Le renouvellement des programmes de collège en 2016 : une occasion d’enseigner l’histoire de l’Islam médiéval autrement ?
Résumés
Si l’inconscient d’école, au sens où Pierre Bourdieu le définissait, est, en histoire, comme le précipité des représentations qu’un monde social a de son passé et de l’histoire du monde, au vu de l’importance de l’enseignement de l’histoire-géographie en France, les batailles qui se livrent autour des changements de programmes se comprennent mieux. Sans surprise, ceux qui sont entrés en application à la rentrée 2016 ont été contestés. Pourtant, toutes les évolutions ne donnent pas lieu à une discussion approfondie. Ainsi, le nouveau libellé du thème relatif à l’histoire de l’Islam médiéval pour la classe de cinquième, qui était resté plus ou moins identique depuis 1957, n’a suscité que les habituelles critiques sur la trop grande place réservée à ce thème. Alors qu’il permet d’envisager des modifications importantes, déjà les recommandations du ministère tentent de faire en sorte que « tout change pour que rien ne change ». Et si nous saisissions au contraire cette occasion pour en finir avec la civilisation, la culture et le fait religieux comme clés de lecture – et comme instruments d’assignation des « musulmans » ? L’enjeu est majeur, il est actuel et n’a, paradoxalement, peut-être jamais été aussi aisé à prendre en compte qu’avec les nouveaux enseignants formés ces dernières années à l’histoire du monde islamique médiéval dans le cadre des concours.
Texte intégral
- 1 Voir, par exemple, le préambule aux Propositions pour l’enseignement de l’avenir. Rapport au Présid (...)
- 2 Pierre Bourdieu, « L’inconscient d’école », Actes de la recherche en sciences sociales, no 135, 200 (...)
- 3 La convention typographique française, qui favorise la confusion entre le social et le religieux et (...)
1Les programmes scolaires d’histoire sont rarement révolutionnaires, en dépit de leur potentiel critique et réflexif1. Par les catégories qu’ils mobilisent, ils expriment le plus souvent un « inconscient d’école », pour employer la terminologie de Pierre Bourdieu2, même lorsque leurs contenus sont nouveaux, inertie qui peut naturellement être renforcée par l’actualité politique. Cette contradiction entre innovation et immobilisme se traduit par la place que les programmes d’histoire en vigueur depuis septembre 2016 dans les collèges accordent à l’Islam médiéval3 en classe de cinquième. Le nouveau libellé pourrait induire une remise en cause, au moins partielle, de cet inconscient d’école. Ce n’est pourtant pas dans cette direction que vont les instructions ministérielles et les manuels, qui tendent à conserver l’approche antérieure. Bien que frileux, ils sont attaqués par Barbara Lefebvre, professeur d’histoire-géographie très active dans la sphère publique, au nom d’une conception de l’histoire a-scientifique et d’un Islam largement fantasmé. La discussion de ces textes devrait plutôt passer par la critique des catégories utilisées communément pour aborder ces thèmes, car elles limitent le potentiel réflexif de l’enseignement de l’histoire, bien au-delà de l’histoire de l’Islam.
Inconscient d’école et Islam médiéval
- 4 Véronique Deneuche, L’Enseignement des faits religieux dans les manuels d’histoire, L’Harmattan, 20 (...)
2Depuis 1957, les programmes relatifs à l’Islam médiéval ont eu tendance à s’en tenir à la période initiale, comme si cette dernière contenait intemporellement l’essence de l’islam. Leur libellé se concentrait sur la civilisation musulmane et l’empire, plus particulièrement sur les débuts de cette histoire et sur sa dimension religieuse4. Le choix de se limiter à la période pré-xie siècle était aussi motivé par un autre topos : elle constituerait un premier temps brillant, suivi par un long déclin débouchant sur une impossible modernité, celle-ci étant réservée à « l’Europe » ou à « l’Occident ». Dernière constante depuis 1957 : l’histoire de l’Islam médiéval est supposée ne concerner ni celle de l’Europe ni celle de la France, véritable cœur des programmes.
- 5 Notamment dans les programmes de 1987.
- 6 Blaise Dufal, « Faire et défaire l’histoire des civilisations », dans Philippe Büttgen et al. (dir. (...)
- 7 Sébastien Urbanski, L’Enseignement du fait religieux. École, république, laïcité, PUF, 2016.
