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L’invention de la vitesse entre objectivité et subjectivité

Christophe Studeny, L’Invention de la vitesse. France, xviiie-xxe siècle (1995)
Pierre-Olaf Schut
p. 207-210
Référence(s) :

Christophe Studeny, L’Invention de la vitesse. France, xviiie-xxe siècle, Paris, Gallimard (Bibliothèque des histoires), 1995, 408 p.

Texte intégral

1(Re)lire Christophe Studeny vingt ans après la publication de son ouvrage L’Invention de la vitesse est l’occasion de rappeler l’intérêt de sa thèse et de discuter de la diffusion de ses idées à la lumière des travaux qui le convoquent.

2Le projet de Studeny est de rendre compte du rapport que la population a avec la vitesse, qui sous-tend un rapport à la fois à l’espace et au temps. La portée globale de cette démonstration ne simplifie pas le choix des sources. Aussi, Studeny se tourne vers deux indicateurs principaux. D’une part, la dimension objective de la vitesse, matérialisée par le système de transport : ses infrastructures et ses engins. D’autre part, la représentation subjective de la vitesse que l’auteur décèle dans les écrits des hommes de lettres. Citant ces derniers, il fait apparaître que la vitesse est d’abord imaginée et espérée avant que les progrès scientifiques et techniques n’en permettent la concrétisation. Il en résulte une évolution du système de transport : la marche est remplacée par la traction animale, elle-même concurrencée par le train à vapeur, avant que le moteur à explosion ne meuve les voitures, puis les avions. Au-delà du mode de transport, l’auteur montre également l’évolution du rapport à l’espace : au fur et à mesure de la croissance de la vitesse, le champ d’action des individus s’élargit.

3Dès lors, le titre de l’ouvrage est réducteur. Si l’invention de la vitesse est le point de départ de la démonstration, son développement à travers trois siècles d’histoire montre surtout une accélération des vitesses. Le découpage chronologique renvoie ainsi à un nouveau seuil atteint par la vitesse, toujours plus élevé que le précédent et entraînant des transformations profondes dans le quotidien de la population. Multipliant les points de vue, l’auteur tente de percer dans chaque conjoncture la vie quotidienne de ces hommes qui vivent plus vite que leurs prédécesseurs.

4La thèse de l’auteur prend alors une tout autre portée, dépassant l’histoire des transports pour l’histoire des sensibilités, notamment à travers le rapport au temps et à l’espace – car la vitesse est le produit de la distance par le temps. Studeny révèle à quel point les hommes vivent à des vitesses sans cesse supérieures, corroborant le travail de Norbert Elias (1996) sur la dimension sociale de la temporalité. Au xxe siècle, l’accélération continue amène les hommes jusqu’à la rupture de l’alliance sensible avec les lieux. L’auteur pose ainsi les fondements d’une réflexion épistémique que le lecteur souhaiterait voir prolongée. Mais ce qui n’est pas fait dans l’ouvrage est un chantier pour les travaux à venir.

5Cette brève évocation de l’ouvrage permet d’en rafraîchir le souvenir afin d’en apprécier la réception dans le milieu académique. Ses résultats de recherche comme l’ouverture de son questionnement offrent de multiples appropriations par d’autres auteurs. Notons tout de même que Studeny a suivi une carrière qui ne l’a pas amené à prolonger ses travaux.

6Une lecture des textes qui font référence à l’ouvrage de Christophe Studeny donne à voir différents types de résultats.

7Les premiers sont liés à sa contribution à l’histoire des transports. Les nombreuses données empiriques, organisées selon les périodes et les types de locomotion, font de cet ouvrage une référence pour tous ceux qui s’intéressent à la locomotion, qu’elle soit équine (Roche 2010 ; Mom 2009), automobile (Flonneau 2008 ; Deluermoz 2010) ou ferroviaire (Passalacqua 2012 ; Blancheton, Marchi 2011). Les différents travaux cités s’inscrivent dans des approches différentes – histoire économique, sociale ou culturelle –, réduisant l’exploitation du travail de Studeny à la lecture de ses résultats sur l’évolution des transports et délaissant parfois sa réflexion sur l’histoire des sensibilités. L’analyse de la motricité humaine, plus anthropologique, restitue un rapport à l’espace vécu (Turcot 2007) et une intériorisation de l’accélération de la vitesse (Niel, Sirost 2005).

8L’histoire du tourisme bénéficie également du matériau empirique recueilli et analysé par Studeny, grâce à ses multiples références à la littérature de voyage. Les travaux sur le tourisme montrent une appropriation plus profonde de l’œuvre de Studeny. Les conséquences de la vitesse sur l’appropriation de l’espace sont envisagées, notamment l’accessibilité de l’espace lointain (Salomé 2006) ou l’éclatement des destinations touristiques (Peter, Tétart 2003). De plus, l’implication de la vitesse sur la manière de voir défiler un paysage (Desportes 2005) et, par extension, de voir le monde, offre une perspective intéressante (Valtat 2015) qui inscrit l’ouvrage de Studeny parmi les premières contributions françaises aux visual studies (Deluermoz et al. 2014).

