19 | 2019
L’historien et les langues
Toute l’histoire attestera cette observation : les mots plutôt que les choses mènent les hommes.
Révolutions de Paris, no 108 du 30 juillet-6 août 1791.
Notes de la rédaction
Ce numéro vise à explorer la double dimension du rapport des historiens aux langues, pensées comme outils (des historiens) et comme objets (d’histoire).
Les interrogations sur la langue mobilisée par les historiens ont été au cœur de l’élaboration, progressive, contradictoire et débattue, de la science historique, du tournant philologique de la Renaissance au linguistic turn des années 1960-1980. Insistant sur la « construction discursive du social », dans ses retranchements les plus extrêmes ce dernier courant historiographique a pu confiner à des positions « fictionnalistes », selon lesquelles l’histoire n’aurait pas eu de régime de vérité différent de la fiction.
A posteriori, il est pourtant possible de reconnaître au postulat du linguistic turn – la réalité dont traite la connaissance historique est inséparable du langage qui l’exprime – le mérite de relancer la réflexion épistémologique sur l’histoire. La langue a notamment été remise au centre des questionnements des historiens, et ce à travers une approche pluridisciplinaire, partagée avec les littéraires, les philosophes, les sociologues, ou les linguistes bien sûr.
D’un côté, les discussions ont pu porter sur la vocation narrative de l’histoire et la part de la mise en récit dans les opérations de véridiction de l’historien (I. Jablonka). Quelle doit être la langue de l’historien, son style adéquat ? Peut-il se rapprocher de celui de l’auteur de fiction pour emporter le lecteur dans sa mise en intrigue ou doit-il être volontairement sec et/ou neutre, comme gage de sa scientificité ? À quel point doit-il donner à entendre la langue de ses sources ?
D’un autre côté, les interrogations vis-à-vis de la langue ont permis d’introduire plus largement une forme de réflexivité des historiens sur l’historicité de leur propre langue et de leurs concepts. Les approches, entre autres, de John Pocock ou de Reinhart Koselleck et sa Begriffsgeschichte, ont invité à réfléchir aux circulations des mots des historiens : entre les langues, à travers des opérations de traduction, mais aussi entre les disciplines. Quelles sont les conséquences, par exemple, du recours grandissant à l’anglais comme langage « nécessaire » et normalisé de la communication scientifique internationale ? Comment l’histoire emprunte-t-elle et ré-acclimate-t-elle, en en transformant nécessairement le sens, certains concepts des autres sciences humaines et sociales ?
Le discursif étant perçu par les historiens non comme la totalité du social, mais comme l’un de ses éléments constitutifs, ils ont pu mettre au centre de leurs enquêtes la langue des sources et des acteurs historiques, en se montrant attentifs aux « représentations scripturaires du monde social » (Chr. Jouhaud), ou encore à une « histoire linguistique des usages conceptuels » (J. Guilhaumou).
Le romantisme, qui voyait dans la langue l’expression privilégiée du génie des peuples, incitait déjà les historiens du xixe siècle à y rechercher la vision du monde, les idéaux, les mœurs, les croyances des hommes du passé. Les historiens contemporains prolongent ces interrogations en abordant comment les langues constituent un élément majeur des identités, labiles, toujours multiples et jamais figées, des acteurs sociaux. Comment surtout, plutôt que de s’exclure l’une l’autre, elles en viennent à se superposer, à coexister, à produire des phénomènes de diglossie. La langue, y compris au singulier, est toujours un palimpseste où sont venus sédimenter des états antérieurs de celle-ci, d’autres idiomes avec lesquels elle a échangé ou échange encore…
Certains événements, bien que de natures très différentes, paraissent explicitement « linguistiques », moments paroxystiques de (tentatives de) modification de la langue, à la portée souvent idéologique, ayant pour but de dire autrement le monde. Et ce, par exemple, de la « politique linguistique » de la Révolution française vis-à-vis des « patois » à la « révolution linguistique », latinisation à marche forcée, imposée en Turquie par Mustafa Kemal Atatürk. Mais, au-delà, il s’agit aussi d’envisager tous les effets, y compris à bas bruit, du choix de tels ou tels langue ou langage par les acteurs, dans leurs interactions quotidiennes et les traces et documents qu’elles laissent.