3Si cet enseignement est donc sédimenté, contrairement à ce que certains publicistes dénoncent régulièrement, les cadres de l’analyse, partagés par l’enseignement de bien d’autres thèmes, le sont tout autant. Ainsi, la notion de civilisation, entendue d’abord de manière « classique », puis braudélienne dans les années 19805, et, à juste titre, fortement critiquée6 (souvent au profit de ce qui est devenu son exact équivalent, la culture), a disparu des programmes, mais pas des fiches Éduscol, qui explicitent les attendus des thèmes que les enseignants doivent aborder. Elle s’accompagne de l’idée que les « origines » d’une civilisation concentrent en quelque sorte sa vérité et que ses « fondements » sont religieux. Elle a justifié la promotion par des responsables de l’Éducation nationale de l’enseignement du « fait religieux », trop ignoré selon eux par les élèves actuels, et son institutionnalisation dans les années 20007. Une telle conception cadre bien entendu avec l’analyse croissante du monde contemporain en termes religieux.
- 8 Sous-entendu « byzantine et carolingienne ».
- 9 Il est étonnant que le ministère ait finalement retenu « islam » et non « Islam » (voir note 3) ; d (...)
4En dépit de ce même inconscient et d’une présentation stable depuis plusieurs décennies, des polémistes s’en sont pris à la dernière formulation de la question enseignée en cinquième : « Chrétientés8 et islam (vie-xiiie siècles), des mondes en contact9 ». Prétendant remettre en cause une vision idéologique, leur intervention fragilise le renouvellement de la démarche historique et l’abandon d’une conception scientifiquement dépassée de l’histoire de l’Islam portés par ce nouvel intitulé.
Un contexte délétère
- 10 Le prouve le glissement opéré entre le titre du « grand entretien » accordé le 23 septembre 2016 pa (...)
5Dans la droite ligne de ses prises de position antérieures et par le biais d’une analyse de manuels, moyen indirect de s’en prendre au programme et au ministère, Barbara Lefebvre énumère une série de banalités islamophobes présentées, d’une part, comme des évidences et, d’autre part, ce qui est plus grave, comme des vérités établies par les spécialistes que l’Éducation nationale cacherait aux élèves10.
6Usant d’une rhétorique retorse, elle affirme œuvrer pour la science et la formation d’un esprit critique chez les élèves, ce qui, selon elle, passerait par le fait de montrer en quoi les débuts de l’Islam expliquent ce qu’est l’islam aujourd’hui. Ce point est fondamental, car il s’oppose précisément à ce que devrait être l’histoire au collège : un instrument de mise à distance et d’interrogation de l’auto-intelligibilité supposée du présent. À l’inverse, Barbara Lefebvre invite l’élève à chercher des confirmations de ses a priori dans le passé en utilisant les catégories d’entendement du monde social actuel comme des universaux qui échapperaient à toutes les critiques. Qui peut sérieusement soutenir qu’il s’agit là d’une démarche historique ? Comme l’a rappelé Marc Bloch, le présent n’est pas transparent à lui-même, sauf à confondre idéologie et discussion scientifique sur le contemporain.
7Résumons rapidement les grandes lignes de la position exposée par Barbara Lefebvre dans cet entretien, par lequel elle invite à dire la vérité de l’Islam, c’est-à-dire à ne plus en nier la barbarie supposée.
81. Alors que, selon Barbara Lefebvre, la « tension identitaire » est « proche de la rupture », l’Éducation nationale souhaiterait, à tort, favoriser la coexistence pacifique de groupes qui existent dans la France d’aujourd’hui et sont d’ailleurs mal identifiés dans l’entretien (les musulmans et les Français ? les musulmans et les chrétiens ? les intégristes et les Français ? Ce flou n’est probablement pas un hasard : chacun y mettra ce qu’il souhaite y entendre…).
92. Selon Barbara Lefebvre, « l’histoire scolaire de la civilisation musulmane, sans aspérité, confine parfois à l’apologétique, tout cela au service de la glorification dogmatique du “vivre ensemble” ».
- 11 Sur son importance très relative, voir William Blanc, Christophe Naudin, Charles Martel et la batai (...)
103. Ce postulat motiverait plusieurs silences de l’histoire scolaire sur l’histoire de l’Islam : silence sur la situation des femmes en Islam (et ce alors même que l’Éducation nationale recommande de faire toute leur place aux femmes dans l’enseignement de l’histoire), silence sur les aspects critiquables de l’islam, sur la bataille de Poitiers11, sur la violence des conquêtes islamiques ou sur le traitement brutal des non-musulmans.
