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Du mysticisme au nationalisme religieux : les ambiguïtés de Sâmiha Ayverdi (1905-1993)

From mysticism to religious nationalism: The ambiguities of Samiha Ayverdi (1905-1993)
Laurent Mignon

Abstracts

The present article questions the apparent contradictions in the work of Samiha Ayverdi (1905-1993), the novelist and disciple of Kenan Rifai (1867-1950). Her novels and poetic prose chant a universalist mystical love, giving women a special place as actresses of the mystical quest, often outside the norms of the conservative bourgeoisie, as in the novel Son Menzil [The Final Stage, 1943], studied here. However, it is possible to speak of a break in Ayverdi’s intellectual journey from the moment she succeeded Rifai as head of the Istanbul branch of the Rifaiyye, which had been reformed into a cultural circle. Her literary writings gave way to autobiographical texts and columns that promoted religious nationalism with strong xenophobic, anti-Semitic and anti-communist tones. These can be read as an attempt at counter-history celebrating Ottoman history and culture in response to its detractors in the Kemalist camp and the West.

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Full text

1Sâmiha Ayverdi est un auteur inclassable. Pour certains lecteurs, à l’instar d’Annemarie Schimmel (1922-2003), elle est l’incarnation même d’un islam mystique qui porterait un message de paix à l’humanité entière. Pourtant, ses écrits politiques racontent une autre histoire, avec de forts accents antisémites et xénophobes. Le présent article expose les aspects contradictoires de son œuvre. La première partie se focalise sur la dimension mystique de l’œuvre littéraire de la romancière. En se penchant en particulier sur le roman Son Menzil [L’étape finale, 1943], elle met en exergue l’inversion des rôles de genre dans la quête mystique et la subversion de tabous moraux. La deuxième partie de l’article retrace l’itinéraire intellectuel de l’écrivaine, de ses premiers pas comme romancière et disciple de Kenan Rifai (1867-1950), guide spirituel de la confrérie Rifaiyye, jusqu’à sa succession à la tête de la confrérie réformée en tant que cercle culturel, où elle développa sa version de la synthèse turco-islamique. La partie finale étudie la dimension xénophobe et antioccidentale de ses chroniques et mémoires, publiés durant la deuxième moitié de sa vie, qui peuvent être lues comme une contre-histoire célébrant l’histoire et la culture ottomane en réponse à ses détracteurs dans le camp républicain et en Occident.

Vers Allah via Villon

2Dans les premières pages du roman Son Menzil, un des personnages principaux, le peintre Hâşim dresse cet autoportrait peu flatteur :

  • 1 […] Kendimi çok defa Fransız şairi Villon’a benzetirim. Ben de onun gibi berbat bir adamım; fazla o (...)

[…] Souvent, je me compare au poète français Villon. Tout comme lui, je suis un homme misérable ; lui, en plus, était un meurtrier, un voleur, mais tous ses forfaits ne l’empêchèrent pas d’être un grand artiste. Moi aussi, je doute, je déprime et me rebelle, mais toutes mes caractéristiques contrariantes n’ont pas d’impact sur ma réputation. Car mes vices n’appartiennent qu’à moi, ce sont des choses qui ont trait à ma vie intérieure. Cependant, mon art appartient aux autres. Il a des héritiers ; le produit de mon art leur reviendra à ma mort, tandis que le produit de ma conscience me reviendra à moi (Ayverdi 2007a : 34)1.

3Cette référence à François Villon (1431-1463) est étonnante à plus d’un titre. Malgré la francophilie des élites turques de la première moitié du vingtième siècle, les œuvres de Villon, le premier dans la longue lignée des poètes maudits, n’avaient guère provoqué de passions dans les cafés et salons littéraires d’Istanbul, bien qu’Agâh Sırrı Levend (1893-1978) eût noté dans son cours de littérature de 1932 que Villon « était un poète unique du point de vue de l’émotion et de la sincérité » (Levend 1943 : 208). Toutefois, l’historien de la littérature et de la réforme linguistique ne put s’empêcher d’ajouter que l’auteur de la Ballade des pendus était « serseri bir şair » (Ibid.), un poète vagabond et quelque peu truand.

4C’est justement la dimension subversive de Villon qui rend la comparaison de Hâşim si singulière. Même si le peintre dépressif envisage la possibilité de tuer un rival en amour, ses péchés –adultère et vanité– sont bien plus modestes que ceux du poète. Dans le roman, la comparaison à Villon n’est pas seulement un indicateur de la culture littéraire de Hâşim et des milieux bourgeois occidentalisés qu’il fréquente, mais elle fait de lui aussi un « haydut » [brigand] –l’épithète utilisé par le poète Yahya Kemal Beyatlı (1884-1958) pour décrire Villon dans une interview accordée à la revue Resimli Dünya [Le monde illustré] en 1924 (Beyatlı 1997 : 274).

5Cela n’est pas sans importance : L’amour secret que voue Seniha, une amie d’enfance et actrice de grand talent, à ce peintre-brigand se révèlera être un évènement fondamental dans le cheminement spirituel de la femme. En effet le « haydut » Hâşim sera la passerelle qui mènera la protagoniste de ce récit mystique de l’amour humain à l’amour divin :

  • 2 Seninle yükseldim, zîra bana aşkı öğrettin, sana takıldım ve ilerleyemedim, zîra aşkı bir vücûda mu (...)

Je me suis élevée avec toi, parce que tu m’as enseigné l’amour. Je me suis accrochée à toi et n’ai pas pu avancer car j’ai cru que l’amour était lié à un corps. Or, l’être humain n’a pas été créé pour séjourner au sein de l’amour d’un être lui ressemblant, Hâşim. Sur le chemin de l’amour, l’être humain n’est qu’une étape. Une étape où il ne faut pas s’arrêter, mais qu’il faut dépasser ; une passerelle qui mène à la vérité (Ayverdi 2007a : 241-2)2.

6Ainsi, Hâşim, à qui Seniha ne révèlera son amour passé qu’à la fin du roman, est devenu un instrument de la providence divine. En quelque sorte, Dieu s’est révélé et offert à Seniha à travers ce fils spirituel de Villon.