9Enfin, un point central de la démonstration de Christophe Studeny est le rapport au temps et son évolution dans les mentalités. Cette question fait l’objet de nombreux travaux, à commencer par ceux de Norbert Elias, dont l’ouvrage Über die Zeit (première édition en allemand en 1984) paraît en traduction française tout juste un an après celui de Studeny. Depuis lors, plusieurs auteurs ont trouvé chez Studeny les fondements de leur réflexion. Ainsi, Marie-Agnès Dequidt (2012) s’est interrogée sur l’intériorisation du temps, tandis que Gil Delannoi (2008) a cherché à dresser le portrait de l’« homme de la vitesse ». Nul doute que cette question complexe du rapport au temps suscitera encore de nouvelles réflexions.

10Mais la vitesse accélérée à laquelle se produisent et se renouvellent les connaissances sur le sujet ne doit pas nous amener à oublier les acquis de nos prédécesseurs. Dans une note de lecture, Alain Corbin (2006) soulignait que le travail de Christophe Studeny avait été négligé par un auteur qui avait réitéré une partie de sa démonstration. La présente lecture se veut également une invitation à la redécouverte de cet ouvrage dont il semble que la richesse n’ait pas été totalement exploitée. Alors, ne confondons pas vitesse et précipitation !

Références

Blancheton Bertrand, Marchi Jean-Jacques 2011 : « Le développement du tourisme ferroviaire en France depuis 1870 », Histoire, économie & société, vol. 30, no 3, p. 95‑113.

Corbin Alain 2006 : « Compte rendu : Marc Desportes, Paysages en mouvement, Paris, Gallimard, “Bibliothèque illustrée des histoires”, 2005 », Revue historique, no 637, p. 206‑210.

Delannoi Gil 2008 : « Maître et esclave de la vitesse : le tachysanthrope », Esprit, no 6, p. 153‑164.

Deluermoz Quentin 2010 : « Rouler à la baguette ? Les agents du service des voitures et la difficile codification des circulations à Paris (1892-1914) », Crime, Histoire & Sociétés / Crime, History & Societies, vol. 14, no 1, p. 5‑27.

Deluermoz Quentin, Fureix Emmanuel, Charpy Manuel, Joschke Christian, Le Men Ségolène, McWilliam Neil, Schwartz Vanessa 2014 : « Le xixe siècle au prisme des visual studies. Entretien de Quentin Deluermoz et Emmanuel Fureix avec Manuel Charpy, Christian Joschke, Ségolène Le Men, Neil McWilliam et Vanessa Schwartz », Revue d’histoire du xixe siècle, no 49, p. 139‑175.

Dequidt Marie-Agnès 2012 : « Comment mesurer l’intériorisation du temps ? (Paris, début xixe siècle) », Revue d’histoire du xixe siècle, no 45, p. 69‑81.

Desportes Marc 2005 : Paysages en mouvement, Gallimard (Bibliothèque illustrée des histoires).

Elias Norbert 1996, Du temps, trad. de l’allemand par Michèle Hulin, Fayard.

Flonneau Mathieu 2008 : Les Cultures du volant. Essai sur les mondes de l’automobilisme (xxe-xxie siècles), Autrement.

Héran Frédéric 2009 : « À propos de la vitesse généralisée des transports. Un concept d’Ivan Illich revisité », Revue d’économie régionale & urbaine, no 3, p. 449‑470.

Mom Gijs 2009 : « Compétition et coexistence : la motorisation des transports terrestres et le lent processus de substitution de la traction équine », Mouvement social, no 229, p. 13‑39.

Niel Aurélien, Sirost Olivier 2005 : « Sportifs de haut niveau : du record au mythe », Ethnologie française, vol. 35, no 3, p. 411‑423.

Passalacqua Arnaud 2012 : « La vitesse ferroviaire comme point de mire : le monde des transports parisiens et le rail », Revue d’histoire des chemins de fer, no 42-43, p. 155‑173.

Peter Jean-Michel, Tétart Philippe 2003 : « L’influence du tourisme balnéaire dans la diffusion du tennis. Le cas de la France de 1875 à 1914 », Staps, no 61, p. 73‑91.

Roche Daniel 2010 : « Les chevaux au 18e siècle. Économie, utilité, distinction », Dix-huitième siècle, no 42, p. 232‑246.

Salomé Karine 2006 : « Les îles bretonnes au xixe siècle entre éloignement et isolement », Ethnologie française, vol. 36, no 3, p. 435‑441.

Turcot Laurent 2007 : « La fonction de la promenade dans les récits de voyage à Paris », Dix-huitième siècle, no 39, p. 521‑541.

Valtat Jean-Christophe 2015 : « Vitesse, réseau, vision : la malle-poste anglaise de Thomas de Quincey », Conserveries mémorielles [En ligne], no 17, mise en ligne 7 juin 2015, <cm.revues.org/2084>, cons. 25 août 2015.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre-Olaf Schut, « L’invention de la vitesse entre objectivité et subjectivité »Écrire l'histoire, 16 | 2016, 207-210.

Référence électronique

Pierre-Olaf Schut, « L’invention de la vitesse entre objectivité et subjectivité »Écrire l'histoire [En ligne], 16 | 2016, mis en ligne le 15 septembre 2019, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/1095 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/elh.1095

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Auteur

Pierre-Olaf Schut

Pierre-Olaf Schut est maître de conférences au sein du laboratoire ACP (EA 3350) de l’université Paris-Est Marne-la-Vallée. Il poursuit ses recherches sur l’histoire des activités physiques et leur lien avec le développement touristique.

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Droits d’auteur

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