Une histoire sociale et culturelle des langues a ainsi permis aux historiens de faire du langage un terrain d’investigation. C’est au pluriel des langues que l’histoire comme science sociale s’intéresse, en termes de conditions sociales de production comme de réception : il s’agit d’envisager la manière dont les acteurs mobilisent les langues en fonction de leurs ressources langagières propres, de leur capital linguistique, inégalement distribué dans telle ou telle société, sans cesse redéfini, négocié, individuellement et collectivement. C’est aux jeux et enjeux – littéraires, religieux, politiques, économiques… – de cette maîtrise des langues que ce numéro est consacré.
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L’historien et les langues
Sous la direction de Paule Petitier et Fabien Simon-
Avant-propos [Texte intégral]
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Les langues médiévales de l’histoire [Texte intégral]
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L’archive comme discours. Le laboratoire « Révolution française » [Texte intégral]
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Autour du Dictionnaire des concepts nomades
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Le travail réflexif du discours et l’ontologie historique du sujet. Entretien avec Jacques Guilhaumou [Texte intégral]Par Gérard Bras, Florence Lotterie, Paule Petitier et Fabien Simon
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Comment écrire une histoire plurilingue de la mission en Chine ? [Texte intégral]
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La gouvernementalité linguistique [Texte intégral]Plaidoyer pour une nouvelle catégorie d’analyse dans l’histoire des langues
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Écouter les archives [Texte intégral]Langues vernaculaires et usages sociaux des parlers régionaux au prisme des archives judiciaires d’Ancien Régime
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Prose della volgar lingua [Texte intégral]
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Les miroirs déformants des cultures linguistiques médiévales [Texte intégral]
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Toutes terres sont païs au proudome. Les langues de Brunetto Latini [Texte intégral]
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Étude de cas linguistique
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Le préhistorien et les langues. Entretien avec Jean-Paul Demoule [Texte intégral]Par Paule Petitier et Fabien Simon
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Le deuil de la poésie [Texte intégral]Imaginaire historique et imaginaire linguistique chez Mérimée
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L’histoire, les langues et Dieu [Texte intégral]Une trilogie de Nurith Aviv
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L’Histoire parle-t-elle ? [Texte intégral]Langage ou mutisme de l’Histoire
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Lectures
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Le crâne fendu d’où naquit le français : un tombeau pour Nithard [Texte intégral]Bernard Cerquiglini, L’Invention de Nithard (2018)
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Les mots de Guizot [Texte intégral]
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Flux et reflux d’une fiction [Texte intégral]
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La révolution de 1917 : quels changements linguistiques ? [Texte intégral]Catherine Depretto (dir.), 1917 en Russie. La philologie à l’épreuve de la Révolution (2017)
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Ch’oe Namsŏn et la syllabe magique de l’histoire coréenne [Texte intégral]Ch’oe Namsŏn, Thèse sur la culture de b/p/f a/u r/l k/h a/u m/n (1927)
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La Babel des sciences [Texte intégral]Michael D. Gordin, Scientific Babel. The language of science from the fall of Latin to the rise of English (2017)
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Brèves d'histoire
Sous la direction de Claude Millet et Piroska Nagy-
La polémique Kanata
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Histoires désobéissantes [Texte intégral]Une déchirure dans l’histoire : enfants de tortionnaires pour les droits de l’homme
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Sacrée, l’égalité hommes-femmes ? [Texte intégral]Usages de l’histoire et de l’égalité dans les débats sur les signes religieux au Québec
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L’histoire inattendue : une leçon d’analogie selon les Monty Python [Texte intégral]
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Antoine de Baecque, du corps de l’histoire au corps de l’historien [Texte intégral]
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Qui entrera au Panthéon le 11 novembre 2020 ? [Texte intégral]
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Livres récents
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Livres récents [Texte intégral]Sélection d’ouvrages parus en 2018
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