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Patrimoine immobilier locatif et mobilité sociale : les économies domestiques de propriétaires de classes populaires et immigrées

Rental Property Wealth and Social Mobility : The Domestic Savings of Working-Class and Immigrant Homeowners
Propiedad en alquiler y movilidad social: las economías domésticas de propietarios de clase trabajadora e inmigrantes
Cécile Vignal

Résumés

Cadre de la recherche : Dans un contexte français d’accès généralisé à la propriété immobilière depuis les années 1980, la propriété locative est longtemps restée le parent pauvre de l’analyse sociologique au profit de l’analyse de la propriété occupante.

Objectifs : Cet article vise à mesurer les modalités d’accumulation d’un patrimoine locatif pour des familles de classes populaires selon les générations et le genre et à en mesurer les effets sur les trajectoires sociales.

Méthodologie : L’article s’appuie sur l’exploitation statistique de l’enquête « Histoire de Vie et Patrimoine » (2017-2018) de l’Institut National de la Statistiques et des Etudes Economiques (Insee) et sur le matériau constitué par une enquête par entretiens auprès de 30 propriétaires bailleurs de classes supérieures, moyennes et populaires de l’agglomération de Lille. Cet article focalise l’analyse sur dix enquêtés de classes populaires dont l’un connaît une forte ascension sociale vers les classes moyennes : 5 femmes et 5 hommes, âgés de 43 à 75 ans, d’origine immigrée principalement maghrébine.

Résultats : L’analyse montre l’importance du travail matériel d’autoréhabilitation et de division des logements qui a permis de devenir propriétaire puis bailleur. La rente locative apparaît comme un moyen de stabiliser l’économie du groupe familial, comme une forme de « travail de subsistance » (Collectif Rosa Bonheur, 2019). Être propriétaire bailleur est un marqueur de réussite sociale pour les familles immigrées soutenant la mobilité sociale des enfants. L’égalité des droits de propriété sert, après une séparation ou un décès, l’autonomie des femmes qui sont parvenues à défendre la part du patrimoine qui leur revenait.

Conclusions : L’article aide à comprendre la mobilisation du groupe de parenté dans le contexte d’économies domestiques populaires et le rôle de l’espace urbain désindustrialisé dans la constitution d’un patrimoine immobilier et d’une rente locative.

Contribution : L’article contribue à la sociologie de la propriété des classes populaires et immigrées et au renouvellement des analyses sur la stratification sociale.

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Texte intégral

Introduction

1L’accession à la propriété du logement est une des stratégies mises en place par les individus des milieux populaires qui « vivent des revenus de leur travail » et s’efforcent de mettre à distance l’incertitude inhérente à la condition populaire. Elle constitue l’incarnation d’une aspiration à « être comme tout le monde » en s’appuyant sur les trois piliers de l’emploi, du couple et du logement pour assurer la stabilité de la famille (Masclet et al., 2020). Alors qu’elle est de plus en plus difficile à obtenir et plus couteuse du fait de l’inflation immobilière (Bugeja-Bloch, 2013 ; Bonnet, Garbinti et Grobon, 2018), la propriété du logement apparaît toujours plus comme une source de stabilisation à la fois matérielle et symbolique dans un contexte de précarisation des marchés de l’emploi et de politiques sociales beaucoup moins protectrices (Lambert, 2016 ; Cazenave-Lacrouts et al., 2018 ;   Blavier, 2021 ; Misset et Noûs, 2021 ; Duvoux, 2023 ; Duvoux et Yang, 2022).

2La propriété immobilière peut parfois servir aux ménages non plus seulement d’habitation pour leur usage personnel, mais de bien à usage locatif permettant de tirer des revenus complémentaires comme ceux issus des locations de courte durée sur les plateformes type AirBnB (Oppenchaim et al., 2022) ou ceux issus de locations de longue durée qui font l’objet de cet article. Tirer un loyer d’une habitation est une pratique qui s’est diffusée en France y compris dans des milieux sociaux aux revenus moyens ou modestes qui n’étaient pas socialisés à cette marchandisation du logement (Delon, 2018 ; Lefeuvre, 2018 ; Vignal, 2018 ; Bergerand, 2020). Les écrits internationaux sur la propriété immobilière dans les classes ouvrières confirment ces pratiques de mise en location d’habitations comme sources de revenus face à la précarité du travail. Aux États-Unis, l’enquête de Mathiew Desmond (2019) auprès de propriétaires bailleurs de classes populaires et moyennes de la ville désindustrialisée de Milwaukee révèle la manière dont les propriétaires majoritairement blancs, mais aussi noirs, immigrés hispaniques ou polonais, louent des sous-sols, des appartements dégradés ou des mobiles-homes afin de percevoir des loyers élevés de locataires eux-mêmes soumis à une forte ségrégation résidentielle et raciale. Dans cette ville, devenir bailleur a ainsi « longtemps été pour les immigrés une façon d’intégrer la classe moyenne américaine » (Desmond, 2019 : 451). Dans un quartier populaire de Barcelone en Espagne, Jaime Palomera (2014) décrit également les nouvelles formes d’entraide et d’exploitation liant différentes générations d’immigrés de milieux ouvriers. Ces propriétaires modestes mettent en location une partie de leur bien pour rembourser leur prêt, à des locataires immigrés plus pauvres ou nouvellement arrivés. Les propriétaires bailleurs accèdent ainsi à des formes d’aisance économique comme on le constate sur les marchés locatifs informels dans les pays des sud global (Gilbert, 2016 ; Kaedbey, 2021). À travers le cas français, cet article analyse les modalités concrètes d’accès à la propriété locative de propriétaires issus des classes populaires qui, par la location à long terme de leurs biens, cherchent à compenser la faiblesse structurelle des revenus perçus.

3Des travaux récents décrivent l’évolution de la détention de « logements de rapport » en France en analysant sa place dans les inégalités sociales de patrimoine (Gollac, 2011 ; Delon et Vignal, 2022 ; Vignal, 2023). Grâce à l’exploitation de l’enquête « Histoire de Vie et Patrimoine » de l’Institut National de la Statistiques et des Etudes Economiques (Insee), nous montrons que 13,8 % des ménages français détiennent un logement de rapport en 2018, logement en général loué, plus rarement vacant ou prêté à titre gratuit. La forte sélectivité sociale de l’accumulation de ce patrimoine est patente : elle est un attribut des classes supérieures, des indépendants, des individus de plus de 50 ans et des couples. L’hétérogénéité sociale des propriétaires bailleurs existe associant aux figures de la bourgeoisie ou des professions indépendantes, des ménages plus divers issues du salariat (encadré n° 1).

Encadré n° 1

Alliant l’enquête de terrain et l’analyse statistique, la recherche s’appuie sur l’exploitation statistique de l’enquête « Histoire de Vie et Patrimoine » (2017-2018) de l’Insee. Nous montrons que le patrimoine immobilier, tout en se diffusant dans la société française, contribue à la polarisation et au positionnement des classes sociales. Tandis que 38 % des ménages français ne détiennent aucun patrimoine immobilier, 62 % possèdent au moins un logement. Les ménages propriétaires de logements de rapport représentent une minorité soit 13,8 % des ménages français en 2018 contre 11,7 % en 2004, soit une augmentation de deux points de pourcentage. Cependant, la part des ménages détenant uniquement leur résidence principale a augmenté de seulement 1,4 point sur la même période. Ces éléments nous conduisent à formuler l’hypothèse d’un accès à la propriété locative dans différents milieux sociaux, en particulier pour les ménages « déjà propriétaires » qui semblent pouvoir cumuler plusieurs types de biens. Ceci est confirmé par les travaux de l’Insee sur une base de données exhaustive des patrimoines immobiliers des ménages, qui rendent visible pour la première fois le niveau de concentration du patrimoine immobilier : « 3,5 % des ménages détiennent la moitié des logements en location » (André et al., 2021 : 98).

  • 1 Les ménages « à dominante cadre » sont composés de ménages en couple d’actifs ou de retraités, cadr (...)

La sélectivité sociale du patrimoine immobilier est particulièrement élevée concernant les logements de rapport. De manière attendue, cette stratégie patrimoniale est fréquente pour les ménages à dominante cadre (32 %)1. Elle l’est également pour les ménages à dominante intermédiaire (22 %) et les ménages petits indépendants (22,6 %). Les petites classes moyennes et populaires stables viennent ensuite à un niveau trois fois inférieur qu’aux ménages cadres.

