- 1 Conçu comme la voie (tarikat) ésotérique (bâtın) d’unification avec Dieu, par opposition à l’exerci (...)
1Nous proposons dans cet article de nous pencher sur un moment de la (re)construction intellectuelle et académique de l’objet soufisme en Turquie à travers une historicisation particulière de la tasavvuf, terme référant à la tradition mystique islamique ou soufisme1. L’académisation présente des caractères intéressants puisqu’elle articule un ensemble patrimonialisé à des enjeux et dynamiques bien plus larges, et permet donc de traiter des modalités de sémantisation et de médiatisation des objets et notions liés à l’ensemble « soufisme » -qui relève aussi bien de référents intellectuels, religieux, patrimoniaux, que de pratiques et rituels confrériques et initiatiques.
- 2 Pour une biographie intellectuelle générale, on se réfèrera au livre de l’un de ses adeptes, Ali Ke (...)
2En 1924, Mehmet Ali Ayni (1868-1943), un universitaire et intellectuel acteur majeur des dynamiques disciplinaires et académiques de la toute fin de l’Empire ottoman2, fait paraître un ouvrage pionnier intitulé Histoire de la mystique (Tasavvuf Tarihi). La construction à laquelle se livre Mehmet Ali Ayni procède via une délimitation épistémique consistant à prendre pour objet la « mystique » (tasavvuf) entendue dans un sens délocalisé, à la fois historique et conceptuel. La tentative d’associer la mystique islamique et les mystiques d’autres traditions, si elle n’est pas nouvelle en soi, présente toutefois dans ce cas précis des particularités qu’il est intéressant d’étudier. Elle répond en effet à plusieurs dynamiques : construction de chaires et de savoirs universitaires en cours depuis quelque deux décennies, historicisation et objectivation du religieux, nationalisation des référents religieux et contexte d’intérêt pour une « toile » associant spiritisme, ésotérismes, théosophies et spiritualisme philosophique.
3Tasavvuf Tarihi est issu – pratique courante des universitaires et enseignants de l’époque – des notes du cours dont Mehmet Ali Ayni avait la charge à la Darülfünun, et dont il occupera la chaire dans le cadre de la faculté de théologie créée en 1924, à l’occasion de la loi d’unification de l’enseignement qui soutiendra les débuts de la République turque. Pensé comme un cours, le cours d’histoire de la mystique prend place au sein d’un ensemble de cours historicisant des savoirs islamiques classiques (dont les fıkıh, hadîs, kelâm, tefsir… mais aussi histoire des religions enseignée par l’un des acteurs majeurs de l’historicisation du religieux en France, Georges Dumézil) (Ayni 2007 : 82). L’échelle intellectuelle et patrimoniale de l’entreprise n’est pas claire, ce qui invite à interroger son statut à la fois en considération des recherches sur les caractères d’une discipline, mais aussi des effets produits sur la définition et la conception du soufisme : la fermeture et l’interdiction des tekke et confréries, en 1925, intervient très peu de temps après la première parution de cet ouvrage.
4Il faut donc noter de prime abord que le mysticisme universalisé développé par Ayni fonctionne comme une catégorie frontalière : résultant d’une configuration épistémologique et institutionnelle particulière, cette construction ne répond pas seulement à une dynamique de délimitation académique d’un objet culturel. L’exploitation du soufisme, à travers la catégorie de « mystique », à l’oeuvre dans ce texte d’Ayni, dépasse dans ses effets la seule (tentative d’) académisation d’un ensemble référentiel. L’universalisation de la mystique soufie s’appuie sur une opération centrale de parallélisation avec des traditions dites « occidentales », qu’il convient en effet de situer au regard d’autres associations diffuses dans le reste de l’œuvre de cet intellectuel, et qui revendiquent des identités conceptuelles entre penseurs islamiques et philosophes occidentaux.
5Le contexte est aussi celui d’un intérêt pour l’ésotérisme et les courants associés, ainsi que pour des manifestations diverses d’une toile « spiritualiste » qui porte ses effets dans plusieurs directions. La réception du philosophe Henri Bergson bat alors son plein, exacerbée par la diffusion à laquelle procède un groupe d’intellectuels de la faculté des Lettres de l’université entre 1921-1923, durant la période d’occupation (Sarmis 2014 : 115-129).
6Enfin, l’intérêt pour la mystique, s’il « participe d’un vaste transfert des “sciences sacrées” vers les sciences des religions, c’est-à-dire d’une déconfessionnalisation de l’objet religion et de ses voies d’approche » (Trémolières 2010 : 777), implique une opération logique de délocalisation associée à la légitimation du paradigme scientifique, à laquelle les formes historicisées/historiques de la mystique (islamique, juive, chrétienne…) permettent de donner corps et illustration. Une telle opération logique permet donc de rompre avec des disciplines « localisées » et confessionnalisées : prenant sens dans une distinction de nature au regard des autres disciplines du champ académique alors en plein déploiement, celles-ci relèvent en effet d’une taxonomie spécifique aux savoirs religieux qui les isole de celles propres aux « sciences morales », ces dernières constituant dans l’Empire ottoman la matrice terminologique de ce qui deviendra l’équivalent de nos « sciences humaines et sociales ». La tasavvuf tarihi, par ses objets et par sa généralisation conceptuelle, rompt avec ces frontières disciplinaires.
7Cette configuration complexe à laquelle participent l’ouvrage d’Ayni et son enseignement universitaire n’est pas sans rappeler le contexte français de l’institutionnalisation des sciences religieuses et de l’histoire des religions hors la théologie, initiée à la fin du 19e siècle et qui a pour point d’orgue la création, en 1886, de la 5e section, dite des Sciences religieuses, à l’École pratique des hautes études (EPHE) (Langlois 2010 : 1138-1144). Toutes notables soient les proximités de la configuration turque avec les enjeux français et plus largement européens, les dynamiques à l’œuvre en Turquie ne laissent toutefois pas de s’en dissocier par une temporalité politique propre qui associe construction nationale et académisation républicaine des savoirs religieux, ainsi que par des enjeux épistémologiques spécifiques qui touchent aux dynamiques d’hétéronomisation d’un savoir théologien.
8C’est dans cette pluralité contextuelle qu’il convient de situer l’entreprise d’Ayni. Penser l’académisation de ce type de savoir déconfessionnalisé comme un processus de médiatisation particulier, dans lequel les procédures institutionnelles sont autant des dynamiques de structuration que de diffusion, permet en retour de ne pas surdéterminer la notion de savoir universitaire, et de le corréler à ses effets extérieurs à l’université. Les dynamiques institutionnelle, épistémologique et conceptuelle qui se concentrent dans l’entreprise d’Ayni configurent un moment particulier où les savoirs religieux, historicisés mais hérités toutefois du patrimoine islamique, le disputent à des disciplines alors en pleine construction, qui formeront ensuite les sciences humaines et sociales. Quant à l’Histoire de la mystique objet de cet article, elle est un produit et un outil de l’espace épistémologique intermédiaire, nécessaire dans les années 1920, qui associe le champ religieux et les sciences académiques.
- 3 Nous employons dans un sens similaire, et donc indistinctement, les termes « universitaire » et « a (...)
9Cette figure académique majeure des débuts de la République turque est couramment associée à un idéal-type d’intellectuel académicien3. Ses positionnements institutionnel, philosophique, religieux et politique en font un intellectuel emblématique de la période de transition entre la fin de l’Empire ottoman et les premières années de la République turque : son encyclopédisme est héritier des approches scientifiques des intellectuels ottomans de la deuxième moitié du 19e siècle, lecteurs de la littérature des Lumières, et dont l’influence se déploie jusqu’aux ouvrages d’histoire des religions parus sous la plume de leurs successeurs. En 1888, Mehmet Ali Ayni est diplômé de la Mülkiye, l’école supérieure d’administration et de science politique, qui avait pour vocation de former les futurs hauts fonctionnaires de l’Empire : il y suit les cours de littérature du poète Recaizade Mahmud Ekrem, et en histoire ceux de Mizancı Murad, un intellectuel et homme politique favorable au régime constitutionnel, un cadre Jeune Turc qui, convaincu de l’identité ottomane et islamique de l’Empire, finira par s’opposer au comité Union et Progrès.
10Durant sa carrière dans les ministères, comme gouverneur et comme directeur d’école, Ayni témoigna d’un intérêt permanent pour le système éducatif et pour les contenus pédagogiques enseignés, auxquels il adressa de nombreuses critiques. Considéré comme un traître au régime unioniste, il fut mis à la retraite en 1914 par Talat Paşa. Il se distingua comme une institution intellectuelle aux yeux de ses collègues de cette période ; qualifié par ses contemporains de « bibliothèque vivante » (ayakta kütüphane), il illustre à merveille la concomitance des missions administratives et académiques – que de nombreux diplômés de la Mülkiye assureront. Le ministre de l’Instruction (Maarif nâzırı) d’alors, Emrullah Efendi, le nomma en 1914 müderris (enseignant non titulaire d’une chaire) à la faculté des Lettres de la Darülfunun. Devenu en 1915 le doyen de cette même faculté des Lettres, il y fonda la revue de littérature associée (Edebiyat Fakültesi Mecmuası). Également enseignant en sciences politiques et morales à l’école militaire, il joua un rôle important dans les réformes des institutions islamiques (il est l’un des fondateurs du Telifat ve Tetkikat-ı İslamiyye au sein du Şeriye ve Evkaf Vekaleti).