7Notons que quelques décennies après Sâmiha Ayverdi, Sabahattin Eyüboğlu (1908-1973), l’un des théoriciens –aux côtés d’Azra Erhat (1915-1982) et du romancier Halikarnas Balıkçısı (nom de plume de Cevat Şakir Kabaağaçlı, 1890-1973)– de la pensée anatolianiste humaniste, allait, lui aussi, faire un lien entre Villon et la culture soufie. Dans son étude de la vie et de l’œuvre du derviche et poète Yunus Emre (1240-1320), publiée en 1971, il note que la place que Villon occupe dans la littérature française n’est pas sans rappeler celle de Yunus Emre dans la littérature turque. Cependant, Eyüboğlu n’aborde que la question linguistique et affirme que « Villon avait élevé la langue française face au latin et au grec, tout comme Yunus Emre avait élevé la langue du peuple turc face à l’arabe et au persan » (Eyüboğlu 1971 : 7-8). Il découvre dans la Balade des pendus, telle qu’elle fut traduite par le poète Orhan Veli (1914-1950), une verve très « yunusienne » (Yunusça) (Eyüboğlu 1971 : 8-9). La dimension populiste et nationaliste de cette interprétation est évidente. Dans le cadre de sa démarche républicaine, Eyüboğlu fait du poète mystique un poète national et essaye de laïciser son statut. La réinvention de Yunus Emre comme pionnier de la poésie populaire nationale s’inscrit dans une lignée interprétative initiée par Mehmet Fuat Köprülü (1890-1966) dans Türk Edebiyatında İlk Mutasavvıflar [Les premiers mystiques de la littérature turque, 1918], mettant la turcité de Yunus Emre en exergue dont « l’art était entièrement national, c’est-à-dire entièrement turc » (Köprülüzâde 1918 : 368), l’incarnation même du « génie turc » (Ibid. : 369). Néanmoins, Köprülü ne remettait pas en cause le caractère mystique et islamique de l’œuvre de Yunus Emre. Il est à noter que l’approche dʼEyüboğlu qui vise à « démystifier » le poète soufi est foncièrement différente du projet d’Ayverdi qui transforme un artiste mécréant, qui se voit en alter ego de Villon, en passerelle menant à l’amour mystique dans Son Menzil.

  • 3 ھو مخالفةٌ للنظام العامْ
    واختراقٌ لكُلّ الشرعيّاتْ

8Que l’amour humain doive être transcendé sur la voie de l’amour mystique et de la quête de l’union avec la divinité est un thème central de la poésie soufie. Les nombreux aléas rencontrés au long de leur quête par les amants des grandes épopées de l’amour mystique, tels que Leyla et Mecnun, Ferhad et Şirin et même Kerem et Aslı, leur ont permis de dépasser le stade de l’amour humain pour découvrir l’amour absolu : l’amour divin. Dans ces épopées amoureuses qui ont marqué les traditions populaires tout comme la littérature classique en terre d’islam, Leyla, Şirin et Aslı n’étaient, tout comme Hâşim, que des « étapes où il ne [fallait] pas s’arrêter mais qu’il [fallait] dépasser » (Ayverdi 2007a : 242). Les amoureux dans les traditions classique et populaire se devaient de défier l’ordre social. Souvent, c’était un parent ou un prince qui interdisait leur amour. Diverses autorités –la famille, le souverain et d’autres– formaient des obstacles qui devaient être franchis dans ces allégories narrant le cheminement du protagoniste dans la quête mystique. Comme le chanterait des siècles plus tard le poète syrien Nizar Qabbani (1923-1998), l’amour « fait violence à l’ordre public/ défie toutes les lois » (Qabbani 1989 :94)3. Toutefois, malgré la remise en question des autorités temporelles, les comportements moraux des protagonistes du drame amoureux restaient irréprochables dans le domaine privé.

9Dans le texte d’Ayverdi, la situation est plus complexe. Il n’y a pas de remise en question de l’ordre social et des autorités temporelles. Cependant, c’est dans le domaine de la morale privée qu’une transgression des valeurs traditionnelles a lieu : l’amour de Seniha, bien que platonique, est adultère. Elle est prisonnière d’un mariage malheureux qui n’était nullement forcé ou arrangé. Ce dernier point est important, car dans la littérature d’expression turque du dix-neuvième siècle, le mariage arrangé était considéré par les auteurs réformistes comme un des problèmes capitaux de la société ottomane. Ainsi, la mère du protagoniste du premier roman turco-ottoman, Taaşuk-ı Tal’ât ve Fitnat [Les amours de Tal’ât et Fitnat, 1871] critique les mariages arrangés :

  • 4 Koca karısıyla, karı kocasıyla ömür geçirecekler, ev idare edecekler, evlatları olacak, büyütecekle (...)

Le mari passera une vie avec son épouse, et l’épouse avec son mari. Ils géreront leur ménage, auront des enfants, les élèveront et les éduqueront. S’ils ne sont pas amoureux, s’il n’y pas d’harmonie, comment peuvent-ils faire cela ? […] Que Dieu vienne en aide à la demeure où le mari et l’épouse ne s’aiment pas. […] Comment des époux qui ne s’aiment pas pourraient-ils aimer leurs enfants ? (Sâmi 1990 : 9)4

10Plus loin, elle attaque en particulier le rôle des pères « qui offrent [leurs filles] en cadeau aux hommes qu’ils veulent » sans tenir compte des désirs des femmes, un thème abordé par de nombreux romanciers de Hovsep Vartanian (1813-1879) à Fatma Aliye (1862-1936). L’impossibilité d’épouser la personne aimée était la source de grands malheurs pour les protagonistes de ces romans et pièces de théâtre qui ne pouvaient se réaliser pleinement.