Le groupe des propriétaires bailleurs de logements de rapport est donc logiquement composé de ménages à dominante cadre et à dominante intermédiaire (44,5 %) surreprésentés au regard de leurs poids dans l’ensemble des ménages (24,1 %), mais il révèle une hétérogénéité sociale avec des ménages à dominante petits indépendants (17,5 %), des ménages à dominante employée ou intermédiaire (18,5 %), des ménages à dominante ouvrière (7,5 %), et monoactifs employé ou ouvrier (10,2 %). Ces deux dernières catégories sont sous-représentées par rapport à leur poids dans l’ensemble des ménages, respectivement 11,8 % et 27,6 % des ménages français, mais elles constituent une sous-population aussi nombreuse dans le groupe que celle des petits indépendants.

Enfin, la géographie des logements de rapports diffère selon la nomenclature des Professions et Catégories Socioprofessionnelles (PCS) des ménages : 55 % des propriétaires appartenant à un ménage à dominante cadre possèdent au moins un logement de rapport dans les grandes aires urbaines et métropolitaines, tandis que 29,1 %, 28 % et 19,8 % des propriétaires de ménages ouvriers, de ménages monoactifs employés ou ouvriers et de ménages inactifs détiennent des logements de rapport dans les communes rurales à villes moyennes. Cela s’explique par le fait que, d’une part, les lieux de résidence des propriétaires sont eux-mêmes structurés par la ségrégation sociospatiale, d’autre part, les espaces où résident les propriétaires et ceux dans lesquels se situent les propriétés locatives tendent à être très majoritairement du même type (Vignal, 2023). La valeur du patrimoine locatif détenu est en conséquence inégale selon les classes sociales. La plupart des ménages à dominante cadre accumulent un patrimoine immobilier brut global de valeur supérieure à 600 000 euros alors que seuls 17,3 % des ménages ouvriers et 13 % des ménages monoactifs d’un employé atteignent une telle richesse immobilière.

4Nous proposons de nous focaliser dans cet article sur le patrimoine immobilier locatif au sein des classes populaires. Nous cherchons à identifier les modalités particulières d’accès à la propriété locative selon les générations, le genre et la classe, et à analyser les effets de ce patrimoine sur la trajectoire sociale. Si certaines fractions des classes populaires ont pu être actrices d’un processus de marchandisation du logement en devenant elles-mêmes bailleresses, il s’agit d’interroger ce qu’elles obtiennent en échange, c’est-à-dire d’examiner ce que la propriété locative fait à leurs conditions matérielles d’existence et à leurs trajectoires de mobilité sociale. Nous faisons l’hypothèse que le patrimoine locatif constitue une réponse à la crise de la reproduction sociale ouvrière (Rénahy, 2010).

5Pour traiter ces questions, nous prêtons une attention particulière à l’espace urbain, au contexte local et aux effets de long terme qui jouent dans les stratégies des propriétaires. Nous cherchons à montrer les configurations urbaines et spatiales qui conduisent au développement d’un patrimoine locatif. Nous adoptons une lecture générationnelle de l’histoire d’un espace urbain – l’agglomération de Lille dans le nord de la France – pour comprendre comment se construit au fil des générations et selon les contraintes et incitations du marché et des pouvoirs publics, les logiques patrimoniales et rentières des propriétaires bailleurs. Ces logiques sont liées aux parcours de migrations des propriétaires bailleurs. En effet, la propriété locative est devenue un champ d’investissement de ménages ouvriers d’origine immigrée qui sont souvent soumis à des discriminations dans l’accès au logement et qui occupent les positions les plus subalternes dans les marchés de l’emploi. Pour beaucoup, nés à l’étranger ou enfants de parents immigrés, être propriétaire de son propre logement en France est un marqueur de la réussite sociale et un signe de l’éloignement du projet de retour au pays (Pinson, 1999 ; Bréant, 2018 ; Perraudin, 2020 ; Bidet, 2021). À cet égard, la propriété locative prend place dans les trajectoires de migration, dans le rapport à l’espace et à la mobilité sociale des premières et secondes générations d’immigrés (Sayad, 1977).

6La propriété n’étant pas qu’une affaire de classe ou de génération, elle répond également à des logiques de genre. Des travaux récents ont montré combien les rapports femmes-hommes étaient l’un des angles morts de la sociologie de l’habitat (Lambert et al., 2018). Le genre est resté longtemps une dimension oubliée de la sociologie du logement centrée sur le ménage et la famille (Magri, 1996). Analyser les rapports de genre dans la propriété permet de s’intéresser aux divisions des tâches, aux rôles des femmes et des hommes autour de la circulation de l’argent du logement et d’examiner les (in)égalités de patrimoine entre hommes et femmes au sein des couples et de la parenté (Bessière et Gollac, 2020). Dans certaines situations, le logement peut constituer pour les femmes « une ressource pour leur émancipation économique, sociale et politique » (Lambert et al., 2018 : 4). Dans les milieux populaires, les femmes mobilisent l’habitation comme un support à des échanges économiques, de services et d’entraide. Emilia Schijman (2019) étudie ce type d’échanges au sein d’un grand ensemble de Buenos Aires, dans lequel des propriétaires hébergent ou sous-louent des logements à des locataires, apparentés ou non, en échange de services et d’entraide déployant ainsi une « parenté locative » nécessaire à la subsistance.

7Dans le contexte d’un espace urbain désindustrialisé de l’agglomération de Lille, nous avons mené une enquête par entretiens auprès de trente propriétaires bailleurs. Lille, située au nord de la France, incarnait avec Roubaix et Tourcoing le fleuron de l’industrie textile et la « ville ouvrière » du 19e siècle. L’agglomération est aujourd’hui une métropole tertiaire, où les cadres et les professions intermédiaires dominent les quartiers centraux et valorisés, mais dont les ouvriers et employés représentent encore près de la moitié de la population active. Les entretiens semi-directifs ont été réalisés auprès de propriétaires bailleurs, en deux phases d’enquêtes, soit en 2014-2015 et en 2020-21. Les entretiens ont suivi la méthode des récits de vie et ont documenté la constitution et la gestion du patrimoine immobilier. La méthodologie de sélection des ménages interviewés est diversifiée (de proche en proche, services habitat des communes, association de droit des locataires, sites de mise en location de logement entre particuliers leboncoin.fr). Le corpus comporte 30 ménages enquêtés, soit 13 femmes et 17 hommes, l’enjeu étant à chaque fois d’interroger l’enquêté sur les pratiques du ménage auquel il ou elle appartient. Le corpus distingue trois groupes de classes supérieures (n=10), à dominante classes moyennes (n=11) et à dominante populaire (n=9).

8Dans cet article, nous focalisons l’analyse sur dix enquêtés âgés de 43 à 75 ans issus des classes populaires : neuf propriétaires bailleurs occupent ou ont occupé (la moitié sont retraités) les métiers d’employé.e.s, d’ouvrier.ère.s ou de petits indépendants précaires. Ils touchent des revenus de 1500 euros en moyenne. Nous ajoutons le cas d’un propriétaire bailleur, qui est le fils d’une des ouvrières retraitées interviewées, appartenant aujourd’hui aux classes moyennes multipropriétaires. Ces cinq femmes et cinq hommes vivent en couple pour deux d’entre eux, les autres vivent seules et sont veuves ou divorcées, en situation de monoparentalité ou de familles complexes cohabitant avec leurs parents âgés. À l’exception d’une femme, tous font partie de familles immigrées issues de la paysannerie ou des milieux ouvriers, originaires d’Algérie, du Maroc et du Cap-Vert. Six enquêtés sont eux-mêmes nés à l’étranger, quatre sont nés en France. Ils sont sans diplôme ou inférieur au bac pour la moitié, de bac à bac+4 pour les générations les plus jeunes.

