History wars : les débats sur le récit de l’histoire nationale en Grande-Bretagne
Résumés
La campagne en faveur de la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne (Brexit) semble révéler une profonde nostalgie pour un passé largement idéalisé et qui se trouve instrumentalisé à des fins politiques à court terme. La nation britannique apparaît tour à tour comme hors de l’Europe (et tournée vers l’Empire), comme dernier rempart contre l’Europe (grâce à sa « relation spéciale » avec les États-Unis), ou comme dernier recours de l’Europe contre ses propres démons (ainsi qu’elle le fut lors de la Seconde Guerre mondiale). Revendiquant une tradition nationale faite de pragmatisme et de bon sens, la Grande-Bretagne s’engage et s’enferme pourtant dans des débats qui semblent bien éloignés des réalités du monde contemporain.
Texte intégral
- 1 Richard J. Evans, « Michael Gove’s history wars », The Guardian, 13 juil. 2013.
- 2 Michael Gove, « Why does the Left insist on belittling true British heroes? », MailOnline, 2 janv. (...)
- 3 Ian Drury, « Ministers refuse to mark Waterloo: Campaigners say Government do not want to celebrate (...)
1En 2013, Michael Gove, ministre de l’Éducation, déclare vouloir en finir une bonne fois pour toutes avec les interprétations « gauchisantes » de l’histoire britannique qui « dévalorisent » systématiquement le rôle joué par la Grande-Bretagne1. Les premières salves de ce qu’il est désormais convenu d’appeler les « history wars » sont tirées. En 2014, au moment des commémorations autour du centenaire de la Première Guerre mondiale, le même Michael Gove récuse le récit de la Grande Guerre que véhiculent selon lui livres, films et séries télévisées populaires, celui d’« une pagaille sans nom », d’une « série d’erreurs catastrophiques commises par des élites coupées du monde ». Il s’agissait bien plutôt, estime-t‑il, d’une « guerre juste » menée par la Grande-Bretagne pour sauver « l’ordre libéral occidental » de « l’expansionnisme agressif » des Allemands2. En 2015, la presse tabloïde, Daily Mail en tête, commémore à sa manière le bicentenaire de la bataille de Waterloo. Accusant le gouvernement britannique de trop chercher à ménager les susceptibilités françaises, elle publie une série d’articles qui mettent en avant le « triomphe historique » des troupes anglaises menées par Wellington contre Napoléon et célèbrent en cet événement l’acte de naissance de l’Empire le plus puissant au monde. Peu leur importe au fond que Wellington ait été à la tête d’un ensemble de troupes britanniques, allemandes et hollandaises, ou que ce soit l’arrivée des troupes prussiennes qui ait poussé Napoléon à la reddition3…
- 4 Jessica Elgot, « Theresa May calls for “red, white and blue Brexit” », The Guardian, 6 déc. 2016.
2Ces controverses ne prêteraient qu’à sourire si elles n’apparaissaient rétrospectivement comme les étapes annonciatrices d’une utilisation de l’histoire nationale à des fins politiques, dont le vote en faveur du Brexit constituerait l’aboutissement. Depuis le scrutin du 23 juin 2016, où 51,9 % des votants se sont prononcés en faveur du « leave » afin de « reprendre la main » (take back control), la classe politique britannique se déchire pour savoir quel sens exact donner à ces mots. La Première Ministre Theresa May a beau répéter que « le Brexit, c’est le Brexit » (Brexit means Brexit), et en appeler à un Brexit « rouge-blanc-bleu », aux couleurs du drapeau de l’Union Jack4, il se dessine déjà un hard, un soft et même un grey Brexit. Outre leurs contours flous, ce que toutes ces variantes ont en commun, c’est peut-être une profonde nostalgie pour un passé érigé en « mythe », où la nation britannique apparaît tour à tour comme hors de l’Europe (et tournée vers l’Empire), comme dernier rempart contre l’Europe (grâce à sa « relation spéciale » avec les États-Unis), ou comme dernier recours de l’Europe contre ses propres démons (ainsi qu’elle le fut lors de la Seconde Guerre mondiale).