11Professeur d’histoire de la philosophie à la faculté des Lettres, il assura la présence turque à des congrès internationaux de philosophie (1926, 1930, 1931) et participa à la fondation, en 1928, de la Türk Felsefe Cemiyeti (société turque de philosophie) avec Hilmi Ziya Ülken. Il fut le traducteur en 1933 de l’Histoire des religions de Denis Saurat.
- 4 Sur la pensée et les écrits d’Ibn Arabî, Chodkiewicz (1986) explique en particulier comment Ibn Ara (...)
- 5 Ismail Kara (1992 : 159-237) en propose une traduction en turc moderne.
- 6 Pour une définition qui permet de regrouper l’ensemble des écrits à ce sujet, on peut voir René Gué (...)
- 7 Cette conceptualisation est prêtée à son gendre Sadrudin al Konevi.
12L’impact des travaux d’Ayni sur la diffusion d’une pensée mystique islamique ne se limitait d’ailleurs pas au contexte ottoman et turc : ils firent l’objet de quelques recensions dans le milieu orientaliste européen. Défenseur de la théorie émanative du penseur soufi et métaphysicien de l’islam Muhiyddin Ibn Arabî (1165-1240)4, Mehmet Ali Ayni écrit en 1923 un ouvrage intitulé Şeyh Ekber’i niçin severim5 [pourquoi j’aime le grand maître/le cheikh Akbar] (Ayni 1339-1341/1923). Les écrits d’Ibn Arabi ont nourri la définition de la tasavvuf : basée sur une distinction entre le sens exotérique du Coran (la shar’ia) et son sens ésotérique (la haqîqa), accessible seulement à des initiés, la tasavvuf se caractérise de ce point de vue comme la discipline qui vise à approfondir cette haqîqa, vue intérieure de la vérité, à travers la voie qui permet d’y accéder, la tarîqa6. L’un des apports majeurs de l’œuvre d’Ibn Arabî consiste alors en une conceptualisation de la vahdet-i vücud7, littéralement « unicité de l’être », notion théologique disputée dans l’ilm-i kelâm, la scolastique islamique. Fondamental dans la constitution d’un spiritualisme sécularisé, ce concept élastique autorisera de nombreuses associations avec des concepts de la philosophie européenne. Philosophiquement, il fonctionna comme un outil de gestion de la complexité et des contradictions unissant l’Un créateur et le multiple créé. Institutionnellement, il forma l’outil épistémologique d’une généralisation de la notion de mystique, dont une manifestation fut le développement de l’histoire de la mystique que représenta Ayni, en lien avec la généralisation des histoires des religions.
- 8 Cette recension est partiellement retranscrite en turc dans Aksüt (1944 : 315-316).
- 9 Le débat autour de l’usage de la raison dans l’accès à la vérité divine a ses précédents en islam d (...)
13L’ouvrage d’Ayni dédié à Ibn Arabî fut traduit par l’ambassadeur turc à Paris Ahmed Reşit et parut chez Geuthner (Kemali Aksüt 1944 : 313), sous le titre La quintessence de la philosophie d’Ibn Arabî : cette version française fit l’objet d’un compte-rendu critique par l’orientaliste suédois Henrik Samuel Nyberg (1889-1974) en 1928 dans l’Orientalische literaturzeitung. Si la recension de Nyberg est plutôt négative8, moquant les tentatives hagiographiques de soumettre la tradition philosophique occidentale aux écrits d’Ibn Arabî et contestant le parallélisme effectué par Ayni entre Spinoza et le penseur soufi, l’orientaliste français Louis Massignon (1883-1962), lecteur de l’écrivain turc, préfacera le livre français de 1926, et adressa à Ayni une lettre récapitulant sa propre perception critique de la pensée d’Ibn Arabi. Ce faisant il initia un débat (Güngör 2003 : 377-406) dont témoigna un contemporain d’Ayni et exégète d’Ibn Arabî, Ismail Fenni Ertuğrul (1928), et dont l’impact dans les milieux spiritualistes turcs répondait à deux enjeux : la reconnaissance des universitaires turcs dans le contexte orientaliste européen d’une part, la nature des arguments à l’appui de cette nouvelle discursivité à la fois académique et religieuse d’autre part. En effet, la portée apologétique des réflexions d’Ayni sur le penseur emblématique de la tasavvuf n’était pas la même selon le lectorat, ce dont les critiques adressées par Massignon à la version française témoignaient. Auprès de ses lecteurs turcs, l’ouvrage devait garantir une justification de la vahdet-i vücud face aux accusations d’irréligion et de dilution du principe divin, à laquelle une lecture panthéiste était susceptible d’ouvrir. Mehmet Ali Ayni se posait là en acteur majeur de la gestion intellectuelle de l’ambiguïté entre foi (irfan) et science (bilim), entre mystique et raison critique9. En cela sa trajectoire n’était pas sans similitudes avec celle d’intellectuels catholiques emblématiques de la « crise moderniste » qui opposa science catholique et histoire des religions dans les débuts du 20e siècle.
14Mehmet Ali Ayni fut par ailleurs invité en 1935 à la Société asiatique de Paris : dans l’ensemble, l’admirateur turc d’Ibn Arabî jouit d’une petite réputation de son vivant dans le milieu orientaliste européen. Également lu et écouté en Azerbaïdjan (où il se rendit en 1921 pour une série de conférences, à Bakou, sur le soufi Seyyid Yahya Baküvi), son importance dans le champ de la philosophie turque le porta également à Oxford et à Harvard pour y représenter la Turquie à l’occasion de congrès internationaux.
- 10 Celle du penseur affiliée à la confrérie bektachie et grand-maître franc-maçon Rıza Tevfik, qui ass (...)
- 11 Nous n’avons pas eu accès à la version originale et ne disposons que d’une réédition en turc modern (...)
- 12 En guise d’exemple, la philosophie de Bergson y est assimilée à Fârabi, à l’école théologique d’Al (...)
15Par ailleurs premier historien de la Darülfünun (Ayni 1927, réédité et retranscrit par Kazancıgil 2007), Mehmet Ali Ayni se positionna comme un veilleur intellectuel, traquant les approximations de traduction et les interprétations erronées des philosophes étrangers auxquelles il estimait que ses contemporains se livraient (Ayni 1339/1923). Les rapprochements opérés entre les philosophies occidentales et les penseurs mystiques et religieux de l’islam contribuèrent à une forme de vitalisation d’un univers des référents religieux : s’ils devinrent assez marginaux durant la période républicaine, ils se disséminèrent toutefois dans certaines interprétations philosophiques opérées à la fin de la période impériale, par exemple avec la lecture par Rıza Tevfik de la pensée de Bergson10. Ismail Hakkı Izmirli (1869-1946), également historien des religions dans le département de philosophie de la faculté de théologie, écrivit un ouvrage énumérant les parallèles et associations possibles entre penseurs islamiques et penseurs européens, intitulé İslâm Mütefekkirleri ile Gârp Mütefekkirleri Arasında Mukâyese [analogies entre penseurs de l’islam et penseurs occidentaux]11. Organisé selon des entrées nominales renvoyant aux grands penseurs du kelâm islamique, puis aux philosophes occidentaux, l’ouvrage n’approfondit guère les associations qu’il établit12 ; on note que plusieurs penseurs évolutionnistes, matérialistes ou positivistes y trouvent leur équivalent dans l’histoire de la pensée islamique.
- 13 L’hénothéisme développé par Max Müller par exemple, qui affirme la prédominance successive d’un die (...)
16Cet intérêt d’Ayni pour les associations intellectuelles est essentiel dans les constructions scientifiques auxquelles il s’attela à l’université, et répond à la nécessité, pour ces académiciens, de rendre compte d’un patrimoine indigène, à la lumière des référents occidentaux certes, mais dans un rapport complexe avec l’orientalisme savant, notamment dans les liens interprétatifs élaborés entre polythéismes et monothéismes13.
- 14 Psychologie de type spiritualiste fondée sur une critique du réductionnisme et parallélisme psychop (...)
- 15 Avec la création, au sein du Maarif Nezareti [ministère de l’Instruction], de la Telif ve Tercüme K (...)
- 16 Nous entendons ici « scientifique » au sens de ce qui a trait à la constitution de cours et discipl (...)
17Déjà à l’époque ottomane, répondant à une commande de la Maarif-i umumiye Nezareti [ministère de l’Instruction publique], dans le cadre de travaux pour constituer une Telif ve tercüme kütüphanesi [bibliothèque des compilations et traductions], Mehmet Ali Ayni faisait paraître Terbiyeye ait tatbikatla birlikte ruhiyat14 dersleri [cours de psychologie appliquée à la pédagogie] (Ayni 1331/1915), traduit d’un ouvrage français qui associe pédagogie et psychologie. Ayni contribuait en cela à un vaste mouvement de patrimonialisation culturelle et intellectuelle auquel participèrent un grand nombre d’intellectuels ottomans du début du 20e siècle, et qui coïncida avec l’appropriation, déjà engagée au 19e siècle15, de textes étrangers traduits et intégrés dans les contenus et sources des nouveaux enseignements. Cet héritage d’une approche concordiste et patrimonialiste des référents intellectuels et scientifiques16, est l’un des socles sur lesquels prit sens son Histoire de la mystique.