9Ces propriétaires bailleurs appartiennent à deux générations sociales distinctes. D’une part, quatre propriétaires de milieux ouvriers de la génération du baby-boom sont nés entre 1946 et 1954. Nadia, Louisa, Hanicha, et Nabil (le père d’Ahmed avec qui l’entretien se tiendra) ont entre 62 et 75 ans au moment de l’enquête. Issus de l’immigration algérienne, marocaine ou cap-verdienne, ils sont nés à l’étranger et arrivés en France dans les années 1960 et 1970, directement embauchés dans les usines de peignages de laine et de coton – qui constituaient les parties les plus dures en termes de condition de travail du cycle de production textile –, ou dans les secteurs industriels de la chimie et de la mécanique de Lille, Roubaix ou Tourcoing. D’autre part, nous avons rencontré Fatima, Sami, Hosni, Annie, Antonio et Saïd, nés entre 1964 et 1977, âgés au moment de l’enquête de 43 à 50 ans. Ils ont pu accéder à la propriété au début des années 2000. Ils sont enfants d’ouvriers immigrés, à l’exception d’Annie. Leurs profils les situent, au moment où ils deviennent bailleurs, au sein des franges stabilisées des classes populaires, sauf Antonio (fils de Louisa) qui connaît une forte ascension sociale vers les classes moyennes indépendantes. Ils occupent des professions tertiaires d’employés de commerce, de conducteur de bus, de vendeur d’automobiles, de vendeur sur les marchés alimentaires, d’ouvrier de chantier et d’artisan du bâtiment.

10Cet article analyse les spécificités de la carrière de bailleurs dans les milieux populaires. Nous explorons les conditions locales, matérielles et subjectives par lesquelles les individus des classes populaires accèdent à la propriété occupante puis à la propriété bailleresse. Nous démontrons que les stratégies patrimoniales des « familles de propriétaires » (Bonvalet et Gotman, 1993), celles qui ont présidées à l’accession à la propriété occupante et à la réhabilitation du bâti, se transfèrent sur la propriété de rapport. L’activité de bailleur requière un ensemble de tâches et actions matérielles, économiques et relationnelles dans et sur le logement. Nous faisons l’hypothèse que ce « travail de patrimonialisation » (Abdelnour et Lambert, 2014) ou « travail du domicile » (Vignal, 2018) ou encore de manière générale le « travail de la propriété » (Lefeuvre, 2022) est nécessaire pour donner et maintenir la valeur du logement. Dans cette perspective, la propriété immobilière, occupante et locative, est considérée comme un travail grâce auquel le patrimoine locatif se constitue.

11Ce cadre théorique du « travail de subsistance » est issu d’un résultat ethnographique auprès des classes populaires aux marges du marché du travail (Collectif Rosa Bonheur, 2019). Dans les espaces populaires de Roubaix, nous avons observé combien ce travail de subsistance de chacun est une nécessité. L’organisation collective repose sur des échanges de services, sur l’autoproduction des circulations économiques qui répondent aux besoins de subsistance des milieux populaires. Des logiques de division du travail y opèrent suivant les liens économiques tout en respectant les liens de réciprocité. Appliqué au patrimoine immobilier, ce cadre théorique permet de penser la division collective de ce travail à l’échelle du couple, et, au-delà, des membres du groupe de parenté. Les rapports sociaux de genre y sont centraux pour comprendre qui travaille pour qui dans ces projets familiaux de propriété et de mesurer les effets de ce patrimoine immobilier sur la mobilité sociale.

12L’article présentera d’abord les modalités particulières d’accès à la propriété locative selon la classe, les générations et le genre, et ensuite la spécificité de cette accumulation de patrimoine dans le contexte d’économies domestiques populaires en s’attachant à mesurer en quoi la propriété de logements locatifs contribue aux trajectoires sociales et familiales et aux rapports de genre.

Des familles ouvrières devenues propriétaires bailleurs de la ville désindustrialisée

Des générations ouvrières et immigrées devenues propriétaires : de la désindustrialisation à la tertiarisation d’une métropole

  • 2 Pour une analyse des transformations économiques, urbaines et sociales de l’agglomération de Lille, (...)
  • 3 L’agglomération de Lille a longtemps été l’une des moins chères de France. Par exemple, la métropol (...)

13Installées dans les années 1970 dans les quartiers historiques de peuplement ouvrier et immigré de Lille, Roubaix et Tourcoing, les familles des propriétaires que nous avons rencontrés sont d’abord locataires des maisons de courées, des cités ouvrières patronales, des logements locatifs privés dégradés avant d’accéder aux logements en Habitation à Loyers Modérés (HLM). Elles accèdent ensuite à la propriété grâce à une offre de maisons ouvrières traditionnelles de type « 1930 », maisons de ville de briques rouges, souvent dégradées, certaines sont des maisons hautes de quatre niveaux, dont le bas prix à l’époque rend possible l’accession à la propriété des milieux ouvriers2. En effet, les enquêtés les plus âgés que nous avons rencontrés, sont devenus propriétaires durant la période de 1979 à 1998 alors que l’agglomération de Lille subit un déclin industriel et démographique important conduisant à une dévalorisation des prix immobiliers dans les quartiers ouvriers3. Ces générations de propriétaires ont bénéficié de carrière et de revenus ouvriers stables, d’un accès inédit au crédit immobilier bien que les taux d’intérêt aient pu en revanche être élevés, d’un montant de valeurs empruntées limité et de crédits de courte durée. Ce contexte a rendu possible la détention de logements locatifs de ces familles ouvrières.

14 Les propriétaires qui accèdent plus tard à la propriété, soit dans les années 2000, le font dans un espace urbain en pleine transformation. La désindustrialisation continue de faire sentir ses effets – la dernière usine textile de l’agglomération ferme en 2005 – augmentant fortement le taux de chômage et le taux d’inactivité dans les quartiers populaires de l’agglomération. La tertiarisation de l’économie locale s’accélère multipliant les emplois qualifiés et la hausse soutenue des prix immobiliers (Collectif Degeyter, 2017). Pour ces générations, les difficultés d’accès au crédit immobilier qui pèse plus amplement sur leurs budgets évincent progressivement la primoaccession des classes populaires (Bugeja-Bloch, 2013 ; Lambert, 2016 ; Le Goix et al., 2021). Pourtant, certaines communes ou quartiers populaires de l’agglomération de Lille restent accessibles à cause d’une forte ségrégation sociospatiale alimentée par les stratégies d’évitement résidentiel des classes moyennes et supérieures. Même si l’évolution des prix est en hausse constante depuis 2014, Lille est l’une des agglomérations françaises qui connaît les écarts de prix immobiliers internes les plus forts (Miot, 2022). Les paradoxes de ce type de marché immobilier expliquent le maintien dans le temps d’une diversité sociale de propriétaires dans cet espace.

Encadré n° 2

Les résultats présentés dans cet article s’inscrivent dans une recherche plus vaste sur la propriété locative pensée comme un rapport social qui soumet, à travers la marchandisation des habitations, l’espace urbain, les ménages propriétaires et les locataires aux enjeux du patrimoine immobilier et de la rente (Vignal, 2023). La marchandisation du logement peut être entendue comme le fait de sortir l’habitation de sa valeur d’usage pour la convertir en valeur marchande. Cette notion renvoie à l’analyse de Christian Topalov (1987) sur la construction de la rente urbaine tirée des habitations au cours du 19e siècle et 20e siècle, faisant du logement une « marchandise impossible » échangée sur le marché immobilier.

Grâce à l’exploitation des données des fichiers cadastraux de l’agglomération de Lille, notre approche localisée nous permet de décrire la forte croissance du parc locatif privé et de quelle manière il structure la ségrégation sociospatiale des villes. L’enquête par entretiens explore les modalités du devenir et de rester propriétaires bailleurs selon l’appartenance de classe des individus et des groupes.

Les propriétaires de classes supérieures que nous avons rencontrés ont pour condition commune la multipropriété. La possession d’un patrimoine immobilier est vécue comme une norme qui participe de leur reproduction sociale. Le patrimoine locatif est l’une des dimensions de leur capital économique offrant des formes de revenus non salariaux. Si ces ménages sont composés de couples âgés ou non, nous avons constaté la forte individualisation de leur patrimoine locatif et une division sexuée des tâches assez marquée que nous n’avons pas retrouvées chez les enquêtés des autres classes sociales. Les modalités de leur devenir bailleur reposent sur l’endettement et la défiscalisation, sur l’héritage et sur la recherche d’une rentabilité poussée parfois à son maximum dans une logique d’actif et d’investissement. La gestion du patrimoine est assurée par une mobilisation de leurs savoir-faire professionnels en matière de finance, par la délégation à des agences immobilières.