11Seniha, par contre, n’a pas épousé son mari contre son gré, mais elle semble remettre en question la possibilité même du bonheur au sein du mariage. L’objet de son amour, Hâşim, marié à l’ex-épouse d’un ami qu’il avait séduite, mais qu’il n’a jamais vraiment aimée, a accumulé les liaisons, jusqu’au moment où il découvre qu’il est amoureux de sa fille adoptive Melek. À l’adultère se rajoute donc l’inceste, même s’il n’est pas consommé. Hâşim n’est ni Leyla, ni Şirin, ni même Aslı dont la chasteté l’aurait ennuyé. Néanmoins, ses nombreuses errances ne l’empêchent pas d’être la figure qui permettra à Seniha de découvrir l’amour divin. C’est comme si Ayverdi voulait dire qu’au vingtième siècle, ce n’est que couvert de la boue de l’existence que l’on peut trouver Dieu.

  • 5 Bir esmer kadındır ki, kaldırımlarda gece/ Vecd içinde başı dik […].

12Ayverdi n’avait pas été la première à chercher à explorer cette idée et étudier de nouvelles voies pour narrer la quête mystique. Necip Fazıl Kısakürek (1904-1983), le poète, dramaturge et penseur national-islamiste joua un rôle fondamental qui ouvrit la voie à de plus jeunes poètes tels que Sezai Karakoç (né en 1933), Nuri Pakdil (né en 1934), Cahit Zarifoğlu (1940-1987) et leurs disciples fusionnant traditionalisme islamique et modernisme poétique. D’ailleurs, Ayverdi aussi allait publier des poèmes en prose et le roman Mesihpaşa İmamı [L’imam de Mesihpaşa] dans la revue de Kısakürek, Büyük Doğu [Le grand Orient], le rendez-vous de l’intelligentsia de droite religieuse. Chez Kısakürek, la cité moderne et ses tentations devenaient le point de départ de la quête mystique. Ainsi réinterpréta-t-il son poème Kaldırımlar [Trottoirs, 1927] dans un contexte mystique où « une sombre femme, sur les trottoirs la nuit / en extase, la tête droite » (Kısakürek 2000 : 160)5, une tentatrice donc, invite le narrateur à le suivre –le début d’un périple intellectuel et spirituel qui le mènera à la réalisation que « elle n’est qu’un esprit subtil » (ince bir ruh) et que le narrateur n’est que « une forme faite de chair » (etten bir kalıp) (Ibid.). Que l’objet de désir qui mènera à Dieu puisse prendre la forme d’une femme fantomatique errant dans les rues de la ville la nuit, le spectre d’une prostituée peut-être, est une image forte, le produit d’une démarche cherchant à trouver un langage poétique nouveau pour exprimer la quête mystique dans le contexte de la ville moderne (Mignon 2002 : 133-140).

13Bien qu’il ne soit pas possible de parler de soufisme au singulier, il existe cependant certains traits communs aux différentes traditions du mysticisme islamique, la tasavvuf. La transgression des normes sociétales –transgression qui, dans la plupart des cas n’est exprimée que textuellement, que ce soit à travers la poésie ou, comme c’est le cas chez Ayverdi, à travers la forme du roman. Dans son étude fort intéressante sur les affinités spirituelles et intellectuelles entre le soufisme et le surréalisme, Al Sufîyya Wa’l-Surriyaliyya [Le soufisme et le surréalisme, 1992], le poète Adonis (né en 1930, nom de plume de Ali Ahmad Saïd Esber) note que les « soufis font usage de l’art dans leurs doctrines au sujet de Dieu, de l’existence et de l’homme : un langage et style figuratifs, symbolisme, métaphore, imagerie, rythme et jeux de mots » (Adonis 1992 : 24). Certes il se réfère à la poésie, mais l’idée que l’écriture soufie « ne représente pas la réalité de la même façon que l’expression religieuse basée sur la charia » (Ibid.) est fondamentale aussi pour comprendre la démarche d’Ayverdi. Un récit tel que Son Menzil doit être lu comme une allégorie mystique où les rôles de genre ont été inversés. C’est dans cette inversion qu’Ayverdi est révolutionnaire, un adjectif qu’elle aurait sans nul doute rejeté avec dédain. En faisant de la femme non pas l’objet de désir menant à la transcendance, mais bien le sujet désirant et de l’homme l’objet de désir, la romancière introduit une dimension nouvelle à la narration de l’amour mystique. Bien évidemment il exista des femmes soufies qui, par le passé, exprimèrent leur passion par écrit, telle qu’Asiye Hatun de Skopje une mystique du dix-septième siècle (Kafadar 1992). Cependant, elles ne remettaient pas en cause la centralité du cheikh, bien évidemment masculin, comme guide spirituel. Or, Seniha se présente aussi comme guide vers l’amour divin, y compris pour les hommes. Aussi conseille-t-elle à Hâşim de sublimer son amour pour Melek, sa fille adoptive, qui vient d’épouser l’ancien ami dont il avait séduit la femme, et de partir à la recherche de l’amour véritable :

  • 6 Mâdemki seviyorsun daha ne istersin? Melek bir başkasının olmuş, bundan sana ne? Onu senden çalmış (...)

Puisque tu aimes, que veux-tu de plus ? Melek appartient à un autre, qu’est-ce que ça peut te faire ? Peut-être qu’ils te l’ont dérobée, mais qui peut toucher à ton amour, lui qui te constitue, te forme et fait ce que tu es ? L’amour est un plaisir éternel et une malédiction sans fin. […] Il est certain qu’après avoir goûté à l’amour à travers un corps, l’être humain doit apprendre à le voir dans l’univers entier. (Ayverdi 2007a : 241-2)6

14Notons cependant que cette inversion des rôles de genre n’est pas la norme dans les romans d’Ayverdi. Sur la voie de l’amour absolu, la femme n’est pas toujours le guide. Il est des textes aussi où une conception plus traditionnelle du cheminement mystique est décrite. La femme désirée n’y est qu’un stade, peut-être bien un obstacle à franchir. Ainsi, dans le roman Mesihpaşa İmamı, le personnage principal du roman, se voit à la fin du récit « offrir » la jeune femme dont son fils et lui étaient amoureux :

  • 7 Baba ben artık Allâh’a inanıyorum. […] Amma belki yine seninle anlaşamayacağız; çünkü ben, senin gö (...)