114. Ce postulat justifie aussi la promotion du mythe de la « dette » intellectuelle des Latins à l’égard des Arabo-musulmans, qui en réalité n’auraient fait, selon Barbara Lefebvre, qu’accaparer des réalisations dues à des non-Arabes et à des non-musulmans !
125. Enfin, l’histoire scolaire n’évoque pas la « traite orientale », l’esclavage pratiqué par les Arabo-musulmans.
13Barbara Lefebvre entend dénoncer une approche idéologique et coupablement lénifiante de l’histoire médiévale de l’Islam et de ses relations avec les autres. Après une lecture catastrophiste de la situation actuelle par Barbara Lefebvre et son interviewer, viennent leurs considérations sur l’histoire. Selon une rhétorique complotiste bien connue, ils avancent l’idée que les « vrais » historiens et les sources, qui ne mentent pas, dévoileraient ce que programmes et manuels cachent.
- 12 Françoise Micheau, Les Débuts de l’Islam. Jalons pour une nouvelle histoire, Téraèdre, 2012. Le sit (...)
14Or, pour mettre en lumière la noirceur de l’Islam – jugement dont on peut douter qu’il relève du travail de l’historien –, Barbara Lefebvre s’appuie sur… le Coran et les hadîth-s, qui sont les faits et gestes attribués à Muhammad par la Tradition musulmane ! Ignorant les multiples études récentes qui discutent la chronologie et la composition de ce corpus12 et rendent de fait son utilisation ardue, y compris pour écrire la biographie de Muhammad, que les spécialistes, n’en déplaise à Barbara Lefebvre, ont jugée depuis longtemps « impossible », cette dernière ne se réfère donc qu’aux textes auxquels se réfèrent les fondamentalistes et les littéralistes musulmans pour définir la bonne version de l’histoire de l’Islam.
- 13 La situation des dhimmi-s n’est jamais comparée à celle des non-chrétiens dans la Chrétienté, mais (...)
- 14 Cet esclavage était traité dans la question optionnelle relative à l’histoire de l’Afrique tant dén (...)
- 15 Mais quid des eunuques en Chine, en Inde ou à Byzance ?
- 16 Cette idée de « dette » n’est défendue par aucun historien, mais continue d’être critiquée par l’ex (...)
15En définitive, la vision du monde défendue par Barbara Lefebvre coïncide avec la leur, ce qui confine à l’absurde. La vérité ne serait que dans le Coran et dans l’hagiographie de Muhammad. Tout historien ne peut qu’être abasourdi par cette absence de critique des sources et de recul réflexif, sans même parler de l’ignorance absolue des recherches menées sur ces sujets. L’article vise surtout à reprendre les thèmes égrenés de manière répétitive par la sphère islamophobe dans sa critique de l’islam et qui seraient dissimulés aux élèves : la condition de la femme et celle des non-musulmans dhimmi-s13, l’esclavage14 (et l’eunuquat si fantasmatique15) et le mythe de la « dette » scientifique de l’Occident envers l’islam16.
Sortir de l’impasse ?
16Les nouveaux programmes offrent pourtant la possibilité d’envisager l’histoire de l’Islam médiéval autrement, en raison moins de leur contenu que de la démarche qu’ils autorisent. Le thème « Chrétientés et islam (vie-xiiie siècles), des mondes en contact », dont la chronologie est pour la première fois orientale (du vie siècle justinien à 1258, fin du califat abbasside de Bagdad), souligne à la fois les relations entre ces entités et la possibilité d’une approche comparative autour de la notion d’empire. Une telle comparaison présuppose néanmoins – contrairement à ce que la fiche Éduscol suggère – que le religieux, loin d’être fondateur, soit le produit d’un monde social et ne soit qu’une de ses multiples dimensions. De fait, la mise par écrit du Coran et de la Tradition musulmane (comme la construction du christianisme) advient dans un cadre impérial. Il est vrai que, pour l’instant, fiche Éduscol et manuels considèrent les chrétientés d’un côté et l’Islam de l’autre, avant d’évoquer les relations entre eux – mais il n’est pas trop tard pour améliorer le traitement de la question.
- 17 C’est ce que nous nous efforçons de démontrer dans L’Islam a-t‑il une histoire ? Du fait religieux (...)