- 17 Nous entendons par « articulations » des rapprochements entre deux univers référentiels – occidenta (...)
- 18 À la fois liée aux traditions ésotériques et prônant une unité universelle de toutes les religions (...)
18L’ouvrage de Mehmet Ali Ayni n’est pas à proprement parler une histoire des confréries, ni une histoire des saints et grands mystiques (un genre qu’il affectionne par ailleurs), et ne présente pas de caractère historique ni généalogique dans sa construction d’ensemble, qui relève plutôt de la compilation. En revanche, c’est un ouvrage qui se positionne comme une cartographie intellectuelle proposant des articulations17 partiellement héritières d’une tradition intellectuelle liée à la théosophie18 d’une part, et à l’histoire du kelâm islamique d’autre part, cette dernière occupant déjà un espace intellectuel problématique entre scolastique et philosophie (felsefe). En regroupant différentes traditions religieuses et spirituelles sous un même processus nommé « tasavvuf », l’œuvre d’Ayni se présente de prime abord sous une forme syncrétique basée sur une succession d’objets historiquement et culturellement identifiés.
19La première partie de l’ouvrage, qui en comporte deux, a pour titre celui du livre lui-même, « Tasavvuf Tarihi ». Il est formé de 6 sections (fasıl) : Tasavvuf en Inde (Hindistan) ; tasavvuf en Égypte (Mısır) ; tasavvuf en Grèce (Yunan) ; tasavvuf dans la tradition juive (Musevilik) ; Néoplatonisme (Iskenderiye Hikmeti, école d’Alexandrie 5e-7e siècles) ; mysticisme chrétien (Isevilik), à partir de Denys l’aréopagite. La seconde partie est intitulée « İslâm Tasavvufu ». Très développée (presque l’équivalent en nombre de pages de toutes les sections réunies de la première partie), elle est plus analytique et structurée que les autres. Cette structure paralléliste de l’ouvrage met en valeur la mystique islamique.
20L’ouvrage, doté d’une bibliographie assez importante pour les sources islamiques à la fin de la deuxième partie, ne propose pas de bibliographie secondaire pour la première partie (ce qui n’était pas rare à l’époque de sa rédaction) ; il renvoie toutefois ponctuellement à quelques titres de la littérature ésotérique de l’époque. Dans sa préface, l’auteur pose plusieurs principes qui président aux orientations de son livre. D’abord une équivalence liminaire qui signale, dès les premières lignes, la primauté accordée à l’islam : de même que le prophète de l’islam a été précédé par d’autres qui forment une chaîne dont il est l’aboutissement, ainsi la mystique (tasavvuf) existait avant l’islam, écrit Ayni (1924 : 21-22). Formé de deux parties, l’ouvrage en réserve d’ailleurs la seconde exclusivement aux traditions mystiques islamiques, alors que la première regroupe l’ensemble des autres traditions.
- 19 Dans son ouvrage, Adolphe Franck (1809-1893) traite le mysticisme comme l’une des « quatre formes d (...)
- 20 Cet ouvrage de Franck semble par ailleurs avoir joué un rôle en France dans l’exploitation par des (...)
21Cette préface repose également sur une définition de la mystique, empruntée au Dictionnaire des sciences philosophiques d’Adolphe Franck (1844 1e éd. ; 1875 2e éd.)19 : Ayni donne cette définition partielle en traduisant « mysticisme » par « tasavvuf », indiquant le terme français entre parenthèses. L’équivalence est donc claire pour Ayni, qui situe aussi son objet dans une tradition française de l’histoire et de la philosophie des religions du 19e siècle20. Associée à un ésotérisme islamique, la définition académique de la tasavvuf à laquelle Ayni contribue avec cet ouvrage, est une entreprise qui se développe dans une perspective orientaliste : elle se fait en Turquie de concert avec Louis Massignon, qui donne en 1934 un article « tasavvuf » à l’Encyclopédie de l’islam (1934 : 715).
22Dans la préface de son histoire de la mystique, Ayni indique que le caractère majeur de la tasavvuf pré-islamique réside dans ses doctrines occultes et ésotériques.
De fait dans les temps anciens, les doctrines développées autour de Brahma en Inde, d’Hermès en Égypte, du polythéisme en Grèce présentaient, au-delà de leur apparence extérieure, un visage intérieur, des dimensions secrètes et ésotériques (bâtın ve ledün) qui, soigneusement cachées, n’étaient enseignées qu’à quelques disciples (mürit) et adeptes (müntesip). Il est donc naturel de les considérer comme des mystiques propres à ces peuples. (Ayni 1924 : 21)
- 21 Il renvoie pour ce faire à l’interprétation développée dans un manuscrit de Mevlana Hüsamoğlu Musta (...)
23Le lexique utilisé, celui des écrits et rituels ésotériques des confréries, marque ainsi clairement et d’emblée l’équivalence entre les traditions mystiques diverses. Plotin y est qualifié de « cheikh grec » (yunan şeyhi) (Ibid. : 163) et le philosophe suédois mystique Emanuel Swedenborg de « fondateur d’une sorte de confrérie » (bir nevi tarikat kurucusu) (Ibid. : 175). Mais l’universalisation de la mystique va plus loin encore, puisqu’Ayni la fait remonter à ce qui pourrait ne constituer le privilège d’aucune tradition religieuse en particulier : la figure d’Adam21, présenté comme le premier soufi (sofî) se forgeant, pour couvrir sa nudité, un manteau/pèlerine (hırka) avec trente feuilles issues chacune d’un arbre différent, initiant la tradition du hırka chez les derviches (derviş) (Ibid. : 22). Pourtant, le lignage d’Adam aux derviches de la mystique islamique fonctionne, dans cette préface, comme un marqueur de la centralité de la mystique islamique, dissociant ainsi le texte des enjeux généraux qui dominent l’émergence des sciences religieuses en France.
- 22 En 1933, l’avocat et intellectuel Haydar Rıfat traduira un article de Schuré sur Bouddha dans la Re (...)
- 23 L’édition dont nous disposons est celle de la Librairie académique Perrin, 1960.
24Si la première partie ne bénéficie pas d’une bibliographie comme la seconde, toutefois dans la section dédiée à la mystique en Égypte, Ayni renvoie à l’égyptologue français Gaston Maspéro (1846-1916) et à l’écrivain français Édouard Schuré (1841-1929). Ce dernier, admirateur de l’anthroposophe Rudolf Steiner et membre de la Société théosophique (voir note 19), est l’auteur d’un livre à grand succès, Les Grands Initiés. Esquisse de l’histoire secrète des religions. Rama - Krishna - Hermès - Moïse - Orphée - Pythagore - Platon - Jésus, paru en 1889, et référencé par Ayni sous le titre Büyük Ârifler22. L’ouvrage de Schuré (1960), qui débute avec une « introduction sur la doctrine ésotérique », est formé de huit livres consacrés à chacune des figures énumérées dans son sous-titre23. Un examen comparé des deux ouvrages montre des similitudes et quelques différences : la structure de la première partie du livre d’Ayni témoigne d’une évolution autour de figures majeures, qui ressemble à celle de l’ouvrage de Schuré, auquel Ayni renvoie dans la partie dédiée à Hermès (Ayni 1924 : 51-52). Au regard de la structuration de Schuré, Ayni regroupe toutefois la présentation d’Orphée et de Pythagore en raison de l’association qu’il opère entre les mystères dionysiaques et delphiques, et inverse les sections sur Moïse et Orphée, évoquant assez brièvement la figure d’Orphée dans la section sur le mysticisme grec, dans laquelle trouvent place Platon et Pythagore principalement. Contrairement à Schuré qui dédie sa dernière partie exclusivement à Jésus, Ayni considère l’ensemble de la mystique chrétienne, qu’il fait commencer avec Jésus et progresser avec Maître Eckhart, Gerson ou encore Pic de la Mirandole. La partie dédiée à la mystique chrétienne est peu développée, mais comporte un petit épilogue intéressant dans lequel Ayni résume l’importance des débats sur l’intellectualisme et le rationalisme dans l’approche du divin : évoquant le rôle de la raison accolé au message du cœur, l’importance des méthodes de la science et de l’histoire des religions dans l’évolution de la mystique chrétienne, il présente de manière relativiste ces cadres comme des spécificités propres à la recherche chrétienne de Dieu.
- 24 Sur la présence de Dumézil à l’université d’Istanbul, Alexandre Toumarkine (2014 : 279) rappelle le (...)
- 25 On peut voir pour une étude sur les histoires des religions à la fin de l’Empire ottoman et en Turq (...)
25L’ouvrage d’Ayni se situe donc fondamentalement dans la tradition de l’histoire des religions, enseignée dès la fin du 19e siècle ottoman à la Darülfünun et à l’École d’administration et de science politique (Mülkiye) : centrée à ses débuts sur la mythologie (esatır), cette nouvelle discipline se développa d’abord autour des religions non abrahamiques, et fut enseignée un temps par Georges Dumézil sous le nom de Tarih-i Edyân [histoire des religions]24 ; nommé directeur d’études comparatives des religions des peuples indo-européens à la section des sciences religieuses (Ve section) de l’École pratique des hautes études après son passage en Turquie, Dumézil apportait à l’université turque une configuration scientifique qui isolait les sciences religieuses de la théologie. Cet enseignement d’histoire des religions fut soutenu par la parution de nombreux autres ouvrages25, et bénéficia sans doute aussi de l’influence du cadre genevois qui, à l’époque où parut le livre d’Ayni, s’était déjà constitué comme l’un des centres névralgiques de la formation européenne des intellectuels ottomans : c’est en effet à Genève que fut créée la première chaire européenne d’histoire des religions en 1873, dans un mouvement d’autonomisation de la théologie.