Père, désormais je crois en Dieu. […] Mais peut-être qu’à nouveau nous serons en désaccord, car ce n’est pas au Dieu que l’on ne voit pas, mais à celui que l’on peut approcher à travers la porte de la raison, de la science et du cœur. Et c’est à cause de cette main qui s’est tendue vers moi et qui m’a fait goûter avant toute chose aux délices de l’abnégation, que je t’abandonne la fille que j’aime, que je t’en fais don. (Ayverdi 2000a :237)7

15Ce roman, centré sur l’idée de la force transformatrice de l’amour, humain puis divin, reprend certains des thèmes de l’œuvre d’Ayverdi. Cependant, il présente une image bien plus soumise et passive de la femme, puisque même l’épouse de l’imam se sacrifie pour qu’il puisse connaître l’amour humain dans les bras d’une jeune réfugiée des Balkans.

  • 8 Çelebi’nin sanat ve hikmetiyle işlediği bir eser.

16Toutefois, même si toutes les protagonistes des romans d’Ayverdi sont loin d’être des Seniha, la quête mystique féminine est centrale dans la plupart de ses œuvres narratives : la figure de Leyla, dans le roman Yaşayan Ölü [La morte vivante, 1942] est certes une « œuvre que Çelebi a formée avec son art et sa sagesse » (Ayverdi 2005a : 198)8, un personnage inspiré à la fois par Rûmi et par la pensée de Kenan Rifai (1867-1950), le cheikh de la branche istanbouliote de la confrérie Rifaiyye, mais elle n’est pas passive et finira par atteindre la sagesse ultime :

  • 9 Bana gerçeklik zevki veren ulular! Ben de sizin gibi oldum. Öldüm. […] Ölmeden yaşamak ise, can çek (...)

Vous les grands maîtres qui m’avez enseigné le plaisir de la réalité. Désormais je suis comme vous. Je suis morte. […] Vivre sans mourir n’est rien d’autre qu’agoniser… et c’est pour cela que je suis morte. Comme un Çelebi dont chaque molécule déborde de vie, chaque souffle embrasse mille vies, moi aussi je suis une morte vivante. (Ayverdi 2005a : 198)9

17Le fait que la femme puisse atteindre l’objectif du vahdet, de l’unicité de l’être avec Dieu, dans ces textes allégoriques est remarquable. Certains auteurs réformateurs musulmans telle la romancière Fatma Aliye abordaient la question des droits de la femme dans leurs œuvres littéraires, mais ils se contentaient de les redéfinir dans le cadre d’une interprétation progressiste du Coran et des hadiths. La femme, qui à l’égale de l’homme se fond dans Dieu, ne faisait pas nécessairement partie de ce programme réformateur. Ayverdi donc là aussi, secoue les consciences. Qu’un poète tel que François Villon puisse jouer un rôle, bien qu’indirect, dans la quête mystique d’une de ses héroïnes est indicateur de l’ouverture d’esprit de la Sâmiha Ayverdi durant cette période de son itinéraire intellectuel.

De la littérature mystique à l’engagement politique

18Mais qui donc était Sâmiha Ayverdi ? Déjà de son vivant, des spécialistes de la littérature turque, et non des moindres, s’inquiétaient que son œuvre littéraire fut tombée dans l’oubli, ou du moins qu’elle fut snobée par le mainstream littéraire istanbouliote. L’islamologue allemande Annemarie Schimmel, qui fréquenta les salons de la romancière, notait dans un article plutôt encenseur que les milieux intellectuels autour des revues Varlık [Existence] et Yeditepe, [Sept collines] deux fers de lance de la nouvelle littérature turque, ne mentionnaient jamais le nom d’Ayverdi (Schimmel 1967 : 569). Ni même, notait Schimmel, Ayverdi nʼétait-elle citée dans les ouvrages traitant de littérature turque popularisés en Europe. Même le « fort utile » dictionnaire biographique, Edebiyatımızda İsimler Sözlüğü [Dictionnaire des noms de notre littérature, 1960] du poète Behçet Necatigil (1916-1979), n’indiquait pas son nom (Ibid.). Notons que cette lacune serait comblée dans les nouvelles éditions du dictionnaire, où l’équipe éditoriale se contentera, toutefois, d’une formulation assez laconique décrivant Ayverdi comme une « romancière contemporaine […] dont l’art est remarquable par ses romans ancrés dans les traditions familiales et sociales et qui approchent les évènements de l’existence le plus souvent du point de vue de la religion et de la mystique islamique » (Necatigil 1999 :66). Le turcologue allemand Otto Spiess (1901-1981) aussi regrettait que l’œuvre d’Ayverdi n’obtînt pas l’intérêt qu’il méritait à ses yeux. Or, soulignait-il, l’œuvre de la romancière était une introduction remarquable à la culture et à la tradition ottomanes (Spiess 1960). Les orientalistes allemands n’avaient pas tort quand ils mettaient en exergue l’indifférence du monde des lettres. Ce sont plus que probablement les dimensions de l’œuvre d’Ayverdi que Spiess et Schimmel appréciaient qui étaient la cause du dédain des avocats d’une certaine modernité littéraire républicaine. La guerre civile culturelle qui régnait en Turquie pendant la guerre froide –qui, de nos jours encore continue à sévir– contribua à la formation de deux mondes littéraires, l’un laïc et plutôt eurocentrique, l’autre plus ottomaniste et prônant des valeurs islamo-conservatrices. Elle eut un impact sur la réception des œuvres littéraires d’Ayverdi. Son engagement souvent peu critique avec l’histoire ottomane et sa passion pour la chose mystique, dans son expression islamique, explique le silence enveloppant son œuvre dans l’Istanbul des lettres. Elle se retrouva dans les marges de l’histoire littéraire bien qu’elle fut une des premières romancières de la république, créatrice de personnages féminins hors du commun.