Le cas des propriétaires de classes moyennes révèle comment le logement est devenu pour eux une voie nouvelle d’accumulation de richesses. Leurs motivations sont liées au déclassement salarial qu’elles subissent et qui obère leur confort (niveau de vie), les chances d’avenir de leurs enfants (études), leur protection en fin de vie active (retraite). Ils tentent une forme de reclassement par l’immobilier et par l’activité locative souvent conçue comme secondaire, permettant le remboursement du crédit et s’adossant toujours au salariat d’un ou des deux membres du couple et/ou aux revenus socialisés du ménage. Il est intéressant de constater que leur modalité matérielle d’entrée dans la propriété bailleresse se rapproche de celles des propriétaires de milieux populaires que nous examinons dans cet article. Instrument d’une reproduction sociale, ce patrimoine ouvre parfois la voie à une professionnalisation ou à la diversification des sources de revenus des classes moyennes de professions indépendantes.

De la propriété occupante à la propriété bailleresse : mobilisations économiques au sein des couples et de leur groupe de parenté

15L’entrée dans la carrière de bailleur des individus appartenant aux milieux populaires ne dépend pas seulement des effets de la désindustrialisation sur le marché immobilier ni des politiques publiques du logement. Elle repose également sur des stratégies économiques collectives qui mobilisent le groupe de parenté.

16Quelle que soit l’époque, les investissements immobiliers de ces familles ouvrières répondent à des contingences dans le cadre d’une économie populaire plus qu’à des stratégies d’enrichissement que nous observons dans les familles bourgeoises et de classes moyennes (encadré n° 2 supra). Au départ, ils visent à devenir ou rester propriétaires de leur résidence principale, parfois à compléter les revenus trop modestes du ménage grâce à une petite rente locative. Selon les étapes du cycle de vie, le patrimoine immobilier peut même servir d’appui pour s’en sortir face à une séparation, au décès du conjoint, à l’inactivité d’un conjoint du fait d’un handicap ou à des revenus trop modestes. Les récits des propriétaires interviewés illustrent combien le couple et la parenté sont mobilisés dans la constitution de ce type de patrimoine. Ils témoignent de l’importance des « familles-entourage locales » (Bonvalet, 2003) qui vont s’engager dans l’accession à la propriété occupante dans un premier temps, puis dans la propriété locative dans un second temps, répondant à des nécessités économiques, comme l’atteste le récit d’Hanicha.

17Hanicha a 75 ans, née en Algérie, tout comme son mari qui fut ouvrier électricien dans l’usine de la Tossée à Tourcoing. La carrière de son mari s’interrompt du fait d’un cancer reconnu comme maladie causée par l’activité professionnelle, qui précèdera de quelques années son décès prématuré à 53 ans. Elle fait tous les métiers : ouvrière à l’usine, femme de ménage, aide aux personnes handicapées, distribution de journaux, etc. Veuve depuis 20 années, Hanicha réside à Tourcoing dans une maison qu’elle a achetée avec son mari dans les années 1980. À l’époque, les maisons dégradées coûtent peu cher et le couple parvient à acheter grâce à l’épargne accumulée et un petit crédit. Lorsque son mari est licencié en 1996, il investit la totalité de son indemnité de licenciement dans l’achat d’une petite maison de courée dans le quartier ouvrier de Tourcoing, le petit crédit immobilier sera soldé en quelques années. Ce patrimoine immobilier est pensé comme une rente assurantielle pour sa femme alors qu’il se savait déjà gravement malade : « mon mari est décédé en 1998, trois ans après avoir acheté la petite maison en location. C’est que j’avais un bon mari. Il me disait : je vais t’acheter quelque chose, comme ça tu ne seras pas dans le besoin. Il savait qu’il allait partir. J’avais encore une fille mineure, quand mon mari est parti, elle avait 16 ans. » Lors de notre entrevue en 2021, la maison est mise en location « pas très cher, avec quatre chambres et un séjour » pour 650 euros par mois, charges comprises.

18Dans toutes les générations des propriétaires, les crédits immobiliers sont limités par le faible prix d’achat des biens et à l’aide de l’apport constitué par l’épargne individuelle ou collective. Dans ces milieux populaires, cette épargne n’est jamais issue de l’héritage, mais bien des revenus du travail : Nadia ou Louisa mobilisent l’épargne de leurs enfants adultes, Hanicha utilise l’indemnité de licenciement de son mari, Annie investit le capital issu de la vente d’une petite chambre sous les toits qu’elle avait pu acheter au début des années 1980, Saïd et Louisa autoconstruisent un immeuble familial et locatif avec l’épargne de leurs parents ou enfants. Certaines familles ont eu un rapport stratégique au crédit dès leur première accession à la propriété : quatre propriétaires sur les dix ont mis en location une partie de leur résidence principale pour pouvoir financer leur crédit immobilier d’accession à la propriété. Le récit de Fatima donne à voir cette pratique sous l’angle de la contrainte d’une rupture conjugale.

19Fatima a 43 ans et vit seule dans un logement social de Lille avec ses deux filles, de 16 et 7 ans, issues de deux mariages différents. Elle a divorcé pour la seconde fois en 2015. Elle est aujourd’hui secrétaire de direction d’une collectivité locale, après avoir connu un déclassement dû à une incapacité de travailler en tant qu’aide-soignante. En 2004, elle achète avec son mari une maison située sur le boulevard d’un quartier populaire de Lille, soit une grande maison de ville de trois étages en brique, en façade de rue, typique des petits immeubles qui furent massivement divisés en petits appartements. Le couple se sépare trois mois après l’achat de l’immeuble. Son mari, éducateur spécialisé de profession, cédera le bien immobilier au moment du jugement de divorce, mais il ne paiera aucune pension alimentaire ni le crédit immobilier. Algérien de nationalité, il rentrera au pays et fondra une deuxième famille. Se retrouvant « seule avec un bébé », leur première fille venant de naître, elle ne peut occuper cette maison qui nécessite des travaux de rénovation complète. Elle est alors hébergée chez ses parents qui résident à quelques dizaines de mètres sur le même boulevard (« c’est pour cela que j’avais acheté ici »). La cohabitation dure sept années, entre 2004 et 2011. Ses revenus sont modestes (1600 euros par mois en 2020) et ont diminué depuis sa reconversion professionnelle. La maison, restée vacante entre 2004 et 2014, non chauffée, se dégrade, l’insalubrité gagne. Il faudra faire une rénovation complète « jusqu’à la toiture », une « mise à nue » par les artisans missionnés et sera divisée en deux appartements de 93 et 87 mètres carrés. Les travaux ont été entièrement pris en charge par le financement public de l’Agence nationale de l’amélioration de l’habitat, avec un conventionnement qui implique une mise en location des appartements durant neuf ans jusque 2023. L’entrée dans le statut de propriétaire bailleur est fortuite et consécutive au besoin de faire financer les travaux de la maison : « c’était pour payer la réhabilitation », « voilà pourquoi je me suis engagée ». La propriété bailleresse de Fatima n’est pourtant pas que le résultat des contraintes, mais aussi d’une socialisation familiale. Le père de Fatima était ouvrier, il quitte l’Algérie pour Lille en 1972 ayant été recruté pour travailler dans les usines textiles ; sa mère le suivra en France grâce à la politique du regroupement familial. Dans les années 1980, ses parents investissent dans deux immeubles anciens très dégradés d’un quartier populaire de Lille. Ces maisons unifamiliales ont été divisées en appartements : « six logements en location, mais ils ont tout arrêté [vendu] en 2010 ». Les achats-reventes des immeubles permettent de profiter des revenus locatifs puis de changer de résidence principale, mais aussi de garder la maison au « bled » dans laquelle ils passent des vacances d’été. Ce capital économique que constituent ces logements soutient la famille alors que le père mourra prématurément d’une maladie reconnue comme résultant de ses conditions d’activité professionnelle.

