sont bien sûr en gestation dans les décennies précédentes et plusieurs sont enclenchés seulement dans les années qui suivent 1917. Les bolcheviks interviennent dans la sphère linguistique immédiatement après leur arrivée au pouvoir, en octobre 1917. Cependant, leur réforme orthographique de 1917-1918 n’est que la mise en œuvre rigoureuse du projet discuté et élaboré depuis la fin du xixe siècle par les milieux pédagogiques et scientifiques (Alexandra Pletneva). En appliquant la réforme de façon brutale et forcée, les bolcheviks en modifient les objectifs – pour le nouveau pouvoir, la graphie modifiée symbolise la rupture tant recherchée avec l’ancien régime. Ainsi, cette orthographe plus souple, simple et accessible à tous, qui faisait partie du projet prérévolutionnaire et plus global de démocratisation, se serait retournée en système encore plus rigide qu’avant, normatif et discriminatoire.

  • 1 Voir Nikolaj P. Anciferov, Des pensées du passé. Mémoires [Из дум о былом: Воспоминания], Moscou, P (...)

4On peut observer le même type de rapport entre les recherches menées sous le régime précédent et leur application par les bolcheviks au sujet du projet excursionniste (une approche historico-culturelle et littéraire de l’étude des localités urbaines) élaboré, entre 1907 et 1919, par l’historien médiéviste Ivan Grevs et développé par son disciple Nikolaj Anciferov (Frances Nethercott), les deux savants étant par ailleurs arrêtés à la fin des années 19201. Dans le domaine de la critique de la littérature enfantine, ce n’est qu’au milieu des années 1920 que les changements deviennent tangibles. En déconstruisant le mythe de la rupture de 1917, Svetlana Maslinskaya insiste sur la continuité des contenus et de la rhétorique malgré la fermeture des revues et le renouvellement du corps des critiques. La critique publique et virulente du formalisme par Trotsky et Lounatcharsky en 1923-1924 marque quant à elle la « fracture décisive » dans l’activité de l’Opojaz pétersbourgeois (Stefania Sini).

5En ce qui concerne les modifications au sein des mouvements linguistiques et littéraires, plus que la Révolution elle-même, c’est la recomposition des communautés scientifiques qui entraîne des ruptures conceptuelles. L’étude socio-épistémologique du Cercle linguistique de Moscou montre l’importance des facteurs sociaux ainsi que des acteurs – notamment l’arrivée en 1919 du philosophe rapatrié Gustav Shpet et l’émigration en Tchécoslovaquie de Roman Jakobson et de Piotr Bogatyrev. Ces deux événements ont déterminé le « tournant sémantique » du mouvement, qui a ainsi radicalement dévié de ses concepts initiaux (Dušan Radunović). Après la Révolution, plusieurs philologues se trouvent en effet face à un dilemme : rester ou émigrer. Les causes politiques – l’adhésion ou non au régime bolchevik – se joignent à d’autres facteurs – personnels, familiaux, matériels ou professionnels – et, finalement, le choix peut s’avérer assez arbitraire (Stéphanie Cirac, Vadim Parsamov).

6La rupture révolutionnaire est plus nette dans deux études de cas du dossier : celle qui porte sur la trajectoire du critique Ivan Rozanov (1874-1959), qui commence à s’intéresser à la poésie d’avant-garde et devient par la suite un historien reconnu de la littérature (Nicolaj Bogomolov), et celle qui porte sur la « bolchevisation » de la langue des paysans après 1917 (Alexander Nakhimovsky). Or ces deux cas ne remettent pas en cause la continuité avec l’ancien régime, mais la nuancent plutôt. La formation de Rozanov à l’université de Moscou entre 1895 et 1900 joue un rôle non négligeable dans sa réussite scientifique, tout comme, en fonction des générations, de nombreux paysans conservent une façon authentique « non bolchevisée » de s’exprimer, même après la Révolution.

  • 2 Voir par exemple les colloques internationaux Ossip Brik [Бриковские чтения] (Moscou, université d’ (...)