19L’on pourrait argumenter que la marginalisation d’Ayverdi s’explique aussi du fait que ses romans sont loin d’être des chefs-d’œuvre. Même le professeur de littérature turque, Orhan Okay (1931-2017), un critique plutôt favorable –bien que d’une mouvance différente de la constellation islamo-conservatrice– notait que la romancière « n’avait jamais problématisé la technique narrative » (Okay 2005 : 9). Certes Ayverdi n’était point l’avocate d’un avant-gardisme littéraire, mais elle jouait dans un autre registre. En 1940, son premier éditeur, d’origine arménienne, Garbis Fikri (1907-1971) écrivait que les récits et proses poétiques de la romancière « émouvaient, faisaient penser et pleurer tous les lecteurs et élevaient leur âme » (cité dans Okay 2005 : 8). Il est indéniable que ses courtes proses poétiques inspirées de la tradition soufie, parues dans des revues durant la deuxième moitié des années quarante, peuvent atteindre une certaine intensité qui pourraient inspirer les lecteurs occidentaux ayant succombé aux charmes de Khalil Gibran (1883-1931) et Rabindranath Tagore (1861-1941). Elles auraient aussi pu occuper une niche pour des lecteurs turcophones assoiffés de spiritualité, mais mal à l’aise face aux écrits sectaires d’un Necip Fazıl Kısakürek ou d’autres auteurs réunis autour de sa revue Büyük Doğu.

20Le mépris dont fut victime la romancière ne peut pas être expliqué par ses origines sociales. Fille d’un lieutenant-colonel de l’armée ottomane, Ayverdi, naquit à Istanbul en 1905 dans une famille aisée. Après avoir achevé son éducation primaire et secondaire à l’école İnas Numûne dans le quartier de Süleymaniye, elle développa ses connaissances en autodidacte à domicile, la langue française entre autres, et reçut aussi des cours de violon. Nul doute qu’un mariage malheureux à l’âge de seize ans, et un douloureux divorce cinq années plus tard –des évènements qui sont généralement passés sous silence par ses biographes– l’auront profondément marquée. Elle non plus ne les évoquera pas dans ses nombreux écrits de nature autobiographique. C’est durant ces années difficiles qu’Ayverdi allait se rapprocher de Kenan Rifai. Suite à l’interdiction des confréries religieuses en 1925, Rifai présida à la réformation de son dergâh en cercle culturel –une tradition qu’Ayverdi perpétuera après avoir pris la succession de son maître. Des contacts entre Rifai et la famille étendue de Sâmiha avaient toujours existé et son oncle maternel Server Hilmi Bey avait même été désigné comme son successeur potentiel. Le cheikh faisait partie de ces maîtres soufis réformateurs qui à partir du dix-neuvième siècle remirent en question la transmission dynastique de l’icazet [diplôme d’investiture], y voyant une des sources de la décadence intellectuelle et spirituelle de la tradition soufie et de la perte d’influence des confréries. Cette rupture allait permettre à Rifai de désigner une femme, Ayverdi, comme son successeur. Tout comme lui, elle convierait un salon élitiste et grand-bourgeois, on ne peut plus éloigné des loges traditionnelles de la Rifaiyye qui étaient implantées dans la paysannerie d’Anatolie et des Balkans. La rencontre avec Rifai allait être transformatrice pour la jeune femme. Elle se lança dans des activités littéraires explorant, avant tout, le thème de l’amour mystique dans des romans allégoriques principalement situés dans la bourgeoise d’un Istanbul où survivaient tant bien que mal le souvenir des traditions et de la grandeur ottomanes. Qu’elle ait choisi d’exprimer cette quête spirituelle à travers des formes littéraires tels que le roman, la nouvelle et les poèmes en prose est remarquable. Les formes littéraires occidentales appropriées par l’élite intellectuelle réformatrice des Tanzimat n’avaient guère été utilisées dans le contexte de la littérature mystique et d’inspiration religieuse, où la poésie était restée le genre le plus prisé, même si au tournant du siècle, certains auteurs tels que Filibeli Ahmed Hilmi (1865-1914), l’auteur du roman mystique A’mak-ı Hayal [Les profondeurs du rêve 1910], Molla Davudzâde Mustafa Nazım Erzurumî, l’un des pères de la science-fiction d’expression turque et auteur de Rü’ya’da Terakki : Medeniyet-i İslamiyeyi Ruyet [Le progrès en rêve : vision de la civilisation islamique, 1913] et Fatma Aliye, auteure de nombreux romans que l’on pourrait caractériser de protoféministes, s’étaient appropriés ce genre littéraire pour défendre leurs visions de l’islam. Il est d’ailleurs remarquable que l’expression littéraire d’une sensibilité islamique chez les auteures se soit faite avant tout par le roman, alors que les auteurs, à l’image de Mehmet Akif Ersoy (1873-1936) et plus tard de Necip Fazıl Kısakürek se sont concentrés sur la modernisation de la poésie religieuse. Il est probable que le genre encore relativement nouveau du roman offrait des possibilités et des espaces de liberté à lʼinverse de la tradition poétique mystique et religieuse, dominée pendant des siècles par des hommes et une idéologie pas particulièrement ouverte aux recherches spirituelles et intellectuelles d’auteures.