Socialisations familiales à la propriété et « travail du domicile » : les conditions de l’accumulation d’un patrimoine multisitué

20Devenir propriétaire bailleur est une affaire de travail manuel et de pratiques inscrites dans des vies de salariés constituées autour du travail. Cette activité locative va être investie par les différentes générations, immigrées ou non, d’origine ouvrière au cours des étapes de l’accession à la propriété du logement principal. L’une des conditions permettant de devenir bailleur est le « travail du domicile » (Vignal, 2018) de bricolage, d’autoréhabilitation, voire d’autoconstruction du logement. Capital technique et culturel, il est au cœur de la relation unissant logement, espaces et quartiers, liens familiaux et transmission de savoir-faire entre générations. Le coût des rénovations est compensé par un capital technique (Bourdieu, 2000 ; Lambert, 2015) qui est autant de ressources matérielles et immatérielles mobilisables rendant possible l’accession à la propriété : savoir-faire en bâtiment, main-d’œuvre et échanges de matériaux au sein du groupe de parenté. Ces pratiques relèvent de la « culture ouvrière au travail » (Rénahy, 2010 : 130), mais aussi en dehors de l’entreprise, dans l’espace du quartier (Toubon et Messamah, 1990 ; Raulin, 2000 ; Collectif Rosa Bonheur, 2019).

21Ce travail de rénovation des logements est une nécessité économique ainsi qu’un support d’acculturation à la propriété bailleresse. Cette stratégie est propre aux classes populaires ce qui les différencie des pratiques des classes supérieures et moyennes supérieures dont l’aisance économique leur permet de réaliser des investissements dans le neuf défiscalisés ou bien de déléguer les travaux de réhabillitation des habitations à des entreprises (encadré n° 2). Les différentes générations de propriétaires bailleurs de milieux populaires ont effectué la transformation de maisons ouvrières de courées ou de grandes maisons de ville hautes de trois à quatre niveaux, de faibles valeurs entre 30 000 euros et 175 000 euros puisqu’elles sont dégradées et situées dans des quartiers populaires. Les biens ont généralement été divisés pour constituer de plusieurs appartements locatifs. À partir des années 1990, on assiste dans l’agglomération de Lille à une division massive des maisons de ville unifamiliales en vue de la mise en location de petits appartements (MEL-CEREMA, 2017).

22Les récits de Louisa et de son fils Antonio, également bailleur, attestent de ce travail sur le bâti et de la mobilisation du groupe de parenté autour des projets immobiliers. Louisa, ouvrière retraitée d’origine cap-verdienne, est devenue veuve à l’âge de 40 ans. Son mari avait quitté le Cap-Vert pour Roubaix au début des années 1970 et, comme elle, avait travaillé toute sa vie en tant qu’ouvrier dans une usine textile avant d’être licencié. Il décèdera prématurément, il y a 30 ans, d’une maladie résultant de ses conditions de travail. Au moment du décès, les cinq enfants de la famille étaient âgés entre 3 et 16 ans. Louisa se souvient combien elle dû « travailler dur […] pour s’en sortir ». Achetée en 1980 avec son mari dans un des quartiers ouvriers les plus pauvres de Roubaix, la maison familiale coûte cher et le seul emploi de Louisa ne lui permet pas de subvenir aux besoins de la famille nombreuse. Louisa cumule les emplois et parvient à acheter une autre petite maison en ruine avec des économies issues de l’indemnité de licenciement de son mari, puis une deuxième, puis un petit appartement à l’aide de l’épargne accumulée par ses enfants qui démarrent dans la vie active. Les fils ont entièrement réhabilité et entretenu ces logements locatifs pour son compte durant ces vingt dernières années. Ce patrimoine de trois logements locatifs est situé dans sa rue ou à proximité. Louisa possède également une résidence secondaire familiale qui comporte des logements locatifs au Cap Vert. Elle y a acheté un terrain et a fait construire la maison en aménageant plusieurs logements à l’intérieur : elle garde le troisième étage pour l’usage familial et loue le reste pour pouvoir payer les frais d’entretien de la maison. Elle retrouve là-bas sa sœur, ses frères et des cousins, mais elle préfère continuer à vivre à Roubaix pour rester proche de ses enfants.

23 La famille, très soudée, fonctionne en « maisonnée ». Florence Weber (2005) montre combien ce type de relations familiales structure les échanges économiques et symboliques des membres d’une parenté situés dans différents logements, quoique reliés et organisés par l’entraide quotidienne. Les fils et la fille de Louisa sont mobilisés autour du projet partagé d’ascension sociale par l’immobilier et ont participé financièrement et matériellement aux investissements. Antonio, l’aîné de la famille, est celui qui est le plus sollicité ; il a rénové et divisé les maisons de sa mère grâce à ses compétences acquises très jeunes dans le bâtiment. Elles le conduiront à devenir ouvrier sur des chantiers, puis chef d’équipe, ainsi qu’à développer son propre patrimoine immobilier – possédant aujourd’hui dix logements locatifs –, comme ses frères et sœurs – l’un d’entre eux loue huit appartements, un autre loue une salle de réception à Tourcoing, une sœur a acheté une maison divisée en trois appartements. Quel capital économique permet à Antonio, comme à ses frères et sœurs, de constituer un tel patrimoine ? Il a réduit au maximum sa dépendance aux crédits immobiliers et mobilise l’autofinancement à l’aide de l’épargne dégagée grâce aux rentes locatives, de la revente de certains biens avec plus-value, ainsi que de la réduction maximum des coûts de rénovation des logements. Les travaux sont réalisés « gratuitement » en famille par échanges de temps de travail entre les trois frères ouvriers ou entrepreneur du bâtiment. Les frères effectuent des achats en gros de 10 à 15 palettes de placoplâtre, d’un stock de planchers et de laine de verre achetés à prix cassés à une entreprise qui faisait faillite, récupèrent gratuitement un escalier en métal chez un ferrailleur, chacun se servant ensuite dans l’atelier qui fait office d’espace de stockage.

24L’ancienneté de résidence de ces familles ouvrières et leur appartenance à un espace de « centralité populaire » (Collectif Rosa Bonheur, 2016) sont une des conditions à l’accumulation de ce patrimoine immobilier locatif. La connaissance des opportunités immobilières est liée à l’appartenance locale et au capital d’autochtonie des familles (Retière, 2003). Ceci explique le degré important de proximité résidentielle entre le lieu de résidence et les logements locatifs, surtout pour les générations les plus âgées qui vivaient et louaient dans leur propre quartier ouvrier. Quatre enquêtés sur neuf ont même divisé leur résidence principale. Les maisons de ville se transforment en petits immeubles avec entrée commune et logements locatifs aux derniers étages par exemple, ce qui constitue alors une structure de propriété particulière mi-occupante, mi-locative, que l’on retrouve dans le contexte bruxellois étudié par Hugo Périlleux (2023).

25Le récit de Saïd, que nous rencontrons à Roubaix à plusieurs reprises en 2011, 2012 et 2014, exprime combien l’autoconstruction du logement est une « affaire » de famille et d’ancrage local. Depuis 2004, il réalise la construction d’un immeuble qui va servir à loger sa mère devenue âgée, à le loger dans un autre appartement et à loger des locataires dans une troisième partie de l’immeuble. La parcelle dans laquelle l’immeuble se construit appartient à son père, ouvrier du textile retraité. Elle se situe à l’arrière de la maison de sa sœur qui vit dans une maison en façade de rue. Dès les années 1980, son père a acheté « beaucoup d’immobilier » à Roubaix qu’il a ensuite revendue au fur et à mesure, à l’exception de cette parcelle. Lorsque nous lui demandons comment il a trouvé l’argent pour investir, Saïd répond que son père a financé ses achats au moyen des revenus de la petite entreprise familiale de Kabylie, une terre avec des oliviers qui produit de l’huile. Au moment où nous le rencontrons pour la deuxième fois en 2014, il travaille tous les après-midis et tous les week-ends sur cet immeuble qui semble ne pas avoir beaucoup avancé depuis l’année dernière. Il est propriétaire – avec son père dans le cadre d’une Société Civile Immobilière (SCI) familiale – et promoteur de la construction de ce petit immeuble d’un étage, qui commence à trop durer. Ils ont eu « beaucoup de problèmes » et l’hiver trop long les a empêchés d’avancer. Il construit l’immeuble avec ses neveux, des gens de la famille ou seul. Pendant le temps de notre conversation, ses jeunes neveux porteront dans leurs mains les briques, quatre par quatre, de la palette située dans la rue jusqu’au chantier de la nouvelle maison. Je lui demande où il trouve ses matériaux, il me dit qu’il en récupère un peu (sachets de ciments, « petites choses »), sauf les matériaux en masse (briques), qu’il doit acheter dans les magasins classiques type Brico-dépôt ce qui coûte cher.