17Il conviendrait, pour comparer véritablement ces mondes sociaux, de donner plus de place à la démarche sociologique ou bien de considérer l’histoire comme une science sociale. À l’opposé de l’approche « civilisationniste » fascinée par les origines, mettre en œuvre la notion de monde social permettrait de souligner les discontinuités et l’historicité de l’Islam. Loin d’être un objectif inatteignable avec des élèves, de tels choix sont la condition sine qua non de la construction d’un véritable rapport critique au réel et à l’actualité17.
Notes
1 Voir, par exemple, le préambule aux Propositions pour l’enseignement de l’avenir. Rapport au Président de la République par le Collège de France, rédigé sous l’égide de Pierre Bourdieu et remis à François Mitterrand en 1985.
2 Pierre Bourdieu, « L’inconscient d’école », Actes de la recherche en sciences sociales, no 135, 2000, p. 3‑5.
3 La convention typographique française, qui favorise la confusion entre le social et le religieux et devrait être modifiée, veut qu’« Islam » renvoie au(x) monde(s) de l’Islam et « islam » exclusivement à la religion musulmane.
4 Véronique Deneuche, L’Enseignement des faits religieux dans les manuels d’histoire, L’Harmattan, 2012, p. 245.
5 Notamment dans les programmes de 1987.
6 Blaise Dufal, « Faire et défaire l’histoire des civilisations », dans Philippe Büttgen et al. (dir.), Les Grecs, les Arabes et nous. Enquête sur l’islamophobie savante, Fayard, 2009, p. 317‑358.
7 Sébastien Urbanski, L’Enseignement du fait religieux. École, république, laïcité, PUF, 2016.
8 Sous-entendu « byzantine et carolingienne ».
9 Il est étonnant que le ministère ait finalement retenu « islam » et non « Islam » (voir note 3) ; de même, le contraste du pluriel et du singulier est significatif.
10 Le prouve le glissement opéré entre le titre du « grand entretien » accordé le 23 septembre 2016 par Barbara Lefebvre à Vincent Tremolet de Villers, rédacteur en chef du Figarovox : « Comment l’islam est abordé dans les manuels scolaires ? » et la première relance de l’article : « Elle [Barbara Lefebvre] montre comment l’Éducation nationale porte un regard apologétique sur la civilisation arabo-musulmane ».
11 Sur son importance très relative, voir William Blanc, Christophe Naudin, Charles Martel et la bataille de Poitiers. De l’histoire au mythe identitaire, Libertalia, 2015.
12 Françoise Micheau, Les Débuts de l’Islam. Jalons pour une nouvelle histoire, Téraèdre, 2012. Le site Internet Coran et Sciences de l’Homme. Texte, contexte, lectures synthétise les recherches sur le texte coranique à l’adresse <www.mehdi-azaiez.org/>.
13 La situation des dhimmi-s n’est jamais comparée à celle des non-chrétiens dans la Chrétienté, mais toujours estimée à l’aune d’une tolérance anachronique au Moyen Âge.
14 Cet esclavage était traité dans la question optionnelle relative à l’histoire de l’Afrique tant dénoncée par les amoureux de l’histoire de France et supprimée en 2016. N’est pas non plus évoqué l’esclavage dans l’Europe médiévale et moderne : voir Lucette Valensi, Ces Étrangers familiers. Musulmans en Europe (xvie-xviiie siècles), Payot & Rivages, 2012.
15 Mais quid des eunuques en Chine, en Inde ou à Byzance ?
16 Cette idée de « dette » n’est défendue par aucun historien, mais continue d’être critiquée par l’extrême droite ; voir Philippe Büttgen et al. (dir.), op. cit.
17 C’est ce que nous nous efforçons de démontrer dans L’Islam a-t‑il une histoire ? Du fait religieux comme fait social, Le Bord de l’eau, 2017.
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Référence papier
Annliese Nef, « Le renouvellement des programmes de collège en 2016 : une occasion d’enseigner l’histoire de l’Islam médiéval autrement ? », Écrire l'histoire, 17 | 2017, 217-221.
Référence électronique
Annliese Nef, « Le renouvellement des programmes de collège en 2016 : une occasion d’enseigner l’histoire de l’Islam médiéval autrement ? », Écrire l'histoire [En ligne], 17 | 2017, mis en ligne le 28 septembre 2020, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/1279 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/elh.1279
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