- 5 Paul Gilroy, Postcolonial Melancholia, New York, Columbia University Press, 2005.
- 6 Adam Withnall, « “British Empire” won the Olympics, claims Conservative MP Heather Wheeler. Governm (...)
3Les références à « l’Empire » comme s’il s’agissait d’une réalité contemporaine se sont multipliées ces derniers temps, donnant parfois l’impression que la classe politique britannique est passée de la « mélancolie postcoloniale5 » au déni pur et simple de l’histoire. En août dernier, galvanisée par les nombreuses médailles olympiques rapportées de Rio par les athlètes britanniques, pour la plupart en effet originaires des anciennes colonies, la députée conservatrice Heather Wheeler se fend ainsi d’un tweet sans ambages : « Empire Goes for Gold », et souligne que « l’Empire » écrase bien évidemment « l’UE post-Brexit » (l’Union européenne sans la Grande-Bretagne) et devance même « le reste du monde6 ».
4Quelques mois plus tard, les espoirs suscités par l’élection de Donald Trump aux États-Unis et par la visite de courtoisie que lui rendit dans la foulée Nigel Farage, ancien président du parti nationaliste et europhobe britannique UKIP, déchaînèrent les passions d’une bonne partie de la presse tabloïde. Celle-ci mena en effet campagne pour sa nomination immédiate au poste d’ambassadeur, Farage étant selon elle idéalement placé pour restaurer les liens et rétablir la « relation spéciale » de la Grande-Bretagne avec les États-Unis, mise à mal pendant les années Obama.
5Mais de tous les mythes de l’histoire britannique mobilisés en faveur du Brexit, aucun n’a reçu autant d’écho émotionnel dans le Royaume-Uni de 2016 que celui de la « plus belle heure » évoquée par Winston Churchill en 1940 :
La bataille de France est terminée. Je suppose que la bataille d’Angleterre est sur le point de commencer. De cette bataille dépend la survie de la civilisation chrétienne. […] Si nous parvenons à lui résister, toute l’Europe pourra être libre […]. Mais si nous échouons, alors le monde entier, y compris les États-Unis, y compris tout ce que nous avons connu et aimé, sombrera dans les abîmes d’un nouvel âge des ténèbres rendu encore plus sinistre, et peut-être plus durable, par les lumières d’une science pervertie. Aussi, préparons-nous à accomplir notre devoir et à nous conduire de telle sorte que, si l’Empire britannique et son Commonwealth durent mille ans, les hommes diront encore : « Ce fut leur plus belle heure. »
6La machine rhétorique du Brexit convoque le récit de la Seconde Guerre mondiale, où la Grande-Bretagne, seule au monde, abandonnée par une Europe occupée, survécut au Blitz grâce au courage et à la solidarité de son peuple, pour sortir victorieuse de l’Allemagne nazie. Le choix de certains moments clés, comme celui de la défaite française de juin 1940, servit à montrer que non seulement la Grande-Bretagne n’avait pas eu besoin de l’Europe, mais qu’au contraire celle-ci avait toujours été un véritable fardeau pour elle. Au fondement de l’idée que la Grande-Bretagne existe dans un « splendide isolement », la « victoire de Dunkerque » en mai 1940 – mieux connue en France sous le nom de « défaite de Dunkerque » –, où l’engagement spontané de centaines de « petits navires » civils (les little ships) venus du sud de l’Angleterre permit aux militaires britanniques d’échapper au massacre ; de même la résistance héroïque de la population civile pendant le Blitz en 1940-1941.
- 7 Ariane Mak, « Spheres of Justice in the 1942 Betteshanger Miners’ Strike. An Essay in Historical Et (...)