26Le travail du domicile rend possibles les stratégies de multipropriété des familles immigrées. On retrouve cette situation chez Fatima, Saïd, Louisa dont les récits sont typiques des familles de migrants qui détiennent un patrimoine immobilier diversifié d’une résidence principale, de logements locatifs et parfois d’un patrimoine transnational permettant les « vacances au bled » en Algérie (Santelli, 2001 ; Bidet, 2021). Ces stratégies familiales de multipropriété répondent à des enjeux d’entretiens des liens dans les groupes de parentés transnationaux et de mobilité sociale par le capital immobilier et économique que l’on observe également chez les immigrés d’origine portugaise (de Villanova et Bonvalet, 1999 ; Delon, 2019), marocaine (Bekkar et al., 1999), comorienne (Bréant, 2018) ou équatorienne (Palash et al., 2022). Au-delà des dimensions économiques, la propriété locative peut recouvrir une dimension symbolique, une forme de respectabilité sociale permettant de retourner les stigmates tantôt du chômage, tantôt de la discrimination ethnique et raciale, de l’âge ou de la rupture conjugale.

27 Loin d’être anecdotique, l’importance de ces patrimoines immobiliers multisitués, grâce aux biens acquis à l’étranger, a été révélée par l’exploitation de l’enquête « Trajectoires et Origines » 2008-2009 (Insee/Ined), réalisée par Margot Delon (2019) : alors que 60 % des personnes de la population majoritaire sans aucune origine migratoire sont propriétaires de leur résidence principale en France, seulement 54 % des personnes d’origine portugaise, 27 % des personnes immigrées marocaines ou tunisiennes, et 24 % des personnes immigrées algériennes le sont. En revanche, la possession d’un bien immobilier à l’étranger s’y ajoute pour 19 % des personnes d’origine portugaise, 16 % pour celles d’origine marocaine ou tunisienne et 10 % pour les personnes immigrées d’origine algérienne, qu’elles soient ou non propriétaires en France.

Le patrimoine locatif dans les économies domestiques populaires et la mobilité sociale

28Notre enquête analyse le rôle du patrimoine immobilier dans la trajectoire sociale en ce qu’il peut modifier, au-delà du moment présent, « le penchant de(s) trajectoire(s) sociale(s) » (Bourdieu, 1974). Pour les personnes issues des milieux populaires, le patrimoine immobilier locatif augmente-t-il toujours les chances de pouvoir garder une maîtrise sur son devenir, celui du ménage et de sa propre descendance comme le font certaines classes moyennes et supérieures (Duvoux, 2023) ? De quelles manières les rapports de genre interviennent-ils dans la constitution d’un patrimoine locatif ?

Des stratégies (limitées) pour compenser le déclassement 

29Que fait-on de l’argent des loyers ? Les logements locatifs viennent compléter les revenus des familles. Seulement trois propriétaires ne dépendent plus d’emprunts bancaires, les sept autres sont toujours endettés. Les loyers perçus par les propriétaires enquêtés s’élèvent de 300 à plus de 4000 euros par mois. Après perception des loyers, les revenus « bruts » des ménages augmentent de plus de 40 % en moyenne (avant déduction des impôts, crédits immobiliers, coûts d’entretien et taxation du logement) et pour quatre d’entre eux ils s’accroissent de plus de 60 %. Par exemple, Louisa et Hanicha, qui sont veuves, comptent sur ces revenus locatifs pour compléter leurs très faibles pensions de retraite. Les revenus de Louisa sont de 1500 euros de pension de retraite complétés par des revenus locatifs qui s’élèvent à 1200 euros par mois. Hanicha touche le minimum de vieillesse en plus de la pension de réversion de son mari décédé, soit 1500 euros au total. Les rentes locatives de 600 euros augmentent de 40 % ses revenus socialisés et représentent 28 % de ses revenus totaux.

30Cependant, ces rentes ne mesurent pas un enrichissement réel puisque nous ne déduisons pas les niveaux de crédits en cours, les coûts afférents à l’entretien et à la taxation du logement. Hugo Périlleux (2023) a estimé la rente moyenne du marché locatif bruxellois à 50 % des loyers perçus en dehors des emprunts immobiliers. On peut supposer que le patrimoine vient au mieux compléter des revenus modestes ou les pertes de revenus subies des ménages ayant terminé le remboursement des crédits. Dans la plupart des cas, nous n’identifions pas de « petits déplacements sociaux » (Lahire, 2006) qui auraient été activés par le patrimoine, mais plutôt une réduction de la vulnérabilité économique et un niveau de vie plus confortable.

31Le patrimoine locatif peut parfois avoir un caractère déstabilisant. Les vies s’appuyant sur le patrimoine locatif sont peu assurées lorsqu’elles sont dépendantes de contextes familiaux déjà précaires. Pour l’ensemble de ces propriétaires, faire face aux impayés de leurs locataires et aux coûts des travaux est un impensé, les récits racontent la découverte de ces dépenses inattendues et récurrentes. La dette de loyer est une situation fréquente en cas de baisse des revenus des locataires de milieux populaires (François, 2023), l’absence de « trésorerie » des propriétaires de milieux populaires rend cette situation très stressante. La mauvaise qualité des logements qu’ils possèdent augmente le coût des rénovations et des travaux ce qui pénalise ce type de propriété populaire. La rente devient le mirage de la propriété locative dès lors que les économies domestiques des propriétaires sont fragiles.

32Fatima est cette femme divorcée qui avait acheté une maison de ville à Lille avec son ex-mari, mais a été contrainte de laisser le bien vacant, puis de le louer afin de rembourser la maison. Elle vivra quelques années avec ses deux filles chez ses parents et ensuite dans un logement social. Ce choix de mise en location plutôt que de vendre l’habitation s’avère être un très mauvais calcul économique. La maison achetée pour 173 000 euros était « une affaire » qui va se révéler « un gouffre » à la suite du divorce. Depuis la mise en location, les loyers ne couvrent « même pas 50 % de mon crédit de 1000 euros », explique-t-elle. Le conventionnement suppose un « loyer très social », loyer maximal de 5,79 euros par m2, ce qui représente au total 811 euros payés par les Aides Personnalisées au Logement (APL) des locataires. La taxe foncière a doublé (1600 euros) parce qu’elle concerne aujourd’hui deux logements locatifs, l’immeuble ayant été divisé. Fatima se plaint de devoir gérer des impayés et des travaux récurrents dans ses logements. « Je n’en peux plus de vivre avec cette galère […] Je suis tout le temps en déficit. On ne gagne rien ». Fatima incarne ce paradoxe d’avoir un statut de propriétaire bailleur et de vivre dans la précarité économique. Elle doit limiter sa consommation, ne part plus en vacances et ne rentre plus au « bled » l’été depuis sept ans. Elle multiplie les heures supplémentaires en tant qu’assistante de direction à la Ville. Fatima travaille également avec son frère dans son « appart-hôtel » qui est un immeuble locatif d’appartements loués pour de courtes durées. Elle y fait le ménage et l’accueil, et est payée de la main à la main, ce qui lui permet d’augmenter son salaire de 200 euros par mois.