26Dans l’ensemble les présentations de la première partie de l’ouvrage d’Ayni présentent un caractère synthétique où domine la question du traitement de l’unicité divine. La section réservée au néo-platonisme et au pythagorisme propose un développement assez conséquent autour des oeuvres de Platon et de la figure socratique (maïeutique, dialectique, Idées, mythe de la caverne) qui est l’occasion pour l’auteur de faire du platonisme un monothéisme, insistant sur les points d’union entre la pensée islamique et l’Idée platonicienne (misal-i eflâtuniyye), à travers l’union des contraires (dialectique) dans la pensée de Dieu :
- 26 “Şöyle ki, hareketlerin başlangıcı ve sebebi kendilerinde olmayan nesneler bir ilk muharrike, başka (...)
C’est ainsi que les êtres qui ne portent pas en eux-mêmes l’origine et la cause de leur propre mouvement, relèvent d’un premier principe qui les meut, c’est-à-dire d’une âme. Voilà pourquoi il doit exister une âme universelle et agissante, qui est la cause de l’univers ; tous les mouvements de l’univers sont son œuvre. Cette âme, c’est Allah (Ayni 1924 : 139).26
27Suivant une logique similaire, la section “Hindistan’da tasavvuf”, qui s’appuie sur les textes védiques et est bien plus détaillée que celle sur le mysticisme chrétien, progresse autour de l’identification de la pensée brahmanique à la théorie de l’unicité de l’être (vahdet-i vücud), prélude à l’interprétation de Brahma comme figure divine unique subsumant toutes les autres :
- 27 “Zira ondan itibaren, ikinci derecede olan bu tanrıların üstünde ölümsüz ve sonsuz, kişiliksiz, biz (...)
Dès lors, la croyance s’est portée, au-delà de ces dieux de seconde catégorie, vers une divinité immortelle et infinie, indéterminée, auto-suffisante, et que l’on appelle en Sanskrit Brahma (Ibid. : 23).27
28Les qualités génériques de cette divinité unique sont présentées dans la phrase avant sa nomination – nomination qui le localiserait peut-être d’emblée comme un produit culturel et relatif. La syntaxe utilisée met en valeur la préséance des caractères onto-logiques de Brahma sur son identité culturelle : Brahma ayant les qualités d’immortalité, d’illimitation et d’autodétermination, il relève du statut du dieu unique, et c’est une opération logique, et non culturelle, qu’Ayni met en évidence ici. En revanche la transition avec le bouddhisme s’appuiera sur la révolution effectuée par Siddharta pour dépasser les impasses sociales des pratiques brahmaniques à caractère nihiliste. On note à cet égard une association entre dhyana (état de contemplation) et teveccüh/cezbe, à partir de laquelle Ayni rapproche bouddhisme et tasavvuf :
- 28 “İleride tasavvufun esas öğretileri yazılacağı vakit görülecektir ki, bunlar, Budistliğin özet olar (...)
Lorsque plus tard on écrira les enseignements des principes de la mystique (tasavvuf), on pourra voir que ce ce qui est résumé sous l’appellation bouddhisme n’est autre qu’un ensemble d’enseignements ésotériques (ledünnî) (Ibid. : 30).28
29Si l’association intellectuelle entre ésotérismes non islamiques et ésotérisme islamique est par ailleurs l’équivalent de ce que fait l’anthroposophe Carl Vett (qui a connu Ayni) avec les procédures initiatiques lorsqu’il séjourne en Turquie (Zarcone 2013 : 163), le paradigme interprétatif guidant les lignes d’Ayni sur les mystiques non abrahamiques semble bien relever des variations de la pensée de l’Un et du multiple dans des édifices qu’il considère comme des monothéismes ne s’assumant pas. L’ensemble de l’ouvrage fonctionne aussi bien comme une histoire intellectuelle des religions analysant les constructions mystiques selon le type de monisme divin qu’elles constituent : il crédite alors la tradition islamique d’un sens mystique plus abouti. Le livre progresse en effet par succession, et non par comparatisme interne, sinon avec le principe monothéiste qui prédomine, et se clôt sur la mystique islamique. La logique-réflexe d’intégration monothéistique de traditions caractérisées à son époque comme polythéistes ou hénothéistes sert donc de ponctuation à l’ouvrage. Allant plus loin que l’hénothéisme développé par Max Müller au sujet des religions indiennes, Ayni propose ainsi ici une forme de monothéisme polymorphique.
- 29 Il est aussi l’auteur d’un livre destiné à la communauté orientaliste française sur une mystique ty (...)
- 30 Il est d’ailleurs favorable à la latinisation de l’alphabet, ainsi qu’à la réforme de la langue déb (...)
30À l’époque où Mehmet Ali Ayni écrit son manuel de cours, l’historicisation de ce qui se rapporte à la mystique (tasavvuf) prend des formes diffuses répondant à deux types d’enjeux : celui de la nationalisation de référents jusque là dépendant d’une identification majoritairement islamique, et celui d’une spiritualisation du religieux fondée sur l’universalisation plus ou moins a-culturelle du « mystique ». L’historien Mehmet Fuat [Köprülü] (1890-1966), professeur de littérature en 1913 puis recteur de la Darülfünun en 1923, écrit par exemple en 1919 Türk Edebiyatında İlk Mutasavvıflar (les premiers mystiques de la littérature turque) qu’il constitue prioritairement autour de figures mystiques – celles d’Ahmet Yesevi et de Yunus Emre – et non de contenus définitoires ; il y associe turcité et figure mystique, le mutasavvıf29. Il est important de noter que Köprülü Mehmet Fuat, critique des résistances et du conservatisme de la Darülfünun30 (Köprülü 9/6/1927), enseignera l’histoire religieuse des turcs (Türk Tarih-i Dîni) à la faculté de théologie, où il présidera du reste les travaux de la commission pour la réforme religieuse entre 1925 et 1928 : favorable à la rationalisation du religieux, à sa laïcisation et à sa nationalisation (par la traduction des rituels en langue turque, par exemple) (Taştan 2012), ce projet de réforme religieuse, bien que conforme aux projections du pouvoir politique, fut écarté en raison des résistances qu’il suscita (Clayer 2013).
31L’association entre mystique, turcité et islam est à l’œuvre dans l’un des ouvrages plus tardifs de Mehmet Ali Ayni, intitulé Türk Ahlâkçıları (1939), où les moralistes sont des mutasavvıf, des derviches : ainsi d’Âşık Paşa, Kınalızâde Âli Çelebi, Hacı Hüseyinoğlu Ebulfazıl Musa, ou Birgivî Mehmed. Dans une perspective similaire, l’un des collègues d’Ayni, Mustafa Rahmi [Balaban] est l’auteur, en 1933, d’un ouvrage en français, Conception sur la vie de quelques philosophes turcs : Gazali, Celâleddin, Younous Emre, Kinalioglu Ali Efendi conçu pour favoriser la connaissance par des lecteurs occidentaux des « philosophes » turcs, comme Hilmi Ziya Ülken le fera, plus tard, avec la traduction en français de son livre sur la pensée de l’islam (Ülken 1946 ; trad. 1953). L’association entre nationalisation des savoirs et exploitation de l’orientalisme apparaît ici de façon frappante.
- 31 Accompagnant la proclamation de la Constitution et votée par l’Assemblée nationale, cette loi –n° 4 (...)
- 32 On peut voir Arslan (1995) et Dölen (2010b) au sujet de cette réforme qui sanctionnait avec plus d’ (...)
- 33 La première faculté universitaire de théologie ouverte en 1900 avait en effet fermé en 1914, et l’e (...)
- 34 La liste en est donnée par Mehmet Ali Ayni lui-même (1927 : 38).
- 35 Pour une liste des cours dispensés dans cette version républicaine de la faculté de théologie, on s (...)
- 36 Les résistances aux réformes initiées par le parti unique au pouvoir seront bien plus notables, par (...)