- 8 Laura Lee Downs, « Au Revoir les Enfants: Wartime Evacuation and the Politics of Childhood in Franc (...)
7Le récit des années de guerre décrit ainsi une véritable épopée, fondée sur une exceptionnelle solidarité nationale. Oubliées les grèves dès le début de la guerre, malgré leur interdiction, de milliers de travailleurs protestant contre l’exploitation et l’injustice dont ils étaient victimes. De plus de 900 dans les tout premiers mois, leur nombre n’a cessé d’augmenter chaque année : grève des mineurs de Betteshanger en janvier 1942, vague de grèves au printemps 1942, grèves liées aux salaires dans les mines en 19447… En 1944, le nombre de grèves en Grande-Bretagne atteint un record. Passée sous silence également, l’attitude de nombreuses familles aisées de l’intérieur du pays qui, sommées d’accueillir chez elles les enfants des classes populaires évacués de l’East End de Londres, les renvoyèrent sous les bombes. Les autorités prirent ensuite soin de placer ces enfants chez de simples ouvriers agricoles, davantage susceptibles de solidarité8.
- 9 « What 20th Century UK history should Liam Fox be aware of? », The Guardian, 4 mars 2016.
- 10 Cianan Brennan, « “Britain twice saved the world from tyranny, we’ll do what we want” – Tory MP », (...)
8Au-delà de la « plus belle heure » et de la Seconde Guerre mondiale, c’est toute une histoire édulcorée et idéalisée du rôle de la Grande-Bretagne dans l’Europe du xxe siècle que mobilisent les « Brexiters » pour en justifier sa sortie. En mars 2016, le député conservateur Liam Fox affirmait ainsi : « Le Royaume-Uni est un des rares pays de l’Union européenne qui n’aient nullement à rougir de leur histoire au xxe siècle9 », opposant explicitement l’Angleterre à l’Allemagne, qui avait dû, elle, faire un retour douloureux sur son passé. Exit la guerre des Boers en Afrique du Sud, les Pâques sanglantes en Irlande, le massacre d’Amritsar en Inde et la crise de Suez, pour ne citer que quelques épisodes moins glorieux. Il ne s’agit dans ce récit que d’une Grande-Bretagne héroïque, qui a « sauvé par deux fois le monde de la tyrannie », toute fondée à agir « comme bon lui semble » envers « le Continent », ainsi que le soulignait en 2015 le député conservateur Bill Cash10.
- 11 « When you come in to public life use your common sense and avoid logic », J. C. C Davidson, « The (...)
9Ce récit de l’histoire nationale dessine en filigrane certains traits supposés caractéristiques du « génie britannique », mélange d’esprit pratique et de bon sens (common sense). Ces attributs n’ont du reste rien de nouveau : ils ont été explicitement définis pour la première fois dans l’entre-deux-guerres par les intellectuels conservateurs, qui ont fait de l’anti-intellectualisme une marque de fabrique du conservatisme, et par là de la nation britannique tout entière. Le Premier Ministre Stanley Baldwin aimait ainsi se réclamer d’Edmund Burke, dont il retenait les critiques à l’égard de la Révolution française et la méfiance envers les théories abstraites. Cette définition de la Grande-Bretagne comme nation du bon sens plutôt que de l’intelligence a donné lieu à des stéréotypes désormais bien connus du caractère britannique : enclin à une approche pragmatique et concrète des problèmes, par opposition à l’approche continentale réputée empreinte d’idéologie ; le plus souvent modéré, par opposition aux extrémismes et dogmatismes européens ; et défendant une approche toujours locale de la citoyenneté, par opposition aux définitions universelles proposées sur le Continent. « Too clever by half », accusation communément proférée en anglais, qui ne trouve d’écho en français que dans l’expression « à malin, malin et demi », traduit d’ailleurs bien cette ambivalence à l’égard de l’intelligence. « En politique, faites preuve de bon sens plutôt que d’esprit logique », aimait à dire le conservateur J. C. C. Davidson11. La victoire de 1945 pouvait dès lors être interprétée comme celle du common sense sur les dogmes extrémistes du Continent et comme la validation, si besoin était, d’une construction nationale fondée sur une exception britannique faite de pragmatisme, d’anti-intellectualisme et de méfiance envers les idéologies.