Des mobilités sociales ascendantes grâce à l’immobilier 

33Pour les personnes qui ne détenaient pas de diplômes, le capital immobilier peut compenser l’absence de capital culturel certifié ou de progressions salariales dans leur carrière. Dans quelques rares cas, comme celui d’Antonio, le patrimoine locatif suscitera directement une mobilité ascendante et une professionnalisation vers l’activité de bailleur. Antonio est le fils aîné de Louisa, ouvrière d’origine cap-verdienne dont nous avons présenté le patrimoine locatif précédemment. Antonio est devenu un bailleur et promoteur professionnel, après avoir été chef de chantier dans le bâtiment jusqu’au début des années 2000. Il commence à acheter en 1998 jusqu’à la fin 2004 plusieurs maisons dans quatre rues des quartiers populaires de l’Est roubaisien. Il est devenu bailleur professionnel par « effet boule de neige », dit-il : en achetant des biens très dégradés du quartier où il a grandi avec sa mère, les « retapant » entièrement et les divisant. En moins de 10 ans, il devient multipropriétaire et possède aujourd’hui dix logements locatifs, des places de stationnement et deux locaux d’activité dans des entrepôts. Depuis, il confirme mieux gagner sa vie en ayant arrêté le salariat (par le passé, il gagnait 2500 euros par mois en tant que chef de chantier). Il a aujourd’hui atteint un patrimoine d’une valeur de plus de deux millions d’euros : « L’immobilier permet ce que le salaire ne m’offrira jamais. Mes parents nous ont inculqué des valeurs sûres avec la pierre », raconte-t-il. Ses rentes locatives – qui sont ses uniques revenus d’activité – sont de plus de 4000 euros, l’ensemble des crédits ayant été remboursés. Sa femme est d’origine portugaise et travaille, dans son propre logement, en tant qu’assistante maternelle et comme aide à domicile auprès d’un couple de retraités. Le couple touche un revenu de 7000 euros (en 2015) au total. Ce ménage apparait comme une figure idéal-typique des logiques de l’individu-entrepreneur et du régime de protection sociale basée sur le logement nommé housing asset-based welfare dans les économies les plus libéralisées (Benites-Gambirazio et Bonneval, 2022).

34Le cas de Nadia donne à voir une trajectoire d’accumulation immobilière elle aussi typique de l’ancrage dans les quartiers populaires dans lesquels l’habitat se mue en ressource pour des activités économiques variées (Collectif Rosa Bonheur, 2019). Elle connaît une mobilité sociale que les divers métiers précaires qu’elle occupe durant sa vie active (ouvrière de production, femme de ménage, aide-comptable, aide-cuisinière) ne lui ont pas permis d’acquérir. Nadia est une multipropriétaire de 67 ans. Née en Algérie, elle arrive en France dans les quartiers ouvriers de Roubaix dans les années 1960. Son père puis une partie de la fratrie de 9 enfants vivront du travail dans les usines et peignages de laine qui faisaient la renommée de l’industrie locale. Les 13 biens qu’elle a réussi à acquérir durant 40 années – elle n’en possède plus que 9 aujourd’hui – constituent un patrimoine pensé comme un outil de sa propre mobilité sociale (en voulant être propriétaire, elle voulait « être comme tout le monde », nous dit-elle) et de transmission pour ses enfants qui sont devenus infirmières et employés. Ce patrimoine est surtout le support de l’émancipation d’une femme algérienne « en rupture de ban » (Sayad, 2021) : « montrer de quoi j’étais capable » raconte-t-elle face à la violence masculine, deux divorces et à la précarité économique.

35Une première phase entre 1979 et 1988 concerne l’achat de sa résidence principale avec son premier mari ouvrier algérien, puis les achats successifs avec son second conjoint immigré tunisien, et enfin par elle-même ou avec un frère. Acheter des logements fut rendu possible par la faiblesse des prix immobiliers, même si ces prix ont toujours été négociés à la baisse par Nadia ou par les intermédiaires (agent immobilier, notaire, médecin, amis, frères), lui permettant ainsi de trouver des biens dégradés moins chers. Les maisons qu’elle possède sont acquises grâce à de petits crédits immobiliers, à des prêts au sein de sa fratrie et au travail de réhabilitation et de divisions des habitations en appartements, travail non déclaré ou gratuit. Nadia a appris à ne pas garder d’argent sur un compte au risque de dépenser cette épargne, pratique de gestion des budgets et de l’épargne que nous avions identifiée dans les milieux populaires dépendant des revenus d’assistance (Collectif Rosa Bonheur, 2019) : les maisons servent de réserve de valeur et permettent d’éviter la dépense. Nadia continue d’acheter quelques maisons dégradées au cours des années 2000 et « fait de l’immobilier » en famille : « je travaille avec mes filles. C’est tout, voilà donc c’est pour eux. C’est leur capital aussi. Donc c’est un travail de groupe. Les deux grands garçons ils ont beaucoup travaillé pour faire les travaux dans les logements ». Aujourd’hui, Nadia a un niveau de vie principalement soutenu par ce patrimoine immobilier. Elle ne touche que 700 euros de pension de retraite alors qu’elle perçoit des rentes locatives de 3350 euros au total et a remboursé la plupart de ses crédits. Elle touche des rentes, qui sont variables. Son budget est peu rationalisé, et subit donc travaux, impayés, et laisse plusieurs maisons vacantes, car trop dégradées. Ses revenus locatifs sont dépensés ou partagés dans une logique de redistribution à ses enfants.

36 Nadia a « beaucoup réfléchi à l’avenir de ses enfants ». En effet, elle achètera au fur et à mesure un logement en son nom et au nom de l’un des enfants pour que chacun puisse « faire ses études sans avoir à aller travailler » ou « puisse travailler sur place », et ce, en profitant de ressources tirées des revenus. Trois des maisons sont « au nom » de ses filles, l’une des maisons était « au nom » de son fils aîné Farid avant son décès, puis « au nom de sa fille aînée ». « J’ai fait tout ce que nos parents n’ont pas fait pour nous, parce qu’ils ne pouvaient pas ». Au total, ses filles touchent également 3000 euros de rentes locatives. Nadia reçoit, en retour, le soutien financier des enfants adultes pour financer les coûts et impayés de la propriété locative : « Il y a mes filles. La grande quand j’ai besoin de finances, elle me donne ». La circulation de l’argent s’inscrit autant dans la division du travail de subsistance nécessaire dans les milieux populaires au maintien de ce patrimoine immobilier que dans une économie symbolique des liens de parenté (Weber, 2005). L’immobilier est pleinement intégré à l’économie domestique familiale ce qui rappelle combien le patrimoine « n’est pas celui d’un individu : c’est celui d’un groupe familial plus ou moins étendu, qui en partage la propriété, l’exploitation et les fruits » (Gollac, 2011 : 586).

Les rapports de genre dans la constitution d’un patrimoine locatif

37Si la constitution d’un patrimoine locatif dans les milieux populaires dépend du contexte urbain, économique et générationnel, de quelle manière les rapports sociaux de genre pèsent-ils sur le travail de la propriété immobilière ?

38Le patrimoine immobilier locatif se constitue selon des modalités genrées puisque le travail du domicile est rendu possible par une répartition sexuée des tâches (Lambert, 2015 ; Vignal, 2018). Il mobilise un travail essentiellement masculin et révèle à travers lui le rôle particulier des hommes, non pas seulement au sein des couples, mais aussi dans les solidarités intergénérationnelles ou au sein de la fratrie. Les propriétaires modestes sollicitent le travail des hommes de la parenté, du conjoint ou bien dans le cas des femmes seules, veuves ou séparées, celui des enfants devenus adultes, des frères qui offrent un travail gratuit et non déclaré. Nous le comprenons dans les récits d’Hanicha ou de Nadia pour lesquelles il n’y a pas de prix total calculable de l’ensemble des travaux : le travail de réhabilitation des hommes s’est fondé sur des rétributions de nature variée (argent, bois, repas, hébergement, aide pour les enfants), les matériaux ont pu être achetés neufs ou d’occasion, récupérés de manière légale ou non. L’une des caractéristiques de cette propriété locative des milieux populaires modestes réside dans le fait de ne pas rétribuer les travailleurs et travailleuses de ces logements à la hauteur de la valeur économique de leur travail, sinon par des revenus de subsistance et des échanges de services fondés sur les liens de réciprocité.

39Au cours du processus d’accumulation patrimoniale des familles, on identifie la place spécifique des hommes (fils, frères, maris, pères) dans la production de stratégies immobilières de la maisonnée ou de la lignée. Dans notre enquête, nous retrouvons un frère cadet (Saïd) et un frère aîné (Antonio) qui corroborent les données statistiques sur les rôles des hommes aînés et cadets dans l’entraide familiale. Cependant, la précarité professionnelle de Saïd, le frère cadet, interroge le type d’échanges au sein de la parenté. Son travail renvoie à sa situation de déclassement social vis-à-vis du reste de la parenté. Saïd est au chômage, vivant depuis dix années d’emplois en intérim et de ventes sur les marchés, il est littéralement employé par les frères et parents qui décident, financent, encadrent ou mettent fin aux travaux. Il réalise un travail gratuit pour réaliser le projet immobilier des parents. La comparaison des trajectoires d’Antonio et de Saïd est intéressante puisqu’elle montre des configurations différentes d’investissement des fils dans les projets immobiliers familiaux. Cette participation demeure ambivalente : elle ne gomme pas les hiérarchies selon le rang dans la fratrie – en défaveur de certains frères/fils – ni selon le genre. Les échanges de travail et les échanges économiques autour de la propriété locative semblent fondés sur des liens de réciprocité qui s’accommodent aussi d’asymétries et d’inégalités économiques au sein de la parenté.