7En dépit de tous les bouleversements révolutionnaires, il apparaît que, pour que le nouveau régime ait un impact réel et direct sur la philologie en tant que champ disciplinaire, il faut qu’il s’établisse, qu’il développe ses propres principes (tels que le réalisme socialiste dans les années 1930) et, surtout, qu’il crée des instruments efficaces de gestion des intellectuels. Certes, les bornes chronologiques élargies que la publication prend pour appui offrent la possibilité de démontrer les filiations avec la période prérévolutionnaire aussi bien que de remettre les moments charnières dans le domaine philologique à leur juste place par rapport à la Révolution. Toutefois, on aurait aimé inclure dans l’analyse la deuxième moitié du xxe siècle : les échos de 1917 s’étendent bien au-delà des premières décennies qui suivent, tant pour les résultats concrets des politiques linguistiques qu’en ce qui concerne le développement ultérieur des tendances philologiques rejetées par la Révolution. Les questions abordées ne gardent-elles pas encore leur actualité au moment de la désintégration de l’URSS en 1991 ? Ne peut-on dire que le langage d’avant 1917 est partiellement revenu en Russie, à ce moment-là, ainsi que l’intérêt pour les écoles scientifiques d’ancien régime, en partie préservées et développées par l’émigration russe en exil en Europe et aux États-Unis2 ?

8En somme, le dossier présenté, riche des sources mobilisées ainsi que de son aspect international et pluridisciplinaire, est une précieuse contribution à l’avancement de nos savoirs sur la langue et la philologie russes en cette période de troubles qu’est le début du xxe siècle. Il apporte également un nouvel éclairage sur les relations entre la temporalité de la langue – des phénomènes langagiers aussi bien que des études linguistiques et littéraires – et la temporalité des événements sociopolitiques majeurs tels que les révolutions.

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Notes

1 Voir Nikolaj P. Anciferov, Des pensées du passé. Mémoires [Из дум о былом: Воспоминания], Moscou, Phoenix (Initiative culturelle), 1992 ; Les Destins tragiques. Les savants de l’Académie des sciences de l’URSS, victimes de la répression [Трагические судьбы: репрессированные ученые Академии наук СССР], Moscou, Nauka, 1995.

2 Voir par exemple les colloques internationaux Ossip Brik [Бриковские чтения] (Moscou, université d’État des Arts graphiques, 10-12 février 2010 et 20-24 mars 2013) ; Pour un dialogue sémiotique franco-russe (université Paris 8, 25-27 novembre 2010) ; Le Formalisme russe cent ans après. Interprétation, réception, perspectives (EHESS / Paris-Sorbonne, 8-10 octobre 2015).

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Pour citer cet article

Référence papier

Nataliya Yatsenko, « La révolution de 1917 : quels changements linguistiques ? »Écrire l'histoire, 19 | 2019, 194-196.

Référence électronique

Nataliya Yatsenko, « La révolution de 1917 : quels changements linguistiques ? »Écrire l'histoire [En ligne], 19 | 2019, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/2111 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/elh.2111

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Auteur

Nataliya Yatsenko

Nataliya Yatsenko est doctorante en histoire contemporaine au laboratoire Identités, cultures, territoires (ICT) à l’université Paris Diderot – Paris 7 Sorbonne Paris Cité. Sa thèse, sous la codirection de Sophie Cœuré (Paris 7) et de Dan Savatovsky (Paris 3 Sorbonne nouvelle), porte sur l’enseignement de la langue française dans les établissements de l’enseignement supérieur en Union soviétique (1956-1985). Elle a notamment publié « “Voyage sur une autre planète” : les lecteurs et assistants de français dans les facultés soviétiques vus par eux-mêmes (1958-1991) » (Encyclo. Revue de l’école doctorale ED 382, no 8, 2017) et « Discours et pratiques des origines sociales. L’exemple de l’enseignement supérieur soviétique dans l’entre-deux-guerres » (Travaux en cours, no 13, Origine / Origines. 9es Rencontres doctorales Paris Diderot, 2017).

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