21Moins didactique dans ses romans que Fatma Aliye qui voulait éduquer ses lecteurs, Ayverdi se concentra bien plus sur l’amour mystique, un sujet guère exploré par la protégée d’Ahmed Midhat Efendi (1844-1912). Bien que l’on ne puisse nier, comme le notent les auteurs du Tanzimat’tan Bugüne Edebiyatçılar Ansiklopedisi [Encyclopédie des auteurs des Tanzimat jusqu’à nos jours, 2001] –l’œuvre bio-bibliographique de référence dans le domaine de la littérature turque– qu’il s’agit avant tout de romans à thèses (Yalçın 2010 : 165) il serait erroné de catégoriser ses œuvres comme de simples prototypes de futurs « romans du salut » (hidayet romanları), ces romans d’amour populaires où des jeunes filles occidentalisés découvrent l’islam grâce aux jeunes gens qu’elles aiment –un genre qui fut définit par les œuvres de Hekimoğlu İsmail (né en 1932), Hüseyin Karatay (né en 1937) et de Şule Yüksel Şenler (née en 1938). Prolifique, Ayverdi publia neufs romans, Aşk Budur ! [C’est ça l’amour !, 1938], Batmayan Gün [Le jour qui ne se couche pas, 1939], Ateş Ağacı [L’arbre de feu, 1941], İnsan ve Şeytan [L’homme et le Diable, 1942], Yaşayan Ölü [La morte vivante, 1942], Son Menzil [La dernière étape, 1943], Yolcu Nereye Gidiyorsun ? [Où vas-tu, voyageur ?, 1944], Mesihpaşa İmamı [L’imam de Mesihpaşa, 1948] et İbrahim Efendi Konağı [La résidence d’İbrahim Efendi, 1964], une collection de nouvelles Mâbette bir Gece [Une nuit au temple, 1940] et deux collections de proses poétiques Yusufçuk [La libellule, 1946] et Hancı [Le tavernier, 1988] publié posthumément. Elle publia également de nombreuses collections de souvenirs, de chroniques historiques, ainsi qu’une étude biographique avec Nezihe Araz (1920-2009), Safiye Erol (1902-1964) et Sofi Huri (1897-1983) sur Kenan Rifai, Ken’an Rifâi ve Yirminci Asrın Işığında Müslümanlık [Kenan Rifai et l’islam à la lumière du vingtième siècle, 1953] une œuvre qui attira l’attention de l’Istanbul littéraire porté sur la chose mystique.

22À la mort de son maître en 1950, moment où elle reprit en main sa communauté, elle semble s’être détournée de la fiction et de la création littéraire pour se concentrer sur la publication de souvenirs, d’anecdotes historiques et de commentaires d’ordre politique, social et religieux inspirés par la tradition sunnite. Il est néanmoins notable que dans ses écrits autobiographiques elle transgresse régulièrement diverses conventions du pacte autobiographique en brouillant la frontière entre les faits et la fiction (Aytürk et Mignon 2013 :74-78) C’est dans ces textes qu’elle développe sa version de la synthèse turco-islamique et sa vision foncièrement élitiste de la société turque. Il est remarquable que sa conception nationaliste religieuse ait cette forte dimension élitiste, qui s’exprime entre autres par son rejet des campagnes d’alphabétisation et son opposition viscérale aux idéologies égalitaires, dans un contexte où le conservatisme religieux turc s’est souvent défini par un populisme islamisant en antithèse à l’élitisme de la classe dominante kémaliste (Aytürk et Mignon 2013 : 68-69).

23Pour promouvoir sa vision de la société elle s’engagea activement dans la fondation d’organisations multiples tels que l’İstanbul Fetih Cemiyeti [Société de la conquête d’Istanbul], ayant pour but la commémoration de la conquête de Constantinople ; le Yahya Kemal Enstitüsü, dédié à la publication des œuvres complètes du poète –un bienfait plus que mitigé puisqu’il contribua à la récupération du poète néo-classiciste Yahya Kemal Beyatlı par la droite turque ; l’İstanbul Enstitüsü, promouvant la recherche sur l’ancienne capitale ottomane –surtout l’architecture, un sujet cher à son frère Ekrem Hakkı (1899-1984)– ; la Kubbealtı Cemiyeti, cercle culturel et intellectuel visant la dissémination de ses œuvres et la promotion de la synthèse turco-islamique ; et surtout, elle fit un travail de lobbying pour la revivification du Şeb-i Arus, la grande cérémonie mevlévie à Konya en 1953. Elle continua d’écrire jusqu’à sa mort en 1993.

Un nationalisme religieux

24Les écrits politiques et autobiographiques d’Ayverdi sont, en partie, une réponse à trois décennies de politiques kémalistes ayant marginalisé les milieux ottomanistes et religieux, situation ayant contribué au passage sous silence de son œuvre littéraire. Par ailleurs, on pourrait aussi argumenter que sa dénonciation de l’hypocrisie du droit-de-l’hommisme occidental, du colonialisme et de ce qui allait devenir l’islamophobie, a lieu dans le cadre d’une esquisse de contre-histoire. Dans ses écrits, l’Empire ottoman est représenté comme une alternative à l’Occident grâce à des références idéalisées à un havre de paix et de tolérance, en accord avec la dimension universaliste de son interprétation du soufisme dans ses romans. Ainsi note-t-elle dans un article intitulé Ce que nous fûmes (Biz Buyduk) qu’il n’est guère possible « de trouver une autre nation qui puisse rivaliser avec les Turcs dans leur compréhension de la justice et de la tolérance » (Ayverdi 2007b :35). Elle affirme que la Turquie est la terre où, tout au long de l’Histoire, les opprimés ont trouvé refuge (Ibid. : 79). Elle ne doute pas que la générosité et la tolérance de l’État ottoman envers les réfugiés et les non-musulmans puissent être expliquées avec son interprétation particulière de la synthèse turco-islamique : « Après le mariage du dynamisme turc et de la foi islamique, que pouvait-il y avoir de plus naturel que le courage accompagné de compassion et de l’affection » (Ayverdi 2008a : 27) Ce discours au sujet de la tolérance turque, issue de « la source de la foi » (Ibid. : 28), est aussi une réponse à l’animosité contre l’islam et la Turquie qu’elle perçoit en Europe. Il s’agit d’une inversion du discours sur la mission civilisatrice des puissances coloniales. Elle souligne que c’est l’islam qui s’est porté garant des droits humains il y a 1400 ans. Selon elle, l’Occident continue à nier cette réalité et à se présenter sans « la moindre honte comme champion des droits humains » (Ibid. : 27). Or, de l’Algérie au Vietnam, en passant par les massacres de Katyn et le génocide amérindien, l’Occident –qui dans l’interprétation d’Ayverdi a une géographie variable– n’a laissé en son sillage que la mort et la misère (Ibid. : 27-28).