32Cadre institutionnel de cette discipline relativement nouvelle qu’était la Tasavvuf Tarihi d’Ayni, la faculté de théologie (İlahiyat fakültesi), créée à l’occasion de la réforme de 1924 (loi d’unification de l’enseignement [Tevhid-i Tedrisat Kanunu]31) mais fermée à la suite de la réforme de l’université de 193332, se démarqua à la fois par la formation et le profil de ses enseignants – très minoritairement issus des medrese – et par ses enseignements (Toumarkine 2015 : 132). Ces derniers, en effet, peuvent être comparés avec ceux, dispensés entre 1900 et 1914 dans l’Ulûm-ı Şer’iye Şubesi (département des sciences religieuses) : fermé en 191433, ce département proposait des cours basés sur la taxonomie classique des savoirs religieux enseignés dans les medrese, parmi lesquels Tefsîr-i Şerif, Hadis-i Şerif, Ilm-i Ahlâk-ı Şer’iye ve Tasavvuf, Usul-ı Fıkıh, Fıkıh notamment34. Le département de théologie qui prit place au sein de la Darülfünun républicaine des années 1924 à 1933 dispensa des cours qui historicisaient ces savoirs classiques : Tefsîr tarihi, Hadîs tarihi, Tasavvuf Tarihi, Fıkıh tarihi,... auxquels s’ajoutèrent un cours sur les arts islamiques (İslâm Bediiyâtı), et même un cours d’ethnographie des peuples islamiques (Akvâm-ı İslamiye Etnografyası)35. Cette dynamique d’historicisation, dont relève la Tasavvuf Tarihi d’Ayni et que l’on peut identifier à l’examen des changements d’intitulés disciplinaires, ne présume pas en soi d’une objectivation anti-religieuse ; la transition historicisante revendiquée dans les intitulés eux-mêmes ne prétendant pas du reste à une substitution des sciences religieuses classiques. Mais les missions et positionnements de l’İlahiyat fakültesi républicaine laissent supposer qu’elle était vécue par ses acteurs comme une partie intégrante d’une structure académique inféodée à l’État36 ; plus de trace d’une spécificité et d’un isolement disciplinaire qui ferait des savoirs religieux, comme avec les medrese d’enseignement supérieur des années 1914 à 1924, des savoirs spécifiques, des disciplines localisées au regard des processus de partages disciplinaires. La contrepartie en fut le réaménagement de la formation des imams dans des structures dédiées, les İmam Hatip, qui maintinrent en partie ces curricula des medrese.
- 37 Les intellectuels issus des medrese représentent une proportion minoritaire de cette faculté (Dölen (...)
- 38 Nous avons été orientée vers ce texte par l’article d’Alexandre Toumarkine (2015 : 132). Le texte e (...)
33La faculté de théologie (İlahiyat fakültesi), matrice institutionnelle de l’académisation de la mystique, semble donc le fait d’intellectuels situés hors du champ religieux, organisant les savoirs comme des « histoires » (tarih)37. Si cela peut laisser présager une forme de décomposition des paradigmes religieux et une fragmentation des savoirs religieux, il s’agit toutefois de ne pas surinvestir ces dynamiques contraires, et d’examiner les pratiques intellectuelles qui s’y déploient ainsi que les héritages : rappelons à cet égard que la partie précédente de cet article nous a montré comment, dans la construction de Mehmet Ali Ayni, toutes les mystiques sont réputées préparer l’ultime, la tasavvuf, terme dans lequel les trois caractères que sont le mystique, le soufi, et l’islamique se confondent. Dans un autre ordre d’idées, notons qu’alors peu claire dans les années 1920 à l’époque de la première İlahiyat républicaine, la distinction et/ou association entre disciplines historico-sociologiques et savoirs religieux – qui pouvait alors prêter le flanc à la vision d’une théologie universitaire peu religieuse car historicisée –, est redéfinie plus tardivement, en 1949, par l’un de ses acteurs majeurs, İsmail Hakkı Baltacıoğlu : au moment de l’examen à l’Assemblée nationale de la loi portant sur l’ouverture d’une faculté de théologie à l’université d’Ankara, l’ancien recteur de la Darülfünun intervient, isolant clairement les bases disciplinaires de la théologie, présentées comme esas, des méthodes scientifiques exploitées, qui sont des yardımcı38 :
- 39 “Bu İlahiyat Fakültesi ikinci defa Türkiye’de açılıyor. İlk defa İstanbul Üniversitesi’nde [Dârülfü (...)
Cette faculté de théologie ouvre pour la deuxième fois en Turquie. La première fois elle avait été créée à l’université d’Istanbul [en 1924, ndla]. J’y avais alors moi-même des responsabilités. Nous en avons fait une sorte de faculté de sociologie (bir nevi sosyoloji fakültesi). Cette fois-ci pourtant, dans cette nouvelle forme, les savoirs islamiques (islâmî bilgiler) formeront les bases fondamentales (esas), tandis que les savoirs sociologiques (sosyolojik bilgiler) en seront les adjuvants (yardımcı).39
- 40 Il occupe dès 1901 la chaire d’« histoire des religions des peuples non civilisés » à la 5e section (...)
- 41 À l’occasion de la réfome de l’université de 1933 qui a pour effet la disparition de la faculté de (...)
34La réduction méthodologique supposée par l’usage du terme yardımcı pour définir la sociologie prétend donc ramener les sciences humaines et sociales à de simples outils, des adjuvants à l’étude de savoirs religieux qui eux maintiennent une spécificité ontologique, per se : l’ensemble correspond à l’opposition esas/usul. Le contraste inhérent à un tel positivisme méthodologique, qui dissocie l’objet – qui permane dans ses principes –, et les techniques et méthodes de son analyse, favorise le statut d’autonomie disciplinaire de l’ensemble formé par les savoirs religieux, lesté toutefois de la rigueur associée à l’usage de méthodes scientifiques. La volonté de cet intellectuel turc de ramener, lors du retour de la théologie dans l’université turque en 1949, la sociologie au statut de méthode, répond à une domination de la discipline sociologique, engagée dès la création de la première chaire de sociologie de l’université ottomane en 1914, dans le sillage de la création par Durkheim en 1913 de la chaire de sociologie en Sorbonne. L’importance de la discipline à l’université d’Istanbul était telle à l’époque où Baltacıoğlu écrivait ces lignes, que Marcel Mauss, qui concourut à l’orientation de l’histoire des religions vers la sociologie durkheimienne en France au tournant du 20e siècle40, proposa à Hüseyin Nail Kubalı, professeur de droit, l’édition de textes inédits de Durkheim, qui parurent en 1950 sous le titre Leçons de sociologie. La réhabilitation de la théologie durant les années 1950 en Turquie dut ainsi se manifester autant sur le plan épistémologique qu’institutionnel, visant à limiter les prétentions herméneutiques des sciences utilisées comme méthodes d’étude sur les savoirs islamiques. La mise au point de Baltacıoğlu, vingt-cinq ans après l’ouverture de la première faculté républicaine de théologie et près de quinze ans après sa fermeture41, témoigne assez des particularités de la première décennie républicaine et de l’incertitude épistémologique alors à l’oeuvre dans l’organisation des savoirs ayant pour objet le religieux.
- 42 Développé par Passeron (1991) au sujet de la sociologie et de l’histoire.
35Le détour par ces exemples montre qu’il est difficile de déduire, de la dynamique d’historicisation intellectuelle visible dans les intitulés et contenus des cours de théologie des années 1920, une fragmentation exclusive des savoirs religieux, bien que cette dernière ait lieu à travers le développement des ouvrages relatifs à l’histoire des religions, développement initié à la fin de la période impériale et perdurant au cours des décennies suivantes. Les disciplines enseignées à la première faculté républicaine de théologie relèvent à notre sens d’une « indiscernabilité épistémologique »42 que la reprise par les acteurs de la deuxième mouture souhaitent régler. Cette indiscernabilité épistémologique tient à l’absence d’étanchéité claire entre savoirs religieux et savoirs de type histoire et sociologie, enseignés concomitamment à la faculté de littérature ou à celle de théologie. De ce point de vue, l’objet « tasavvuf » permettait une situation à mi-chemin entre enseignement religieux et spiritualisme de type philosophique, convenant dès lors aux exigences qui pesaient sur la faculté de théologie.
36Pour en revenir à l’ouvrage objet de cet article, l’association avec les enjeux académiques est attestée dans le préambule :
- 43 “Bir tasavvuf tarihi yazmaktaki güçlükleri tecrübemle biliyorum. Fakat böyle bir tarihi okutmak vaz (...)
Je sais par expérience combien il est difficile d’écrire une histoire de la mystique. Or je suis investi de l’enseignement d’une telle histoire, et si je parviens avec un livre ramassant l’ensemble de mes propos destinés à mes étudiants, à développer mes recherches et analyses plus avant, j’espère, par la grâce de Dieu, obtenir sa diffusion avec une publication plus générale... (Ayni 1924 : 9)43.
37Les débats français et européens qui constituèrent le prélude à l’émergence au 19e siècle de « sciences religieuses » et de l’« histoire des religions » (Baubérot 1987 ; Borgeaud 2004 ; Langlois 2007), hors de la théologie catholique, contribuèrent alors certainement à élaborer deux dimensions caractéristiques de la première faculté de théologie turque républicaine (1924-1933) : la dimension institutionnelle-politique qui eut pour effet la création d’une faculté de théologie autonome, s’accompagnait d’une dissociation revendiquée d’ordre épistémologique, répondant à un paradigme scientifique, entre les sciences islamiques classiques enseignées dans les medrese, et des savoirs historicisés (du moins dans leurs intitulés). La distanciation de cette nouvelle théologie d’avec le pouvoir religieux du şeyhülislam (incarné jusque 1924 dans l’autonomie des medrese), rapprochait certes ce mouvement du contexte français de déconfessionnalisation qui précéda ; la comparaison ne saurait toutefois être poussée trop avant, la dynamique épistémologique ne répondant pas tout à fait aux mêmes enjeux ni à la même temporalité politique.