40Les femmes interviewées présentent quant à elles leurs contributions en creux, dans les interstices de ce que font les hommes, euphémisant leurs participations aux travaux de rénovation ou encore le travail administratif de la propriété. Le rôle des femmes est particulièrement actif dans la gestion des biens et la relation avec les locataires. Ceci fait notamment écho à la dimension genrée de la gestion de l’argent dans les milieux populaires. Ana Perrin-Heredia souligne que l’organisation du ménage pousse les femmes à acquérir une expertise en matière d’économie domestique, réalisant le travail de l’argent et développant une disposition à la prévision. La valeur symbolique qu’octroie ce statut de bailleresse donne sans doute une respectabilité aux femmes qui ont « une idée très claire de ce qu’elles ne veulent pas être » (Skeggs, 2015 : 162) et cherchent à contourner les stigmates sociaux de la classe et du genre.

41Les femmes bailleresses que nous avons rencontrées peuvent devenir les bénéficiaires de cette production collective des biens immobiliers. Cette détention paraît exceptionnelle alors que les hommes détiennent plus fréquemment un patrimoine locatif individuel ou un patrimoine immobilier détenu en couple, mais tendanciellement soumis à un partage inégal (Bessière et Gollac, 2020). On sait également que les femmes propriétaires sont statistiquement défavorisées lors des séparations comparées à leurs ex-conjoints (Frémeaux et Leturcq, 2020 ; Crépin, 2021). Notre exploitation de l’enquête HVP 2017-18 de l’Insee a montré que, dans le cas des ménages d’une personne, les hommes vivants seuls (veufs, divorcés ou célibataires) ont un taux de détention de patrimoine immobilier équivalent aux femmes seules (44,5 %), mais ils sont plus fréquemment détenteurs de logements de rapport (9,3 % contre 8 % pour les femmes vivant seules) (Vignal, 2023).

42Les entretiens lèvent le voile sur ces situations qui paraissent exceptionnelles au regard des inégalités de genre. L’examen des droits de propriété des logements révèle que dans ces familles de milieux populaires, les droits de propriété sur les logements sont ou étaient égaux entre conjoints sous le régime légal du mariage. Pour ces femmes qui vont faire face à des ruptures conjugales, le régime du mariage sans contrat (régime de la communauté réduite aux acquêts) leur autorise à garder l’ensemble du patrimoine, puisqu’il permet de partager les droits de propriété à égalité entre les époux, de les protéger en cas de décès du conjoint, et pendant la négociation ou le jugement d’un divorce. Le mari d’Hanicha investit avant son décès son indemnité de licenciement dans une petite maison locative ; Fatima garde la maison après le divorce, mais doit payer seule le crédit et ne touche pas de pension alimentaire ; Nadia garde la maison principale après son premier divorce et recevra le soutien financier de son frère dans un des achats locatifs suivants. On peut constater un effet protecteur de l’égalité du partage des droits de propriété dans le couple et au rôle de la parenté dans le soutien fait aux femmes dans la gestion de leur patrimoine. Nous avons vu combien la propriété locative joue pour elles un rôle de filet de sécurité face aux modifications de la structure familiale à des âges jeunes de 40 ou 50 ans. En échange, ces femmes font du patrimoine immobilier un support pour faire famille et contribuer à la mobilité sociale de leurs enfants.

Conclusion

43Le patrimoine immobilier locatif constitue dans les milieux ouvriers et populaires une exception qui les distingue du reste des familles des mêmes milieux. Des effets de générations et de cycle des prix immobiliers expliquent leur entrée dans ce statut de propriétaire bailleur grâce aux opportunités résidentielles à bas prix dans la ville désindustrialisée des années 1980 à 2010. Appliqué au patrimoine immobilier, le cadre théorique du « travail de subsistance » (Collectif Rosa Bonheur, 2019) nous a permis de comprendre ces situations reposant sur une division collective de ce travail à l’échelle du couple et, au-delà, des membres du groupe de parenté. Un des piliers qui caractérise les classes populaires stables est le fait d’être en couple parce qu’il procure un avantage économique et résidentiel (Masclet et al., 2020). Cet avantage conjugal joue bien dans l’accès à la propriété locative, mais il se révèle insuffisant tant le groupe de parenté en vue d’aider un parent âgé, une sœur ou un frère, s’avère nécessaire à la production de ce patrimoine dans les milieux populaires et immigrés. Du point de vue du genre, on comprend que le partage égal des droits de propriété des logements – à l’échelle du couple comme au sein des fratries – et la contribution masculine à la rénovation des logements sont les conditions nécessaires à ce que le patrimoine locatif puisse contribuer à l’autonomie des femmes.

44Le patrimoine immobilier est analysé dans cet article par le prisme de la classe, des générations, du travail, des liens familiaux et du genre selon une approche localisée, faisant de l’espace urbain un déterminant des opportunités immobilières des ménages. Cette approche localisée permet d’expliquer l’hétérogénéité sociale du groupe des propriétaires de logements de rapport et leurs motivations (Vignal, 2023). Être propriétaire bailleur octroie un statut respectable dans les quartiers populaires, il est un marqueur de réussite sociale pour les familles immigrées. « Avoir des logements », comme le disent certains enquêtés, est une réponse à la crise de la reproduction sociale ouvrière. La rente locative apparaît comme un moyen de stabiliser un peu l’économie du groupe familial et d’assurer, parfois une mobilité sociale pour soi, mais plus généralement une projection dans la mobilité sociale des enfants, notamment des familles immigrées.

45Ces résultats contribuent ainsi au renouvellement des analyses sur la stratification sociale démontrant combien intégrer le capital immobilier est nécessaire. Les hiérarchies économiques et sociales demeurent fondées sur la position dans les rapports de production et de division sociale du travail, mais ils s’imbriquent avec ceux d’âge, de genre et de race dans lesquels les stratégies de propriété immobilière ont une place croissante (Duvoux et Yang, 2022 ; Lefeuvre, 2022 ; Duvoux, 2023 ; Vignal, 2023). Pour les nouvelles générations des classes populaires, cette pratique sociale de la multipropriété en étant bailleur sera de moins en moins possible hors de la famille et du couple tant les prix immobiliers et les inégalités d’accès à la propriété ont augmentées. « L’immobilier est un pays de mirages » (Topalov, 2020 : 7) dans lequel les propriétaires bailleurs, agents de l’élévation des loyers dans les quartiers populaires et de rapports de domination avec les locataires, se trouvent, pour les plus modestes d’entre eux, rappelés à l’ordre des sociétés capitalistes faisant du logement une marchandise.

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Notes

1 Les ménages « à dominante cadre » sont composés de ménages en couple d’actifs ou de retraités, cadres et cadres ou bien cadres et professions intermédiaires. Pour le détail de la composition de la PCS ménage (nomenclature des Professions et Catégories Socioprofessionnelles des ménages) voir Amossé, Cayouette-Remblière, 2022.

2 Pour une analyse des transformations économiques, urbaines et sociales de l’agglomération de Lille, voir Collectif Degeyter, 2017.

3 L’agglomération de Lille a longtemps été l’une des moins chères de France. Par exemple, la métropole européenne de Lille est l’une des moins chères en 1997 alors 14e agglomération sur 17 métropoles de province, pour ses niveaux de prix de vente médians des maisons anciennes. Elle deviendra la 9e sur 17 en 2016 (Notaires de France, 2018).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Cécile Vignal, « Patrimoine immobilier locatif et mobilité sociale : les économies domestiques de propriétaires de classes populaires et immigrées »Enfances Familles Générations [En ligne], 46 | 2024, mis en ligne le 15 mars 2024, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/efg/19704

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Auteur

Cécile Vignal

Maîtresse de conférences – HDR en Sociologie, Université de Lille - CLERSE (UMR CNRS 8019), cecile.vignal1@univ-lille.fr

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