10La Première Ministre conservatrice Theresa May a construit son personnage politique en référence à cet exceptionnalisme et se veut l’incarnation même du common sense et du pragmatisme. Elle s’inscrit dans une tradition déjà ancienne de femmes conservatrices qui se présentent comme étant solides, fiables et practical, en mesure de « faire le ménage » (clean up the mess) – entendre ici : « après les hommes », David Cameron et Boris Johnson, par exemple – et de « faire le boulot » (get the job done). Depuis les années 1920, le Parti conservateur britannique compte plus de femmes que d’hommes, et ces femmes ont assis leur légitimité et leur autorité au sein du parti en se présentant comme le porte-étendard de ce common sense, jouant sur les stéréotypes bien connus des femmes qui pensent avec leur cœur et non avec leur tête.
11Là réside l’un des paradoxes du Brexit, celui de revendiquer un esprit pratique et du bon sens, et d’accoucher d’une politique qui rappelle en tout point la description citée plus haut de ces élites européennes coupées du monde qui, sous couvert de « reprendre la main » en Europe, commettent « une série d’erreurs catastrophiques » et créent « une pagaille sans nom ».
Notes
1 Richard J. Evans, « Michael Gove’s history wars », The Guardian, 13 juil. 2013.
2 Michael Gove, « Why does the Left insist on belittling true British heroes? », MailOnline, 2 janv. 2014, cons. 6 janv. 2017.
3 Ian Drury, « Ministers refuse to mark Waterloo: Campaigners say Government do not want to celebrate 200th anniversary in case they offend France », Daily Mail, 14 juin 2013.
4 Jessica Elgot, « Theresa May calls for “red, white and blue Brexit” », The Guardian, 6 déc. 2016.
5 Paul Gilroy, Postcolonial Melancholia, New York, Columbia University Press, 2005.
6 Adam Withnall, « “British Empire” won the Olympics, claims Conservative MP Heather Wheeler. Government whip suggests gold for “Empire” means Brexit will be a success », The Independent, 22 août 2016.
7 Ariane Mak, « Spheres of Justice in the 1942 Betteshanger Miners’ Strike. An Essay in Historical Ethnography », Historical Studies in Industrial Relations, no 36, 2015, p. 29‑57.
8 Laura Lee Downs, « Au Revoir les Enfants: Wartime Evacuation and the Politics of Childhood in France and Britain, 1939-45 », History Workshop Journal, vol. 82, no 1, 2016, p. 121‑150.
9 « What 20th Century UK history should Liam Fox be aware of? », The Guardian, 4 mars 2016.
10 Cianan Brennan, « “Britain twice saved the world from tyranny, we’ll do what we want” – Tory MP », thejournal.ie, 10 mars 2015, <www.thejournal.ie/brexit-gordon-brown-1983280-Mar2015>, cons. 6 janv. 2017.
11 « When you come in to public life use your common sense and avoid logic », J. C. C Davidson, « The History and Principles of the Conservative Party », conférence, Lancaster Grammar School, 20 mars 1942, Davidson papers, DAV/284.
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Référence papier
Clarisse Berthezène, « History wars : les débats sur le récit de l’histoire nationale en Grande-Bretagne », Écrire l'histoire, 17 | 2017, 223-227.
Référence électronique
Clarisse Berthezène, « History wars : les débats sur le récit de l’histoire nationale en Grande-Bretagne », Écrire l'histoire [En ligne], 17 | 2017, mis en ligne le 28 septembre 2020, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/1281 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/elh.1281
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