38Ismail Hakkı Izmirli, collègue d’Ayni enseignant l’histoire du droit canonique de l’islam (Fıkıh tarihi) à la faculté de théologie, et de philosophie de l’islam (İslâm felsefesi) à la faculté de littérature dans les années 1920, est l’auteur d’une histoire de la philosophie islamique, İslâm Felsefesi Tarihi (Hakkı 1921), peu de temps avant la parution de l’ouvrage d’Ayni : toujours sur la base des trajectoires pluri-disciplinaires que cette faculté de théologie favorise dans son positionnement paradigmatique ambigu, entre théologie et sciences sociales, ces parutions diverses relèvent de concomitances épistémologiques qui traversent plusieurs de ces savoirs marqués par leur connexité. Comprendre l’impact de l’ouvrage et de l’enseignement d’Ayni implique absolument de le situer au regard de ces autres savoirs. Une « discipline » étant difficilement réductible à un savoir ou à une science, mais étant prise dans un système particulier d’organisation de l’enseignement, la tasavvuf tarihi constituera difficilement autre chose, finalement, qu’un objet infra-disciplinaire, et non une matrice disciplinaire susceptible de donner lieu à une cristallisation de pratiques scientifiques. De ce point de vue elle est l’héritière de certaines particularités disciplinaires de la théologie d’enseignement supérieur à la fin de l’empire : lorsque à la suite de la réforme des medrese du 18 septembre 1914, le département des sciences religieuses (Ulum-ı Şeriye Şubesi) de l’université ferma en faveur d’une structure dédiée à l’enseignement théologique supérieur et reliée au Şeyhülislam (fonction représentant la plus haute autorité religieuse), la Medresetü’l-Mütehassısın, – qui deviendra en 1918 la Süleymaniye Medresesi –, se détachait le département de Kelam-Tasavvuf-Felsefe (scolastique-soufisme-philosophie) : la connexité des savoirs ainsi que leur indiscernabilité épistémologique était alors institutionnellement incarnée dans ce département où Ayni enseigna la philosophie (Görkaş 2012 : 6 ; Toku 1996 : 186), discipline qu’il ne cessa d’associer avec la mystique, selon un répertoire différent de celui que constitua la réception turque du mysticisme philosophique bergsonien.
- 44 Foucault (1969 : 80-81), dans le chapitre cinq de L’archéologie du savoir, intitulé « La formation (...)
39Ce point peut s’éclairer des lignes que consacre Foucault à la question de la formation des concepts à la base des cristallisations disciplinaires44. Foucault propose une étude relative à la configuration du champ énonciatif d’une discipline : d’après lui, l’histoire naturelle des 17e et 18e siècles par exemple, a donné lieu non pas à une redéfinition des concepts, mais à un nouvel ordonnancement des séries énonciatives qui forment ce domaine de connaissances. Ainsi le champ énonciatif d’une discipline, qui oblige à une vision plus large que l’analyse des méthodes et des concepts fondateurs ou structurants, comporte des formes de coexistence, elles-mêmes dessinant un champ de présence (impliquant la tradition, les procédures de validation logique, la répétition, l’acceptation par l’autorité etc…) et un champ de concomitance (impliquant les énoncés appartenant à des types de discours différents et qui servent, par exemple, de confirmation analogique, de prémisses ou de modèles). Cette modélisation de la structuration du champ énonciatif d’une discipline peut à juste titre caractériser un certain de nombre de savoirs qui se cristallisent à la fin de la période ottomane, par exemple la felsefe (philosophie) ottomane/turque, apparentée au kelâm, la philosophie scolastique islamique, et aux ouvrages de logique qui constituent son champ de présence et à ses avatars politiques en guise de champ de concomitance, accolés à un champ de mémoire (énoncés considérés non pour leur validité ou comme corps de vérités, mais en raison des liens de filiation, transformation, (dis)continuités historiques). De ce point de vue la tasavvuf tarihi se positionne de manière variable : au regard des disciplines connexes qui précèdent et succèdent (kelâm tarihi, tefekkür tarihi) d’une part, des espaces de savoir et d’enseignement connexes (départements de théologie, de philosophie, medrese) d’autre part. Les dédoublements de cours sur les facultés de théologie et de littérature sont intéressants et montrent une relative souplesse des catégorisations académiques déterminées par des enjeux extra-scientifiques. Georges Dumézil enseigne le même cours d’histoire des religions aussi bien dans la faculté de littérature que dans celle de théologie. Les cours de philosophie islamique (felsefe-i din ici, İslâm felsefesi là) sont représentés dans les deux facultés. On peut ainsi se demander si les délimitations épistémiques de cet objet de cours sont significatives. Quant à l’association de la Tasavvuf Tarihi avec l’ilm-i kelâm, elle est évidente au regard des curricula, et les examens eux-mêmes, qui regroupent les disciplines par affinités, montrent qu’ilm-i kelâm et tasavvuf sont associées (Ayni 1927 : 44). Toutefois la philosophie en est isolée, il s’agit donc à travers l’ilm-i kelâm de l’histoire de la pensée islamique, de laquelle la felsefe [philosophie] s’est disciplinairement et référentiellement clairement dissociée. La tasavvuf tarihi demeure quant à elle dans le cadre de la théologie, traduisant une approche internaliste dans laquelle le référent islamique et monothéiste restait dominant.
- 45 Ziya Gökalp (2006), Felsefe Dersleri (cours de philosophie), issus des notes que son auteur utilisa (...)
40Les associations disciplinaires desquelles dépendait la tasavvuf tarihi doivent aussi être observées par rapport à la production du savoir philosophique. Les histoires et cours de philosophie, souvent issus de la publication des notes de cours – comme celles de Rıza Tevfik (1330/1913-1914) et du sociologue Ziya Gökalp45, ou encore de Mustafa Rahmi [Balaban] (1339/1921-1922 ; réédité en turc moderne par Tolgay 1995) –, contribuent à la transmission, facilitant le référencement indispensable à la constitution d’objets et de méthodes, en plein essor durant les années 1910. Dominant l’édition philosophique d’alors, les cours et histoires de la philosophie forgent deux genres universitaires et didactiques qui convergent et favorisent également la constitution des bibliothèques des différents départements de la Darülfünun. L’ouvrage de Mustafa Rahmi fait par exemple cohabiter philosophes du monde occidental et philosophes du monde islamique.
- 46 Une transcription en est proposée par Görkaş (2012).
41Mehmet Ali Ayni est l’auteur d’une de ces Felsefe Tarihi46. Parue en 1913, elle est issue de ses notes de cours à la Darülfünun comme enseignant d’histoire de la philosophie et de philosophie islamique (felsefe-i islamiyye). Remplacé en 1918 à la chaire de philosophie et esthétique (felsefe ve estetik müderrisliği) par Rıza Tevfik sur décision du Şeyhülislam Mustafa Sabri pour unionisme, il incarnera très vite l’histoire de la mystique islamique dont il occupe la chaire à partir de 1929. Or, la conceptualisation quasi-philosophique de la notion de vahdet-i vücud (unicité de l’être) en support de son histoire de la mystique islamique rapproche celle-ci d’une histoire particulière de la philosophie à l’identité disciplinaire multiple. Ces notes de cours transformées en histoire de la philosophie sont, selon son récent éditeur (Ibid.), travaillées par une vision à la fois circulaire et progressiste de l’histoire de la pensée. Incomplète, cette histoire de la philosophie est structurée autour de trois périodes – les périodes antique, médiévale puis moderne, à partir de Bacon et de Descartes – qu’elle résume en en rappelant les figures saillantes. On y trouve un paragraphe consacré à la philosophie orientale (Doğu Felsefesi) (Ibid. : 29), où Ayni aborde très succintement le brahmanisme, le bouddhisme, le zoroastrisme, le confucianisme, et l’ésotérisme juif. Ces courants seulement effleurés dans l’ouvrage sont justement l’objet de développements dans son histoire de la mystique (Tasavvuf Tarihi). En regard de l’importance des histoires de la philosophie axées sur les courants occidentaux, celles consacrées à la philosophie islamique ne font pas l’objet d’un réel investissement, à l’exception notable de celle d’Ismail Hakkı que nous avons évoquée plus haut. Cela est dû sans doute au monopole exercé sur ses objets par l’ilm-i kelâm traditionnelle, dont la répétition à l’identique à travers de nouvelles éditions ne servirait sans doute pas l’académisation de ce type de savoirs, déjà codifiés et sujets à transmission dans les medrese. Mais l’amplification des usages de référents occidentaux dans l’académisation turque de la philosophie a pour corrélat l’ambition de créer le champ d’une pensée nationale s’appropriant les codes et les objets d’une discipline déjà instituée en Europe, mais y intégrant des éléments de l’histoire de la pensée islamique. Ismail Hakkı Izmirli, l’une des chevilles de cette élaboration conjointe, consacre, rappelons-le, un ouvrage à la question des articulations : les philosophes majeurs de l’histoire occidentale y trouvent des équivalents dans la pensée islamique (Izmirli 1981 : 59). Cette systématisation d’un concordisme philosophique répond à une nécessité majeure du champ : son autonomisation face à la domination des structures référentielles de la philosophie occidentale. Ainsi, dans ce cas précis, les référents islamiques servirent une académisation qui répondait à des enjeux nationaux, non religieux en tant que tels.