25La vision de l’histoire turco-islamique est donc en grande partie une réponse à l’Occident, une réponse qu’elle désirerait faire connaître au-delà des frontières de la Turquie. C’est pour cela qu’elle écrit au Pape Paul VI. Sa lettre ouverte publiée le 13 septembre 1965 dans Son Havadis [Les derniers évènements], quotidien proche du Parti de la justice (Adalet Partisi) qui succéda idéologiquement au Parti démocrate (Demokrat Parti) après le coup d’État de 1960, dénonçait les activités missionnaires protestantes en Turquie (Ayverdi 2005b : 43-47). Elle ne semblait pas être au courant de l’approche fondamentalement différente de l’Église catholique par rapport au monde musulman comme terre de mission. L’encyclique Nostra Aetate indique que « l’Église regarde aussi avec estime les Musulmans » et appelle Chrétiens et Musulmans « à oublier le passé et à s’efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle, ainsi qu’à protéger et à promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté » (Nostra Aetate). À noter cependant que dans sa lettre ouverte, Ayverdi demandait au pape de collaborer pour vaincre un ennemi commun : le communisme.

26Sa tentative de contre-histoire est développée dans le cadre d’un antisémitisme et d’une xénophobie effarantes. Ainsi, Ayvverdi, qui chantait l’amour mystique universaliste dans certaines de ses œuvres littéraires et célébrait la tolérance ottomane dans ses écrits historiographiques, dénonçait en 1969 le « monde des croisés et des judéens » (Haçlı ve Jüdacı dünya) qui avait collaboré pour détruire l’Empire ottoman (Ayverdi 2008a :54). De façon contradictoire, elle envisageait aussi une alliance entre Musulmans et Chrétiens pour contrer l’influence juive. Toutefois, c’est avec regret qu’elle notait que « malgré tous ses efforts et sa brutalité, même Hitler n’a pu libérer l’Allemagne de l’influence juive » (Ayverdi 2008a :22). Pour ce qui est des Arméniens, ils ne valent guère mieux dans sa hiérarchie des peuples. Non seulement ils sont coupables d’un génocide contre les Turcs, mais ils forment « une communauté ingrate qui a ouvert le feu sur toutes les nations qui l’ont aidée » (Ayverdi 2007c :9). En 1976, elle dédiait un ouvrage entier à la négation du génocide arménien au titre révélateur, Türkiye’nin Ermeni Meselesi [Le problème arménien de la Turquie], un texte de propagande antiarménienne qui nie le le statut de victime aux Arméniens (Adak 2015 : 333). Par ailleurs, Moscou est l’ennemi éternel des Turcs (Ayverdi 2004) et la culture occidentale une source de corruption continue pour la jeunesse. Le discours idéologique d’Ayverdi à propos d’une Turquie continuellement menacée par des ennemis intérieurs et extérieurs, les dangers du communisme et d’une conspiration judéo-maçonnique ne pouvant être contrés que par un retour aux valeurs islamo-sunnites et aux racines turques, est caractéristique des différentes formes des nationalismes religieux en Turquie.

27Des traces de cette idéologie sont repérables dans certains romans. Son élitisme est très visible, puisque ce sont toujours des femmes des classes sociales dominantes qui s’engagent sur la voie de l’amour mystique, alors que le peuple, à l’image de l’imam de Mesihpaşa, n’a qu’une conception assez formaliste de l’islam. Même des accents xénophobes sont perceptibles. Dans İnsan ve Şeytan (1942), la construction de l’église Antifoniya, a pour origine un conflit entre un grec orthodoxe et un prêteur d’argent juif malhonnête. L’intervention divine pour rétablir la justice est considérée par les protagonistes du roman comme preuve que le mal ne reste jamais impuni pour tous les hommes, « pas seulement pour l’escroc (hilekâr) Avram » (Ayverdi 1990 : 98-100).

28Il peut paraître étonnant qu’Ayverdi semble ne s’être jamais interrogée sur la difficile compatibilité de son universalisme soufi des premiers temps et de son national-islamisme. Cette interrogation est aussi absente des écrits de ses admirateurs en Europe et outre-Atlantique. C’est bien la dimension spirituelle de ses écrits littéraires qui a attiré l’attention des commentateurs occidentaux qui ont passé sous silence la xénophobie et le national-islamisme de la deuxième partie de sa carrière. Camille Adams Helminski écrivait dans un ouvrage sur les femmes dans le soufisme en 2003 que tout au long de sa longue carrière Ayverdi s’était engagée pour « améliorer les relations entre être humain et être humain et l’être humain et son créateur » (Helminski 2003 : 300). Le texte original en anglais lui permet de mettre l’accent sur l’idée qu’à la fois hommes et femmes jouent un rôle actif dans cette tentative de guérison du monde puisqu’il évoque une relation entre l’être humain et Dieu avec l’utilisation des déterminants possessifs masculin et féminin « his or her creator ». Le rôle de la femme dans l’expérience mystique, relevé par Helminski, qui note aussi que c’est souvent dans les maisons privées que sont transmis les enseignements mystiques par les hommes et les femmes depuis l’interdiction des ordres soufis par Mustafa Kemal (Helminski 2003 : 29), est évidemment un aspect intéressant de l’œuvre d’Ayverdi. Helminski est une lectrice d’Annemarie Schimmel, qu’elle cite abondamment dans Women of Sufism : A Hidden Treasure [Les femmes du soufisme : un trésor caché, 2003]. Or, dans un des écrits cités par Helminski, Schimmel notait que la romancière dénonçait les dönme, les musulmans crypto-juifs descendants des disciples de Sabbatai Zevi (1626-1676), en tant qu’éclaireurs du sionisme dans İbrahim Efendi Konağı, une fresque historique parue en 1964. Cependant Schimmel n’y trouvait rien à redire (Schimmel 1967 : 577) Et de toute évidence, Helminski non plus.