42La connexité philosophie/sciences religieuses/mystique s’affirma en de nombreuses occasions dans les trajectoires des intellectuels : Ismail Fenni [Ertuğrul], le commentateur d’Ibn Arabî, est l’auteur en 1925 d’un dictionnaire de philosophie, Lûgatçe-i Felsefe (Istanbul, Matbaa-i Âmire, 1925), qu’il constitua notamment, conformément à beaucoup de ses contemporains, à partir des parutions de la Société Française de Philosophie. Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande, paru en France pour la première fois en 1926, en est du reste lui-même issu. Les réunions de la société turque de philosophie, créée en 1928, donnèrent lieu à des interventions portant sur les penseurs mystiques ou sur la réforme religieuse, par exemple celle de Mehmet Ali Ayni sur le mystique Bursalı Ismail Hakkı, ou celles du bergsonien Mustafa Şekip [Tunç] et d’Ismail Hakkı Baltacıoğlu sur la réforme de la religion. Les référents du patrimoine mystique étaient inclus dans l’univers de la philosophie, en particulier bergsonienne, qui offrit en Turquie une réponse aux problèmes posés par la tension entre révélation – ou connaissance de type intuitif – et connaissance de nature scientifique : cette tension, qui fut au coeur la « crise moderniste » de la théologie catholique en France, fit partiellement écho, en Turquie, à l’héritage mutazilite des controverses du kelâm.
- 47 École théologique musulmane apparue au 8e siècle s’inspirant de la philosophie grecque et prônant l (...)
- 48 « Le Kalâm, comme scolastique de l’Islam, se caractérise comme une dialectique rationnelle pure, op (...)
43L’histoire de la mystique, engagée dans des dynamiques de son temps, se nourrit des outils et référents de la tradition de la pensée islamique, en particulier du kelâm, théologie scolastique de l’islam dominée par l’héritage mutazilite47, réputé intellectualiste et rationalisant. Mehmet Ali Ayni en exploite un concept central commun aux référents soufis et au kelâm, celui de vahdet-i vücud : littéralement « unicité de l’être », il s’agit donc comme nous l’avons précisé plus haut d’une notion théologique disputée dans l’ilm-i kelâm48, et qui remonte à Ibn Arabî.
- 49 Le vedanta est une école philosophique indienne fondée par Badarayana en 200 av.J.-C., et dont les (...)
- 50 Dans le cadre des travaux du Comité pour les terminologies scientifiques (İstilahât-ı İlmiye Encüme (...)
- 51 En particulier les travaux du penseur matérialiste Baha Tevfik (1884-1914).
44Plusieurs penseurs, plus ou moins proches des courants religieux, s’exercent à la définition philosophique, hors du cadre d’une écriture spécifiquement théologique, de ce concept. Ömer Ferit [Kam] écrit en 1915 un ouvrage intitulé Vahdet-i Vücud (1331/1915 ; transl. et trad. 1994), qui fait l’objet d’une recension par Mehmet Ali Ayni dans la première revue de l’université (Darülfünun mecmuası). Ferit y développe les points de rencontre entre les panthéismes philosophiques et le concept islamique, pour contester l’assimilation qui en est faite. Traduisant d’abord le mot « panteizm » par « vücudiyye », Ferit identifie, dans une section sur les principes du panthéisme, les quatre grandes traditions panthéistes : stoïcienne, néoplatonicienne (İskenderiyye), spinoziste et hégélienne. Plus loin, dans une section réservée à l’histoire du panthéisme, il aborde le panthéisme hindou à travers la tradition du vedanta49. Son argumentation vise à montrer que l’hindouisme n’est guère qu’une incarnation culturelle du panthéisme philosophique. Après avoir détaillé les caractéristiques du panthéisme grec, il développe ce qu’il nomme le panthéisme européen, dans lequel il accorde une place importante à la philosophie de Spinoza. Les pages sur Spinoza seront le point le départ de sa réfutation du panthéisme, dans laquelle il intègre Parménide, Plotin et Hegel. Ferit consacre la deuxième partie de son ouvrage à la vahdet-i vücud proprement dite, dans laquelle il présente différentes traditions de l’histoire de la tasavvuf islamique. Ici, contrairement au texte d’Ayni intellectuellement syncrétique, l’argumentaire s’appuie sur une critique de la mystique catholique que Ferit estime dévoyée car rationalisante, et par conséquent inapte au discours mystique. Il opère une critique des philosophes mystiques pour qui l’intuition est le prélude à l’accès à la révélation (şühud, accès à la vérité non médié par l’intelligence). Le philosophe intuitionniste Henri Bergson, s’il n’est pas nommé, est néanmoins visé : l’un des axes argumentatifs de la réception ottomane de Bergson qui bat alors son plein réside en effet dans l’association du philosophe français avec les penseurs de la mystique islamique sur la question des modes de connaissance et de l’intuition. Le philosophe ottoman, franc-maçon et bektachi Rıza Tevfik est l’auteur, en 1913 (Tevfik 1329/1913), d’un texte qui offrira, à un niveau exégétique, des armes à la généralisation supra-culturelle de la mystique. En effet, la présentation du bergsonisme emprunte à un univers lexical islamique et mystique, sur la question du temps (mathématique : zamân et intuitif : müddet-i bâtıniyye), de l’intuition (hads) de l’introspection comme expérimentation de la durée (müşahade-i bâtıniyye), ou de l’état d’extase mystique (vecd) soufi. De ces articulations terminologiques découle une construction conceptuelle dé-localisée rendant, en retour, ses lettres de noblesse au patrimoine philosophique islamique ; Rıza Tevfik s’est du reste distingué, comme ses collègues Mehmet Ali Ayni et Ahmet Nâim50, par sa volonté d’imposer la langue philosophique islamique face à l’action, durant la disciplinarisation progressive de la philosophie, de réformateurs favorables au remplacement des termes issus de la scolastique51.
45Ce contexte éclaire l’ouvrage d’Ömer Ferit [Kam], dont la fin est consacrée à l’histoire du soufisme et à la vahdet-i vücud chez les penseurs musulmans (Bistâmî, Mevlânâ, Ibn Khaldun – dont il écrit qu’il est le premier sociologue du monde islamique –, et Bursevî). Ainsi, dans un ouvrage qui présente des caractères similaires à ceux de la Tasavvuf Tarihi d’Ayni, Ömer Ferit évite pourtant la conceptualisation méta-historique de la notion de vahdet-i vücud et de tasavvuf, revendiquant une nette différence entre les traditions panthéistiques (et rationalistes sous couvert de mystique) d’une part, et la mystique musulmane d’autre part. Au lieu d’une « externalisation » de la notion qui aurait rendu sa démarche plus « philosophique » que théologienne, Ferit marque son positionnement à l’intérieur d’un champ et marque la distinction, dans un mouvement d’internalisation de la notion. La tasavvuf, dans ce mouvement pour en faire un objet académique de savoir et d’enseignement, ne couvre donc ni les mêmes référents ni les mêmes perspectives. Dans la structure, ce que fait Ayni et donc très différent de ce que fait Ömer Ferit, pour qui l’islam n’est pas objectivable.
- 52 Parmi eux, relevons : Hüccetü’l-islâm, 1907 ; İlim ve Felsefe, 1913 ; İbn-i Sina’da Tasavvuf, 1922 (...)
- 53 Pour un exemple de lecture panthéiste et concordiste par Ahmed Rıfkı (1884-1935), un derviche bekta (...)
46Pourtant, d’autres ouvrages de Mehmet Ali Ayni démontrent une proximité avec ceux d’Ömer Ferit52. Mais en fondant sa Tasavvuf Tarihi sur une conception de la tasavvuf comme manifestation philosophico-religieuse des variations de la pensée de l’Un et du multiple, Ayni perd en route, dans un premier temps, la spécificité de la pensée islamique de l’unicité de l’être, même en réduisant les mystiques étrangères au rang d’essais non aboutis pour penser l’unicité du monde. Les critiques de l’usage panthéiste de la notion de vahdet-i vücud53 sont un exemple d’argumentaire dans lequel s’illustre la critique élaborée par les théologiens à l’encontre des philosophes. Ayni (1923) et Ömer Ferit en sont tous deux coutumiers. Toutefois, l’approfondissement philosophique de l’analyse des rapports entre l’Un et le multiple dans le texte du premier (quelle que soit la tradition dont il traite) favorise un espace discursif qui mêle philosophique et religieux, produisant un agencement conceptuel particulier de l’idée de Dieu et de vérité accessible par expérience mystique. Les apports de l’historicisation de la mystique résident donc dans un traitement conceptuel qui offre l’espace discursif d’une transition du religieux vers une mystique déconfessionnalisée – correspondant en cela aux développements du spiritualisme philosophique. Au-delà des ambiguïtés et irrésolutions disciplinaires des savoirs religieux pris en charge dans cette forme particulière d’une théologie républicaine sécularisée, le soufisme comme patrimoine intellectuel constitua clairement une cheville importante de l’académisation des savoirs en Turquie.
- 54 Paraissent par exemple dans la revue de la faculté des travaux sur le positivisme d’Auguste Comte e (...)