Conclusion

29Lire l’œuvre d’Ayverdi en son entièreté est donc une invitation à réfléchir sur les ambiguïtés de sa démarche. Bien que sans grand intérêt du point de vue de la technique narrative, le roman Son Menzil promeut un discours assez radical, puisque non seulement il inverse les rôles de genre dans la quête mystique, mais il transgresse aussi les valeurs traditionnelles de la société en explorant des tabous tels que l’amour adultère et l’inceste. Plus significatif encore, la protagoniste donne au personnage masculin principal des conseils d’un ordre spirituel et se propose donc comme guide sur la voie mystique. Il est frappant qu’alors que s’offre à Ayverdi la possibilité de guider sa communauté, à la mort de Kenan Rifai, vers une interprétation nouvelle de l’islam, elle épouse un discours nationaliste-religieux qui n’accorde guère de place à la redéfinition du rôle de la femme dans la société et dans la religion. En tant que maîtresse de la communauté Rifaiyye, Ayverdi n’est plus de celles qui considèrent que même François Villon peut être, directement ou indirectement, une passerelle menant à la vérité ultime. Tout au contraire, l’auteur d’İbrahim Efendi Konağı, Misyonerliğin Karşısında Türkiye [La Turquie face aux missionnaires, 1969] et de Türkiye’nin Ermeni Meselesi prend place au côté des héritiers de ceux qui passèrent la corde au cou du poète maudit. Ce n’est donc pas étonnant que Son Menzil ne fût pas réédité de son vivant. Dans son incarnation nouvelle, Sâmiha Ayverdi était sans doute mal à l’aise avec le discours qu’elle tenait dans cette œuvre mystique. Il semble bien que ce malaise soit partagé par la Turquie officielle qui à l’ère de l’AKP, le Parti pour la justice et le développement au pouvoir depuis 2002, s’est approprié l’écrivaine. En 2005, pour le centenaire de la naissance de la romancière, la chaîne de télévision publique TRT lui dédia un documentaire et le lycée anatolien Vatan dans le district de Fatih à Istanbul fut renommé en son honneur (Aytürk et Mignon 2013 : 58-59). Cependant ce n’est pas le discours de Son Menzil qui est à l’honneur, mais bien l’ottomanisme xénophobe au cœur d’İbrâhim Efendi Konağı. En effet, ce texte fut sélectionné par le Ministère de l’éducation en 2004 comme une des 100 œuvres littéraires fondamentales recommandées aux élèves du secondaire (Millî Eğitim Bakanlığı). Ayverdi est la seule femme sur cette liste avec la romancière Halide Edip Adıvar (1884-1964). Pourtant, malgré cette promotion officielle, son œuvre continue à n’attirer que des lecteurs venant des milieux conservateurs et nationalistes religieux. Cela est partiellement dû au fait que ses œuvres complètes sont éditées par les éditions Kubbealtı qui ne sont guère distribués en dehors du circuit des libraires et éditeurs conservateurs islamiques. Par ailleurs, que ses disciples aient choisi de mettre en exergue le discours nationaliste-religieux prévalent dans la deuxième partie de son œuvre et non pas ses premiers romans et leur discours subversif empêche la découverte d’une œuvre étonnante par un plus large public féru de littérature et intéressé par les nouvelles formes de spiritualité.

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Notes

1 […] Kendimi çok defa Fransız şairi Villon’a benzetirim. Ben de onun gibi berbat bir adamım; fazla olarak o kâtildi, hırsızdı, fakat bütün bu kötülükleri büyük san’atkâr olmasına mâni olmamıştı. Ben de mütereddidim, bedbînim, âsîyim, fakat bütün bu ters vasıflarım şöhretime mâni olmuyor. Çünkü fenâlıklarım öz malım, içime, kendime âit olan şeyler… Halbuki san’atım başkalarının. Onun mîrasçıları var; öldüğüm zaman san’atımın hâsılı onlara, vicdanımın hâsılı bana kalacak.

2 Seninle yükseldim, zîra bana aşkı öğrettin, sana takıldım ve ilerleyemedim, zîra aşkı bir vücûda mukayyet bildim. Halbuki insanın hilkatı, kendi gibi bir insanın sevgisinde oyalanıp kalmak için düzülmemiş Hâşim… Meğer aşk yolunda insan bir menzilmiş… Fakat durulması değil, atlanması lâzım gelen bir menzil, hakîkata ulaştıran bir köprü.

3 ھو مخالفةٌ للنظام العامْ
واختراقٌ لكُلّ الشرعيّاتْ

4 Koca karısıyla, karı kocasıyla ömür geçirecekler, ev idare edecekler, evlatları olacak, büyütecekler, terbiye verecekler. Birbirleriyle sevişmedikçe, imtizaç etmedikçe nasıl olur? […] Bir evde ki koca ile karı arasında muhabbet yok, o eve Allah imdat eyleye! […] Birbirini sevmeyen koca, karı çocuklarını mı sevecekler?

5 Bir esmer kadındır ki, kaldırımlarda gece/ Vecd içinde başı dik […].

6 Mâdemki seviyorsun daha ne istersin? Melek bir başkasının olmuş, bundan sana ne? Onu senden çalmış olabilirler, fakat aşkına, seni terkip eden, seni teşkil eden, seni sen yapan aşkına kim el sürebilir? Sevgi sonsuz bir zevk ve sonsuz bir kahırdır. […] Şu muhakkak ki, insan aşkı bir vücuttan tattıktan sonra onu bütün kâinatta görmeyi öğrenmeli…

7 Baba ben artık Allâh’a inanıyorum. […] Amma belki yine seninle anlaşamayacağız; çünkü ben, senin görmediğin Allâh’a değil, aklın da, ilmin de, gönlün de kapısına varabildiği Allâh’a inanıyorum ve bu kapıdan uzanan el, bana her şeyden evvel ferâgat lezzetini tattırdığı için sevdiğim kızı sana bırakıyor, sana bağışlıyorum.

8 Çelebi’nin sanat ve hikmetiyle işlediği bir eser.

9 Bana gerçeklik zevki veren ulular! Ben de sizin gibi oldum. Öldüm. […] Ölmeden yaşamak ise, can çekişmekten başka şey değil… işte ben de onun için öldüm; her zerresinden hayat taşan, her nefesi bin can satın alan Çelebi gibi, artık ben de yaşayan bir ölüyüm!

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References

Electronic reference

Laurent Mignon, Du mysticisme au nationalisme religieux : les ambiguïtés de Sâmiha Ayverdi (1905-1993)European Journal of Turkish Studies [Online], 25 | 2017, Online since 08 December 2017, connection on 04 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ejts/5454; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ejts.5454

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Laurent Mignon

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