47Commençons, pour conclure, par rappeler deux pistes abordées dans cet article, mais qui mériteraient une exploration plus poussée : les dynamiques institutionnelle, disciplinaire et conceptuelle qui ont nourri les développements d’une histoire de la mystique dans les années 1920, moment crucial de la construction d’une institution universitaire nationale républicaine, mériteraient d’abord d’être articulées à l’essor de certaines formes du spiritisme et de l’ésotérisme, où le domaine métapsychique permettait d’envisager une autre modalité du rationnel articulable à la mystique soufie. Ensuite, si nous revenons à la question de la nationalisation et de la turcisation, à laquelle contribuent les représentants de l’académisation des référents mystiques et soufis, il convient de constater que ceux-ci sont les premiers visés par la grande réforme de 1933 : à l’occasion du renouvellement du cadre enseignant, une purge massive frappe en effet Ahmet Naim [Babanzâde], Ömer Ferit [Kam], Mehmet Ali [Ayni], et İsmail Hakkı [Baltacıoğlu]. Les trois premiers ont en commun, outre d’être philosophes, d’avoir fondé leurs travaux sur la pensée du kelâm (scolastique et philosophie islamique) et de la tasavvuf (mystique islamique) ; le premier ayant été au centre d’un débat important en 1913 sur la langue philosophique, dans le cadre duquel il défendit l’exploitation de la langue du kelâm au détriment des langues étrangères (Kara 2005 : 66-114), et les deux derniers ayant occupé des fonctions importantes dans la Darülfünun et en particulier à la faculté de théologie. Bien qu’ait été préconisée la transformation de la faculté de théologie en un département d’histoire et philosophie de l’islam rattaché à la faculté des Lettres (Kaya 2001 : 56-57), elle-même sera fermée la même année : le redéploiement des études religieuses dans un cadre institutionnel séparé (İslâm Tetkikleri Enstitüsü) témoigne d’une configuration épistémologique qui sépare études religieuses et savoirs scientifiques. Ces directions accréditent l’un des points saillants du présent article, à savoir que l’un des facteurs possibles de l’isolement de la théologie, malgré son ouverture à la sociologie54, et surtout au-delà de la question de la sécularisation des savoirs, semble relatif à une conception particulière de la structure institutionnelle des savoirs et de leurs manifestations dans le monde professionnel.
- 55 Phénomène « soufisme » comme phénomène social, et non seulement intellectuel (tarikat,…)
- 56 Sa lecture des textes védiques montre qu’il s’appuie partiellement sur une analyse de type hénothéi (...)
- 57 Critique par Ayni de la lecture panthéiste et panenthéiste de la vahdet-i vücud, en particulier cel (...)
48Quant à la différenciation entre les vocables du soufisme et de la mystique, qui fait sens en français si l’on conçoit le premier comme une forme localisée de la seconde, elle ne structurait pas les écrits de Mehmet Ali Ayni55 : le soufisme y est, précisément, la tasavvuf, mystique islamique, qui s’enrichit d’autres traditions mais n’est pas épuisée par elles. C’est donc le discours d’Ayni qui était localisé, et non son objet. Le procès de l’universalité de la notion tient précisément à une approche à la fois internaliste de son auteur (bien que différemment de Ferit), mais aussi paralléliste. Le retour à la mystique islamique via les traditions mystiques exogènes et/ou antérieures n’était pas (seulement) un procédé, cela résultait aussi de ce que la différence épistémique entre les deux n’était pas un pré-requis pertinent dans la pensée de Mehmet Ali Ayni. De fait, celui-ci n’eut de cesse de rapporter les traditions mystiques polythéistes à un monothéisme caché56, et d’en finir avec les interprétations panthéistes du concept-phare de cette mystique, celui de vahdet-i vücud57. Pour lui donc, la mystique n’était pas une dimension métonymique du soufisme, ou le soufisme une manifestation localisée de la mystique : la mystique académiquement re-sémantisée par Ayni ne pouvait donc être lue comme une partie du soufisme, mais représentait le soufisme dans sa dimension intellectuelle, dimension privilégiée d’une patrimonialisation qui fait écho à la fermeture des confréries soufies en 1925. L’universalisation (par accumulation de différentes traditions mises sur un même plan) est ici un procédé d’une académisation qui « objective » le religieux selon des modalités particulières. La différence se situe dans les modalités de sémantisation de ce qui devint (ou plutôt continua alors de devenir) un objet de savoir académique connecté à des dynamiques que l’on peut étudier en termes d’épistémologie sociale comme en termes de connexions avec d’autres mouvements disciplinaires et de structuration du savoir. Cette Tasavvuf Tarihi répondait aussi à une modification des approches scientifiques de la toute nouvelle faculté de théologie, dont les prérogatives et missions étaient bien différentes de celles de medrese classiques d’avant la réforme de 1914 : la rationalisation du religieux y tenait à ce que ce dernier devenait objet d’un savoir lui-même non confessionnel – le paradigme monothéiste ainsi remobilisé et resémantisé répondant à une rationalité sociale et à une structuration du savoir qui accompagnait l’entreprise nationale ; quant à l’exploitation de l’orientalisme savant, elle n’était pas sans effets sur les prémisses et développements politiques du kémalisme, à travers la turquification des références islamiques. Par ailleurs cette académisation reposait sur des opérations épistémologiques qui ne relevaient pas rigoureusement d’une historicisation, bien qu’en écho au mouvement de développement des histoires des religions. Rattachée à une configuration intellectuelle et disciplinaire, dominante à la fin de l’Empire ottoman et dans les débuts de la République, qui l’associait à la philosophie, l’histoire de la mystique maintint un statut d’exception : ce qu’il convient malgré tout de considérer comme une académisation, même partielle, de l’expression soufie via la tasavvuf tarihi, permit de fixer un patrimoine de plus en plus nationalisé et favorisa la structuration des marges disciplinaires de la théologie universitaire. La fermeture des tekke et confréries en 1925 laissa le champ libre à cette patrimonialisation, qu’il n’est toutefois pas possible d’interpréter exclusivement comme un outil ou un effet d’une sécularisation du religieux.
49Relevant d’une opération logique et non à proprement parler culturelle, cette généralisation de la mystique procédait donc via une rationalisation de type métaphysique, relocalisée ensuite dans la deuxième partie de l’ouvrage au sein de l’islam. Cette rationalisation, fondée sur une optimisation du principe monothéiste, servait une mise en valeur de l’islam exploitable socialement. On en vient de ce fait à nuancer l’idée d’une historicisation qui aurait pour effet majeur une sécularisation du religieux dans laquelle l’islam serait relativisé : l’objectivation logique du religieux était plutôt de nature à appuyer une subjectivation politique. Le devenir des savoirs religieux constituant un des supports de la construction étatique de la première période kémaliste, il convient donc d’éviter le biais de confirmation consistant à projeter une intentionnalité sécularisatrice exclusive chez ses acteurs : l’action de ces derniers dans le processus d’académisation et d’institutionnalisation des savoirs relevait de plusieurs logiques combinées, qui se rencontrèrent, en ce moment particulier des premières années de l’expérience républicaine, dans l’objet « soufisme » et furent favorisées par une exploitation conceptuelle de la notion de « mystique ». Bénéficiaire des débats de la décennie précédente entre spiritualistes et matérialistes ottomans, la mystique se trouva soumise à une historicisation particulière : universalisateur, et en réalité très peu historicisé et non généalogique, le comparatisme servit en réalité un retour de la mystique islamique au centre de l’édifice, montrant par là l’ambiguïté fondamentale de ces savoirs religieux sécularisés.
- 58 En 1888 est créée au Collège de France une chaire « Rapports de la philosophe et de la théologie » (...)
- 59 Le conflit français latent entre une histoire des religions classique et comparatiste – celle à laq (...)
50Pour finir, rappelons combien le contexte français fut important référentiellement, institutionnellement, et philosophiquement (avec en particulier l’impact de la pensée bergsonienne) dans l’élaboration d’un intellectualisme mystique. Pourtant, il convient de lever de potentiels malentendus. Une apparente différence avec la France tient à ce que celle-ci s’est débarrassée de la faculté de théologie au bénéfice d’une chaire de sciences religieuses déconfessionnalisées, là où la Turquie s’est précisément dotée d’une faculté de théologie. Les deux dynamiques ressortent pourtant d’une logique à peu près similaire de dissociation des savoirs religieux d’avec une théologie classique ; mais le format de l’université turque (structure unique et concentrée) et la brusque mise sous tutelle de l’État, en 1924, de l’enseignement religieux (qui demeure relativement autonome en France) expliquent à la fois la forme institutionnelle propre aux années 1924-1933, et l’indiscernabilité épistémologique mystique-philosophie incarnée dans les écrits sur la tasavvuf de la faculté de théologie. Si des logiques similaires sont à l’œuvre entre la France et la Turquie (à une vingtaine d’années d’intervalle)58, les formes, différentes, produisent également des effets distincts59. De fait, l’apparente similitude d’enjeu sécularisateur ne doit pas cacher la subjectivation politique du référent islamique derrière l’objectivation de l’objet religion/mystique. La brève postérité de cette faculté de théologie, dont la dimension scientifique ne convainc pas, en est peut-être une conséquence. D’ailleurs si la question de la pluralité religieuse impliquée par l’histoire des religions répondit en France à l’intention de combattre l’hégémonie catholique, elle ne produisit pas les mêmes effets en Turquie dans les années 1920 : comme le montre le travail d’Ayni, la contestation de l’hégémonie référentielle islamique, même sous tutelle étatique, ne constituait pas véritablement un attendu de ces expérimentations disciplinaires ; à telle enseigne qu’à sa fermeture en 1933, la faculté de théologie fut remplacée par un institut d’études sur l’islam (İslâm tetkikleri enstitüsü).